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De la Terre à la Lune

C’est sur fond de guerre de Sécession que Verne ouvre son diptyque lunaire. Avec une ironie voltairienne, les premières pages de De la Terre à la Lune en soulignent notamment la destructrice modernité : « Au combat de Gettysburg, un projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent soixante-treize confédérés, et au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment meilleur. » De fatales prouesses que l’on doit aux membres du Gun-Club de Baltimore, une société savante réunissant des balisticiens émérites dont « chacun […] avait tué […] une “moyenne” de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction. » Mais ces « Anges exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde » se trouvent fort dépourvus quand le conflit vient à cesser… Jusqu’à ce que Barbicane (président du Gun-Club, au patronyme logiquement guerrier) leur propose de tourner leurs insatiables canons vers une nouvelle cible : la Lune. Y envoyer un projectile lui apparaît comme l’unique défi à la hauteur du club en ce temps de « paix inféconde ».

Le projet soulève l’enthousiasme du Gun-Club puis des États-Unis tout entier. Enfin, c’est au tour du monde de s’enflammer, grâce à une campagne de presse planétaire. Ainsi informé, le Français Ardan se joint au projet. Digne exemple de cette furia francese promise par son vigoureux patronyme, Ardan suggère de transformer le boulet en nef spatiale, afin d’explorer le sol lunaire. Peut-être même, de le coloniser ! Emportant l’adhésion de Barbicane, le charismatique Français l’embarque avec lui ainsi que Nicholl — ex-militaire et fabriquant d’armes de son état — dans l’obus dûment aménagé. Se joignent à eux une chienne et quelques poules, seules représentantes du sexe féminin dans cette très mâle odyssée. Expulsé de la Terre par le plus énorme canon jamais construit, le projectile emmène bientôt ses passagers Autour de la Lune.

Objet intégral du second volet du diptyque, leur voyage interstellaire tourne court. Empêchés d’alunir par une rencontre imprévue avec une météorite, les trois astronautes doivent se contenter de survoler la Lune — d’assez près, cependant, pour permettre de « contrôler les diverses théories admises au sujet du satellite terrestre ». Puis l’obus reprend la direction de la Terre, y déposant ses occupants sains et saufs. Pourtant semi-victorieux, ils effectueront une tournée triomphale à travers les États-Unis, que l’ultime page d’Autour de la Lune dépeint ainsi : « L’apothéose était digne de ces trois héros que la Fable eût mis au rang de demi-dieux. »

Les « Voyages extraordinaires » doivent leur réussite à un équilibre entre envolées imaginaires et apports documentaires. C’est dans De la Terre à la Lune que Verne combine au mieux ces deux ingrédients, s’y montrant par ailleurs le plus remarquablement visionnaire. En imaginant une expédition lunaire plongeant ses racines dans la chose militaire, l’écrivain préfigure la place essentielle de celle-ci dans la future conquête de l’espace. Rappelons le rôle joué par von Braun (concepteur du V2) dans le programme Apollo, conçu par les USA comme une arme dans la guerre froide les opposant à l’URSS. Visionnaire, Verne l’est encore en faisant de la presse mondiale une actrice clef de son odyssée lunaire des années 1860 — comme le seront un siècle plus tard les médias modernes, érigeant le premier alunissage en retentissant événement planétaire.

Autour de la Lune séduit quant à lui beaucoup moins, faute d’un souffle narratif suffisant. Prisonnier de son souci de vraisemblance — la science de son temps ne lui propose aucune solution satisfaisante quant à un alunissage —, Verne décide de refuser la Lune à ses personnages. Un choix transformant Autour de la Lune en « un huis-clos, tenu dans un espace plus confiné encore que ne le sera celui du Nautilus », comme l’écrit Dahan dans sa notice. Dès lors, réduits à l’état de spectateurs, Barbicane, Nicholl et Ardan se contentent de vérifier à travers un hublot la conformité de leurs cartes lunaires avec le paysage s’offrant à eux. Le tout en des descriptions abondant en détails topographiques… Dès lors, le romanesque croule inexorablement sous la charge documentaire. Et Verne ne se révèle pas meilleur visionnaire que raconteur dans ce second volume. Autour de la Lune n’offre qu’un maigre lot d’intuitions science-fictionnelles. Tout au plus on retiendra la chute en mer de l’astronef, semblable à celle des capsules Apollo.

C’est un diptyque lunaire somme toute paradoxal qu’a imaginé Verne, car bien plus convaincant sur Terre que dans l’espace. D’une force science-fictionnelle inentamée, De la Terre à la Lune affirme que la conquête spatiale est une continuation de la guerre par d’autres moyens…

Histoire comique des États et Empires de la lune

Personnage littéraire de la fameuse pièce d’Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac est aussi un personnage historique : soldat, il est contemporain de Louis XIII et vit le basculement de l’équilibre des pouvoirs en Europe, lorsque l’affaiblissement de l’Espagne consacre la supériorité militaire de la France ; lettré, il fréquente les cercles littéraires parisiens et rencontre peut-être Molière au cours de ses années de formation. La France profite alors de l’œuvre pacificatrice de Henri IV : si la Fronde bat sans doute son plein au moment de l’écriture des États et Empires de la Lune, les guerres de religion appartiennent au passé ; une fois terminé le dernier conflit nobiliaire de notre pays, celui-ci ne vit plus de troubles civils majeurs jusqu’à la Révolution. De Bergerac connaît ainsi un environnement social quelque peu pacifié — à défaut d’être pacifique —, et donc propice à l’expression d’idées nouvelles. Il n’y a de fait rien de surprenant à voir sa fiction lunaire adopter les codes du conte philosophique et de la satire sociale.

Même si l’objet du voyage de Cyrano de Bergerac est un corps céleste, il serait difficile de qualifier son séjour lunaire de science-fiction : le transport se fait dans des conditions guère moins réalistes que celles qu’invoque un Baron de Münchhausen cent trente ans plus tard dans son propre récit spatial. La vraisemblance scientifique n’intéresse en effet pas l’auteur des États et Empires de la Lune : si l’hypothèse initiale — celle d’une nature matérielle de la Lune et de sa position dans le système qu’elle forme avec la Terre — est valable, elle n’est introduite en tant que telle qu’à des fins philosophiques. Libertin (dans l’acception du xviie siècle), de Bergerac formule cette hypothèse à des fins provocatrices : imaginer que « la Lune est un monde […] à qui le nôtre sert de Lune » revient à dénier à la Terre son caractère de spécificité dans l’œuvre de création divine. La démonstration de l’auteur est appuyée par sa description d’une société de sélénites quadrupèdes : à l’absence de spécificité de la Terre dans le concert universel va répondre celle de l’espèce humaine dont le plan d’organisation ne représente en rien un optimum, puisque les habitants de la Lune se révèlent plus anciens et plus avancés que ceux de notre propre monde.

Si le monde lunaire et la société qu’il abrite sont originaux, et même fantastiques — certains personnages relevant d’une réalité transcendante —, ils ne constituent pas pour autant une utopie. Cyrano n’est presque jamais reconnu par ses interlocuteurs sélénites comme un être doué de conscience et de raison : sa bipédie le fait même considérer comme un animal extraordinaire qu’il est bon de garder en cage pour l’amusement des puissants de la Lune ! La société de celle-ci est donc, à sa façon, tout aussi imparfaite que celle de la Terre, puisque la raison n’y règne pas. Une leçon somme toute assez pessimiste qu’administre l’auteur de ce court texte : même les plus avancées des sociétés demeurent soumises aux superstitions — un constat qui reste aujourd’hui on ne peut plus pertinent… Bravo !

L'Homme dans la lune

Évêque anglican né une petite vingtaine d’années après la mort de Nicolas Copernic (1543), contemporain de Johann Kepler et Giordano Bruno, décédé une dizaine d’années avant la naissance d’Isaac Newton (1642), Francis Godwin (1562-1633) est l’auteur d’un catalogue d’évêques, d’études historiques… et d’un roman de proto-science-fiction paru de façon posthume : L’Homme dans la Lune.

« Ô Lecteur, tend l’Oreille et prépare-toi à entendre l’Aventure la plus étrange survenue à un Mortel. »

Le récit se présente comme le compte-rendu d’un gentilhomme espagnol, Domingo Gonsales. Forcé de quitter son pays à la suite d’un duel, Gonsales se retrouve sur l’île de Sainte-Hélène. Là, il entreprend d’apprivoiser des gansas, des sortes d’oies, et se fabrique une nacelle tirée par les volatiles. Suite à diverses péripéties sur le chemin du retour vers l’Espagne, Gonsales se retrouve à son corps défendant emmené vers la Lune par son attelage de gansas

Par l’entremise de son narrateur, Godwin se fait le porte-parole des théories de Copernic : l’ascension de Gonsales vers la Lune est l’occasion de s’interroger sur le mouvement apparent des astres et leur vitesse, de l’attraction gravitationnelle de la Lune et de la Terre, ainsi que de la transmission de la chaleur dans un espace dépourvu d’air. Autant de notions qui nous semblent tomber sous le sens, mais qui n’étaient pas encore universellement acceptées à l’époque. Après onze jours de voyage, Domingo arrive sur la Lune et la voit sous son véritable aspect : essentiellement couverte d’eau, elle comporte un unique continent. Autre monde, autres couleurs : celles-ci sont littéralement indescriptibles. Ici, tout est vingt à trente fois plus grand que sur Terre. Gonsales rencontre bientôt les gigantesques habitants de la Lune, qui s’expriment dans une langue musicale compliquée, et découvre leur société idéale : sur ce monde pastoral plongé dans un printemps perpétuel, on mange peu, on vit longtemps, les femmes sont belles, la fidélité fait loi, et les cadavres ne se décomposent pas ; de plus, les larcins sont inconnus. Peut-être cette harmonie est-elle due à cette vilaine astuce : les Lunaires se débarrassent de leurs rejetons imparfaits en les envoyant sur Terre. Inquiet pour le bien-être de ses gansas, Domingo décide de revenir sur son monde natal après quelques mois — le récit se poursuit par l’atterrissage en Chine, pour une poignée d’aventures d’un intérêt secondaire.

L’Homme dans la Lune saura inspirer une cohorte d’auteurs, à commencer par Cyrano de Bergerac. Au-delà de son aspect picaresque, qui rend la lecture toujours plaisante (pour peu que l’on soit amateur de curiosités), le récit vaut pour les aspects scientifiques liés au voyage spatial de Gonsales, audacieux pour l’époque de publication, et pour la description de l’utopique société lunaire. Une œuvre somme toute étonnante de la part d’un ecclésiastique, prouvant que, parfois, science et religion peuvent faire bon ménage.

Le Songe

Aussi important que méconnu, Le Songe ou Astronomie Lunaire est l’œuvre de Johann Kepler, une figure plus célèbre pour sa place dans l’histoire des sciences que dans celle de la fiction. Né en 1571, contemporain de Tycho Brahe — dont il fut l’assistant — et de Galilée, Kepler révolutionna avec eux l’astronomie, notamment avec les trois Lois portant son nom. Publiées entre 1609 et 1618, elles démontrent, entre autres, le caractère elliptique de l’orbite des planètes autour du soleil. S’imposant comme un des inventeurs de la modernité scientifique, Kepler peut aussi être considéré comme un des fondateurs de la science-fiction. Peut-être même le créateur du genre ? C’est en tous cas l’avis de l’universitaire Michèle Ducos. Dans sa riche introduction au Songe, elle le qualifie en effet de « premier récit de science-fiction au sens propre du terme ». Car l’ouvrage se démarque des précédentes fictions séléniennes par sa combinaison inédite d’éléments fictifs et documentaires.

Pareil mélange caractérise d’emblée Le Songe. S’incluant lui-même dans son récit, Kepler l’ouvre de la sorte : « une nuit, après avoir contemplé les étoiles et la Lune, je me mis au lit et m’endormis profondément. Dans mon sommeil, je crus lire un livre apporté de la foire ; en voici le contenu. » Cette lecture onirique fait connaître à Kepler l’existence de Duracotus et de ses extraordinaires découvertes. L’Islandais Duracotus est le fils de Fiolxhilde, une magicienne. Au terme d’une enfance sorcière, il quitte son île. Sa route l’emmène au Danemark, où il croise celle de Tycho Brahe. Devenu son disciple, Duracotus s’initie à « la plus divine des sciences », l’astronomie. Regagnant ensuite sa « patrie semi-barbare », il y retrouve sa mère. Elle le met en contact avec un esprit, un « démon » qui lui décrit un monde extraterrestre du nom de Levania. Il s’agit en fait de la Lune, dont il décrit non seulement les contours, mais aussi les créatures la peuplant. Celles-ci se répartissant entre Subvolva, le versant de la Lune visible depuis la Terre, et Privolva, sa face cachée…

Rien moins que fantastique, ce récit du démon est en réalité scientifique. Composant ainsi l’astronomie lunaire promise par le titre, il synthétise l’ensemble des connaissances à la disposition de Kepler. Selon l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet — qui a consacré à Kepler deux romans —, sa « description des mouvements de la Terre dans le ciel est fondée sur l’hypothèse héliocentrique de Copernic ». Et c’est encore « en fonction de données astronomiques que Kepler détermine une “géographie lunaire” » (Michèle Ducos), impliquant notamment l’existence d’un équateur divisant l’astre en hémisphères. Un même esprit scientifique règne quant aux éléments les plus (apparemment) extravagants de cette astronomie lunaire. Ainsi, les Sélénites mis en scène par Le Songe « sont fondés sur des analogies à base d’hypothèses » (Jean-Pierre Luminet). Des conjectures que Kepler prend le soin d’expliciter par 223 notes émaillant son texte, ainsi qu’un « Appendice géographique ou, si l’on préfère, Sélénographique ». Plus longues que Le Songe lui-même, ces denses annexes en révèlent — y compris sous forme de schéma — tout le soubassement théorique.

Entamant Le Songe en 1609, Kepler y travaillera jusqu’à sa mort en 1630. Publié en 1634, l’ouvrage irriguera la littérature lunaire à venir, notamment chez Jules Verne et H.G. Wells. Une postérité qui atteste de l’importance de ce Songe, à plus d’un titre fondateur.

L'Histoire véritable

Tel Ulysse, Lucien part un jour en voyage d’exploration avec un groupe d’aventuriers afin de découvrir le bout de l’Océan et rencontrer des peuplades inconnues. Or, beaucoup à l’époque (iie siècle de notre ère) voyaient en la Terre une assiette plate flottant sur l’Océan (quand le dieu de la mer Poséidon s’énerve, il la frappe et provoque les désastres). Un Océan qui, de fait, à son extrémité, est en contact avec le Ciel — ce qui s’avère pratique pour s’envoler et atterrir en quelques jours sur la Lune. Aussi, après avoir franchi les colonnes d’Hercule et découvert une île fabuleuse où les rivières charrient du vin et où les poissons en sont imbibés, Lucien est pris dans un fort courant aérien. Sept jours de voyage dans les airs, et le voilà sur notre satellite, dont le roi est Endymion, ancien amant de Séléné, déesse de la Lune. Une guerre se prépare contre le Soleil et son roi Phaéton pour la possession de l’Étoile du Matin. Lucien et sa troupe y participent, évidemment, au milieu de combattants tous plus étonnants les uns que les autres.

Pour impressionner le chaland, bon nombre d’auteurs de l’époque avaient tendance à donner pour vraies de parfaites inventions, à enjoliver les choses, ou à reproduire sans être allés eux-mêmes vérifier des informations pour le moins surprenantes — telles ces fourmis grandes comme des chiens, transportant leur or dans des coffres, ou ces habitants de contrées lointaines vivant des parfums respirés. Aussi Lucien, en réaction, écrit deux courts textes d’aventures truculentes et fantasques — l’Histoire véritable et l’Icaroménippe — où, comme il le dit lui-même dès le titre et dans les premières pages, tout est faux, bien sûr.

Le récit est donc avant tout un jeu littéraire : il s’agit pour le lecteur de reconnaître les très nombreuses citations ou emprunts faits à la littérature d’imagination de l’époque afin de s’en moquer et les ridiculiser. Évidemment pour nous autres, du xxie siècle, cela tombe parfois à plat. Les écrivains cités nous sont connus, mais certains de leurs écrits ne nous sont jamais parvenus, si ce n’est sous la forme de bribes ou de citations plus ou moins complètes. Il reste cependant Homère, Xénophon ou Hérodote, plagiés à tour de bras — rappelons que pour les Grecs, le plagiat était considéré non comme un vol, mais comme une marque de culture…

Au-delà de cet aspect littéraire, on peut tout à fait lire l’Histoire véritable sans être un spécialiste des mondes antiques, car c’est avant tout une suite de récits flamboyants et distrayants, même près de deux mille ans plus tard. Lucien y invente des peuples fantasques — les Colokynthopirates (pirates aux navires en forme de coloquintes) affrontent les Caryonautes (marins sur coques de noix), les Psyllotoxotes (archers montés sur puces) guerroient contre les Caulomycètes (hoplites en forme de champignons) —, et concocte sans cesse de nouvelles situations rocambolesques — les marins visitent le pays des morts, où ils rencontrent les anciens protagonistes de la guerre de Troie, et l’un d’eux tombe à son tour amoureux de la belle Hélène — qui s’enchaînent à une rapidité folle. Impossible de s’ennuyer. D’autant que l’Histoire véritable donne une impression de déjà-vu, tant d’autres écrivains s’en sont inspirés par la suite : Thomas More et Rabelais, Cyrano de Bergerac et Voltaire, Swift enfin. Même le Pinocchio de notre enfance n’est pas loin, quand Lucien et ses hommes font malgré eux un séjour dans le ventre d’une baleine.

L’Histoire véritable s’avère une lecture indispensable pour tout amoureux de la Lune et pour tout lecteur de SFFF. Disponible à un prix modique, qui plus est : plus aucune excuse pour ne pas franchir le pas.

Défaillances système

Déjà bien connue des lecteurs des éditions L’Atalante, l’écrivaine américaine Martha Wells a récemment été couronnée par les prix Hugo, Nebula et Locus de la meilleure novella pour Défaillances Systèmes. Ce court récit de 122 pages est depuis devenu le point de départ d’une série nommée « Journal d’un AssaSynth » que L’Atalante, certainement bien encouragé par le succès de la fameuse collection « Une heure-lumière » des éditions du Bélial’, a décidé de publier entièrement d’ici octobre prochain — soit un total de quatre novella, ce qui fait tout de même, pour peu qu’elles soient toutes proposées au même prix, un ensemble de la taille d’un roman classique pour 43,60 euros…

Dans ce premier opus, notre narrateur, un androïde de sécurité (ou SecUnit), nous explique comment son expédition au cœur d’une planète lointaine l’a amené à pirater son propre module superviseur chargé, en théorie, de le plier à la volonté de ses maîtres et d’en faire un serviteur docile. Même si les humains qui l’accompagnent ignorent cette émancipation dans un premier temps, il se trahit rapidement lorsqu’il doit voler au secours de deux des scientifiques aux prises avec une mystérieuse et monstrueuse créature surgit du sol. Une surprise d’autant plus désagréable que la planète était classée comme sans danger par la Compagnie. Interrompant ses activités récréatives, AssaSynth, notre cyborg narrateur, comprend vite que quelque chose cloche et que ses collaborateurs humains risquent la mort à tout moment car… quelqu’un les a trahis !

Texte court, donc, et scindé en huit chapitres qui ne laissent aucun temps mort aux lecteurs. D’autant plus qu’AssaSynth s’avère vite un narrateur drôle et cynique goûtant peu la compagnie des humains, qui l’embarrassent, ni non plus celle de ses propres congénères androïdes, qui n’ont rien à faire de lui. Plus intéressé par sa série télévisée Apogée et déclin de la Lune sanctuaire — en fait un soap de bas étage —, notre androïde mi-biologique mi-machine finit tout de même par se prendre d’amitié pour le Dr Mensah. Son interaction avec les autres humains, ainsi que sa volonté increvable de vouloir décider par lui-même, rendent AssaSynth absolument délicieux à suivre. Martha Wells, non content d’avoir trouvé là un personnage principal prometteur et attachant, construit en arrière-plan un univers ultra-connecté où les aspects humains les plus vils n’ont pas disparu, bien au contraire. Efficace dans ses scènes d’actions comme dans son humour et son message politique, Défaillances systèmes se dévore à toute vitesse. Même si l’on se demande bien ce que nous réserve la suite de la série (et comment elle pourra éviter la répétition), ce premier opus laisse au final une excellente impression qui ravira tous les fans de SF désireux de ne pas sacrifier la qualité sur l’autel du divertissement pur et dur.

Sur Mars

Paru une première fois aux défuntes éditions Nicolas Chaudun, Sur Mars – récit de voyage en terre rouge a bénéficié d’une réédition amendée chez « l’agence de voyage littéraire » 1115 en ce mois de mars (forcément). Le titre de ce court roman indique bien le projet : raconter l’aventure de la première expédition humaine en direction de Mars. En mai 2025, profitant d’une fenêtre de tir adéquate, ils sont six, deux femmes et quatre hommes, d’une quarantaine d’années ou plus, issus de diverses nationalités — on ne saura pas lesquelles, l’intérêt est ailleurs —, à quitter la planète bleue pour notre rouge voisine. Leur mission sur place : préparer les suivantes, en vue d’une colonisation ultérieure. Le narrateur, anonyme, tient un journal ; cette expédition est pour lui une manière de rendre hommage à son père, graveur. Et s’il ne trouve pas de vie martienne, peut-être y rencontrera-t-il tout de même l’amour.

En une petite centaine de pages, ponctuées par des photographies aériennes de la surface martienne, Arnauld Pontier nous raconte cette aventure humaine et scientifique, très référencée — que ce soit du côté des œuvres inspirées par Mars (pensez Bradbury, Burroughs et les autres) ou des découvertes apportées par les sondes arpentant sa surface. Les descriptions détaillées de la planète rouge — pour ainsi dire, on y est — sont le point fort de l’ouvrage. Sous cet aspect-là, l’immersion est réussie. Néanmoins, on sait que l’atmosphère martienne est pour le moins ténue, et cette novella pâtit justement d’un léger manque de souffle qui lui empêche d’emporter totalement l’adhésion.

Plop

Futur distant et boueux. La civilisation n’est plus ce qu’elle était : ce qu’il reste de l’humanité est retombé dans la barbarie. Çà et là, dans la Plaine, cette zone morne dont les seuls reliefs sont des tas d’ordures, où il pleut en permanence, où errent rats et cochons en goguette, vivotent des Groupes.

Parce que ça a fait « plop » quand son corps a été éjecté du ventre maternel, droit vers la boue, on l’a appelé Plop. Pas grand monde n’aime Plop, mais celui-ci le rend bien au monde. Plus malin que ses congénères, il va gravir les échelons de sa tribu jusqu’à la dominer. Mais plus on est haut, plus dure est la chute, même dans la boue…

Étonnant roman que Plop, paru en 2011 aux excellentes éditions de l’Arbre Vengeur et que Folio « SF » a eu la bonne idée de rééditer. Premier des trois romans que son auteur, l’écrivain argentin Rafael Pinedo, a écrit avant de décéder en 2006, Plop ne fait pas dans le propret ou le sentimental.

Phrases brèves, paragraphes concis, chapitres courts : la prose de Plop est sèche et brutale. Voilà pour la forme. Sur le fond, le roman présente une humanité en phase terminale, survivant tant bien que mal (surtout mal) dans un environnement détruit et hostile. Les rapports humains au sein du Groupe se réduisent à l’utilitaire, chacun étant réparti dans différentes Brigades qui assurent une espérance de vie brève ou moins brève. On ne gâche pas les cadavres avec une mise en terre. On s’adonne parfois au sexe — qu’importent l’âge et la nature du partenaire. Ici, pas de morale, juste des tabous idiots, comme celui de ne pas montrer l’intérieur de sa bouche. Ne riez pas.

Post-apocalyptique aussi noir que clinique, bref et éprouvant, Plop ne laisse pas indifférent. Dans ce portrait vitriolé d’une humanité déshumanisée, tout est sale, et l’on ressort de la lecture avec un goût amer dans la bouche — celui d’une boue polluée.

Infestation

[Critique commune à Infestation et Destruction.]

Dans notre précédente livraison estivale, nous vous évoquions Éclosion, le premier volet de la trilogie arachnophobe d’Ezekiel Boone. Si vous ne l’avez pas lu et comptez le lire, ou bien si les araignées vous mettent mal à l’aise, passez d’emblée à la critique suivante.

Rappel des événements : de par le monde, des hordes d’araignées ont surgi, boulottant tout sur leur passage — y compris les humains. À la fin du roman, elles mouraient toutes subitement. La fin du cauchemar ? Non, plutôt un bref répit avant la deuxième vague. Roman polyphonique mené tambour battant, Éclosion s’avérait diablement efficace à défaut d’être original. Quid des suites ?

Dans Infestation, l’humanité panse ses plaies en sachant que le pire reste à venir. De partout, des cocons géants se préparent à éclore pour libérer une engeance à huit pattes, pire que la vorace première vague. Car ces nouvelles araignées, au dos marqué d’une bande rouge, sont organisées et semblent préparer la venue de quelque chose d’autre. Aux USA, la guerre contre ces bestioles est bien mal engagée, et la présidente Stephanie Pilgrim devra se résoudre à des choix radicaux si elle veut sauver ce qui peut l’être. À moins que Shotgun, ingénieur survivaliste planqué dans son bunker perso avec quelques amis, parvienne à mettre au point un moyen de défaire les araignées. Si l’action est moins frénétique dans ce deuxième volume, la tension rampante se fait palpable… Chapitres courts, style plaçant le lecteur au plus près d’une galerie de héros comme d’anti-héros, brossés avec efficacité — qu’il s’agisse de personnages récurrents ou points de vue d’un seul chapitre —, le roman se dévore (ha). Dommage que les promesses ne soient pas vraiment tenues dans Destruction. Pourtant, ce dernier volet commence bien avec un suspense maximal et des protagonistes en situation délicate — les uns aux prises avec des araignées, les autres avec des congénères humains aux vues diamétralement opposées sur les solutions à apporter. Néanmoins, la fin apparaît quelque peu bâclée au profit d’un final et d’un happy end expéditifs. Dommage.

Bref, en matière de roman catastrophe, la trilogie d’Ezekiel Boone constitue un divertissement efficace à défaut d’inoubliable.

Les Furtifs

À moins d’avoir vécu sur une autre planète ces quinze dernières années, difficile d’être passé à côté du phénomène Alain Damasio. Rappelez-vous : son deuxième roman, La Horde du contrevent, a constitué en 2004 l’acte de naissance de La Volte, maison d’édition spécialisée atypique et attachante. Roman hors-norme, épopée philosophique, La Horde a rencontré un succès aussi improbable que réjouissant, pas démenti par le passage des ans. Et ensuite ? Eh bien, pas grand-chose. La réédition en 2007 de La Zone du dehors, premier roman de Damasio ; la publication en 2012 de Aucun souvenir assez solide, recueil de nouvelles ; la rumeur, tenace et régulière, de la parution prochaine des Furtifs, et des interventions régulières de l’auteur, ici, là, un peu partout, en fait, fustigeant la société de surveillance qui est la nôtre, et prônant la furtivité.

Les Furtifs, donc. Si le tract politique déguisé en roman qu’est La Zone du dehors vous a donné envie de voter à droite, si les jeux de mots et la mystique aérienne de La Horde du contrevent vous ont saoulé, ce troisième roman d’Alain Damasio n’est pas pour vous. Si vous lisez, rêvez et vivez Damasio, cette critique ne vous apprendra rien. Pour les autres…

Bienvenue en 2041, dans le sud de la France, dans un monde où l’on vit dans une surveillance constante et censément bienveillante, où les marques et les entreprises ont pris le pas sur les États — il n’y plus de gouvernement mais une gouvernance. Bref, pour ceux qui connaissent, on se situe vingt ans avant l’univers étouffant du Bonheur™ de Jean Baret (le Bélial’). Une nouvelle espèce animale a été découverte : les furtifs. Ceux-ci échappent tant et si bien à l’étude qu’une section militaire, le Récif, a été créée pour l’occasion. Persuadé que la disparition inexpliquée de sa fille Tishka, deux ans plus tôt, entretient un lien avec les furtifs, Lorca Varèse rejoint le Récif et ses membres hauts en couleur — Aguëro la forte tête, Saskia l’intellectuelle à l’ouïe fine, Arfet le geek rigide… Les tribulations de Lorca vont l’amener à se rapprocher de son épouse, Sahar, et à amener le Récif à se rendre là où les furtifs se cachent, loin des caméras de surveillance, du côté des franges de la société, parmi les alternatifs, les zadistes, les décroissants et les chevelus de tous crins. Un parcours qui ne sera pas sans effet sur les membres du Récif, au point de menacer l’ordre établi.

Difficile d’éviter les comparaisons avec les romans précédents de Damasio, dont Les Furtifs semble former la synthèse. La charge politique de La Zone du Dehors reste présente, ici davantage ancrée dans l’actualité, façon « Zadpunk ». De La Horde, Damasio garde la structure chorale, quoique avec un casting réduit, plus concentré et plus humain (le personnage de Lorca en particulier, père éploré). Les jeux typographiques sont toujours là : accents, points suscrits ou souscrits, brèves, tout ce que l’alphabet latin compte de signes diacritiques est convoqué pour des interventions ciblées qui, à un point du récit, trouvent leur justification. Tout pour plaire ? Presque.

Plusieurs défauts plombent Les Furtifs : une longueur excessive, un horizon d’attente qui s’atténue vite, un méchant de pacotille parce qu’il faut bien un vilain dans l’affaire, une gouaille agaçante (Toinou Tout-fou et son argot gitan), et une verve tournant parfois à vide. Néanmoins, le texte brille aussi par son énergie, par son mélange des genres, et certains passages restent marquants (le test d’entrée de Lorca, la bibliothèque furtive, la bataille de Porquerolles). Par son optimisme aussi : la doxa capitaliste et libérale qui met à mal notre société n’est pas une fatalité, il reste possible de se réinventer dans les marges. Damasio demeure fidèle à lui-même et aux principes établis dans ses précédents romans — le mouvement permanent, la vitalité.

En somme, Les Furtifs laisse un sentiment ambivalent : tour à tour brillant et vain, ambitieux et généreux jusqu’au trop-plein, donnant souvent l’impression d’énoncer l’évidence ou d’être un manuel pour révolutionnaires en culottes courtes, le roman ne s’adresse sûrement pas aux amateurs purs et durs de science-fiction. Mais si son succès annoncé (on parle de près de 100 000 exemplaires, tout de même…) permet à La Volte de publier d’autres livres barrés, et aux littératures de l’Imaginaire de toucher d’autres lecteurs, après tout, qui s’en plaindra ?

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