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Les critiques de Bifrost

Aucun souvenir assez solide

Aucun souvenir assez solide

Alain DAMASIO
LA VOLTE
256pp - 18,00 €

Bifrost n° 68

Critique parue en octobre 2012 dans Bifrost n° 68

Ce que l’on ne risque pas de reprocher à Alain Damasio, c’est bien son immense maîtrise de la langue française. On comprend parfaitement que le lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2005 pour La Horde du Contrevent choisisse d’écrire peu, mais magnifiquement. Le travail linguistique de chacune des dix nouvelles qui composent le recueil Aucun souvenir assez solide en donne un parfait exemple.

En revanche, si l’on voulait chipoter, on oserait dire que cette maîtrise de la langue et du néologisme — toujours très bien vu au demeurant — se révèle parfois envahissante dans l’écriture. Trop de mots tuent le mot, souvent, tout comme un style trop ampoulé fini par tuer ledit style, et avec le fond du texte.

Et pourtant j’aime les chats, Marseille et la Perspective Nevski, entre autres.

Sur le susdit fond, il y aura toujours deux écoles : « Je suis en faveur d’un monde qui devient virtuel, je vis avec Twitter, Facebook, MSN, mon Iphone, mon Ipad, et mon blog-où-je-raconte-ma-vie-et-où-j’ai-plein-d’amis » ; ou alors : « Je suis pour défendre les droits du bar PMU pour y prendre mon café le matin en refaisant le monde avec mes potes. » Le parti pris de Damasio est clair : Internet, et tout ce que cela recouvre, tue les vraies relations humaines. D’ailleurs, toute la technologie aussi. Et le modernisme. On soupçonne même votre cafetière de comploter en vue de détruire vos relations sociales. En gros, si Omo lave plus blanc que blanc, Damasio écrit plus noir que noir, et assume cette posture de façon presque caricaturale.

Ce choix semble regrettable, car les textes tombent rapidement dans un extrémisme qui ne fait nullement justice au talent de l’auteur. « C@ptch@ » par exemple, quatrième texte du recueil, donne l’impression que le narrateur s’écoute écrire, se noie dans les fines-ses linguistiques, mais en perd son but, et son lecteur. C’est beau comme un sonnet de Mallarmé, auquel les allusions sont récurrentes, mais on ne construit pas une nouvelle comme un poème, sauf à imaginer que l’on peut subir 250 pages de « Coup de Dés ». Le problème se pose à nouveau pour « Une stupéfiante salve d’escarbilles de houille écarlate », qui confine à l’illisible, si ce n’est pas tout simplement une private joke avec soi-même pour l’auteur. Les mangamaniacs ne pourront s’empêcher de sourire en lisant « J’appelle le Pégase » (merci Seiya, tu peux disposer…). En revanche, inutile de connaître la culture japonaise pour rester consterné devant « Sam va mieux », davantage pour le jeu de mot digne de l’Almanach Vermot plus que pour la nouvelle, s’entend.

Au fil des textes, on alterne entre admiration béate devant une écriture et des trouvailles linguistiques parfois stupéfiantes, toutes révélatrices d’un travail approfondi de construction — un petit amour pour Pérec, parfois ? —, et l’exaspération devant une mise en exergue outrée des changements socioculturels qui, si elle est compréhensible, ne justifie pas un tel radicalisme. On peut avoir une connexion ADSL et des amis en chair et en os. Parfois même, avec une connexion ADSL, vous avez des amis qui vous aident. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.

En laissant de côté l’aspect militant, et pour ne s’attacher qu’à la forme, j’oserais dire que les textes gagneraient à être plus courts, à la vue de leur perfection linguistique. Je rêverais de lire « So phare away » dans une forme proche du haïku, d’un sonnet, ou d’un rondel, en hommage au torturé El Levir, auteur maudit de la septième nouvelle (un chiffre saint ou un hasard ?). Je ne doute d’ailleurs nullement qu’Alain Damasio en soit capable.

En résumé, un recueil à lire comme une merveille d’écriture, page après page, mais sans doute plus pour sa forme que pour les idées qu’il défend, bien trop simplistes, paradoxalement, pour un tel niveau rédactionnel.

Dernière note : si vous voulez une analyse parfaitement érudite des nouvelles, vous disposerez de vingt pages en fin de recueil, tout à fait bienséantes, riches de citations philosophiques et conférencesques, qui vous diront combien l’ouvrage est la quintessence de toute réflexion profonde et vitale. Mais personnellement, je n’ai aucun souvenir assez solide du recueil pour en faire une Bible. Aucun lecteur n’a à mon sens besoin qu’on lui explique que ce qu’il vient de lire est génial et hautement philosophique. C’est là que l’on se félicite que Mallarmé ait toujours pris ses œuvres avec beaucoup de désinvolture, non ?

Sylvie BURIGANA

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