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Le Maître du Haut Château

Trente années après sa mort, 2012 s’annonce comme l’année Philip K. Dick dans nos contrées, si l’on en croit l’argumentaire des éditions J’ai Lu… Pas moins de quatre omnibus regroupant ses romans de 1953 à 1969, quatre romans entièrement retraduits, un inédit (Gather yourselves together) et la fameuse exégèse de Dick, publiée par Jonathan Lethem, paraîtront entre 2012 et 2013. Une opération qui déteindra en littérature générale avec la réédition en poche des romans hors genre de l’auteur. Bref, si vous n’aimiez pas Dick, vous risquez de détester cette année, à moins que, succombant aux sirènes de la curiosité, vous ne tentiez un second essai.

En prélude à ce débarquement massif dans les librairies, J’ai Lu propose la réédition de Le Maître du Haut Château, seul prix Hugo de l’auteur. Un ouvrage pourvu d’une nouvelle traduction, d’une postface de Laurent Queyssi, avec en supplément les deux premiers chapitres de sa suite inachevée. De quoi réconcilier le lectorat avec ce roman que d’aucuns jugeaient ennuyeux, mais apparaissant ici métamorphosé par le travail de Michelle Charrier. Est-il utile de résumer l’intrigue d’un des romans les plus mémorables de Dick ? Peut-être…

Adonc, les Etats-Unis ont perdu la Seconde Guerre mondiale en 1948. Près de vingt ans plus tard, l’Allemagne occupe toujours la partie Est du pays, le Japon la côte Ouest, les Etats des Rocheuses servant de zone tampon entre les anciens alliés de l’Axe. Poursuivant leur politique d’expansion, les nazis ont étendu leur Lebensraum à l’Afrique, exterminant la population noire au passage, et asséchant la Méditerranée. Ils ont lancé leurs fusées dans l’espace à la conquête de la Lune, de Vénus et de Mars, volant pour ainsi dire de succès en succès. Pendant ce temps, le Japon a déployé sa sphère de coprospérité sur les populations soumises à son autorité, exportant un mode d’occupation plus « doux », en accord avec les préceptes du Tao et du livre des mutations, le Yi King.

A l’instar d’Autant en emporte le temps de Ward Moore, une des sources d’inspiration de Dick, un livre vient remettre en cause la réalité de ce monde alternatif. Véritable best-seller, Le Poids de la sauterelle de Hawthorne Abendsen suscite des réactions contrastées. Interdit dans les territoires contrôlés par le IIIe Reich, on peut néanmoins l’acheter librement dans les Etats-Pacifiques d’Amérique. Si on ne sait pas grand-chose de son auteur — il vit reclus au fin fond du Wyoming —, le livre interpelle toutefois les autorités allemandes et quelques-uns des protagonistes du roman. L’occasion pour Philip K. Dick de nous brosser le portrait d’une poignée de petites gens. Avec leurs qualités et leurs faiblesses : Tagomi, le fonctionnaire japonais, Rudolf Wegener, l’agent de l’Abwehr, Frank Frink, le juif traqué, son ex-épouse abusée par un espion nazi, et Robert Childan, le vendeur d’antiquités folkloriques américaines, tous nous offrent leur point de vue sur ce monde, à la fois semblable et différent du nôtre, où chaque Weltanschauung influe de manière directe ou indirecte sur celle des autres, les précipitant vers une révélation de nature intime. Ces portraits empreints d’une profonde empathie contrastent avec la description du totalitarisme nazi, un sujet sur lequel l’auteur s’est documenté avec une fascination inquiète. Face à ce monde psychotique où les fous ont le pouvoir et où les hommes se comportent comme des robots dépourvus d’âme, les Etats-Pacifiques d’Amérique apparaissent comme un havre de paix. Une utopie fragile, menacée par les nazis mais également par sa fausseté hypothétique.

Ainsi, l’auteur imagine-t-il une nouvelle fois un univers contaminé par l’incertitude, l’uchronie servant de prétexte pour interroger la réalité. Le doute sur la réalité du monde reste l’un des thèmes majeurs de l’œuvre dickienne. Dans Le Maître du Haut Château, il confine à la mise en abîme, car si la réalité du Poids de la sauterelle n’est pas moins fictive que celle où vivent les personnages du Maître du Haut Château, l’authenticité et l’historicité de notre propre monde ne sont-elles pas aussi sujettes à caution ? Et que penser de la vision de Tagomi ? Bref, Dick se joue du lecteur autant que le Yi king se joue de tout le monde.

Etape essentielle dans la carrière de Philip K. Dick, ce roman méritait cette nouvelle traduction. Remercions les éditions J’ai Lu de lui fournir un écrin à la hauteur de sa réputation. C’est le moins que l’on pouvait faire pour un des auteurs américains les plus importants du XXe siècle. Assertion non négociable.

[Lire aussi l'avis de Julien Raymond paru dans le Bifrost n°18 spécial Philip K. Dick.]

Little Brother

Laboratoire d’expérimentations formelles et générateur d’images vertigineuses, la SF apparaît aussi porteuse d’un discours critique, pour ne pas dire politique. Nul besoin de remonter jusqu’à H. G. Wells pour s’en convaincre. On renverra néanmoins les étourdis à la lecture des romans La Guerre des mondes et Quand le dormeur s’éveillera pour combler leurs lacunes.

Avec Little Brother, Cory Doctorow lorgne davantage du côté de George Orwell, le titre étant une allusion transparente au magnus opus de l’auteur bri-tannique. Une intuition confirmée par le pseudo du héros sur la Toile : Winston (W1n5t0n, pour faire plus geek), un détail loin d’être anodin pour le lecteur de 1984. Du reste, les remerciements en fin d’ouvrage viennent ôter les ultimes doutes.

Nanti outre-Atlantique d’une réputation d’activiste, militant pour la liberté d’expression dans les nouveaux médias et l’Internet, Doctorow met ses actes en accord avec ses paroles. Ainsi ses écrits sont-ils placés sous licence Creative Commons et de fait téléchargeables gratuitement sur le Net.

Peu publié dans nos contrées, un fait regrettable étant donné le caractère excitant de ses idées, l’auteur canadien effectue un retour en grand format chez Pocket Jeunesse. Et on se prend à espérer que cette seconde parution, après celle de Dans la dèche au Royaume enchanté chez Folio « SF » (sans oublier bien sûr le texte au sommaire du présent Bifrost), apparaisse comme le signe annonciateur de la publication de ses autres titres, tous plus intéressants les uns que les autres.

Un mot rapide de l’histoire. Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis sont à nouveau les victimes d’une attaque terroriste. La cible : le Bay Bridge à San Francisco. Patriot Act II : mise entre parenthèses des droits constitutionnels ; le gouvernement don-ne tout pouvoir à un service anti-terroriste qui s’empresse de mettre la ville au pas. Parmi ses victimes figurent Marcus et sa bande. Des jeunes, fans de nouvelles technologies, de jeux vidéo en réseau, mais surtout des adolescents attachés à leur liberté. Révolté par leurs pratiques, Marcus choisit de défier les chiens de garde de l’Etat. Pour le meilleur et pour le pire. De quoi se forger une éducation citoyenne sur le tas. De quoi se coltiner avec la réalité.

Même s’il n’apparaît pas comme le cœur de cible visé, Little Brother s’avère tout à fait recommandable pour un adulte, a fortiori s’il s’intéresse à la biométrie, la cryptographie, le piratage sur le Net, et à tous les dispositifs de contrôle censés améliorer la sécurité au détriment de la liberté. De toute façon, Little Brother devrait concerner toute personne en contact avec un circuit imprimé. Autant dire tout le monde, compte tenu de la prégnance de la technologie dans notre réalité quotidienne. Sans faire du roman de Cory Doctorow un petit vade-mecum du rebelle, on ne peut nier la charge critique dont il se fait le vecteur. Certes, on peut lui reprocher un excès de didactisme, au détriment de la narration, le fameux show don’t tell, pourtant l’intrigue demeure suffisamment crédible pour faire oublier ce détail et peut-être aussi un dénouement un tantinet optimiste.

Alors que Guantánamo, Abou Ghraib, mais aussi tous ces autres centres d’interrogatoire délocalisés dans des pays « amis » peu regardants en matière de droits de l’homme, hantent encore les mémoires, Little Brother ne paraît aucunement exagéré. Cory Doctorow restitue de manière très convaincante l’atmosphère de paranoïa prévalant après un attentat terroriste. Critique à peine voilée de l’administration Bush, le roman de l’auteur canadien rappelle aussi une évidence : la technologie ne doit pas être une réponse à la peur. Une société renonçant à sa liberté pour davantage de sécurité fait le jeu du terrorisme et se coupe de ses racines démocratiques.

Auteur trop rare sous nos longitudes, Cory Doctorow écrit ici un roman malin et stimulant. Little Brother recèle une charge libératrice autrement plus convaincante que l’ensemble des nouvelles du recueil commandé aux éditions La Volte par la Ligue des Droits de l’Homme (Ceux qui nous veulent du bien). Ne passez pas outre, quitte à l’emprunter à vos enfants.

Eden

[Critique commune à Eden et Sentinelle.]

« Certaines questions sont fragiles, monsieur Sensini. Il y a dans ce monde beaucoup de gens pour les négliger, pour les balayer et vouloir donner la place aux seules réponses. C’est économique et bien plus confortable. »

Rien ne prédestinait Renzo Sensini à côtoyer le Complex, mystérieuse organisation dont les partners When, Where, Who, Why et tutti quanti agissent dans les coulisses de l’Histoire. Mais voilà, Renzo est the right man, in the right place. Autrement dit, un emmerdeur. Une sentinelle animée par un souci de vérité et une indépendance d’esprit admirables sur le papier, mais beaucoup plus gênants dans la réalité. Sans surprise, cette attitude lui a valu une mise au placard au sein de la vénérable institution d’Interpol. Renzo est désormais chargé de s’occuper des affaires d’éco-terrorisme, un secteur peu réputé pour son hyperactivité. Jusqu’au jour où son unique adjoint, un petit génie de l’informatique aux tenues pour le moins voyantes, l’aiguille sur un attentat perpétré contre un riche cultivateur de roses. Des noms, une date, des revendications, mais bizarrement pas de sinistre car aux dires de la victime, l’attentat n’a pas eu lieu. En temps ordinaire, il n’y aurait pas lieu d’accorder d’importance à cette rumeur. Toutefois, Renzo a le coup pour dénicher les affaires louches suscitant de multiples interrogations. Une impression confirmée dans les faits, les membres du commando commençant à tomber comme des mouches sans révéler leur secret. Plus tard, pendant sa convalescence, l’inspecteur d’Interpol découvre que l’on ressuscite d’antiques pratiques du côté de Delphes sous couvert de fouilles archéologiques. Une opération financée par un homme d’affaires pour le moins sans scrupules, déçu du caractère trop aléatoire des prévisions de croissance boursière, et qui s’est mis en tête de les remplacer par des prédictions. Là aussi, les questions ne vont pas manquer…

L’éclatement du Bloc Est a mis un terme à une longue séquence historique, faite de crises internationales et de relâchements de tension, la dislocation des certitudes des uns renforçant au final celles des autres. Dans cette fin de l’Histoire, d’aucuns ont cru voir le triomphe de leurs valeurs, prédisant dans la même foulée le début d’une ère de paix et de progrès. Les attentats du 11 septembre 2001 et les excès de la mondialisation les ont ramenés sur terre, rappelant la seule certitude qui vaille ici-bas : tout change, sans cesse. Une réalité que la fiction s’est empressée de saisir à bras le corps, accouchant ainsi d’une nouvelle génération de thrillers, pour le meilleur comme pour le pire.

Eden et Sentinelle relèvent assurément de la première catégorie, et l’on se réjouit de la réédition en poche des deux premiers volets d’une trilogie, dont l’ultime opus reste encore à paraître (aux éditions du Masque). Si, par certains aspects, les deux romans évoquent ceux de la série « Epicur » de Stéphanie Benson, Bretin et Bonzon se distinguent par leur talent de raconteurs d’histoire. A vrai dire, difficile de lâcher ces deux titres tant leur rythme happe le lecteur, lui faisant oublier le côté répétitif de l’intrigue et le caractère redondant des effets. Ainsi, Eden et Sentinelle n’usurpent pas le qualificatif de page-turner, lorgnant du côté de l’Histoire, de la géopolitique et des séries télévisées, notamment Le Prisonnier.

Des vestiges du Rideau de fer aux décombres du World Trade Center, Bretin et Bonzon collent à l’air du temps. Terrorisme, manipulations génétiques, capitalisme prédateur, écologie, post-communisme, nos deux compères manient quelques-uns des poncifs issus d’une géopolitique incertaine, saupoudrant l’ensemble d’un zeste de SF et d’une pincée d’humour.

Bref, voici une série divertissante, un tantinet roublarde sur le fond, mais suffisamment bien fichue pour que l’on en recommande la lecture. Et l’on attend le troisième épisode… Vite !

Le Baiser du Rasoir

Vétéran des guerres drennes et ancien flic, Prévôt n’entretient plus aucune illusion sur ses concitoyens. Installé dans les quartiers crasseux de Basse-Fosse, le bougre vit désormais d’expédients, trafiquant diverses drogues et surinant à l’occasion les fâcheux, histoire de leur apprendre à respecter ses platebandes. Aussi, lorsqu’un assassin commence à semer des cadavres d’enfants sacrifiés dans les rues, Prévôt s’agace de ces méfaits qui réveillent l’attention d’autorités jusqu’alors peu préoccupées par les tueries entre manants. De surcroît, ils font resurgir une conscience qu’il pensait avoir perdu, quelque part du côté du service des Opérations Spéciales de Maison-Noire, le quartier général de la police. Entre palais décadents, habités comme il se doit par des fins de race, et caniveaux de Basse-Fosse, en passant par les cachots sordides de Maison-Noire, Prévôt aura fort à faire pour démasquer le responsable de ces crimes. Et ses talents de limier ne seront pas superflus pour écarter les fausses pistes d’une enquête l’amenant à flirter avec son propre passé.

Loin des poncifs de la high fantasy, de ses royaumes éthérés et de ses souverains altiers, Daniel Polansky puise sans vergogne dans les archétypes et les codes du roman noir. Ici, point de quête à accomplir ou de défi à relever. Exit la lutte manichéenne et répétitive entre Royaume lumineux, Empire ténébreux ou leurs alter égos Bien et Mal. Juste l’habituel spectacle de l’humanité avec son cortège de désirs, de passions, de vices et d’actes de générosité, forcément éphémères. Et au milieu de tout cela Prévôt, le dur à cuire de l’histoire. Un type dont l’unique objectif est de rester en vie, quitte à bafouer la morale commune. Un gaillard qui sait dire non à l’occasion, mais en buvant un coup parce que c’est dur. Un lascar n’hésitant pas à réparer un tort, tout en sachant que, de toute manière, la société est pourrie jusqu’à ses fondations.

Ainsi, on se trouve face à un hybride de polar et de fantasy. Une fantasy débarrassée de son faire-valoir héroïque. Un roman noir composant avec une magie de la même nuance. Pas de quoi se pâmer en criant au génie, même s’il faut reconnaître à Daniel Polansky un certain talent pour camper les personnages et tisser les atmosphères. Toutefois, le lecteur de fantasy en quête de textes non conventionnels pourrait regretter la distanciation ironique d’un Fritz Leiber et l’ambiance vénéneuse de Aquaforte de K. J. Bishop. Et puis, malgré une grande maîtrise des descriptions, Basse-Fosse est loin d’égaler Lankhmar ou Escorionte, pour ne citer que ces deux cités.

Par ailleurs, l’amateur de roman noir pourrait juger l’intrigue du Baiser du rasoir un tantinet cousue de fil blanc. Seul Prévôt semble patauger dans les méandres d’une affaire où on devine assez rapidement le nom du coupable…

Bref, Daniel Polansky troque une routine pour une autre, greffant des thèmes plus contemporains — lutte des clans, pour ne pas dire des classes, racisme, ségrégation, paupérisation, collusion entre pègre et élite — sur une intrigue s’avérant au final plan-plan et déjà vue.

Selon la quatrième de couverture, Le Baiser du rasoir relèverait du meilleur de la « nouvelle fantasy », un courant que d’aucuns qualifient de crapule fantasy sous nos longitudes. A défaut d’être pleinement convaincu, on attendra de lire la suite pour émettre un jugement définitif. A sa décharge, reconnaissons tout de même que Le Baiser du rasoir se situe dans le haut du panier. Mais un putain de panier de linge sale !

Féerie pour les ténèbres

Auteur rare et régulièrement célébré par ses lecteurs fidèles, Jérôme Noirez attaque 2012 avec une actualité pour le moins chargée. Après ses expériences en littérature jeunesse — expériences qui ont donné de nombreux titres aussi remarquables que décalés —, le voilà qui revient avec 120 journées chez Calmann-Lévy (sorte de méta-histoire autour des célèbres Cent-vingt journées de Sodome du Marquis de Sade), et l’édition définitive du désormais culte Féerie pour les ténèbres. Aujourd’hui publiée au Bélial’ (qui semble abonné aux pavés), la trilogie originale est désormais rassemblée en deux épais  volumes, sous une couverture irréprochable d’Aurélien Police. Pour celles et ceux qui voudraient se frotter à l’œuvre de Noirez, la porte d’entrée peut sembler massive, mais, surprise, elle se révèle légère, impeccablement huilée et, pour tout dire, magnifique. Rétif aux étiquettes et voué à une littérature à la fois personnelle et originale, Jérôme Noirez se lâche dans cette première œuvre aux allures de monstre livresque, au style riche et musical, aux enchaînements parfois trop évidents (sans doute le seul et unique reproche qu’on pourra lui faire), mais à l’ambiance proprement sidérante et à l’intelligence redoutable. Retouchée par le même Jérôme Noirez — aguerri et critique —, agrémentée de plusieurs textes inédits, cette nouvelle édition s’impose d’elle-même. Aux lecteurs d’y voir la pierre fondatrice de l’œuvre future, ou le fleuve textuel ironique d’un auteur attachant et sardonique. Ici, l’horreur le dispute à l’humour, le polar à la fantasy, le gros au maigre, dans un décor décrépit de fin du monde. Emporté par la richesse et le souffle de l’histoire, on avance dans le récit comme un gamin dans un train fantôme, à la fois excité et blasé par les squelettes en plastique et autres monstres de foire qu’on sait minables et faux, mais qui — sait-on jamais — risquent de s’animer brusquement pour nous emporter dans un lieu sombre et maléfique, d’où personne ne revient jamais. Autant dire qu’une fois la dernière page tournée, on reste étonné par la profondeur du voyage, et on constate assez vite que la littérature française contemporaine régulièrement vantée dans les pages culture des hebdomadaires les plus select n’a jamais été capable de pondre un truc aussi brillant. Preuve (en fallait-il une ?) que c’est bien du côté de la SF (au sens large) qu’on trouve aujourd’hui l’innovation, le risque et la vitalité.

Impossible de chroniquer ces deux pavés sans insister sur le travail du son. On sait Jérôme Noirez musicien, le constat est assez logique. Reste que les noms propres, noms communs et autres objets merveilleux sont désignés par des mots aux sonorités gutturales, imagées, drôles ou inquiétantes, et que le procédé contribue grandement à installer l’ambiance teintée de malaise qui habille l’ensemble. On est à Caquehan, on traverse la plaine des Rioteux, on aborde l’île de Sponlieux après avoir vogué sur la mer Clapotante, on suit les aventures de Grenotte et Gourgou, on voyage par l’esprit dans l’En-Dessous, on découvre tout un monde à la fois cohérent et sale, humide et ténébreux, peuplé d’humains et de créatures dégénérées ou dangereuses (ou les deux), gouvernés par le roi Orbarin Oraprim. Et malgré l’opulence des décors, le foisonnement des personnages, l’empilement des situations et l’imbrication des intrigues, jamais le lecteur ne s’y perd. On avance à la bougie, rassuré par la présence de l’auteur qu’on imagine tout proche et moqueur. Auteur moqueur, certes, mais auteur malin, auteur qui sait tenir son lecteur en haleine. Témoin, ce début aux allures de polars, où l’inspecteur Obicion traite une affaire sordide. Une jeune femme retrouvée morte… dont l’autopsie révèle assez vite que ses os sont en plastique. Car oui, le monde de Noirez n’a vraiment rien de simple. Féerie pour les ténèbres s’inscrit dans une temporalité quasi médiévale, aux touches de modernité pourrissante, où science et magie évoquent quelque chose d’inaccessible, entre le post-apocalyptique et l’onirisme surréaliste. Partout, la Technole suinte. Et la Technole, c’est (sans doute) des résidus de notre monde à nous, lecteurs, dont s’emparent les habitants du monde de Noirez pour faire avancer le récit. Dès lors, comment ne pas parler ici de fantasy poreuse pour définir ce qui, juste-ment, échappe à toute définition ? Bref, pour Obicion, enquêteur vieillissant et désabusé, on sent que la tâche s’annonce compliquée, d’autant que la morte est la fille d’un féeur disparu, ces types capables de dériver en esprit dans les profondeurs du monde, au risque de s’y perdre. Ailleurs, on suit les aventures de Malgasta, jeune fille courageuse dans un monde de pleutres, bien décidée à éradiquer du tyran, mais qui risque gros sans vraiment le savoir. Et puis il y a Grenotte et Gourgou, enfants sans parents aux orifices bavards. Et d’autres, beaucoup d’autres… Si l’ensemble déroute, répétons-le, Jérôme Noirez sait parfaitement où il va, et le lecteur est ébahi, sonné, mais jamais assommé. Complots, combats, décors grandioses et plomberie, Féerie pour les ténèbres est un coup de maître. Un machin qui laisse pantois, un truc qu’on prête aux amis sourire en coin, en leur murmurant tiens, vas-y, essaie-moi ça, tu m’en diras des nouvelles. Un morceau de bravoure, tout simplement, dont l’envoûtante beauté et la douloureuse intelligence emportent de la première à la dernière ligne. Impressionnant.

La Porte perdue

Nouvelle série pour Orson Scott Card, qui retourne à la fantasy avec Les Mages de Westil, renouant pour l’occasion avec ce qui a fait son succès et reste sa force : sa capacité à évoquer et faire vivre des personnages d’enfant.

Danny est un fils de dieu. Enfin, pas comme nous l’entendons. Il appartient à une communauté qui vit en autarcie, loin du reste des hommes. Une communauté de mages qui ont encore des pouvoirs, mais rien au regard de ceux qu’ils possédaient auparavant. Les dieux des panthéons humains, c’était eux : les Thor, Odin et autres Jupiter. Mais depuis que ce farceur de Loki a refermé, en 632, la porte qui les reliait à leur monde, Westil, ils perdent d’une génération à l’autre de leur puissance. Ils déclinent, aigris, refermés sur eux-mêmes. Attendant l’arrivée d’un porte-mage — un créateur de portes — suffisamment puissant pour ouvrir une nouvelle liaison avec leur univers. La craignant aussi, car les différentes familles continuent à se détester et aucune ne souhaite voir les autres posséder un atout si puissant.

Apparemment, Danny n’est pas concerné par ces luttes. Enfant de mages puissants, il n’est cependant qu’un simple drekka : un être sans pouvoir. Tout juste bon à servir d’objet de moqueries. Jusqu’au jour où, en danger, il s’aperçoit qu’il sait créer des portes. Petites, certes, mais réelles. Aussitôt, il comprend que sa vie est menacée. A treize ans, il part donc seul dans le monde des somnifrères, le monde des humains ordinaires. Pendant ce temps, à Westil, un être étrange, jusqu’alors piégé dans le tronc d’un arbre, revient à la vie. Recueilli au château sous le nom de Boulette, il observe la vie des rois comme celle des serviteurs, sans prendre parti. Mais lui aussi découvre rapidement qu’il est capable de se déplacer par magie d’un endroit à un autre. Et, d’observateur, il va devenir acteur et faire des choix aux conséquences terribles.

Si depuis plusieurs romans, les déceptions se succèdent au fil des nouveautés d’Orson Scott Card, chaque nouvelle parution génère malgré tout une certaine impatience, tant on s’obstine à espérer que l’auteur parvienne à renouer avec le souffle de ses débuts. Las, le cycle ici entamé n’a pas la force lyrique d’Ender, mais il inaugure néanmoins une série qui devrait s’avérer agréable à suivre. Les personnages font preuve d’une force réelle, une grande intensité. Ils prennent vie devant nous et on se laisse entrainer sans effort. Le jeune Danny se révèle criant de vérité, avec ses doutes et ses désirs. De même que les adultes l’entourant.

Le ton, par contre, est fluctuant, et par là même déstabilisant. L’auteur mêle des moments enfantins (tellement proches de Danny et de ses envies, de sa façon de parler, qu’on réserverait volontiers la lecture de La Porte perdue aux adolescents) à des passages plus ardus, surtout quand le jeune héros s’essaie au maniement des portes et s’interroge sur leur fonctionnement ; une oscillation qui s’avère souvent lassante. A l’instar d’ailleurs de cette impression de déjà-vu face à certaines situations : difficulté à se renouveler, à sortir de clichés rebattus. Le cadre choisi par Orson Scott Card, ses familles de divinités (à rapprocher du très bon Vegas Mytho de Christophe Lambert), auraient permis de créer une saga grandiose. L’auteur en tire pour l’heure une histoire honnête, agréable à lire et sans prétention. En somme de quoi avoir envie de découvrir le prochain tome, bien que sans enthousiasme excessif…

L'Appât

Dépassés, Les Experts ! Jetés aux oubliettes, eux et leurs microscopes, leurs analyses sans fin ! L’avenir est à la psychologie. Mais pas n’importe laquelle. L’étude des psynomes, basée sur la lecture précise des œuvres de William Shakespeare. Car le dramaturge possédait, à en croire le docteur Gens, une science et une connaissance parfaites de la psyché humaine. Chacune de ses pièces serait la description, l’explication d’une philia, ce par quoi nous sommes, chacun d’entre nous, attirés. Philia d’Holocauste ou de Travail, de l’Ambigu ou de Chair. Si vous êtes philique de l’une ou de l’autre, vous ne réagirez pas aux mêmes stimuli, vous ne tomberez pas amoureux de la même personne. Car les sentiments ne sont pas une affaire de goût ou de gènes. Ce ne sont que des réactions à certains gestes, certaines intonations, certains décors, articulés ensemble avec précision.

Et depuis qu’ils ont fait cette découverte, les gouvernements entraînent, dans le plus grand secret, des appâts. Hommes, femmes, voire enfants s’exercent dans des théâtres, apprennent le pouvoir d’un mouvement de la tête ou du bras, d’un gémissement, la force de la lumière sur un vêtement. Ils développent leurs masques afin d’attirer et de capturer les criminels de tous acabits. Et ces derniers sont nombreux, dans cette Espagne encore secouée par des attentats dévastateurs. Surtout les tueurs en séries. Le Spectateur est l’un de ceux-là. Cruel et terrifiant, tant il déjoue tous les stratagèmes élaborés pour le capturer. Il ne correspond à aucun des modèles mis en place par les profileurs, malgré l’aide de leurs ordinateurs quantiques. On ne parvient pas à découvrir sa philia. Et donc le moyen de préparer un appât qui saurait le piéger. Diana Blanco, le meilleur élément de cette troupe en activité, pensait décrocher, abandonner cette profession destructrice. Mais le Spectateur en décide autrement.

Dans ce roman tout est masques, faux-semblants, apparences. Le lecteur est pris en main par José Carlos Somoza, l’auteur du très dense La Caverne des idées, et du nom moins complexe (et terrifiant !) La Théorie des cordes. Un guide qui prend son temps. Somoza distille l’information avec parcimonie, et l’on ne comprend que peu à peu le monde dans lequel gravitent ses personnages, offrant progressivement les moyens d’appréhender cet univers dérangeant parce que si proche du nôtre. Il donne vie à des êtres sensibles, cohérents, qu’on s’attend à croiser au détour d’une rue. Et il nous conduit là où il le désire, nous trompe, use à son tour de ces masques que revêtent sans cesse les appâts aux pouvoirs tellement vastes, à la fragilité si intense. Il sait mener sa narration avec talent, variant les points de vue, ménageant des pauses… Et le lecteur de toujours tomber dans ses pièges, et de se surprendre à en réclamer d’autres…

Loin des polémiques sur l’identité réelle de William Shakespeare qui hantent le milieu littéraire, et, depuis peu, le monde du cinéma grâce au très pesant Anonymous de Roland Emmerich, José Carlos Somoza nous offre le roman érudit d’un amoureux du dramaturge élisabéthain et de son œuvre. Sa passion pour cet auteur est flagrante et contagieuse. Une fois L’Appât terminé vient une envie irrépressible de plonger dans Beaucoup de bruit pour rien ou le sanglant Titus Andronicus. De redécouvrir à notre tour un écrivain capable d’inspirer un roman aussi prenant, aussi remuant, aussi intense. A ne manquer sous aucun prétexte.

Amortels

Vous avez peut-être vu Dans la ligne de mire, film de 1993 réalisé par Wolfgang Petersen où Clint Eastwood interprète un garde du corps. Un de ceux qui sont prêts à se jeter entre la balle et le président des Etats-Unis. Bien sûr, pour un tel job, il serait plus confortable d’être un amortel. Autrement dit, de faire partie de ces quelques privilégiés qui, quand un accident survient, ou, tout bêtement, quand ils trouvent leur corps trop vieux, peuvent en changer au profit d’un plus jeune et intact. Et voir toute leur mémoire transférée dans ce clone tout neuf. Alors que le reste de la population continue de crever à petit feu. D’autant plus vite que les programmes de recherche contre les grandes maladies (sida, cancer…) ont été interrompus. A quoi bon, puisque les dirigeants et les puissants sont à l’abri de ces tracas ? Bienvenue dans un monde cynique (et un tantinet simpliste) où l’espérance de vie est en régression, et la connexion avec le réseau permanente grâce aux implants.

Ronan Dooley est policier. Un policier qui, il y a bien longtemps, a sauvé un président. En remerciement de cet exploit, il a reçu le privilège de l’amortalité. Depuis, soit il assure la sécurité du président (de la présidente, en l’occurrence), soit il s’occupe d’enquêtes criminelles. Au début du roman, Dooley vient d’être assassiné. Et de revivre. Histoire d’étrenner son nouveau corps, il entreprend d’élucider les circonstances de son meurtre. Et pour commencer, il va visionner l’événement, car bien entendu, autre merveille de cette société, tout est filmé, partout ou presque. Une expérience éprouvante au regard de la brutalité du meurtrier, qui, sans raison apparente, s’acharne sur sa victime. On s’en doute : essayant de comprendre ce qui est arrivé à son ancien moi, Dooley va plonger au cœur d’une conspiration gigantesque. Le ton est donné dès le début : on ne va pas y aller avec le dos de la cuillère côté spectacle, à grands renforts d’explosions et de bande son à fond la caisse, et ce jusqu’à une fin grandiloquente confinant au ridicule tant elle vise le grandiose.

Ce qui ne signifie pas que ce roman soit sans qualité aucune, bien au contraire. La société proposée par Matt Forbeck, malgré ses aspects caricaturaux, s’avère cohérente et, de fait, déprimante à souhait, tant les inégalités fleurissent à chaque coin de rue. Le personnage principal nous promène d’un quartier à l’autre de Washington, des fastes du pouvoir aux antres sordides de tueurs sans scrupules. Dans la mesure où il avait négligé de faire ses sauvegardes régulières, c’est plusieurs semaines de vie avant son assassinat qui lui manquent. Dooley doit donc revenir sur ses pas, redécouvrir ce qu’il avait alors deviné. Ce procédé assez classique justifie malgré tout certaines explications nécessaires au lecteur, explications qui auraient pu paraitre artificielles en d’autres circonstances. On est ainsi plus près du personnage central, on s’interroge avec lui. Sur les raisons de son meurtre. Mais aussi sur les conditions d’amortel. Comme dans le roman de Walter Jon Williams chez le même éditeur, Le Coup du cavalier, on suit ici un héros en proie à la lassitude, aux doutes. Comment garder une famille quand on voit mourir sa femme, puis ses enfants ? Qu’on finit par perdre le compte des générations ? Comment accepter de revenir éternellement quand la plupart des autres meurent ?

Roman rythmé et efficace, Amortels, malgré une fin décevante et une absence de génie manifeste, reste un ouvrage de bonne tenue, une lecture divertissante, un casse-croûte léger, ce qui n’est pas sans intérêt en ces temps de lourdeur.

Les Jardins de Kensington

Le roman débute avec l’évocation du suicide de Peter Llewelyn Davies à l’âge de soixante-trois ans : cet éditeur était le deuxième des cinq enfants de Llewelyn Davies, dont s’est inspiré leur tuteur, J. M. Barrie, pour créer le personnage de Peter Pan, devenu entre-temps un « chef-d’œuvre terrible ».

Le destin a souvent l’ironie cruelle. Parmi les modèles de l’enfant qui ne voulait pas grandir, l’aîné, George, est effectivement mort à vingt et un ans au front, en 1915. Michael, le principal inspirateur, se noiera avec un ami d’enfance juste avant ses vingt et un ans. Quels échos tragiques cela n’a-t-il pas éveillé en James Barrie, lui qui vécut une enfance malheureuse suite à la mort tragique, sur un lac où il faisait du patin à glace, de son frère David âgé de treize ans, considéré comme le plus beau, le plus sportif, décès dont ne se remit jamais sa mère et pour l’amour de laquelle l’enfant fera tout pour lui rendre le sourire, jusqu’à s’habiller avec les habits du défunt ?

C’est à de telles considérations que se livre le narrateur à l’adresse d’un interlocuteur dont on ne connaît que le nom, Keiko Kai, mêlées d’observations tirées de sa vie personnelle, de ses réflexions sur l’enfance, sur ce qu’il comprend de celle de son prédécesseur avec qui il entretient des liens d’affinité. En effet, cet écrivain, qui signe Jim Hook, est l’auteur d’une série à succès où un enfant, Jim Yang, enfourche sa chronocyclette pour affronter son ennemi juré, Cagliostro Nostradamus Smith, à travers le temps, de l’ère victorienne à l’époque des Beatles, ou encore à l’époque de James Barrie dont il finit par devenir l’ami.

Voilà un livre peu évident à concevoir, à rebours des codes romanesques, qui n’a pas, en apparence, de réel fil narratif, juste un axe, à savoir les jardins de Kensington, où tout commença, quand Barrie jouait avec les enfants Llewyn Davies sans encore connaître leur mère, et où tout s’acheva, avec une statue (ratée) à l’effigie de la créature, Peter Pan. Au-delà de la biographie fort documentée de Barrie, le monologue qui court tout le long du livre disserte de tout et de rien, des débuts de la télévision et des fascinantes années swing, d’un chanteur s’entourant d’enfants dans son propre Neverland, de la mémoire et du temps, de la création artistique qui puise, de façon parfois bien curieuse, dans la vie intime, pour incarner des personnages qui dépassent le créateur, et qui deviennent parfois de dangereuses idoles. L’enfance, bien sûr, se trouve au centre des propos, en ce qu’elle détermine tout le reste.

On se demande parfois où Rodrigo Fresán veut en venir : il y a quelque originalité à présenter la biographie de J. M. Barrie à travers le monologue d’un auteur imaginaire, mais l’exercice risque d’être gagné par l’artificialité si les éléments de la fiction, à savoir la propre expérience du narrateur et ce que racontent les aventures de son héros, ne sont que les occasions de méditer sur la vie et l’œuvre du père de Peter Pan. C’est avec patience que Fresán avance ses pièces, révélant progressivement l’identité de l’auditeur, puis le contexte et les circonstances ayant donné lieu à ce monologue, ramassant d’un coup ses billes et finissant sur un coup d’éclat, en ayant fait prendre conscience au lecteur du danger qui dort dans les œuvres pour la jeunesse. Rodrigo Fresán, dont Philippe Boulier nous avait déjà longuement entretenu dans le Bifrost n°61, ne convaincra pas ici tout le monde, mais il a réussi son pari : cette évocation d’un auteur célèbre et le parfum de fantastique, les fantômes qu’il déploie au fil du roman, font forte impression. Il faut s’abandonner à cette lecture comme on arpente un jardin, effectuant des allers-retours comme dans ceux de Kensington, en méditant sur une vie et en voyant s’imposer la monstrueuse figure d’un héros de l’Imaginaire dévorant les enfants.

Cycle de Mars

Tous les auteurs de l’âge d’or, Bradbury en tête, l’avouent : les aventures de John Carter sur Mars les ont inspirés quand ils avaient dix ans. Après Tarzan, il est le héros le plus connu d’Edgar Rice Burroughs. Le cycle, dix romans et un recueil de nouvelles, faillit être classé meilleur de tous les temps par le prix Hugo en 1966, juste après Fondation d’Asimov. Son adaptation au cinéma justifie la réédition d’une intégrale en
« Omnibus », dont voici le premier tome, composé de cinq opus à la traduction révisée, voire nouvelle pour l’un.

John Carter est la caricature du héros aux poings fermés et à l’esprit obtus, qui classe les individus en supérieurs ou inférieurs, avec ce que ça suppose d’allégeance des uns envers les autres. Il surveille constamment ses émotions, comme si elles pouvaient attenter à sa virilité. Il peut éprouver des sentiments de rage infantile s’il se sent lésé, avant de réaliser qu’on lui joue une farce. La preuve qu’Edgar Rice Burroughs joue à fond les codes propres à séduire un lectorat de dix ans — qui trouve encore bêtes les filles — est bien que son héros aime pour la première fois sur Mars : « Ainsi, c’était ça, l’amour ! Je lui avais échappé pendant de nombreuses années, baroudant absolument partout dans le monde. » (La Princesse de Mars, p. 102.)

John Carter n’est réellement acteur que des trois premiers opus : devenu prince et héros suprême, il est remplacé par des personnages secondaires, dont son fils, puis sa fille. En fait, l’héroïne est Barsoom elle-même, planète à l’exotisme baroque, creuset du planet opera.

En effet, dans le cadre des aventures et voyages de la littérature populaire, les personnages et les thèmes codifiés nécessitent un renouvellement du décor, sur lequel rejouer les mêmes scènes, exercice plus problématique à mesure que rétrécit la planète. Aussi, Burroughs expédie son héros dans un décor absolument vierge, sans s’embarrasser d’explication ni de moyen de propulsion : après avoir échappé aux indiens, le capitaine John Carter, natif de Virginie (!), se retrouve, paf !, sur Mars.

Barsoom/Mars se peuple de la même façon infantile : les Martiens Verts font cinq mètres et ont quatre bras, mais pas les Rouges, humanoïdes qui naissent dans des œufs (le fils de John Carter éclora ainsi), et dans les romans suivants déboulent les Martiens Noirs, Blancs, Jaunes. Une fois apprivoisé, le monstre a les postures et la fidélité d’un caniche. Les connaissances exposées sont des bribes de culture disparates : Mars et ses canaux suggèrent une eau rare et une atmosphère ténue, et donc un ciel sans oiseau. Ceci n’empêche pas les peuples ayant sombré dans la décadence de survivre grâce à des générateurs d’atmosphère au radium, ni d’utiliser divers moyens aériens de propulsion. Et de préférer le combat à l’épée au fusil au radium d’une portée de cinq cents kilomètres…

Les explications ne servent qu’à justifier le cours immédiat de l’action, pour empêcher son ralentissement, parfois pour assurer sa relance, mais se soucient peu de cohérence et sont même carrément oubliées dès le chapitre suivant. Ainsi, la nature abrupte et belliqueuse du Martien lui fait préférer l’affrontement au mensonge, au risque de sa vie, mais on révèle sans cesse manipulation et traîtrise chez autrui. Ces naïves contradictions contrastent d’autant plus qu’elles côtoient des affirmations péremptoires qui en disent long sur les préjugés de l’époque (un peu d’indulgence, mesdames !). Barsoom revient à voir le monde avec le niveau culturel d’un enfant de dix ans, un enfant vif et curieux qui se saisit de tout ce qu’il découvre pour l’amalgamer in petto à son imaginaire. Burroughs n’écrit pas pour mais comme un enfant, capacité rare qui fit son succès.

Mais voyez comme l’enfant progresse avec un enthousiasme communicatif, rejouant les mêmes scènes pour y incorporer le savoir tout juste acquis, ajoutant au tableau de la finesse ! Il y a un désir de faire monde en se faisant tour à tour entomologiste, ethnologue et historien d’une planète, à multiplier les sociétés à mesure que s’étend l’exploration, trouvant les Premiers-Nés d’un darwinien arbre évolutif martien (Le Guerrier de Mars). Il y a un désir de vérité : au primitif refus de mensonge correspond la dénonciation des leurres d’une religion anthropophage (Les Dieux de Mars) qui voit les fidèles se rendant au paradis devenir la nourriture des Therns au service de la déesse Issus (Jesus ?), désir de se dépasser en se focalisant sur les pouvoirs de l’esprit dominant la matière (Thuvia, vierge de Mars), en faisant du cérébral et du physique, de la tête et des jambes, des entités distinctes (Echecs sur Mars). Et voyez comme le monde change ! Carter ramène la paix entre les tribus toujours en guerre (le cycle débute en 1917). Les premiers engins volants évoquant des zeppelins deviennent des aéronefs rapides et individuels (1919), à présent équipés d’un pilotage automatique… au radium, forcément (1920). C’est l’aube bouillonnante du XXe siècle que Barsoom reflète dans sa profusion. Et voyez comme ces désirs d’explications se font prudents dans l’énonciation, avançant un huitième type de rayonnement, inconnu des Terriens, « comme le neuvième du reste » ! C’est la science-fiction qui découvre les vertus de l’aporie et l’art du plausible.

Soyons sérieux : c’est kitch et il faut avaler de sacrées couleuvres. Mais on ne peut s’empêcher de regarder John Carter avec la tendresse pour l’enfant qu’on a été. On tolère et on pardonne ses écarts et ses excès car on admire l’énergie et la sincérité qui l’animent. John Carter, c’est la science-fiction encore maladroite, mais émouvante parce qu’elle contient en germe les richesses qu’elle déploiera adulte.

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