Connexion

Actualités

Le Glamour

Richard Grey a été soufflé par l'explosion d'une voiture durant un attentat à la bombe. Non lors d'une situation à risques qu'affectionne ce caméraman plusieurs fois primé pour l'audace de ses reportages, mais alors qu'il se rendait chez lui. Depuis, soigné dans un institut spécialisé, il réapprend l'usage de son corps, tente de recouvrer aussi bien sa mémoire physique que mentale, car Richard est devenu amnésique. Un matin, il reçoit la visite d'une jeune femme. Susan Kewley affirme être sa compagne, ou l'était plus ou moins, car leur relation se trouvait ternie par la présence de Niall, ancien amant de Sue. Toujours là sans véritablement l'être, il contrariait leurs rapports, sans que cela n'évoque rien à Richard. Jusqu'à ce qu'à l'occasion d'une séance d'hypnose conduite par le docteur Hurdis, les souvenirs affluent. Richard aurait bien rencontré Susan dans le train de Nancy en partance pour la Côte d'Azur, où ils auraient entamé leur relation. Partiels, partiaux, les fragments mémoriels se présentent en désordre, et non sans contradictions : Richard est persuadé à son retour chez lui qu'il manque une pièce dans son appartement. Susan affirme n'avoir jamais quitté la Grande-Bretagne. Cependant tous les souvenirs s'organisent autour d'une double constante : « La prétention répétée de Sue à l'invisibilité et sa relation obsessive, destructrice, à Niall. »

Dans ses Nouveaux essais sur l'entendement humain, le philosophe Leibniz distingue l'identité personnelle de l'identité réelle. La première, assurée par la mémoire, suffit à garantir que l'on est soi, permanence du sujet à travers les modifications. Mon corps change, le contenu psychique évolue avec l'âge, mais je ne doute pas d'être moi. Pourtant, comme l'affirme Leibniz, la mémoire est imparfaite, sujette à l'oubli. De plus, incapable de se souvenir de notre propre naissance, il faut s'en remettre à la mémoire d'autrui pour s'assurer d'être soi, autrement dit faire confiance à d'autres. À l'inverse, l'identité réelle est assurée par la perception qui est ininterrompue tout au long de notre existence, y compris durant le sommeil.

Cette évocation de Leibniz n'est en rien gratuite puisqu'elle contient les thèmes majeurs du roman de Christopher Priest, ainsi que l'affirme l'un des protagonistes : « Me crois-tu ? As-tu vraiment bonne mémoire ? Peux-tu te fier à ce dont tu te souviens, ou uniquement à ce qu'on te raconte ? » Reste donc la perception, mise à mal dans Le Glamour où il est question d'invisibilité. Mais comme souvent chez Priest, les énoncés se confirment ou se contredisent au fil de la narration. Ainsi par exemple des invisibles qui se nomment eux-mêmes « glams ». Pour glamour, de l'antique écossais « glammer », charme que lançait une sorcière à la demande d'un prétendant qui souhaitait ainsi soustraire sa fiancée aux yeux des hommes. Cette information nous est donnée par Sue qui la tient de Mrs Quayle, son initiatrice, femme d'âge mûr et spirite dont il nous est dit plusieurs fois qu'elle développe ses propres explications. Or, on retrouve exactement les mêmes termes de « nuages » et « vrilles » dans la bouche de n'importe quel invisible isolé. Car ceux qui possèdent le don forment davantage un agrégat qu'une communauté. Ils sont des marginaux, à l'espérance de vie réduite du fait de leur capacité.

Plus étonnant encore est la nature de Susan. De son propre aveu, elle était une enfant terne, aux notes moyennes en classe, non pas transparente mais difficile à remarquer. « Je rôdais juste sous la surface de la normalité. » À ce point normale qu'elle en devient anormale pour la norme, les gens ordinaires. Ce que confirme point par point la mère de la jeune femme lors d'une visite impromptue de Richard : « Dites-lui, s'il vous plaît. Dites-lui exactement ça : j'aimerais la voir. » Sue qui, s'adressant à Richard dont elle connaît l'amnésie, lui dit : « Je n'aime pas que tu me regardes, tu le sais parfaitement. » À nouveau, mémoire et perception.

Sans parler des souvenirs de Richard qui, d'après son médecin, pourraient relever de la paramnésie. Autrement dit d'une mémoire factice, dont les souvenirs seraient inventés. Deux éléments récurrents viennent rythmer le récit, que Priest éclaire à chaque fois d'un jour différent. Tout d'abord une carte postale où est écrit : « Dommage que tu ne sois pas là » et signée d'un X, dont l'envoyeur et le destinataire ne cessent de changer. Et puis la France, un pays de chromo où les gens se déplacent en vieille Citroën, dont les serveurs de restaurant portent cheveux gominés et fine moustache. Un dîner y coûte cher, trois mille anciens francs, trente francs français (p. 79) alors que plus loin dans le récit on paye un vin en euros (p. 241). Niall fume forcément des Gauloises, au paquet bleu timbré d'un Made in France destiné à l'export. Sachant que Priest connaît la France et qu'il a récrit son roman, tout cela sonne faux, et donc juste, ces éléments ayant pour but de déstabiliser le lecteur. Tout comme un pronom, un simple mot qui renverse le récit et nous invite à le relire aussitôt à l'aune de cette information. Ce tour d'escamotage réjouira ceux qui ont lu Le Prestige.

Enfin, il y a Richard. Du fait de ses horribles cicatrices, son corps est, littéralement, non visible. Doutant du talent de Sue, il est lui-même départi de son physique. La scène, p. 262, où une strip-teaseuse exhibe ses vergetures sous son objectif fonctionne comme admirable contrepoint. C'est d'ailleurs un cliché, que n'a pas pris Richard, qui lui révèlera le prétendu physique de Niall. Mince, cheveux châtains, somme toute banal, à la fois « maussade et arrogant », l'invisible est capturé sur pellicule puisque l'appareil photo ne ment pas. C'est d'ailleurs là tout le problème de Richard, observer sans regarder, capturer sans comprendre, œil assisté par la machine, comme une prothèse dont il avait l'usage avant d'être handicapé. « L'œil pur et la caméra nous donnent les objets tels qu'ils existent dans le temps. Non falsifiés par le Voir », affirmait Jim Morrison dans Seigneurs et nouvelles créatures. L'œil projette toujours ses angoisses, ses désirs, sans jamais percevoir l'innocence du réel. En nous demeurant à jamais invisible, le monde ne manque pas de glamour.

Le Jour des fous

Terre de Brume continue d'exhumer quelques ouvrages méritoires du patrimoine science-fictif. Il ne s'agit pas forcément de chefs-d'œuvre mais plus simplement de livres qui méritent leur réédition, d'être mis à la disposition de nouvelles générations de lecteurs. Rien de déshonorant jusqu'à présent, rien qui n'ait gagné à l'oubli. Du correct au plus haut niveau de l'excellence.

Le Jour des fous se situe relativement bas dans cette hiérarchie. C'est un bon roman, sans plus ni moins, mais il n'avait pas eu l'honneur d'une réédition depuis sa publication initiale en 1971, chez Marabout, voici plus de 35 ans…

Le Jour des fous est un roman catastrophe tel que la S-F anglaise se complait à en produire tant et plus. Un beau jour, le soleil se met à irradier de mortelles ondes qui poussent la plupart des gens au suicide. Tout le monde sauf les fous, les déséquilibrés et autres anormaux… La civilisation ne tarde point à s'effondrer et désormais le monde leur est livré. La prémisse est des plus alléchante, malheureusement, le roman ne tient pas toutes ses promesses et on est bien loin d'avoir un asile sur toute la Terre ni même sur toute l'Angleterre où l'action est circonscrite.

Il nous faudra supposer que les cas psychiatriques les plus lourds n'ont pas survécu à l'écroulement social. Pas d'entonnoir monté en couvre-chef tenant lieu de bicorne à Napoléon ni de brosse à dents tenue en laisse… Quand on se souvient que sous une trop ostentatoire normalité se dissimule bien plus souvent qu'à son tour un surmoi quasi exhaustif générant son lot de refoulements et sa part de névroses, on va sérieusement douter de l'insanité mentale des personnages qui croisent le chemin de Gréville. Pas mal de beaux salauds, certes, mais qui semblent plutôt bien adaptés à la situation. À la différence de personnages ballardiens à qui la catastrophe permettait une métamorphose, ceux de ce roman étaient en stand by, en instance, la catastrophe ne faisant que révéler leur nature. Autant pour la folie… On aurait pu espérer mieux et davantage sur ce plan-là…

Une récente et dithyrambique quatrième de couverture présentait le cycle de La Terre sauvage de Julia Verlanger (alias Gilles Thomas, chez Bragelonne — critique in Bifrost 52) comme préfigurant Mad Max. Pourquoi pas ? Mais Le Jour des fous a son mot à dire car c'est un des romans qui se rapprochent le plus de cette série — la catastrophe solaire faisant place à une guerre bactériologique et chimique — qui aurait pu en constituer une suite située en France. D'ailleurs, dans l'épilogue du Jour des fous, il n'y a quasiment plus de carburant. Tiens, tiens… Le Jour des fous datant de 1966, traduit en 1971, aurait très bien pu inspirer son cycle à Julia Verlanger et Mad Max à ses créateurs. Après tout, ce livre est à l'origine en anglais et compte son lot de pirates de la route. De plus, Gréville, tout comme Gérald et Max, est un solitaire se battant en fin de compte pour la bonne cause… Gréville a peut-être un peu plus d'épaisseur que ses successeurs tant au livre qu'à l'écran, mais il faut avant tout considérer Le Jour des fous comme un roman de S-F d'aventures et d'action. Dans ce domaine-là, précisément, il lui faut rendre quelques longueurs à Julia Verlanger. Si l'histoire d'un monde post-apo dans lequel un homme solitaire affronte diverses communautés aussi peu avenantes que possible, sauf exception, est un standard, c'est alors à la Française que revient la version définitive. Ce qui ne relègue pas pour autant Le Jour des fous dans la brume des livres voués à l'oubli.

Attention ! Mon exemplaire présentait un grave défaut de fabrication à compter de la page 194 et ce, jusqu'à la fin, défaut qui rendait la lecture impossible (j'ai dû la terminer sur l'ancienne édition). Certaines pages manquent, d'autres sont en double, dans le désordre ou non imprimées. J'ai eu en main un autre exemplaire correctement façonné. Il convient donc, avant d'acheter, de vérifier la conformité de l'exemplaire…

Gravité

Imaginez ! !

Voilà ce Stephen Baxter fait. Il nous donne à voir ce que jamais encore nous n'avions vu. Il ne renouvelle pas tant le genre qu'il ne le pousse à de nouvelles extrémités, qu'il ne le transcende, pour paraphraser l'un de ses titres les plus récents. Il est un continuateur. Principalement celui de feu Arthur C. Clarke, avec qui il avait collaboré, notamment pour Lumière des jours enfuis. Malheureusement, comme pour Clarke, la narration n'est pas son point fort et ses romans Titan et Poussière de lune souffrent d'une longueur qui confine à la langueur. L'intérêt suscité par les idées éblouissantes qu'il développe peine cependant à compenser un manque de rythme patent. Dans Titan, il pèche par une sorte d'excès de réalisme, faisant coïncider le rythme du récit à l'extrême lenteur de l'action. Eh oui ! Les trajectoires orbitales vers Saturne prennent beaucoup de temps…

Gravité, son premier roman, date de 1991. Il est bien plus court que les pavés qu'il produira par la suite, dont Evolution (Pocket) est l'un des meilleurs exemples. Vu ses piètres qualités de narrateur, c'est assurément un atout.

Maintenant, regardons la belle couverture signée Manchu qui représente « la Ceinture », un des lieux de l'action. Elle n'est pas sans rappeler celle de l'Anneau-Monde de Larry Niven. Et pour cause ! C'est un anneau-monde ! Un minuscule anneau-monde. Gravité se passe dans un univers où la constante gravitationnelle est des milliers de fois plus forte que dans le nôtre. Baxter pose, avec la plus grande simplicité, le fameux « Et si… », fondateur de l'essentiel de la S-F. Ensuite, il applique. En physicien, il connaît le rôle joué par la constante gravitationnelle dans l'apparence de notre univers. Bien entendu, tout un chacun expérimente en permanence l'effet de cette constante dans sa vie quotidienne, mais d'une manière si totalement empirique que c'était loin d'être une évidence. Baxter ne s'est pas tant posé la question de savoir à quoi ressemblerait le monde humain dans les conditions de son hypothèse que celle de savoir à quoi pourrait ressembler l'univers en question. Dans cet univers, les humains sont des pièces rapportées. D'absolus aliens, naufragés venus d'un autre univers — le nôtre — qui survivent tant bien que mal.

C'est la nature même de cet univers qui va dicter les péripéties du roman aux protagonistes humains. Ils vivent dans une nébuleuse où ils respirent sans appareil ni difficulté, se tiennent debout sur la Ceinture comme des hirondelles sur un fil électrique, exploitant une mine de fer sur une étoile éteinte de cinquante mètres de diamètre… Pour sûr, voilà un univers qui ne ressemble guère au nôtre.

Rees est mineur, mais il se pose des questions. Il a deviné que son monde change et meurt, il veut comprendre et si possible, agir. Il va connaître bien des vicissitudes qui le conduiront jusque chez les Osseux pour un passage qui nous rappellera Serge Brussolo au mieux de sa forme. Rees — et a fortiori, les autres personnages — n'est pas un modèle de profondeur. Par contre, ce roman est, de loin, le plus remuant qui ait été traduit à ce jour de l'auteur anglais. Bien qu'elle découle directement de l'univers créé par Baxter, l'action n'a rien d'étrange en soi. En la matière, l'auteur anglais ne fait guère montre d'originalité. L'intrigue, linéaire s'il en est, est à la portée du premier venu et, malgré son étrangeté radicale, l'univers proposé par Stephen Baxter est tout aussi accessible. Parce que Baxter maîtrise parfaitement les paramètres de l'univers qu'il a créé, les explications viennent au fil du texte, sans jamais en grever le rythme.

Dans ce premier tome du cycle des Xeelees, on n'en voit pas un seul, ni même n'en entendons parler, juste une ombre diaphane et fugitive ici et là, où nul ne songerait à les voir si l'on n'était pas prévenu.

Plus simple, plus rythmé, ce premier roman est une bonne pioche. Aux frontières indécises du space opera et de la hard science, Gravité aborde la thématique devenue rare de l'intrusion dans un autre univers. La S-F très populaire des débuts du Fleuve Noir « Anticipation » en faisait pourtant ses choux gras, mais des livres tel que Au-delà de l'infini (n° 8) de Jimmy Guieu, aux limites de la cohérence, n'avaient pas le moindre crédit scientifique. De loin s'en faut. C'est ce que Baxter apporte : la plausibilité, la crédibilité. Il est quasiment le premier à nous proposer un univers étranger qui tienne debout. Gravité est l'archétype du roman de S-F néoclassique. Ce premier roman est certes moins complexe et abouti que ceux qui suivront, mais il est aussi plus vif et dynamique, plus aventureux mais tout aussi passionnant.

Le Chevalier errant - L'épée lige

Après des années passées à produire en vain d'excellents romans et de brillantes nouvelles, le succès a fini par sourire à George R. R. Martin avec la saga du Trône de fer : une sombre épopée médiévale pleine de bruit et de fureur sur laquelle plane l'ombre des dragons.

Les deux textes non inédits composant cet ouvrage sont parus dans l'anthologie Légendes (2001) chez J'ai Lu pour l'un, et dans l'anthologie Légendes de la fantasy T.1 (2005) chez Pygmalion pour l'autre. Ces deux novellas ne constituent ni un prélude ni une préquelle au Trône de fer. Elles ne sont en rien liées aux événements ultérieurs. Certes, elles ont Westeros pour cadre et se déroulent plusieurs siècles avant la saga, mais rien de plus. Reste qu'elles ont évidemment vocation à faire connaître cet univers à de nouveaux lecteurs.

Westeros, ce sont les terres de l'Ouest, un pays ou un continent dont on a quelques peines à évaluer les dimensions, connu sous la dénomination des Sept Couronnes ; lesquelles ont été unifiées par des envahisseurs venus de Valyria chevauchant des dragons cracheurs de feu, les Targaryen. Depuis des milliers d'années, sans que l'on en connaisse la raison, Westeros reste figé dans un éternel XIIIe siècle, avant l'apparition de la bombarde… Westeros n'est nulle part sur Terre : c'est un autre monde mais les patronymes, pour beaucoup, fleurent bon le monde anglo-saxon — Stark, Lannister, Tyrell, etc — ou la francophonie dont les sonorités ont pénétré l'Angleterre à la suite de Guillaume — ainsi Accalmie, Villevieille, Vivesaigues, Motte la Forêt et autres. Cet univers apparaît donc comme une construction synthétique servant de théâtre aux péripéties de la saga. Rien ne vient nous donner à penser que le monde de Westeros appartiendrait à un univers spatial connexe à notre monde.

Il suffirait pourtant de remplacer les noms de lieux par d'autres, pris sur des cartes de France ou d'Angleterre, Péronne, Charleroi, Béthune, Reims, pour que l'on passât de l'univers de Martin à celui de Walter Scott, de la saga du Trône de fer à Quentin Durward ou Ivanhoé.

Tant « Le Chevalier errant » que « L'Epée lige » relève bien davantage du roman historique plutôt que de la fantasy, ces deux textes ne s'appuyant sur aucun élément merveilleux. Dans les deux cas, les règles de la chevalerie constituent les moteurs des intrigues bien qu'elles soient appliquées dans le contexte de Westeros. La pertinence historique des règles en question pourrait peut-être prêter à querelles de spécialistes mais, à Westeros, peu importe. Ce qui compte, c'est qu'elles permettent à l'auteur de nous offrir deux histoires prenantes sans trop malmener notre incrédulité. « L'Epée lige » se compare volontiers au « Service des dames », l'un des textes de Janua Vera, le beau recueil de Jean-Philippe Jaworski publié aux Moutons électriques.

Ces deux textes sauront faire patienter les fans de la saga auxquels on conseillera en passant de se pencher sur le recueil de Jaworski, qui le mérite largement et où ils devraient trouver leur bonheur. À près de 20 euros, non inédit, ce diptyque n'a rien d'une priorité. Il faut le prendre pour ce qu'il est : deux textes destinés à promouvoir la saga réutilisés sans vergogne pour faire patienter le lecteur avide de savoir ce que vont devenir Tyrion, Aria, Stannis et Cerseï, l'extraordinaire « méchante » dont Martin affine le portrait à mesure que l'âme de la reine s'abîme dans la noirceur (ceci dit en passant, vu la vitesse avec laquelle J'ai Lu réédite en poche les bouquins de Pygmalion, il n'est pas impossible que le présent recueil soit dispo à pas cher au moment où vous lisez ces lignes). En tout cas, pour un livre à vocation purement commerciale, il est bon et peut donner une idée de l'ambiance à qui hésiterait encore à se lancer dans les douze tomes déjà parus de l'édition française.

La Ville intemporelle ou Le Vampire de Barcelone

Barcelone, de nos jours. Marcos Solana, avocat expert en successions, fait dans le conseil patrimonial. C'est le confident de toutes les vieilles familles bourgeoises de la ville, qui tarifie quand il confesse. Il travaille avec une collaboratrice répondant au nom de Marta Vives, femme aussi sexy qu'érudite. Le roman s'ouvre alors qu'ils doivent régler une affaire délicate, puisque leur dernier client, un riche entrepreneur, a été littéralement vidé de son sang. Intrigués par cette mort suspecte, ils se lancent dans une enquête qui les ramènera très loin dans le passé, sur les traces d'un personnage insaisissable. Ce qui n'est d'abord qu'un visage et une silhouette sans âge, aperçu de loin en loin sur des photos jaunies, acquiert peu à peu une présence, une sorte de densité surnaturelle. En fouillant dans la géographie et l'histoire de la ville, la belle Marta va réveiller des forces endormies, se découvrir des ancêtres aux penchants pas très catholiques, et revivre l'affrontement qui pendant des siècles a opposé sa drôle de famille à une autre lignée catalane spécialisée dans la chasse au malin.

Barcelone, hier. Nous suivons le parcours d'un inquiétant narrateur surgi des bas-fonds de la ville médiévale. Né d'une femme mortelle, sa malédiction vient de ce qu'il ne peut pas mourir. La corruption et la maladie ne l'atteignent pas ; même l'Inquisition ne peut avoir sa peau. Dès lors il traverse les époques comme un songe, comme un fantôme dont l'identité fluctuante représente la meilleure garantie d'immortalité. Son histoire épouse celle de la cité, témoigne de l'existence de ceux — tyrans, génies ou anonymes — qui l'ont peuplée de leurs ambitions, illusions ou folies. Les guerres et les révolutions passent, des hommes sont sacrifiés, la ville grandit, se transforme en un gigantesque animal de béton et d'acier où les deux protagonistes, fatalement, vont être amenés à se rejoindre.

XIXe siècle/XXIe siècle, même combat : depuis les Carmilla et autres Dracula, le succès des récits de vampire ne s'est jamais démenti. À défaut d'être follement original, Francisco Ledesma tente une approche décalée, qui donne à cet ouvrage une tonalité particulière. Le vampirisme qu'il décrit n'est pas un vampirisme de plaisir, mais de contrainte, ou de survie. Il présente la condition inhumaine comme un fardeau. Le damné qu'il a choisi comme narrateur a même un profil presque sympathique, bien loin du monstre sanguinaire des forêts Transylvaniennes. Asexué comme les anges, aux traits physiques peu marqués et aux pulsions raisonnables, voilà un type qu'on ne redouterait pas de croiser le soir, dans une venelle obscure (quoique). Chez Ledesma, point de scènes sado-maso d'un érotisme torride, avec crucifix, miroirs et collier d'ail, non plus que de débordements d'hémoglobine. On trouve bien ça et là quelques colifichets propres à susciter une ambiance gothique (une croix médiévale, une pierre noire, un collier aux anneaux en forme de six, des gravures et des portraits qui disparaissent), mais cette mise en scène, ainsi que l'intrigue d'ailleurs - — usée jusqu'à la corde et mollassonne —, ne sont que des prétextes à un discours sur l'ambiguïté du bien et du mal, doublés d'une fascinante incursion au cœur de la capitale catalane, que l'auteur, à l'instar du Londres d'un Michael Moorcock dans Mother London, place en véritable héroïne du roman. S'il emprunte au fantastique et au genre criminel, l'ouvrage de Ledesma est donc par-dessus tout l'épopée d'une ville littéralement hantée par les milliers de morts et de rêves que la marche de l'Histoire a piétinés. On peut juger tout cela trop gentil, trop lent, trop bavard et parfois sentencieux. Mais malgré ces quelques petites réserves, voilà une belle curiosité à découvrir.

Sacrifice du guerrier - 2

Dans le Bifrost n°52, j'avais fait un compte-rendu plutôt laudateur du premier volet de ce diptyque à l'antique. La suite n'est pas du même tonneau.

Petit rappel du casting : le beau Jarl, chef d'un peuple inspiré de la Horde d'Or, veut contrecarrer les desseins d'un Empire qui lorgne sur les terres ancestrales. En particulier, il veut la peau d'un certain dignitaire, qui a buté son papa et mis bobonne sous les verrous. Le beau gosse est accompagné par le sévèrement burné Roi Solitaire et la farouche Reine Vierge, amazone carrossée chez les concepteurs de Baldur's Gate.

Nos héros vont galoper jusqu'à une forteresse réputée imprenable, où bobonne est recluse. Et soudain c'est le drame… (sur lequel nous jetterons un voile pudique). Jarl bascule du côté obscur de la Force, rassemble tous les clans de la Horde et décide d'attaquer l'Empire, ou plus modestement, de mettre le siège sur un de ses avant-postes.

Du bourrin, du bourrin ! réclame le peuple en mal de défouloir. Du bourrin, il y en aura, jusqu'à épuisement. De sièges en sièges, d'assauts à grande échelle en face-à-face épiques et solitaires, l'errance de la Horde s'achève en un paroxysme de violence, dans une bataille que Martel voulait sans doute digne des Thermopyles, mais dont l'effet est assez mal rendu. Qu'une bataille soit confuse pour ses propres acteurs et pour ses observateurs, soit. Cependant, la confusion ici n'est pas le fait du réel que l'auteur cherche à recomposer, mais d'une véritable débâcle littéraire due à une technique défaillante. L'auteur malmène ses protagonistes avec un plaisir sadique, mais l'héroïsme qu'il dépeint devient factice à force de deus ex machina trop nombreux et à contretemps. Problème de rythme, de mise en scène, que complique un découpage parfois discutable. Pourquoi nous raconter en détail, parallèlement à la trame principale, l'historiette de la Reine Vierge alors qu'on n'en peut plus d'attendre la résolution des pistes narratives que l'auteur a ouvertes ? Lecteur, je t'entends déjà pousser des cris d'orfraie : et le suspense ? ! Le suspense est un vilain mot quand on n'en fait pas bon usage.

La postface est la dernière incongruité à la mode. Avertissement aux contempteurs de quêtes : le scénario est une démarque d'AD&D et RuneQuest. À part ça, on apprend que l'histoire est relatée par un Narrateur soi-disant contemporain des faits, ce qu'on a le plus grand mal à croire : le style, posé, évocateur, reste malgré tout assez distancié, quoi qu'en pense Martel (on est loin du ton à la manière des griots employé dans le Trône d'ébène de Thomas Day, ou des accents bardiques du Royaume blessé de Laurent Kloetzer). Celui-ci se livre en outre à sa propre exégèse, ce qui peut paraître un tantinet présomptueux.

Haché, mal structuré, bourré de scènes d'actions mal calibrées, le deuxième volet des aventures de Jarl Dayntsh Amia laisse en bouche un goût d'incomplétude, même si les dernières pages, poétiques en diable, démontrent que l'auteur possède une belle imagination. Ce qui fait d'autant plus regretter, et amèrement, le bâclage qui précède.

Kane 2/3

Il y a un peu plus d'un an, les éditions Denoël publiaient le premier volume de l'intégrale de Kane. Nous vous avions alors dit beaucoup de bien de ces aventures d'heroic fantasy, hantées par la présence du personnage-titre, guerrier solitaire sans attache et dépourvu de la moindre once de moralité (cf. critique in Bifrost n°48). Sous les dehors du plus pur divertissement — avec tranchages de têtes, hurlements et épanchements d'hémoglobine —, l'intérêt du livre tenait en effet dans l'énigme proposée par cet étrange salopard, son passé inhumain, l'ambiguïté de son caractère et de ses actions, aux antipodes de la figure classique du gentil héros.

Le second volume comporte un roman, un poème, six nouvelles : autant de récits empreints de noirceur et de cruauté, autant d'occasions pour l'auteur d'affiner le portrait de son psychopathe moyenâgeux. Que peut-on faire quand on est un bourrin pervers armé d'une grosse hache, sinon collectionner les membres de ses ennemis, rêver de guerre, ou la faire ? La troisième solution est sans doute la plus juste. Si elle se fiche de l'amitié entre les peuples, au moins favorise-t-elle une sorte de dynamique entre les corps — surtout lorsqu'elle est contée sous des formes qui justifient avec une joie malsaine tous les débordements.

La couverture est trompeuse : Kane est certes une brute épaisse, mais pas que cela — ou plus que cela. « C'est le mal fait homme ! Ne t'approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du roman Le Château d'outrenuit. La dynamique est ici lovecraftienne. L'écrivain imagine qu'après quelques revers de fortune, Kane, se trouvant plus ou moins désœuvré, est recruté pour servir de général mercenaire puis de porte-malheur dans la guerre qui s'annonce dans l'archipel de Thovnosie : la vie recommence quand toutes celles d'avant ont échoué ; le parfum des batailles à venir l'aide à se renouveler.

L'affaire a été manigancée par Efrel, la sorcière, pour se venger de Nétisten Maril, empereur de Thovnos (et ancien époux), qui a labouré son corps et son passé. Après une énième conspiration, affreusement suppliciée et laissée pour morte, Efrel, devenue hideuse et démente, a passé un terrible pacte avec des puissances antédiluviennes pour renverser Maril. Bien entendu, Kane s'en donne à cœur joie : il fait d'Efrel sa maîtresse (à moins que ce ne soit le contraire), commande sa flotte mais ne la sert qu'en apparence, déterminé à satisfaire ses ambitions personnelles. Au menu : rythme effréné, situations et personnages hauts en couleur, complots perfides, batailles navales et bastons à gogo, saupoudrées de quelques scènes d'horreur tentaculaires. C'est dans ce contexte qu'on redécouvre tout un pan du passé de Kane, et que l'antihéros malheureux va traîner sa mélancolie. Un soir d'ivresse, il se livre à ses compagnons d'infortune : « Y a-t-il un homme qui contrôle vraiment son destin ? Sait-il jamais vraiment pourquoi il fait ce qu'il fait ? Nous jouons dans les drames où les dieux nous placent, nous suivons le tissu de nos destins — et qu'importe les raisons que nous inventons pour expliquer nos vies et nos actes ? » Ce passage, en contrechamp de sa nature pourtant très volontaire, suffit à révéler les failles qui existent derrière chaque montagne d'orgueil, la lassitude qui traîne derrière chaque existence défaite. Délivré de Dieu et immortel, le plus libre des hommes est en réalité le moins libre. À force d'échecs, ou de victoires qui sont autant de pertes, le mythe finit aussi par se fatiguer.

Pure coïncidence, dans les nouvelles qui composent la seconde partie de cet ouvrage, Kane n'est pas forcément au premier plan. Il peut se faire très discret pendant plusieurs pages. Pourtant, cette absence en révèle parfois plus long sur sa personne dans la mesure où des facettes inattendues se trouvent dévoilées par le biais d'autres protagonistes. Wagner a l'intelligence, en suivant d'autres pistes narratives, de s'éloigner de son personnage principal pour en révéler finalement toute la cohérence. En outre, cela donne du souffle et une dimension supplémentaire à ses intrigues.

Dans « Lame de fond », Kane n'apparaît qu'en filigrane : il voue à une belle femme un amour possessif ; elle tente de lui échapper par tous les moyens. Peu importe que la chute soit attendue : le récit est un modèle de construction.

« Deux soleils au couchant » met en scène Kane et le géant Dwassllir, lancés sur la piste d'un antique trésor. Action minimum, mais belle atmosphère. La veillée au coin du feu des deux immortels, palabrant sur le destin des êtres et du monde, est un morceau d'anthologie.

« La Muse obscure » démontre que Kane est aussi capable d'amitié et de générosité. Il est le mécène du poète Opyros. Pour l'entendre déclamer son chef-d'œuvre, il va devoir se dépêtrer d'une créature née de la nuit et des songes, au bout d'un long cauchemar lovecraftien.

« Le Dernier chant de Valdèse » est un texte à tiroirs. Six voyageurs sont réunis par le hasard dans une auberge. Chacun raconte une histoire ; à la fin, on comprend que toutes les histoires n'en font qu'une et qu'il n'y a pas de hasard. Ce qui pourrait n'être qu'un exercice de style devient, en quelques vignettes, un règlement de compte machiavélique qui sonne juste. Superbe.

« Miséricorde » emprunte au canevas de l'arroseur arrosé. Kane est engagé par une femme pour faire la peau du clan des Vareïsheï, quatre frères et sœurs de mauvaise compagnie ; la commanditaire ignore toutefois qu'un contrat a aussi été passé sur sa tête… La construction du récit ménage quelques scènes efficaces ainsi qu'une chute astucieuse, bien qu'un peu artificielle.

La dernière nouvelle, « Lynortis », est aussi la plus forte. L'errance de Kane le ramène sur le théâtre d'une ancienne bataille, paroxysme d'un conflit qui a détruit deux nations. La forteresse de Lynortis a été le témoin de ce massacre. Bien des années après résonnent encore, entre les murs effondrés, des échos de la guerre. Il y aurait des survivants, mutilés. Il y aurait des choses qui rôdent dans l'ombre. Il y aurait une salle remplie d'or dans les ruines. Diverses factions la recherchent. Elles ne trouveront que mort et désolation, au cours d'un nouvel affrontement macabre et dantesque, où Kane mettra un terme à ce qui avait été commencé.

Le cycle de Kane n'est certes pas un chef-d'œuvre d'originalité. On est en terrain connu, plutôt dans le versant qui défoule : mais plus qu'un bon divertissement bourré d'action, de scènes épiques et de complots obscurs, Kane est un exutoire littéraire et même un exultoire. L'imaginaire, pour obtenir ses meilleurs effets, ne doit sortir vêtu qu'avec la plus extrême précision. Wagner s'en souvient : comme Robinson inventait son île déserte, il peuple son monde sans rien oublier. Les lieux sont visités avec une précision maniaque, il décrit des personnages plus ou moins touchants ou monstrueux, en les laissant parler ; l'auteur semble avoir écouté longtemps ceux qu'il pastiche, ou réinvente. Au milieu d'eux Kane l'errant possède la neutralité idéale : il est la figure d'une force obscure de la nature (qui est peut-être le mal), un fantôme, l'ombre de l'ange de la mort. En lisant ce second opus, on se rend compte à quel point est fluctuante sa personnalité, à quel point cette incertitude le rend fascinant et désirable. « Le destin est ce que les hommes veulent en faire », dit un des protagonistes. Faux : celui de Kane paraît de plus en plus lui échapper. La malédiction des origines le rattrape toujours, l'emporte toujours sur la volonté de puissance. À quoi peut bien servir son immortalité s'il doit rester seul, craint et incompris, sans connaître la paix ? « Tout ce qu'il cherche à posséder lui est dérobé par les ans. Ses empires crouleront, ses chants seront oubliés, ses amours tomberont en poussière. Ne restera avec lui que le vide de l'éternité. »

Kane est une figure de perdant magnifique. Voilà pourquoi on l'aime : parce que son inclination au désastre nous ressemble, parce qu'il foire tout, sauf les émotions qu'il donne. Notre imagination le sauve et nous sauve, à travers lui, de réussites nettement plus médiocres.

Vivent les bourrins mélancoliques et malchanceux.

Lune et l'autre

À la fois proche et lointaine, la Lune féconde l'imaginaire de l'humanité. Cadre de rêveries philosophiques et siège d'expérimentations utopiques, quand elle n'est pas l'une et l'autre à la fois, son aura fascine également les écrivains de science-fiction depuis au moins H. G. Wells. Lune et l'autre, le recueil de John Kessel, nous projette donc sur la Lune dont on apprend que la surface a été peuplée par une multitude de colonies humaines. Combien ? Difficile de répondre à cette question puisque l'auteur l'élude afin de se focaliser sur une communauté en particulier : la Société des Cousins. Imaginez donc une utopie fondée dans le but de combattre le pouvoir phallocrate des hommes. Une collectivité matriarcale vaguement anarchiste où l'amour est libre et où les femmes sont vraiment considérées comme l'égal des hommes. Une société idéale au regard de ses fondateurs féministes. Vous aurez ainsi une image sommaire de la Société des Cousins. Toutefois, cette égalité a un prix. Elle passe par la culpabilisation des hommes, qui sont sommés de reconnaître leur nature fondamentalement violente et oppressive. Elle passe aussi par leur infantilisation. Chez les Cousins, seules les femmes, plus précisément les matrones, gouvernent. Restent aux mâles le statut d'hommes objets et une vie d'oisiveté entretenue, s'ils ont l'heur de plaire et de satisfaire le désir sexuel d'une ou de plusieurs femmes.

En dépit des apparences, il faut se faire une raison : Lune et l'autre peine à convaincre. L'utopie ambiguë de John Kessel fait bien pâle figure aux côtés de ses illustres prédécesseurs. Pourtant, le propos était engageant. En mêlant l'intime à une réflexion de nature plus sociétale, le recueil s'aventure dans le champ de la fiction spéculative et expose, sans effet tapageur, l'absurdité des prisons mentales dans lesquelles s'enferme l'humanité, tous sexes confondus. Néanmoins, les choix narratifs de l'auteur, les situations un tantinet bancales, l'aspect très « daté », pour ne pas dire caricatural (encore qu'il soit assez amusant de lire des préjugés féministes sous la plume d'un homme) des relations hommes/femmes, ne fonctionnent pas ou provoquent l'agacement. Dans le détail, ce n'est hélas guère mieux. Rien ne vient rehausser l'impression générale qui prévaut une fois le livre refermé. Le sommaire du recueil est inégal et, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut s'empêcher de considérer que trois des textes proposés rabâchent les sempiternels clichés lus mille fois ailleurs.

On commence doucement avec un court texte, « Le Genévrier ». Nous pénétrons le monde clos des Cousins par l'entremise d'un couple de migrants, un père et sa fille. Au choc qu'ils ont vécu en découvrant les schémas moraux différents, s'ajoute un conflit de nature beaucoup plus intime. Celui d'un père jaloux qui s'inquiète de voir sa fille courtisée par un prétendant dont il se méfie. L'incipit de l'histoire saisit l'attention mais l'intérêt retombe rapidement, tant la narration est pesante et l'interaction entre les personnages maladroite. Le texte suivant, « Histoires pour hommes », s'annonce comme la pièce principale du recueil (James Tiptree Award en 2002, quand même). John Kessel y relate la rébellion adolescente un brin piteuse d'Erno, jeune fils à maman, que l'injustice de la condition masculine révolte. Sa fougue juvénile le pousse inexorablement à épouser la cause d'un personnage trouble et troublant qui se surnomme Tyler Durden (toute allusion à Fight Club de Chuck Palahniuk n'est pas fortuite). Erno se retrouve ainsi entraîné dans un complot qui aboutira à son bannissement. Et tout cela pourquoi ? Pour se rendre compte que le pouvoir est un leurre et que s'il n'est pas un homme, au sens mythique du terme, il était pourtant bien à sa place dans la Société des Cousins. « Histoires pour hommes » est sans conteste le texte qui se détache du recueil. John Kessel parvient ici à donner suffisamment de substance à la Société des Cousins et à la rébellion d'Erno. Toutefois, la tonalité « old school » de la narration manque singulièrement de punch et on se surprend à plusieurs reprises à compter les pages qui restent. « Sous l'arbre à goûter » est, quant à lui, le texte le plus cruel et le plus court du recueil. Sans doute est-il aussi le plus anecdotique. On y découvre de quelle façon le caprice d'une jeune adolescente aboutit à la condamnation d'un homme plus âgé qu'elle. Narration sans surprise, dénouement convenu, cette nouvelle est aussi vite lue qu'oubliée. Reste « Sous le soleil et le rocher », qui achèverait le recueil sur une touche presque honorable s'il ne ressassait pas un sujet déjà-vu. En fait, ce texte est surtout la suite de « Histoires pour hommes ». On y retrouve Erno en fâcheuse posture dans la colonie de Mayer, véritable paradis de l'individualisme et du libéralisme le plus débridé. Un éden dans lequel il vaut mieux être riche et où les habitants insolvables finissent congelés en attendant d'être rachetés.

Style plan-plan, thématiques peu novatrices, traitement sans éclat, ambiance rétro et mollassonne ; le bilan n'est guère brillant et l'on hésite entre la déception et un bâillement poli, à condition d'être bien… luné. On a connu John Kessel plus inspiré, et Folio « SF » aussi, d'ailleurs, notamment en matière d'inédit.

Gens de la lune

La publication d'un livre de John Varley est toujours une très bonne nouvelle. En tout cas, pour les adeptes du style foncièrement facétieux et satirique de l'auteur états-unien. Gens de la Lune ne déroge pas à la coutume. John Varley y fait montre de son habituel sens de l'absurde et de la démesure. Les formules croustillantes pullulent et les situations cocasses succèdent aux péripéties extravagantes. Enfin, on y change toujours de sexe comme de chemise, pour reprendre la formule consacrée.

Après une telle entrée en matière, on comprend aisément que résumer l'intrigue de ce roman serait forcément réducteur. De toute façon — ce qui n'arrange rien à l'affaire —, celle-ci alterne rebonds et phases plus introspectives dans un désordre qui n'est qu'apparent. De même, les ellipses narratives succèdent à des retours en arrière, évoquant en cela un processus de remémoration avec tout ce qu'il comporte de remord et de non-dit. Un bémol cependant : les digressions trop bavardes abondent au point de faire apparaître l'histoire comme un élément secondaire dans un roman à la tonalité finalement très intimiste. Bref, il n'est pas évident de résumer Gens de la Lune sans lui faire perdre quelque peu de sa saveur, mais essayons tout de même.

Nous avons découvert l'univers des huit mondes avec Le Canal Ophite, un premier roman regorgeant d'idées géniales mais dont la maîtrise demeurait encore fluctuante. Nous y replongeons, non sans plaisir, avec Gens de la Lune qui, de surcroît, s'affiche ouvertement comme un hommage à Robert A. Heinlein et à une de ses œuvres majeures : Révolte sur la Lune. Un hommage rendu, fort heureusement, sans flagornerie et sans nostalgie, et qui débouche sur une mise en abyme rien moins qu'astucieuse. Imaginez donc que dans un futur indéterminé, l'humanité a été mise à la porte de sa planète natale par des extraterrestres aussi mystérieux qu'invincibles. Les motifs de cette invasion demeurent indéchiffrables. On laisse entendre que les envahisseurs seraient venus à l'aide des cétacés en voie d'extinction. On dit aussi qu'ils ne se seraient peut-être pas aperçus de l'existence des hommes. La rumeur court, ambiguë et protéiforme, dans les huit mondes du système solaire où se sont réfugiés les survivants. Mais la rumeur est souvent trompeuse. Hildy Johnson est bien placé pour le savoir. En tant que journaliste vedette à Tétinfos, le premier bloc-mag de King City, il est régulièrement confronté à celle-ci. À l'occasion, il la dénonce mais, le plus souvent, il ne contribue qu'à l'amplifier. Très récemment, Hildy a perdu le goût de vivre. Son métier lui est apparu dérisoire. La faute à son patron Walter, un « naturel « qui l'exploite sans vergogne en l'envoyant couvrir le moindre embryon de scoop. À ce propos, le dernier « événement » en date lui a permis de divulguer le merveilleux procédé permettant d'atteindre le coït sans sexe. La faute aussi à Brenda, cette stagiaire qui le harcèle et lui rappelle indirectement que le temps passe, même si Hildy ne fait pas son âge ; cent ans au compteur aux dernières nouvelles. La faute également à sa mère, cette garce qui vit recluse dans le ranch où elle élève des brontosaures pour la boucherie. La faute enfin à cette chienne de vie qui semble désespérément dépourvue de sens depuis que les affaires des hommes sont entre les mains du Calculateur Central (C. C. pour les amis), le superordinateur en charge du bien-être de la population de Luna. Bref, tout fout le camp et ce n'est pas l'édification, « à la dure », d'une cabane dans une simulation du Texas se voulant authentique qui va lui occuper suffisamment l'esprit pour lui faire oublier ses tendances suicidaires.

Comme nous le voyons, sous des apparences légères, le propos de Gens de la Lune se teinte d'une certaine gravité et aborde des questions de nature plus existentielle. L'univers de Luna se révèle être un patchwork de doux dingues qui hésitent entre le désespoir et la réclusion dans leurs marottes utopiques. L'humour est bien sûr très présent. Au passage, la palme de la drôlerie est accordée, sans contestation possible, à l'épisode mettant en scène David Terre, le dirigeant des Terristes, une obédience écologiste pour le moins extrême dans son choix de vie. Cependant, c'est un humour aigre-doux, comme l'ultime politesse rendue à un convalescent grimaçant.

Gens de la Lune est donc un roman plus sérieux qu'il en a l'air. Ce n'est sans doute pas encore le chef-d'œuvre de l'auteur, mais on sent qu'il n'est pas loin de l'être. Depuis, les promesses esquissées ont été amplement exaucées avec The Golden Globe (Le Système Valentine), la grande réussite de John Varley. Assurément, une expérience à tenter.

Custer et moi

Fort de son solide réseau d'amitiés avec quelques acteurs du milieu de la S-FF et des relations de proximité qui se sont nouées sur le forum attenant au site ActuSF dont il émane, le micro-éditeur Les 3 souhaits (désormais présenté sur ses bouquins comme une « collection ActuSF ») poursuit son entreprise d'animation du fandom. Custer et moi ! de François Darnaudet s'annonce avantageusement comme un OLNI ; la quatrième de couverture insistant plus que de raison sur le caractère inclassable de l'ouvrage. On n'épiloguera pas sur la nature insolite et singulière de cette courte nouvelle, puisqu'il est surtout indéniable que la publication de celle-ci tient tout autant du coup de cœur que du coup de pouce. Microcosme, quand tu nous tiens… Par contre, on ne s'interdira pas de dire un mot sur le propos (maigre) de l'ouvrage.

« Vous allez très vite vous poser une question légitime : »suis-je en train de lire la biographie d'un auteur fantastique délirant ou une nouvelle maquillée en auto-fiction ?« » (p. 9)

Cette question, on ne se la pose pas très longtemps, tant la démarche de François Darnaudet est une invitation, assez engageante au demeurant, à divaguer. Soyons clair : Custer et moi ! est la troisième mouture des autobiographies fantastiques de l'auteur. Une entreprise que l'on pourrait présenter comme une sorte de variation obsessionnelle autour du personnage historique de Custer, des phénomènes qui résistent momentanément à l'explication rationnelle, et de l'acte d'écriture lui-même. On y apprend que François Darnaudet est persuadé d'avoir combattu aux côtés du général états-unien à la bataille de Little Big Horn. Qu'il y est peut-être mort. Et on y découvre les circonstances qui l'ont amené à formuler cette hypothèse, puis à rechercher les pièces nécessaires à sa validation. Une démarche apparemment très rationnelle pour un sujet d'étude qui l'est beaucoup moins…

« Pour moi, le fantastique n'est pas qu'un simple divertissement intellectuel mais une piste d'exploration des savoirs ignorés, un pont entre des expériences réelles inexpliquées et une vérité que je ne connaîtrai sûrement jamais (…). »

Car pour François Darnaudet, si l'inexplicable reste inexpliqué, ce n'est pas par manque de substance mais parce que les outils théoriques pour analyser celui-ci nous font défaut. Fort heureusement, le fantastique est là pour pallier aux lacunes de l'outil scientifique et ainsi explorer les pistes que la science laisse en friche. Si l'hypothèse apparaît séduisante, elle se cantonne ici essentiellement à un jeu littéraire qui se focalise sur le vécu de l'auteur et sur le roman Trois Guerres pour Emma, qui se nourrit de ses divagations. C'est là évidemment la limite de cet exercice qui, même s'il est mené avec une certaine goguenardise, ne parvient pas à gommer l'aspect finalement anecdotique de l'ensemble.

En conséquence, il faut donc prendre ce curieux livre pour ce qu'il est : une émanation du fandom de la S-FF. Un court texte, somme toute fort sympathique, mais pas au point de bouleverser les frontières entre la réalité et la fiction. Une exploration des circonvolutions de l'acte d'écrire en forme de teaser pour un roman à venir. D'ailleurs, y a-t-il un éditeur dans la salle ?

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug