Connexion

Actualités

IGH

« Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien, le Dr Robert Laing réfléchit aux événements insolites qui s’étaient déroulés à l’intérieur de la gigantesque tour d’habitation au cours des trois derniers mois. Maintenant que les choses avaient repris leur cours normal, il constatait avec surprise l’absence d’un début manifeste, d’un seuil précis au-delà duquel leurs existences avaient pénétré dans une dimension nettement plus inquiétante. »

Les premières lignes d’I.G.H. (pour Immeuble à Grande Hauteur) affirment le désastre : ne reste à en connaître que sa mécanique, son architecture. Anthony Royal, concepteur de l’immeuble perché dans son appartement en terrasse, Richard Wilder, ancien rugbyman professionnel et producteur de télévision désireux de réaliser un documentaire sur la tour, et Robert Laing, nouveau titulaire de la chaire de physiologie de la faculté de médecine, détaché et rationnel, en sont les témoins et acteurs privilégiés.

Cependant, le personnage principal d’I.G.H. est l’immeuble lui-même : une véritable petite ville, avec piscine et supermarché, un environnement conçu moins pour être habité que pour organiser « l’absence de l’homme », qui atteint sa masse critique de mille appartements occupés et se transforme ainsi en cul-de-sac vertical, espace confiné où va se déchaîner la violence. L’homogénéité sociale relative de ses habitants se fissure, laisse place à une guerre des clans entre bourgeoisie des hauteurs et classe moyenne supérieure des étages bas, dégénère en guerre, domestique plus que civile — guérilla des cages d’escalier et des vide-ordures — jusqu’à ce qu’il ne reste que des individus sauvages, retournés à un état de nature artificiel où règne la guerre de tous contre tous.

L’ascension de Robert Laing décrit ainsi l’accomplissement du désastre : comme souvent chez Ballard, le protagoniste principal va lentement se rendre aux raisons de la situation, oublier tout sentiment d’étrangeté, toute velléité moralisatrice, pour s’identifier pleinement à son processus. Mais, si les lentes apocalypses s’appuyaient sur une transformation radicale des conditions de vie, de l’écologie de ses personnages, venue de l’extérieur, si dans Crash ! et L’Ile de béton, la rupture avec la normalité nécessitait encore un événement qui vienne rompre sans retour possible le cours normal des choses, I.G.H. préfigure le Ballard de Super-Cannes ou Millenium People : ici, le paysage technologique, la structure sociale abstraite qu’il décrit et construit, permettent seuls l’irruption de la catastrophe — la façon même dont nous avons façonné notre présent reconfigure notre « espace intérieur », qu’il soit lui-même la forme imprimée inconsciemment, la condition de possibilité de cette architecture du désastre ou sa conséquence, l’expression de nos pulsions latentes.

Ballard nous rappelle ainsi que si vivre ensemble se réduit souvent à cohabiter, immunisés aux autres par des dispositifs de sécurité omniprésents, ces moyens de nous tenir en respect contiennent les prémisses de leur propre destruction — il cartographie les instincts tapis sous le ronronnement de nos sociétés pacifiées et policées : I.G.H., trente-cinq ans après sa publication, nous est toujours intimement contemporain.

Vermilion Sands

Publié pour la première fois en 1971 en Angleterre, chez J. Cape, et traduit en 1975 aux éditions Opta, dans la collection « Nébula » (avec une nouvelle de moins, « Les Statues qui chantent », que dans l’édition anglaise), Vermilion Sands est le onzième recueil de Ballard, et peut-être son plus célèbre. Il rassemble des textes publiés durant les années soixante, centrés sur un lieu, une station balnéaire imaginaire qui sert de refuge à une population hétéroclite d’artistes plus ou moins abîmés, de starlettes réfugiées dans l’oubli en compagnie de leurs avocats ou agents, et de toute la faune de marginaux qui les entoure habituellement. C’est, au sens premier, la plage terminale de l’œuvre de Ballard où les individus viennent rassembler les débris de leur existence ou au contraire les éparpiller, dans « la période bénie d’avant la Récession », comme le dit lui-même l’auteur dans sa préface à l’édition originale.

Chacune des neuf histoires qui composent ce recueil est centrée sur une invention artistique originale : fleurs chantantes, sculptures de nuages, maisons psychosensibles qui s’imprègnent de l’esprit de leurs propriétaires successifs, machines à poésie… Le travail d’invention baroque est constant, mais il constitue rarement le moteur de l’action. Dès le départ, les personnages sont enfermés dans un piège, qu’il soit géographique (personne ne sort de Vermilion Sands, c’est un angle mort du paysage), psychologique (la maison des « Mille rêves de Stellavista ») ou affectif (les héroïnes séductrices, femmes fatales aux noms prédestinés — Leonora Chanel, Lunora Goalen, Jane Ciraclydes —, qui attirent leurs proies dans des toiles d’araignée de poésie ou les précipitent sous les aiguillons des raies des sables). La façon dont le narrateur, systématiquement masculin, réagit au piège pour s’y abandonner ou en sortir varie d’un texte à l’autre ; le tout constitue une cartographie ballardienne de la psyché féminine, moins ouvertement érotique que Crash !, mais tout aussi troublante.

La station balnéaire Vermilion Sands en tant que telle est un endroit emblématique, où la léthargie est devenue un mode de vie, où chaque histoire tend vers la stase terminale d’un paysage de Dali. C’est un décor mou et reconfigurable, mais qui demeure infiniment résilient — les plages se reconstituent à chaque marée. Plus tard, Ballard parlera de sa vision du monde comme une immense banlieue où l’ennui est la force dominante, et dans ses derniers romans, comme La Face cachée du soleil ou Super-Cannes, les lieux géométriques et bétonnés brisent les élans des humains qui s’y enferment. Dans Vermilion Sands, au contraire, les contraires se juxtaposent avec indifférence, l’architecture des lieux n’est que le reflet des cerveaux qui les hantent. Ballard évoque un futur proche où le travail n’est plus qu’un jeu et le jeu la seule occupation sérieuse, voire obsessionnelle.

Ce n’est pas seulement l’omniprésence du lieu qui donne son unité au recueil, mais également le style qui est précieux, baroque, naïvement surchargé, avec un travail particulièrement approfondi sur les descriptions symboliques, en écho de l’inconscient des personnages. « Dans l’obscurité, les vagabonds de la plage se tenaient à la ligne des marées, écoutant la musique qui parvenait jusqu’à eux, portée par les vagues thermiques. Ma torche éclairait les bouteilles cassées et les fioles hypodermiques à leurs pieds. Portant leurs bigarrures mortes, ils attendaient dans l’air terne comme des clowns flétris… » (« Dites au revoir au vent »). Même si elles ont été écrites sur une période de dix ans, même si entre temps Ballard a publié les fragments au scalpel qui forment La Foire aux atrocités, il existe une unité de style et de structure dans ce recueil qui n’a pas d’équivalent dans son œuvre.

Tout Ballard est déjà dans Vermilion Sands — le monde comme banlieue, les mythologies ordinaires à la Barthes réifiées en inventions dérisoires, la sexualité trouble qui s’exprime à travers les objets symboliques du quotidien, comme si les corps demeuraient insuffisants pour exprimer l’ensemble des fonctions fantasmatiques du cerveau. Si un écrivain se définit par les marges et les frontières de son territoire intérieur, la force de Ballard a été de revenir sans cesse explorer ses propres sables mouvants pour en arracher une poignée de chefs-d’œuvre.

La Foire aux atrocités

Dans un article paru en 1962 dans le magazine New Worlds, Ballard souhaitait « que la S-F devienne abstraite et cool et invente des situations et contextes nouveaux qui illustrent obliquement ses thèmes. Par exemple, au lieu qu’on fasse du temps une sorte de super toboggan de fête foraine, l’utiliser pour ce qu’il est — l’une des perspectives de la personnalité —, et pour l’élaboration de concepts comme ceux de zone temporelle, de temps profond et de temps archéo-physique. Voir plus d’idées psycholittéraires, plus de concepts métabiologiques et métachimiques, de système temporels privés, de psychologies et d’espaces-temps synthétiques, plus de ces demi-mondes ténébreux qu’on peut entrevoir dans la peinture des schizophrènes, le tout baignant dans la poésie et les fantasmes spéculatifs de la science. »

Un souhait que l’auteur concrétise en 1966 en publiant « Toi, moi et le continuum », le premier texte de ce qui allait devenir en 1970 Atrocity Exhibition, l’ouvrage le plus marquant de la new wave anglaise.

Dans la préface à l’édition américaine de 1990, William Burroughs explique que dans Atrocity Exhibition, « la ligne de démarcation entre les paysages intérieurs et les paysages extérieurs s’estompe. Des bouleversements peuvent résulter de convulsions sismiques à l’intérieur même de l’esprit humain. Tout l’univers stochastique de l’âge industriel s’effondre en fragments cryptiques. »

Mais en disant cela, ne parle-t-il pas aussi de ses propres textes, Le Festin nu, et surtout la Trilogie ? Comme si en publiant au début des années soixante La Machine molle, Le Ticket qui explosa et Nova express, Burroughs avait honoré les souhaits de J. G. Ballard. Et lorsqu’il dit, à propos de la Trilogie : « dans cette œuvre je tente de créer une nouvelle mythologie pour l’ère spatiale. J’ai l’impression que les vieilles mythologies sont définitivement brisées et ne sont pas adaptées au temps présent », n’évoque-t-il pas également Atrocity Exhibition ?

Les propos de Marshall McLuhan intensifient encore ce jeu de miroir entre les deux écrivains : « Burroughs tente de reproduire en prose ce dont nous nous accommodons chaque jour comme un aspect banal de la vie à l’âge de l’électronique. Si la vie collective doit être rendue sur le papier, il faut employer la méthode de la non histoire discontinue », méthode qui s’applique également au Ballard d’Atrocity Exhibition, premier et peut-être seul non roman discontinu de l’histoire de la S-F.

C’est en 1959 que Burroughs lance son « laboratoire expérimental » en publiant Le Festin Nu, mais il ne devance pas pour autant J. G. Ballard dont les premières tentatives de fiction expérimentale remontent à 1958, date à laquelle il inventa un roman entièrement conçu pour des panneaux d’affichage intitulé Projet pour un Nouveau Roman, avec un texte en partie illisible d’où ne se détachent que les titres et quelques observations, et dans lequel apparaissent déjà Xero, Coma et Kline, futurs personnages emblématiques d’Atrocity Exhibition.

De nombreuses lignes de forces lient donc ces deux auteurs qui, dès la fin des années cinquante, veulent éviter le langage et le côté formel de l’écriture classique étrangère à tout réalisme, toute systématisation assujettie au conformisme, à la routine, à la duplication. Mais là où Burroughs se sert de la S-F pour aller le plus loin possible dans l’expérimentation en utilisant tous les instruments lui permettant de « dépasser les limites de la page imprimée » — cut-up, permutations, épissures, montage cinématographique —, Ballard part de la S-F et essaye de transformer, radicaliser le genre en le poussant dans ses extrêmes limites.

Malgré son ardent désir de fiction expérimentale, Ballard s’est toujours considéré comme un « auteur à l’ancienne » et n’a jamais totalement dynamité la syntaxe comme ont pu le faire James Joyce, Raymond Roussel ou William Burroughs. Pour lui, la technique ne doit pas devenir le vrai sujet du roman et ne jamais reléguer l’émotion au vestiaire. Ainsi, dans la préface à l’édition anglaise de 2001, il donne la recette pour lire Atrocity Exhibition, roman mosaïque à la structure narrative peut-être déconcertante mais qu’il juge plus simple qu’il n’y paraît au premier regard : « contentez-vous de tourner les pages jusqu’à ce qu’un chapitre retienne votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous y semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger. A ce moment, vous lirez enfin ce livre exactement comme il a été écrit. »

Et Bill Burroughs de conclure : « Grossir l’image jusqu’au point où elle en devient indistincte constitue la tonalité fondamentale de La Foire aux atrocités. (…) Et comme les gens sont faits d’images, nous avons affaire à un livre littéralement explosif. »

Crash !

[Lire également l'avis de Cid Vicious dans le Bifrost n°33.]

La Forêt de Cristal

Dernier opus du Quatuor apocalyptique, La Forêt de cristal est sans doute le plus beau. Même figures archétypales, même système symbolique avec son propre champ lexical obsessionnel, même désir ardent — du personnage, du lecteur — de s’abandonner à ce paysage hors du temps, de se fondre dans le tableau pour y retrouver une édénique sérénité.

Médecin dans une léproserie à Fort Isabelle, le Dr Sanders se rend à Port Matarre, ville-purgatoire sans attrait obombrée par les eaux noires du fleuve et par la jungle — d’une « obscurité aurorale » semblable à celle de L’Ile des morts de Böcklin —, à la recherche d’un couple de collègues, Max et Suzanne Clair — son ex-maîtresse —, dont il est sans nouvelles depuis cette lettre décrivant la forêt autour de la clinique comme une somptueuse demeure de pierres précieuses. Comme ses compagnons d’exil — un prêtre apostat, une journaliste française, un dandy décadent et le directeur d’une mine de diamants —, Sanders va être confronté au plus extraordinaire phénomène qui soit : la forêt camerounaise se cristallise, littéralement, faisant d’une simple feuille d’arbre, ou d’un reptile, une véritable œuvre d’art. Et la cristallisation — qui ne tue pas les êtres mais les fige — s’étend de toutes parts, sans épargner les animaux… ou les êtres humains qui la contemplent, extatiques.

Ce ne sont pas les péripéties, et au premier chef les scènes d’action en elles-mêmes, que nous retiendrons de La Forêt de cristal — roman d’une lenteur minérale —, mais l’atmosphère merveilleusement crépusculaire de la forêt, où le temps fuyant fausse les perceptions et confère à toute chose, à tout événement, la puissance évocatrice des rêves. L’auteur fournit bien une explication scientifique du phénomène, mais celle-ci vaut moins pour sa vraisemblance que pour ce qu’elle suggère : le temps, littéralement, fuit. Ainsi le « vrai » monde, le seul qui importe à Sanders une fois l’équilibre rompu (de l’équinoxe à l’illumination), sera celui du cristal, ce paysage « hors du temps », ou plutôt au temps étiré à l’infini, où sans doute demeure Suzanne Clair, telle une icône immortelle qu’il n’aura de cesse de rejoindre — pour y jouir de l’ultime transfiguration.

Sècheresse

Après le vent et la canicule, la sécheresse. La pollution industrielle est devenue telle qu’une couche solide et huileuse recouvre intégralement les océans et empêche leur évaporation. Depuis dix ans, il ne pleut plus. Rendues aveuglantes par la lumière omniprésente, calcinées par le soleil brûlant, les terres désertiques sont jonchées de cadavres d’animaux et de carcasses de voitures ou de navires ensablés. La poussière s’accumule et s’infiltre partout. Les populations assoiffées se massent vers les côtes et les plages de sel, scrutant le ciel flou chauffé au fer blanc dans l’espoir d’y voir enfin se former un nuage. Attendre, observer : voilà ce que fait aussi le docteur Charles Ransom sur les rives d’un lac asséché non loin de Mount Royal, où le manque d’eau potable répand un vent de folie sur les communautés de pêcheurs. Et bientôt Ransom, accompagné d’un jeune homme et d’une zoologiste, est lui aussi forcé de quitter Hamilton en flammes et de rejoindre la côte.

Comme Kerans dans Le Monde englouti, et comme, plus tard, Sanders dans La Forêt de cristal, Ransom et les autres habitants de Hamilton se complaisent dans la catastrophe, totalement apathiques. Sécheresse donne l’impression d’un univers déjà mort, immobile, « archipel vidé de son temps » où les hommes et les dunes se meuvent au ralenti, telles les figures étranges du tableau de Tanguy, Jours de lenteur, auquel le roman rend d’ailleurs hommage. La lenteur monotone qui caractérise le quatuor est donc ici à son apogée et, en même temps que les terres vaines et arides du docteur Ransom, c’est le roman lui-même qui s’assèche peu à peu, jusqu’à s’éteindre, sans que le révérend Johnstone, pathétique figure shakespearienne, n’y puisse rien. Sans doute l’origine trivialement humaine du désastre, et l’atterrant spectacle de la vie agonisante, empêchent-ils Sécheresse de se hisser au niveau du Monde englouti et de La Forêt de cristal, dont l’exotisme radical et la promesse d’un nouveau jardin d’Eden sont ici absents.

Le Monde englouti

Deuxième essai, premier coup de maître. Comme dans Le Vent de nulle part, une modification climatique majeure — tempêtes solaires, grandes chaleurs, montées des eaux — bouleverse les modes de vie. Cette fois, c’est l’eau — infestée d’alligators — qui recouvre les terres — où rampent les basilics —, soumises au climat tropical. Ballard excelle à nous faire voir, et sentir, ces lagons écrasés de chaleur, cette moiteur, cette flore gigantesque, ce contraste entre la civilisation déchue et la luxuriante végétation, cette Europe d’après la pluie humide, brûlante et surréaliste.

Kerans, biologiste, est censé étudier les nouvelles formes de vie qui se développent dans ces conditions particulières, mais ni l’auteur, ni, selon toute vraisemblance, le personnage, ne s’intéressent à une vie qu’ils savent transitoire, simple zone de transit temporel vers un environnement « radicalement nouveau, doté de ses propres paysages et logique internes, où les anciens modes de pensée ne constitueraient aucun fardeau ». Si dans Le Vent de nulle part ceux qui ne luttaient pas pour leur survie se jetaient littéralement dans le vide, Kerans, lui, guère préoccupé de rejoindre le nord salvateur aux températures plus clémentes, s’adapte avec la langueur des rêves à ce retour à l’ère triassique, au règne des reptiles. Le regard tourné vers le sud surchauffé, vers les « berges perdues mais à jamais tentantes du paradis amniotique », Kerans remonte le fleuve génétique de la forêt fantasmagorique, en quête du soleil archaïque qui pulse dans son crâne, comme Marlow remontait le Mékong dans Au cœur des ténèbres. Il y rencontre même un faux Kurtz, le flibustier dandy nommé Strangman, l’homme aux alligators. Mais le visionnaire, ici, l’homme qui se laisse engloutir par la jungle primitive et sauvage, c’est Kerans, dont la folie terminale confère au roman une puissance onirique et hallucinatoire que seule La Forêt de cristal saura égaler.

Le Vent de Nulle Part

« Au début, il y eut la poussière ». Maitland, chercheur en génétique microbienne, assiste aux prémices de la catastrophe : des vents dont la vitesse augmente chaque jour de huit km/h balayent la surface de la Terre sans faiblir. Les avions sont cloués au sol, le Queen Mary s’est échoué non loin de Cherbourg, et les tours TV se sont écroulées comme de vulgaires châteaux de cartes. La poussière, c’est celle des reliefs littéralement arasés par ce vent furieux d’origine inconnue. Poussière d’un monde terrassé par un simple désordre climatique, poussière de civilisations qui, hier encore, croyaient pouvoir asservir la nature à leur guise. Et tandis que les immeubles s’effondrent — spectacle grandiose que certains préfèrent contempler avant de disparaître —, tandis que l’humanité s’enterre tant bien que mal dans ses abris de fortune, le milliardaire Rex Hardoon érige une pyramide monstrueuse et ses infranchissables murailles, les Grandes Portes du Vent.

Ecrit en quelques semaines, le premier roman de J. G. Ballard — qui ne souhaitait plus entendre parler de cette « œuvre commerciale à cent pour cent » et s’opposait à sa réédition — est encore loin du niveau du Monde englouti et La Forêt de cristal, mais n’en déploie pas moins le même dispositif, à commencer par cette fameuse résignation des personnages, leitmotiv de toute son œuvre. Le Vent de nulle part est d’abord le récit d’un abandon, celui des hommes, qui se traduit par l’effacement de toute dynamique narrative : aucune acmé ici, aucun creux. Comme le vent lui-même, qui souffle sa mort brûlante sans discontinuer, le roman ne réserve ni ralentissement, ni accélération, seulement une inéluctable (et monotone) ascension vers la folie furieuse des huit cents km/h. Certains, comme Lanyon, trouvent les ressources pour se frayer un chemin dans cet enfer vers un avenir rien moins qu’incertain, mais la plupart, incrédules puis léthargiques, se contentent d’attendre que la mort vienne les saisir, comme l’ex-petite amie de Maitland, Susan, qui, fascinée, regarde les édifices tomber.

Rien que l'acier

Rien que l’acier se déroule dans un monde de fantasy classique mais dépourvu des clichés habituels. On n’y trouve aucun Seigneur Noir de l’Ombre de la Mort rêvant de conquérir le dernier bastion des justes hommes libres, mais des pays aux régimes politiques variés qui, à l’instar de la Reine Victoria, n’ont ni amis ni ennemis, seulement des intérêts. Comme sur notre bonne vieille Terre, cela suffit amplement à générer conflits, guerres commerciales, meurtres, corruptions, perversions et autres joyeusetés propres au genre humain. L’homme sera toujours un loup pour lui-même.

Le monde est en paix depuis dix ans, date de la fin d’une guerre violente qui a uni les hommes mais également les Kiriaths, peuple humanoïde technologiquement avancé, contre des reptiles semi-intelligents fuyant la destruction de leur habitat et qui, tels des nazis aquatiques, cherchaient un indispensable « Lebensraum ». Cette guerre a profondément marquée l’inconscient collectif et a provoqué le départ des Kiriaths vers d’autres dimensions.

L’humanité panse ses blessures tout en pleurant la disparition de ses mentors et se remet, lentement mais sûrement, à se diviser, oubliant l’union sacrée, pour reprendre ses querelles ancestrales là où les reptiles les avaient interrompues.

Mais les archi-ennemis des Kiriaths préparent leur retour à grands coups de magie aussi impressionnante que destructrice, comptant bien profiter du vide laissé pour reprendre possession de ce qu’ils estiment être leur légitime royaume.

Ce grand retour constitue la guerre épique dont cette trilogie narre le récit à travers les actions de trois héros aussi différents que sympathiques. On suit donc les aventures d’un vétéran, héros de la guerre contre les reptiles et homosexuel assumé, voir revendiqué, une Kiriath métisse et donc abandonnée par les siens lors de leur grande téléportation, et un nomade des steppes, lui aussi vétéran de la guerre et qui, tel un ancien du Vietnam, ne s’en est jamais tout à fait remis. Les trois personnages se sont connus pendant la guerre et, s’ils sont dispersés aux trois coins du monde au début du roman, ils se retrouvent bien évidemment à la fin pour lutter de conserve contre les envahisseurs interdimensionnels.

Classique et obéissant aux canons du genre, Rien que l’acier joue avec les clichés sans jamais tomber dans la caricature ni sacrifier à l’intérêt de l’intrigue. Ainsi les Kiriaths, race extrêmement évoluée qui s’avère constituée d’humains noirs, ou encore le héros homosexuel assumant ses orientations et en jouant — et l’auteur de nous gratifier de quelques scènes de sexe entre mâles virilités qui, sans atteindre le niveau d’un Michel Robert, n’en sont pas moins originales et crues.

Tout ceci agrémente plaisamment un récit d’une redoutable efficacité ponctué de rebondissements fort bien amenés et tout à fait crédibles. Qu’on y ajoute des descriptions de divinités pas vraiment catholiques, des scènes de combat efficaces et aussi « réalistes » que possible, sans oublier des dialogues enlevés, et nous voici avec un bon roman de fantasy.

Son seul défaut est d’ailleurs la modernité des dialogues, qui font parfois penser à des retranscriptions d’altercations de métro parisien, ce qui a tendance à gâcher l’ambiance. Certains passages en deviennent même irréalistes à force de vocabulaire et de tournures de phrases fleurant bon le 9-3. Si la version originale doit certainement être écrite de manière assez moderne, il semble évident que la traduction a grossi le trait et qu’elle est en grande partie responsable de ce décalage fâcheux. Intuition renforcée par les nombreuses erreurs grossières. Ainsi le terme « mariniers » (pour « marines » en VO ?) est à graver dans le marbre du monument à l’incompétence de traduction. On imagine Clint Eastwood dans le Maître de guerre hurlant à ses soldats : « En avant, Mariniers ! ». Et pourquoi pas « A l’assaut, les marins pêcheurs ! » ?

Cette traduction constitue, avec le choix de la citation de la quatrième de couverture signée Abercrombie et l’illustration de couverture elle-même, les moins-values de la version française. Si The steel remains est un très bon roman de fantasy, Rien que l’acier en est une version un peu saccagée et pas à la hauteur de l’original. Dommage pour Richard Morgan, qui aurait mérité d’être mieux traité.

La Dernière Flèche

Alors que le film de Ridley Scott avec Russell Crowe sort sur les écrans, Jérôme Noirez nous livre sa vision de Robin des Bois. Dans ce roman, le seigneur de Loxley, qui élève seul sa fille Diane depuis le décès de Marianne, décide de se rendre à Londres pour s’occuper de ses affaires, mais aussi pour changer les idées de Diane. Celle-ci est en effet en pleine crise d’adolescence, rebelle à l’autorité parentale, et ceci d’autant plus que son père n’est selon elle guère conforme à sa légende. Elle envisage avec horreur d’aller à Londres, même si Will l’écarlate les reçoit avec bonheur. Toutefois, la ville bruyante et malodorante va vite devenir un terrain de jeux pour la jeune fille, confrontée à une menace démoniaque qui pèse sur la ville. Diane saura-t-elle déjouer le complot ? Parviendra-t-elle à gagner la confiance du prince des mendiants, et à redorer le blason des compagnons de Sherwood, qui, à des degrés divers, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ?

C’est à une passionnante relecture du mythe de Robin des Bois que nous convie ici Jérôme Noirez. On pourrait trouver facile le procédé de prendre pour protagoniste la fille du légendaire personnage, mais force est de constater que ça fonctionne. Cela tient tout d’abord au décor : le Londres du XIIIe siècle est ici particulièrement crédible. Jérôme Noirez sait utiliser le détail qui sonne juste, comme par exemple les instruments de musique de l’époque — rappelons à ce titre que l’auteur est spécialiste de la musique médiévale. Les personnages sont également bien campés, tous crédibles, même s’ils n’ont qu’une petite partition à jouer ; mention spéciale au shérif de Nottingham, remarquablement bien travaillé.

Le roman est rythmé en diable, ne mollit jamais, et fait la part belle aux actes héroïques, dans la plus pure tradition de Robin des Bois — il y a notamment un certain nombre de clins d’œil, comme par exemple la façon de pénétrer dans la demeure d’un des nantis (par les airs). Saupoudrez d’une bonne dose d’humour lié à la truculence des personnages, et vous comprendrez que ce livre se dévore d’une traite.

Mais il s’agit quand même d’un texte signé Jérôme Noirez. Et l’univers de l’auteur est pour le moins, comment dire… torturé. Aussi ne pouvait-il écrire une histoire à la Walt Disney : La Dernière flèche baigne dans une ambiance très sombre, voire maléfique. Ville bruyante, malodorante, Londres est aussi le théâtre d’actes violents, contre nature ; elle croule également sous la misère. Noirez ne se contente pas, au prétexte qu’il écrirait pour la jeunesse, d’en livrer une version édulcorée. Après tout, Londres au XIIIe siècle ne devait pas sentir la rose, loin de là. Au contraire, il nous met le nez dans la fange, afin que l’on s’imprègne des remugles de la pauvreté ou de l’âme humaine. Les légendes ne seraient pas ce qu’elles sont si elles ne côtoyaient la laideur, voire ne naissaient de cette dernière. En fait, si écriture pour jeunesse il y a, il faut moins la chercher du côté de la thématique que de la facilité de lecture, du fait d’une intrigue linéaire sans réelle surprise — une simplicité qui sert parfaitement le propos.

La thématique de La Dernière flèche, ce sont bien évidemment les légendes qui, selon la quatrième de couverture, « ne meurent jamais ». Robin des Bois n’est plus que l’ombre de lui-même ? Qu’importe, sa fille prendra le relais, et saura bâtir à son tour un mythe ; le roman se pare alors d’une bien belle réflexion sur la filiation, rendue encore plus difficile par la personnalité du père. Et l’adolescente rebelle, qui raisonne surtout en fonction de ses envies, va peu à peu s’ouvrir à son entourage et passer à l’âge adulte, même si cela ne se fera pas sans douleur — on aura rarement vu livre pour la jeunesse où les menstrues sont décrites aussi crûment.

Bref, à plus d’un titre, La Dernière flèche est un splendide roman, qui confirme si besoin était encore que Jérôme Noirez est un écrivain talentueux, capable de passer de la littérature adulte à celle pour la jeunesse sans trahir son propos. Et de s’approprier un mythe qu’on n’aurait pas nécessairement imaginé très soluble dans l’univers de l’auteur. Une bien belle réussite.

Le Filet d'Indra

Après quelques années d’absence, voici donc Juan Miguel Aguilera de retour dans nos librairies, et ce chez un nouvel éditeur : l’Atalante (qui succède au Diable Vauvert, chez qui l’auteur avait fait ses premiers pas par chez-nous).

Le Filet d’Indra commence plutôt bien, d’une manière qui n’est pas sans évoquer Stephen Baxter. Une géode de deux kilomètres de diamètre est découverte, enchâssée dans les granits du plateau laurentien, au Canada ; des roches de deux milliards d’années, parmi les plus vieilles de la croûte terrestre. Jim Conrad, colonel du renseignement scientifique des USA, recrute son ex-femme, Laura, une physicienne, ainsi que son assistant, Neko, génie de service. Et les voilà parti pour une base secrète perdue au beau milieu du Nunavut…

Les physiciens ne tardent pas à comprendre que la géode contient une singularité, un trou noir — tarte à la crème de la S-F actuelle. Ils mettent alors en garde le colonel sur le danger apocalyptique à ouvrir la géode : libérer la singularité, c’est courir le risque qu’elle gobe la Terre. Malheureusement, un changement politique menace le Canada, qui dès lors pourrait quitter l’OTAN. Or, il n’est pas question pour les Etats-Unis d’abandonner ce mystérieux artefact qui constitue une potentielle arme absolue. Jim Conrad reçoit l’ordre d’ouvrir la géode, mais un sabotage fout le bordel : toute la base se retrouve prisonnière d’un champ de force à l’intérieur duquel la température chute vers le zéro absolu. Traverser la singularité reste désormais l’unique échappatoire offerte au colonel et à son groupe… Ainsi arrive-t-on à la page 180 — presque la moitié du roman. Les survivants se voient projetés 230 millions d’années dans l’avenir. Les 100 pages suivantes manquent de rythme autant que de tension et laissent apparaître des failles dans l’intrigue — un long passage qui n’est pas sans rappeler la série télé Stargate, d’ailleurs citée dans le texte —, et ce jusqu’à ce que le groupe parvienne sur une terre tropicale peuplée d’étranges bestioles. L’une d’elles est blessée puis capturée, mais le spécimen se meurt et, ce faisant, libère un parasite à l’air bien méchant qui infecte aussitôt Neko. Ici est enfin révélée l’identité du traître ayant informé la presse canadienne, saboté l’ouverture de la géode et pratiqué quelques menus assassinats — révélation faite par Neko alors que tout ce petit monde se trouve aux mains de créatures qui n’auraient nullement déparé au Pays de la nuit de William Hope Hodgson, des monstres qui ont entraîné une partie des humains à travers la singularité jusqu’à leur lointaine époque où le soleil s’est transformé en géante rouge. Une révélation qui va en amener bien d’autres sur la géode, un certain parasite et le monde de la fin des temps…

Le Filet d’Indra trouvera sa place dans les bibliothèques de science-fiction au côté de La Pluie du siècle d’Alastair Reynolds, et surtout de Darwinia de Robert Charles Wilson pour la proximité thématique. La lecture est fluide, agréable, certes, mais on reste loin d’un chef-d’œuvre. Sans être rédhibitoire, trop d’éléments ne se justifient pas, ne s’expliquent pas, n’apportent rien, rallongent la sauce sans raison. Quoique plaisant, ce roman, construit à la va-comme-je-te-pousse, ne restera malheureusement qu’un second choix. N’est pas (le meilleur) Baxter qui veut.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug