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Le Jugement des larmes

[Critique commune à Anno Dracula, Le Baron rouge sang et Le Jugement des Larmes.]

Et si Van Helsing et ses compagnons n’étaient pas parvenus à vaincre Dracula ? Et si ce dernier, débarrassé de ses adversaires, avait réussi à faire basculer le Royaume-Uni dans les ténèbres en épousant la reine Victoria ? Tel est le point de départ choisi par Kim Newman, à partir duquel il va revisiter un siècle d’histoire politique et culturelle à travers trois romans et une dizaine de nouvelles.

Londres, 1888. Alors que les « non-morts » se sont répandus à tous les niveaux de la société, de la Chambre des Lords aux bas-fonds de Whitechapel, que les têtes du professeur Van Helsing et de Jonathan Harker ornent les grilles de Buckingham Palace, et qu’Arthur Holmwood et Mina Harker ont rejoint les légions de Dracula, le docteur Seward fait la une des journaux sous le nom de Jack l’Eventreur. Dans un contexte tendu où l’Angleterre menace de sombrer à chaque instant dans le chaos, ces meurtres en série de prostituées vampires vont devenir l’objet de toutes les attentions et déclencher une véritable chasse à l’homme.

Anno Dracula est un roman jubilatoire, à la fois hommage érudit à tout un pan de la littérature fantastique anglo-saxonne et tentative réussie de moderniser quelques vieux mythes. Au petit jeu des références, Kim Newman est imbattable et c’est à une bonne centaine de personnages issus d’autres œuvres, du docteur Moreau à Fu Manchu, du comte de Saint-Germain à Mycroft Holmes, que l’auteur a fait appel, le temps d’un clin d’œil ou pour jouer un rôle plus conséquent dans le récit. Et leurs pas vont bien évidemment croiser ceux de figures historiques, parmi lesquelles Oscar Wilde, John Merrick, sans oublier la reine Victoria, of course.

Malgré le jeu d’intertextualité permanent auquel se livre l’écrivain, Anno Dracula ne peut être réduit à une fan-fiction stérile ou à un simple exercice de style réservé à une poignée de bibliophiles érudits. Il s’agit d’une œuvre qui, si elle puise son inspiration dans le passé, s’affirme comme résolument moderne, sur le fond comme sur la forme. Loin des clichés perpétués au fil des décennies, Kim Newman ancre ses vampires dans un contexte historique et social réaliste. De ce point de vue, la prise de pouvoir de Dracula n’a pas révolutionné la société britannique, elle n’a fait qu’exacerber les tensions déjà existantes. Dans les couches les plus déshéritées de la population londonienne, devenir un vampire n’est en rien la promesse de pouvoir s’extraire de sa condition, mais bien plus souvent une condamnation à vivre dans une misère éternelle. A l’inverse, les puissants qui tiennent déjà les rênes du pays y trouveront le moyen le plus sûr de préserver leur statut, pour les siècles des siècles.

Hormis le docteur Seward et bien évidemment Dracula lui-même, les principaux personnages liés à cette intrigue ont été créés par Kim Newman et soulignent chacun à leur manière les enjeux de ce roman. Charles Beauregard, membre du Diogene’s Club et chargé à ce titre d’enquêter sur les meurtres de Whitechapel, entretient des re-lations d’autant plus conflictuelles avec les vampires que Penelope, la jeune femme qu’il doit épouser, semble de plus en plus tentée de passer aux ténèbres. Il reçoit néanmoins le renfort, pour mener à bien sa mission, d’une Ancienne, Geneviève Dieudonné, farouche opposante à Dracula (et personnage apparu à l’origine dans Drachenfels, roman signé Jack Yeovil, pseudonyme de… Kim Newman !). Citons enfin le cas un peu particulier de Kate Reed, une jeune journaliste vampire, imaginée par Bram Stoker mais n’apparaissant pas dans la version définitive de Dracula.

Quant à ce dernier, il est longtemps le grand absent du premier volet de la trilogie. Certes, son ombre plane sur l’ensemble du livre, mais il faut attendre l’ultime chapitre pour le voir apparaitre, lors d’une scène hallucinante située dans les salons de Buckingham. Newman enterre définitivement les représentations romantiques du personnage et dresse de lui un portrait d’une bestialité sidérante. Le point d’orgue d’un roman qui ne manque pourtant pas de scènes mémorables.

Trois ans plus tard, Newman revient à cet univers et situe l’action du Baron Rouge Sang durant la Première Guerre mondiale. On retrouve une partie du casting du précédent roman, auxquels viennent s’ajouter quantité d’autres personnages tout droit sortis de la littérature populaire de l’époque (Biggles, the Shadow, Her-bert West) ou des débuts du cinéma (le Docteur Mabuse, Nosferatu, Béla Lugosi). L’un des rôles principaux est tenu par Edgar Allan Poe, devenu lui aussi vampire et chargé de rédiger la biographie du grand héros de l’armée allemande : Manfred von Richthofen. Ce dernier est au centre d’une expérience scientifique visant à transformer les non-morts en une arme d’un genre radicalement nouveau.

Plus encore que dans Anno Dracula, on ressent dans Le Baron Rouge Sang un contraste permanent entre l’aspect ludique du jeu littéraire auquel se livre Kim Newman et la noirceur de l’univers qu’il décrit. Pourtant le roman fonctionne à la perfection, car il ne s’agit pas pour l’auteur de réécrire l’Histoire mais de l’aborder sous un jour différent, par le biais d’outils inattendus dans un tel contexte. Un travail qu’il avait déjà mené à bien dans certaines de ses nouvelles, comme « Le Retour du Dr. Shade » où, à travers l’évocation des Daily Strips d’avant-guerre, il mettait en lumière le retour d’une certaine forme de fascisme dans l’Angleterre des années Thatcher, ou encore dans « Übermensch ! », uchronie qui lui permettait de réviser le mythe de Superman à l’aune des théories nazies.

Le seul personnage qui semble ne pas intéresser Kim Newman, au final, est Dracula lui-même. L’auteur semble avoir tout dit dans les dernières pages du précédent volume et peut désormais le laisser en marge de son récit. Les fans de l’Empaleur devront donc se contenter ici de la brève apparition de sosies. Et si on le reverra bel et bien dans les pages du Jugement des larmes, troisième roman de la série, c’est sous la forme de cadavre !

Ce dernier volet de la série, au ton plus léger (le titre anglais original, Dracula Cha Cha Cha, rend mieux compte de cette ambiance que le Judgment of Tears américain), se déroule dans la Rome des années 50. Prenant prétexte du remariage de Dracula avec une princesse moldave, Kim Newman réunit tous les acteurs de la vie culturelle de l’époque, d’Italie ou d’ailleurs. Mariage improbable des univers de Federico Fellini et de Mario Bava, où les starlettes côtoient les monstres du cinéma bis, où James Bond affronte Diabolik, où Michael Corleone et Ernest Hemingway fréquentent les mêmes cafés, Le Jugement des larmes est la célébration jubilatoire de cette époque, dans toute sa diversité. Un âge d’or fantasmé, certes, mais où l’auteur s’autorise toutes les libertés, jusqu’à réparer certaines erreurs de l’Histoire ou quelques rendez-vous manqués. C’est ce qui lui permet par exemple de donner vie à la Mère des Larmes de Dario Argento, film qui devait clore le cycle entamé par Suspiria et Inferno et qui resta longtemps sans aboutir. En faisant d’elle l’un des personnages principaux de son intrigue, Kim Newman rend un magnifique hommage au réalisateur tout en réparant une injustice. Depuis, Argento a fini par tourner son film (Mother of Tears en 2007), pour un résultat très en-deçà de ce dont il était capable vingt-cinq ans plus tôt…

On trouve un regard similaire de la part de Kim Newman dans la nouvelle « Apocalypse Dracula » (« Coppola’s Dracula », in Ténèbres n°3, 1998), à la fois hommage à Apocalypse Now et manière de tirer la chasse une bonne fois pour toute sur la piètre adaptation que tira le réalisateur du roman de Bram Stoker en 1992. On se rappelle à l’occasion qu’outre ses activités de romancier, Newman est également un critique ciné reconnu outre-Manche.

L’auteur a longtemps annoncé la parution d’un quatrième volume devant boucler le cycle : Johnny Alucard. Dix ans plus tard, on attend toujours. Le roman aurait dû intégrer plusieurs nouvelles publiées dans les années 90 et suivre le parcours du héros éponyme, orphelin roumain appelé à succéder à Dracula. Le personnage apparait dans « Apocalypse Dracula » et tient un rôle majeur dans « Andy Warhol’s Dracula » (in Faux rêveur, Bragelonne, 2002), l’un des textes les plus sombres de l’auteur, qui décrit la vie nocturne new-yorkaise de la fin des années 70 et gratte le vernis de strass et de paillettes pour mettre à jour la réalité sordide de l’époque. En prime, il réalise un portrait sans concession mais d’une remarquable pertinence du père du Pop Art.

En attendant Johnny Alucard, récemment annoncé pour une parution outre-Manche en avril 2012 (on croise les doigts), Anno Dracula et ses suites constituent l’une des œuvres majeures du genre, malheureusement absente des rayonnages des libraires depuis trop longtemps.

Le Baron rouge sang

[Critique commune à Anno Dracula, Le Baron rouge sang et Le Jugement des Larmes.]

Et si Van Helsing et ses compagnons n’étaient pas parvenus à vaincre Dracula ? Et si ce dernier, débarrassé de ses adversaires, avait réussi à faire basculer le Royaume-Uni dans les ténèbres en épousant la reine Victoria ? Tel est le point de départ choisi par Kim Newman, à partir duquel il va revisiter un siècle d’histoire politique et culturelle à travers trois romans et une dizaine de nouvelles.

Londres, 1888. Alors que les « non-morts » se sont répandus à tous les niveaux de la société, de la Chambre des Lords aux bas-fonds de Whitechapel, que les têtes du professeur Van Helsing et de Jonathan Harker ornent les grilles de Buckingham Palace, et qu’Arthur Holmwood et Mina Harker ont rejoint les légions de Dracula, le docteur Seward fait la une des journaux sous le nom de Jack l’Eventreur. Dans un contexte tendu où l’Angleterre menace de sombrer à chaque instant dans le chaos, ces meurtres en série de prostituées vampires vont devenir l’objet de toutes les attentions et déclencher une véritable chasse à l’homme.

Anno Dracula est un roman jubilatoire, à la fois hommage érudit à tout un pan de la littérature fantastique anglo-saxonne et tentative réussie de moderniser quelques vieux mythes. Au petit jeu des références, Kim Newman est imbattable et c’est à une bonne centaine de personnages issus d’autres œuvres, du docteur Moreau à Fu Manchu, du comte de Saint-Germain à Mycroft Holmes, que l’auteur a fait appel, le temps d’un clin d’œil ou pour jouer un rôle plus conséquent dans le récit. Et leurs pas vont bien évidemment croiser ceux de figures historiques, parmi lesquelles Oscar Wilde, John Merrick, sans oublier la reine Victoria, of course.

Malgré le jeu d’intertextualité permanent auquel se livre l’écrivain, Anno Dracula ne peut être réduit à une fan-fiction stérile ou à un simple exercice de style réservé à une poignée de bibliophiles érudits. Il s’agit d’une œuvre qui, si elle puise son inspiration dans le passé, s’affirme comme résolument moderne, sur le fond comme sur la forme. Loin des clichés perpétués au fil des décennies, Kim Newman ancre ses vampires dans un contexte historique et social réaliste. De ce point de vue, la prise de pouvoir de Dracula n’a pas révolutionné la société britannique, elle n’a fait qu’exacerber les tensions déjà existantes. Dans les couches les plus déshéritées de la population londonienne, devenir un vampire n’est en rien la promesse de pouvoir s’extraire de sa condition, mais bien plus souvent une condamnation à vivre dans une misère éternelle. A l’inverse, les puissants qui tiennent déjà les rênes du pays y trouveront le moyen le plus sûr de préserver leur statut, pour les siècles des siècles.

Hormis le docteur Seward et bien évidemment Dracula lui-même, les principaux personnages liés à cette intrigue ont été créés par Kim Newman et soulignent chacun à leur manière les enjeux de ce roman. Charles Beauregard, membre du Diogene’s Club et chargé à ce titre d’enquêter sur les meurtres de Whitechapel, entretient des re-lations d’autant plus conflictuelles avec les vampires que Penelope, la jeune femme qu’il doit épouser, semble de plus en plus tentée de passer aux ténèbres. Il reçoit néanmoins le renfort, pour mener à bien sa mission, d’une Ancienne, Geneviève Dieudonné, farouche opposante à Dracula (et personnage apparu à l’origine dans Drachenfels, roman signé Jack Yeovil, pseudonyme de… Kim Newman !). Citons enfin le cas un peu particulier de Kate Reed, une jeune journaliste vampire, imaginée par Bram Stoker mais n’apparaissant pas dans la version définitive de Dracula.

Quant à ce dernier, il est longtemps le grand absent du premier volet de la trilogie. Certes, son ombre plane sur l’ensemble du livre, mais il faut attendre l’ultime chapitre pour le voir apparaitre, lors d’une scène hallucinante située dans les salons de Buckingham. Newman enterre définitivement les représentations romantiques du personnage et dresse de lui un portrait d’une bestialité sidérante. Le point d’orgue d’un roman qui ne manque pourtant pas de scènes mémorables.

Trois ans plus tard, Newman revient à cet univers et situe l’action du Baron Rouge Sang durant la Première Guerre mondiale. On retrouve une partie du casting du précédent roman, auxquels viennent s’ajouter quantité d’autres personnages tout droit sortis de la littérature populaire de l’époque (Biggles, the Shadow, Her-bert West) ou des débuts du cinéma (le Docteur Mabuse, Nosferatu, Béla Lugosi). L’un des rôles principaux est tenu par Edgar Allan Poe, devenu lui aussi vampire et chargé de rédiger la biographie du grand héros de l’armée allemande : Manfred von Richthofen. Ce dernier est au centre d’une expérience scientifique visant à transformer les non-morts en une arme d’un genre radicalement nouveau.

Plus encore que dans Anno Dracula, on ressent dans Le Baron Rouge Sang un contraste permanent entre l’aspect ludique du jeu littéraire auquel se livre Kim Newman et la noirceur de l’univers qu’il décrit. Pourtant le roman fonctionne à la perfection, car il ne s’agit pas pour l’auteur de réécrire l’Histoire mais de l’aborder sous un jour différent, par le biais d’outils inattendus dans un tel contexte. Un travail qu’il avait déjà mené à bien dans certaines de ses nouvelles, comme « Le Retour du Dr. Shade » où, à travers l’évocation des Daily Strips d’avant-guerre, il mettait en lumière le retour d’une certaine forme de fascisme dans l’Angleterre des années Thatcher, ou encore dans « Übermensch ! », uchronie qui lui permettait de réviser le mythe de Superman à l’aune des théories nazies.

Le seul personnage qui semble ne pas intéresser Kim Newman, au final, est Dracula lui-même. L’auteur semble avoir tout dit dans les dernières pages du précédent volume et peut désormais le laisser en marge de son récit. Les fans de l’Empaleur devront donc se contenter ici de la brève apparition de sosies. Et si on le reverra bel et bien dans les pages du Jugement des larmes, troisième roman de la série, c’est sous la forme de cadavre !

Ce dernier volet de la série, au ton plus léger (le titre anglais original, Dracula Cha Cha Cha, rend mieux compte de cette ambiance que le Judgment of Tears américain), se déroule dans la Rome des années 50. Prenant prétexte du remariage de Dracula avec une princesse moldave, Kim Newman réunit tous les acteurs de la vie culturelle de l’époque, d’Italie ou d’ailleurs. Mariage improbable des univers de Federico Fellini et de Mario Bava, où les starlettes côtoient les monstres du cinéma bis, où James Bond affronte Diabolik, où Michael Corleone et Ernest Hemingway fréquentent les mêmes cafés, Le Jugement des larmes est la célébration jubilatoire de cette époque, dans toute sa diversité. Un âge d’or fantasmé, certes, mais où l’auteur s’autorise toutes les libertés, jusqu’à réparer certaines erreurs de l’Histoire ou quelques rendez-vous manqués. C’est ce qui lui permet par exemple de donner vie à la Mère des Larmes de Dario Argento, film qui devait clore le cycle entamé par Suspiria et Inferno et qui resta longtemps sans aboutir. En faisant d’elle l’un des personnages principaux de son intrigue, Kim Newman rend un magnifique hommage au réalisateur tout en réparant une injustice. Depuis, Argento a fini par tourner son film (Mother of Tears en 2007), pour un résultat très en-deçà de ce dont il était capable vingt-cinq ans plus tôt…

On trouve un regard similaire de la part de Kim Newman dans la nouvelle « Apocalypse Dracula » (« Coppola’s Dracula », in Ténèbres n°3, 1998), à la fois hommage à Apocalypse Now et manière de tirer la chasse une bonne fois pour toute sur la piètre adaptation que tira le réalisateur du roman de Bram Stoker en 1992. On se rappelle à l’occasion qu’outre ses activités de romancier, Newman est également un critique ciné reconnu outre-Manche.

L’auteur a longtemps annoncé la parution d’un quatrième volume devant boucler le cycle : Johnny Alucard. Dix ans plus tard, on attend toujours. Le roman aurait dû intégrer plusieurs nouvelles publiées dans les années 90 et suivre le parcours du héros éponyme, orphelin roumain appelé à succéder à Dracula. Le personnage apparait dans « Apocalypse Dracula » et tient un rôle majeur dans « Andy Warhol’s Dracula » (in Faux rêveur, Bragelonne, 2002), l’un des textes les plus sombres de l’auteur, qui décrit la vie nocturne new-yorkaise de la fin des années 70 et gratte le vernis de strass et de paillettes pour mettre à jour la réalité sordide de l’époque. En prime, il réalise un portrait sans concession mais d’une remarquable pertinence du père du Pop Art.

En attendant Johnny Alucard, récemment annoncé pour une parution outre-Manche en avril 2012 (on croise les doigts), Anno Dracula et ses suites constituent l’une des œuvres majeures du genre, malheureusement absente des rayonnages des libraires depuis trop longtemps.

Anno Dracula

[Critique commune à Anno Dracula, Le Baron rouge sang et Le Jugement des Larmes.]

Et si Van Helsing et ses compagnons n’étaient pas parvenus à vaincre Dracula ? Et si ce dernier, débarrassé de ses adversaires, avait réussi à faire basculer le Royaume-Uni dans les ténèbres en épousant la reine Victoria ? Tel est le point de départ choisi par Kim Newman, à partir duquel il va revisiter un siècle d’histoire politique et culturelle à travers trois romans et une dizaine de nouvelles.

Londres, 1888. Alors que les « non-morts » se sont répandus à tous les niveaux de la société, de la Chambre des Lords aux bas-fonds de Whitechapel, que les têtes du professeur Van Helsing et de Jonathan Harker ornent les grilles de Buckingham Palace, et qu’Arthur Holmwood et Mina Harker ont rejoint les légions de Dracula, le docteur Seward fait la une des journaux sous le nom de Jack l’Eventreur. Dans un contexte tendu où l’Angleterre menace de sombrer à chaque instant dans le chaos, ces meurtres en série de prostituées vampires vont devenir l’objet de toutes les attentions et déclencher une véritable chasse à l’homme.

Anno Dracula est un roman jubilatoire, à la fois hommage érudit à tout un pan de la littérature fantastique anglo-saxonne et tentative réussie de moderniser quelques vieux mythes. Au petit jeu des références, Kim Newman est imbattable et c’est à une bonne centaine de personnages issus d’autres œuvres, du docteur Moreau à Fu Manchu, du comte de Saint-Germain à Mycroft Holmes, que l’auteur a fait appel, le temps d’un clin d’œil ou pour jouer un rôle plus conséquent dans le récit. Et leurs pas vont bien évidemment croiser ceux de figures historiques, parmi lesquelles Oscar Wilde, John Merrick, sans oublier la reine Victoria, of course.

Malgré le jeu d’intertextualité permanent auquel se livre l’écrivain, Anno Dracula ne peut être réduit à une fan-fiction stérile ou à un simple exercice de style réservé à une poignée de bibliophiles érudits. Il s’agit d’une œuvre qui, si elle puise son inspiration dans le passé, s’affirme comme résolument moderne, sur le fond comme sur la forme. Loin des clichés perpétués au fil des décennies, Kim Newman ancre ses vampires dans un contexte historique et social réaliste. De ce point de vue, la prise de pouvoir de Dracula n’a pas révolutionné la société britannique, elle n’a fait qu’exacerber les tensions déjà existantes. Dans les couches les plus déshéritées de la population londonienne, devenir un vampire n’est en rien la promesse de pouvoir s’extraire de sa condition, mais bien plus souvent une condamnation à vivre dans une misère éternelle. A l’inverse, les puissants qui tiennent déjà les rênes du pays y trouveront le moyen le plus sûr de préserver leur statut, pour les siècles des siècles.

Hormis le docteur Seward et bien évidemment Dracula lui-même, les principaux personnages liés à cette intrigue ont été créés par Kim Newman et soulignent chacun à leur manière les enjeux de ce roman. Charles Beauregard, membre du Diogene’s Club et chargé à ce titre d’enquêter sur les meurtres de Whitechapel, entretient des re-lations d’autant plus conflictuelles avec les vampires que Penelope, la jeune femme qu’il doit épouser, semble de plus en plus tentée de passer aux ténèbres. Il reçoit néanmoins le renfort, pour mener à bien sa mission, d’une Ancienne, Geneviève Dieudonné, farouche opposante à Dracula (et personnage apparu à l’origine dans Drachenfels, roman signé Jack Yeovil, pseudonyme de… Kim Newman !). Citons enfin le cas un peu particulier de Kate Reed, une jeune journaliste vampire, imaginée par Bram Stoker mais n’apparaissant pas dans la version définitive de Dracula.

Quant à ce dernier, il est longtemps le grand absent du premier volet de la trilogie. Certes, son ombre plane sur l’ensemble du livre, mais il faut attendre l’ultime chapitre pour le voir apparaitre, lors d’une scène hallucinante située dans les salons de Buckingham. Newman enterre définitivement les représentations romantiques du personnage et dresse de lui un portrait d’une bestialité sidérante. Le point d’orgue d’un roman qui ne manque pourtant pas de scènes mémorables.

Trois ans plus tard, Newman revient à cet univers et situe l’action du Baron Rouge Sang durant la Première Guerre mondiale. On retrouve une partie du casting du précédent roman, auxquels viennent s’ajouter quantité d’autres personnages tout droit sortis de la littérature populaire de l’époque (Biggles, the Shadow, Her-bert West) ou des débuts du cinéma (le Docteur Mabuse, Nosferatu, Béla Lugosi). L’un des rôles principaux est tenu par Edgar Allan Poe, devenu lui aussi vampire et chargé de rédiger la biographie du grand héros de l’armée allemande : Manfred von Richthofen. Ce dernier est au centre d’une expérience scientifique visant à transformer les non-morts en une arme d’un genre radicalement nouveau.

Plus encore que dans Anno Dracula, on ressent dans Le Baron Rouge Sang un contraste permanent entre l’aspect ludique du jeu littéraire auquel se livre Kim Newman et la noirceur de l’univers qu’il décrit. Pourtant le roman fonctionne à la perfection, car il ne s’agit pas pour l’auteur de réécrire l’Histoire mais de l’aborder sous un jour différent, par le biais d’outils inattendus dans un tel contexte. Un travail qu’il avait déjà mené à bien dans certaines de ses nouvelles, comme « Le Retour du Dr. Shade » où, à travers l’évocation des Daily Strips d’avant-guerre, il mettait en lumière le retour d’une certaine forme de fascisme dans l’Angleterre des années Thatcher, ou encore dans « Übermensch ! », uchronie qui lui permettait de réviser le mythe de Superman à l’aune des théories nazies.

Le seul personnage qui semble ne pas intéresser Kim Newman, au final, est Dracula lui-même. L’auteur semble avoir tout dit dans les dernières pages du précédent volume et peut désormais le laisser en marge de son récit. Les fans de l’Empaleur devront donc se contenter ici de la brève apparition de sosies. Et si on le reverra bel et bien dans les pages du Jugement des larmes, troisième roman de la série, c’est sous la forme de cadavre !

Ce dernier volet de la série, au ton plus léger (le titre anglais original, Dracula Cha Cha Cha, rend mieux compte de cette ambiance que le Judgment of Tears américain), se déroule dans la Rome des années 50. Prenant prétexte du remariage de Dracula avec une princesse moldave, Kim Newman réunit tous les acteurs de la vie culturelle de l’époque, d’Italie ou d’ailleurs. Mariage improbable des univers de Federico Fellini et de Mario Bava, où les starlettes côtoient les monstres du cinéma bis, où James Bond affronte Diabolik, où Michael Corleone et Ernest Hemingway fréquentent les mêmes cafés, Le Jugement des larmes est la célébration jubilatoire de cette époque, dans toute sa diversité. Un âge d’or fantasmé, certes, mais où l’auteur s’autorise toutes les libertés, jusqu’à réparer certaines erreurs de l’Histoire ou quelques rendez-vous manqués. C’est ce qui lui permet par exemple de donner vie à la Mère des Larmes de Dario Argento, film qui devait clore le cycle entamé par Suspiria et Inferno et qui resta longtemps sans aboutir. En faisant d’elle l’un des personnages principaux de son intrigue, Kim Newman rend un magnifique hommage au réalisateur tout en réparant une injustice. Depuis, Argento a fini par tourner son film (Mother of Tears en 2007), pour un résultat très en-deçà de ce dont il était capable vingt-cinq ans plus tôt…

On trouve un regard similaire de la part de Kim Newman dans la nouvelle « Apocalypse Dracula » (« Coppola’s Dracula », in Ténèbres n°3, 1998), à la fois hommage à Apocalypse Now et manière de tirer la chasse une bonne fois pour toute sur la piètre adaptation que tira le réalisateur du roman de Bram Stoker en 1992. On se rappelle à l’occasion qu’outre ses activités de romancier, Newman est également un critique ciné reconnu outre-Manche.

L’auteur a longtemps annoncé la parution d’un quatrième volume devant boucler le cycle : Johnny Alucard. Dix ans plus tard, on attend toujours. Le roman aurait dû intégrer plusieurs nouvelles publiées dans les années 90 et suivre le parcours du héros éponyme, orphelin roumain appelé à succéder à Dracula. Le personnage apparait dans « Apocalypse Dracula » et tient un rôle majeur dans « Andy Warhol’s Dracula » (in Faux rêveur, Bragelonne, 2002), l’un des textes les plus sombres de l’auteur, qui décrit la vie nocturne new-yorkaise de la fin des années 70 et gratte le vernis de strass et de paillettes pour mettre à jour la réalité sordide de l’époque. En prime, il réalise un portrait sans concession mais d’une remarquable pertinence du père du Pop Art.

En attendant Johnny Alucard, récemment annoncé pour une parution outre-Manche en avril 2012 (on croise les doigts), Anno Dracula et ses suites constituent l’une des œuvres majeures du genre, malheureusement absente des rayonnages des libraires depuis trop longtemps.

[Lire aussi un avis plus ancien de Philippe Boulier sur Anno Dracula.]

Carpe Jugulum

Trolls et golems, elfes et nains, djinns et lutins, zombies et loups-garous, mages et sorcières, tout ce qui vit en terres de fantasy finit un jour ou l’autre par tomber sous la moulinette ravageuse de Terry Pratchett. Il fallait bien s’attendre à ce que les vampires y passent aussi. C’est chose faite avec ce vingt-quatrième volume des Annales du Disque-Monde, qui nous replonge au cœur du petit royaume de Lancre, paisible contrée montagnarde qui continue son chemin à travers le siècle de la Roussette aussi normalement que faire se peut sur ce monde aussi déjanté que rond et plat…

Il était une fois… un petit roi et une jeune reine qui s’aimaient d’amour tendre. Résolument moderne, diplomate et optimiste, bref, naïf, le roi fit organiser une grande fête pour le baptême de leur premier enfant, en prenant garde de n’oublier personne : prêtre, sujets, amis, voisins, bonnes fées, sorcières… Personne. Pas même l’élégant Comte Margopyr et sa famille de vampires (pardon, de vampyres, restons modernes) venus tout droit de l’Überwald voisin et invités à titre diplomatique par le roi Vérence. Il n’est pourtant pas besoin d’être coiffé d’un chapeau noir et pointu pour savoir qu’il peut être légèrement risqué d’inviter un vampire chez soi. A plus forte raison quand le « chez soi », dans le cas d’un roi, s’avère être le royaume tout entier.

En quelques heures, l’affaire est entendue : avec tous les occupants du château, famille royale incluse, soumis à leur irrésistible volonté, les Margopyr n’ont plus besoin que d’un peu de temps, d’organisation et d’une bonne gestion des ressources humaines pour faire main basse sur le royaume de Lancre. Seules les sorcières pourraient peut-être y changer quelque chose… Mais allez donc réunir un convent quand son membre le plus éminent manque à l’appel : Mémé Ciredutemps, terriblement vexée de ne pas avoir trouvé son invitation pour le baptême, s’en est exilée de rage. Ce qui ne risque pas de donner confiance en soi à Agnès Créttine, jeune sorcière affligée d’un léger défaut de personnalité ; ni d’améliorer l’humeur d’une Nounou Ogg déjà plus qu’agacée par la présence à Lancre d’un prêtre Omnien — ces gens-là sont-ils bons à autre chose qu’à brûler des sorcières ?

Comment, dans ces conditions, espérer bouter les vampyres hors de Lancre, des vampyres qui, fruit d’un long entraînement, font fi de leur conditionnement ? L’ail est doux à leur palais, ils collectionnent les symboles religieux et s’essaient au vin. Même dépareiller leurs paires de chaussettes ne leur cause qu’un désagrément passager. Il reste bien l’eau bénite. Ça les mouille…

Tout semble donc perdu. A moins que Magrat n’échange pour un temps ses atours de reine pour sa robe de sorcière. A moins que ce ridicule petit prêtre d’Om ne s’avère utile à quelque chose. A moins que cette horde de schtroumpfs Nac mac Feegle surarmés qui au même moment déferle sur Lancre ne puisse être de quelque secours. A moins… A moins qu’on ne parvienne à retrouver Mémé. Et vite.

Les vampires du Disque-monde évoquent davantage les elfes des mêmes contrées, mauvais, manipulateurs et mesquins, que les créatures édulcorées à la mode, fruits de l’union de Danielle Steele et Lestat. Ils n’ont pas plus de morale que l’homme politique moyen et, sûrs de leur supériorité, n’en perdent pas moins tout vernis de civilisation dès lors qu’ils se mêlent de s’y mêler. Pour le reste, pas besoin de forcer le trait : l’image du vampire est trop enlisée dans de mauvaises séries B et autres bons nanars pour qu’il soit besoin d’en rajouter. Et de fait, ce Carpe jugulum lorgne plus du côté du Bal des Vampires que d’Anne Rice ou Bram Stoker — ce qui n’empêche pas Pratchett d’égratigner ces deux derniers, et bien d’autres, au passage.

Mais sous la parodie affleure la veine satirique et pamphlétaire des Annales du Disque-monde, trop saillante pour la refuser à des vampires. Terry Pratchett, pas plus que Mémé Ciredutemps, ne saurait oublier qu’excès de pouvoir et foi aveugle et bornée font toujours bon ménage : à travers la domination mentale que Margopyr et les siens exercent sur leur entourage, il s’attaque surtout cette fois-ci à tout ce qui, dogme ou système, dieu ou humain, n’a de cesse d’aliéner, de soumettre, d’exploiter… de « transformer les gens en objets ».

Carpe jugulum semble aujourd’hui clore le cycle des sorcières, qu’on ne retrouvera plus qu’au détour des romans « jeunesse » du Disque-monde. Les vampires, quant à eux, réapparaîtront au fil des tomes suivants pour s’installer définitivement, tout aussi savoureux et hilarants que les autres créatures du Disque.

[Lire aussi l'avis de Cid Vicious dans le Bifrost n°36.]

Éros Vampire

Le titre de l’anthologie composée par Poppy Z. Brite en 1997, Eros Vampire, souligne la volonté de l’anthologiste de présenter autre chose que vingt récits classiques sur les vampires, en l’occurrence : vingt histoires de sexe et de sang. Toutes mettent en scène des vampires, certes, mais on est bien loin du comte Dracula. Naturellement, on y croisera quelques vampires « traditionnels » — ainsi, dans la première nouvelle, signée Norman Partridge, dont le classicisme détonne —, mais au fil des pages on se trouvera confronté à des vampires psychiques, sentimentaux, émotionnels, végétaux…

Dans son introduction, Poppy Z. Brite explique qu’elle a invité ses auteurs à explorer le côté érotique du vampire, espérant en cela pouvoir présenter de nombreuses relectures et facettes du mythe. Comme elle l’indique, le pari est réussi au-delà de ses espérances.

Difficile bien sûr de citer ici les vingt nouvelles, difficile et inutile, en fait, car comme dans toute anthologie, certains récits sortent clairement du lot, se hissant même volontiers au rang de petits chefs-d’œuvre. A commencer par la magnifique nouvelle de Nancy Holder, « Café Endless : pluie de printemps », un récit qui prend le Japon pour cadre et relate l’amour d’un homme envers un vampire rencontré lors d’un acte de Kabuki, le théâtre japonais traditionnel. L’ambiance de ce texte, imprégnée d’érotisme et de tradition nippone, s’avère l’une des plus fortes de cet ouvrage. On retrouve le même dépaysement dans la nouvelle de Douglas Clegg, « White Chapel », se déroulant dans les contrées les plus reculées de l’Inde à la rencontre de divinités ancestrales aux appétits innommables.

Mais ce livre ne se résume pas à une exploration ethnographique des différentes formes de vampires, pour exemple « L’Alchimie de la gorge », de Brian Hodge, et son antique vampire occupé à pervertir les anges qu’il capture tout en se nourrissant du chant d’un jeune castrat à son service… Dans la série des vampires aux appétits originaux, il nous faut aussi évoquer le magnifique texte de Thomas F. Monteleone, « Tríttico di amo-re », et son personnage principal, Lyrica. Cette « femme » qui a été la muse des plus grands au cours de l’histoire (Mozart, Van Gogh), mais qui, en échange de la gloire et de la fortune, a aspiré peu à peu leur vitalité pour en définitive les abandonner, vidés et détruits. On signalera enfin « La Dernière fête d’Abba Adi » de Jessica Amanda Salmonson, sans doute le texte le plus sanglant du volume, mais aussi le plus sophistiqué (tant du point de vue du style et que du thème), l’histoire d’un poète tombé en disgrâce qui décide de tirer sa révérence au cours d’une fête orgiaque au terme de laquelle les notables de la ville pourront assister à son démembrement — une performance réalisée par ses trois femmes…

Avec ses vingt nouvelles, autant de visions originales et sensuelles, Eros Vampire prouve si besoin était combien nombreux sont les visages du vampire. Une réussite incontestable, en somme, à (re)découvrir d’urgence.

[Lire aussi la critique de Claude Ecken dans le Bifrost n°16.]

Les Fils des ténèbres

Bucarest, 1990. Dans les mois qui suivent la chute de Nicolae Ceaucescu, des humanitaires américains arrivent en Roumanie afin de donner des soins aux enfants qui survivent dans les orphelinats. Parmi eux un jésuite, O’Rourke (qui n’est autre que l’un des personnages de Nuit d’été, un précédent roman de Simmons), et Kate Neuman, une brillante spécialiste des maladies du sang. Très vite, cette dernière s’attache à un nourrisson, manifestement séropositif, dont le système immunitaire se renforce suite à chaque transfusion sanguine. Après avoir adopté l’enfant, la mère le ramène aux Etats-Unis. La scientifique poursuit ses recherches et comprend que la maladie de son fils pourrait être à l’origine des légendes se rapportant aux vampires. Mais l’enfant est bientôt enlevé. Kate décide de retourner en Roumanie pour le retrouver.

Si Dan Simmons s’empare du mythe de Dracula (de nombreux  monologues reprennent les éléments les plus marquants de la « légende noire » de Vlad Tepes), c’est pour le traiter comme un roman de hard science dans lequel le vampirisme serait un rétrovirus d’origine génétique proche du VIH. Comme dans L’Echiquier du mal, il utilise les mécanismes du thriller. On peut cependant regretter que l’intrigue réserve peu de surprises et que la peur ne soit guère au rendez-vous pour le lecteur. Afin de planter le décor dans lequel évoluent ces Children of the night, Simmons avait effectué un voyage dans les Carpates (il l’évoque dans la nouvelle autobiographique « Mes Copsa Mica » parue dans Le Styx coule à l’envers). Le livre vaut donc principalement pour le portrait saisissant qu’il brosse de la Roumanie à peine sortie de l’ère communiste. Quiconque se souvient des reportages télévisés de l’époque retrouvera des images familières du chaos économique et sanitaire soudainement exposé au reste du monde après la révolution de décembre 1989. Cependant, le roman serait bien meilleur si l’auteur avait fait preuve d’un peu plus de subtilité dans sa présentation des faits pour le moins orientée (il évoque ainsi les centaines de morts des charniers de Timisoara comme des victimes de la Securitate, alors qu’on savait dès 1990 qu’il s’agissait d’une manipulation…).

La grande réussite de Dan Simmons est d’avoir fait des vampires les victimes d’une mystérieuse maladie génétique, tandis que leurs serviteurs humains se révèlent en définitive les personnages les plus dangereux. Sans atteindre le niveau de L’Echiquier du mal, loin s’en faut, ou même de Terreur, du fait d’une intrique ténue, Les Fils des ténèbres intéresseront les amateurs de hard science qui voudraient croire aux vampires.

Âmes perdues

Loin de l’image donnée (entre autres) par Bram Stoker, les vampires d’Ames Perdues, le premier roman de Poppy Z. Brite, sont plus proches des punks de Lost Boys que de dandys raffinés.

L’histoire a pour cadre la Nouvelle-Orléans, ville natale de l’auteur, et suit les trajectoires de plusieurs personnages dont le seul point commun est la part d’ombre que contient leur âme. Et parmi eux Nothing, jeune adolescent adopté complètement inadapté au monde dans lequel il évolue. Fasciné par la musique gothique et le décorum morbide qui l’accompagne, il décide un jour de quitter ses parents pour rencontrer les Lost Souls, groupe obscur de la Nouvelle-Orléans dont il se repasse les chansons en boucle depuis des mois.

En chemin, il est recueilli par trois routards qui parcourent le pays dans leur van : Zillah, Molochai et Twig. Nothing se sent enfin accepté et se fait de ces trois marginaux une famille, des marginaux qui se révèleront vite être des vampires et lui prendront la main pour le faire pénétrer dans leur monde.

Au bout de la route, la Nouvelle-Orléans, où Nothing fera enfin la connaissance des Lost Souls, dont Ghost, lui aussi adolescent « à part », initié par Miz Catlin (une sorcière amie de sa défunte grand-mère) qui lui a appris à accepter ses pouvoirs de vision et à lire dans les esprits.

La rencontre de ces personnages, dans l’ambiance moite et étrange du vieux quartier français de la Nouvelle-Orléans, donnera lieu à une odyssée de sang, de souffrance et d’amour, dans la grande tradition de la littérature vampirique.

Ce premier roman a marqué les esprits lors de sa sortie. On l’aura compris, Poppy Z. Brite y présente des vampires modernes, des marginaux, certes, mais en rien hors du temps. Le sang, le sexe, la drogue, la sorcellerie sont omniprésents tout au long de l’œuvre, autant de composants magnifiés par l’ambiance de la Louisiane, que l’auteur arrive à faire affleurer à chaque page.

Mais au-delà de la violence et des errances des personnages, on retrouve au centre de l’intrigue un sentiment : l’amour. L’amour de Ghost pour Steve, l’autre membre des Lost Souls, qui assiste impuissant à la lente autodestruction de son ami, la seule personne qui compte à ses yeux. L’amour de Nothing pour Ghost, qui a su faire vibrer son cœur grâce à sa musique, même si lors de leur rencontre ils semblent destinés à s’affronter. Et surtout l’amour ambigu de Nothing pour sa nouvelle famille, amour qui se heurte à la violence et au nihilisme de ses « parents ».

A l’heure ou les livres de vampires « nouvelle génération » battent des records de vente, au sein de la noria de films et séries qui en découlent, il est bon de se pencher sur un livre qui a ouvert la voie et qui, par sa sauvagerie et son ambiance suintante, supplante une grande partie de la production actuelle.

Agyar

Agyar, sorti dans l’indifférence générale en France en 1997, est le premier livre traduit de Steven Brust. Celui-ci, plus connu pour Vlad Taltos, cycle de fantasy à base de lézards paru chez Mnemos, fondateur du groupe d’écrivains scribblies de Minneapolis, considère Agyar comme son meilleur roman.

Squattant le grenier d’une maison abandonnée dans une petite ville universitaire, John Agyar profite d’une machine à écrire présente sur les lieux pour raconter sa vie au jour le jour, ou plutôt nuit après nuit. Récit lacunaire écrit entre deux incartades nocturnes, ce n’est que par bribes que nous découvrons la personnalité de John : un homme bien plus vieux qu’il ne semble, atteint d’une certaine lassitude générée par une vie routinière et cadrée par les contraintes, peu fier de ce qu’il est obligé de faire pour survivre. Obnubilé par ses rencontres féminines, qu’elles soient récentes ou de longue date, qu’il en soit bourreau ou victime, Agyar a du mal à se livrer en dehors de son journal intime, même à Jim, le fantôme d’un esclave avec qui il partage son grenier. Poursuivi par Kellem, la femme qui dispose de tout pouvoir sur lui et qui veut s’en débarrasser définitivement, et tiraillé entre Jill, sa victime du moment et Susan, maîtresse de Jill et proie potentielle, Agyar se trouve pris dans une chasse à l’homme à l’issue incertaine.

Agyar, par sa narration elliptique à la première personne (le narrateur évitant de signaler les évidences, le mot vampire n’ap-paraît jamais et ses contraintes matérielles sont à peine évoquées), par la fragilité de son personnage principal, et malgré l’utilisation d’une partie de la quincaillerie habituelle des histoires de vampires, se révèle être une vision rare du mythe, plus proche du drame psychologique que du fantastique à effets spéciaux. Car si Agyar est bien une créature de la nuit, pompant l’énergie vitale de ses victimes, dormant la journée dans une boite hermétique, presque invincible physiquement et « vivant » depuis trop longtemps, tout ceci n’apparaît qu’en trame de fond du récit, occulté par l’essentiel : ses relations avec les femmes et sa quête de l’émancipation.

Mêlant domination absolue et pitié, amour et violence, John Agyar se révèle faible et profondément humain, bien loin des clichés habituels des créatures gothiques. Avec ce roman, publié en 1993, à une époque dominée par les suceurs de sang baroques d’Anne Rice (Entretien avec un vampire est adapté au cinéma l’année suivante), Steven Brust, qui se définit politiquement comme trotskyste, livre une vision résolument à contre-courant : un homme de la classe moyenne n’ayant d’autre ambition que de vivre libéré de son asservissement, le joug violent et total imposé par la femme qui l’a vampirisé, pour jouir sans entrave. Aussi, même si le livre n’est pas exempt de quelques problèmes de crédibilité (étonnant que le narrateur puisse faire un feu de cheminée dans une maison abandonnée d’un quartier résidentiel sans se faire repérer, difficile de croire qu’il a le temps de se mettre à la machine à écrire quand son logement est cerné et que la police lui a lancé un ultimatum), ce vampire crypto-marxiste renouvelle habilement le thème.

L'Échiquier du mal

Un saisissant prologue dans le camp de concentration de Chelmno, en 1942. Le jeune Saul Laski lutte pour survivre. Puis, sans transition, nous nous rendons à Charleston, Caroline du Sud, le 12 décembre 1980. Trois petits vieux se réunissent pour prendre le thé. Rien de plus innocent, en apparence… Mais les trois convives se livrent à un étrange petit jeu, et comptent les points : un pour chaque mort. Et parmi les victimes, un certain John Lennon… Ces vieillards ne sont en effet pas comme les autres : ils ont le Talent, qui leur permet de manipuler les êtres humains pour leur faire accomplir leurs quatre volontés. Et celles-ci se résument souvent à cette ultime réalité : le meurtre. Pour eux : le Festin, qui entretient leur force et leur permet de « rajeunir ». Ce sont des vampires, à leur manière ; mais pas de vulgaires suceurs de sang encombrés des oripeaux gothiques, ni même « rationalisés » (à l’instar de ce que Simmons fera un peu plus tard dans Les Fils des ténèbres) : ce sont des vampires psychiques…

Ainsi débute L’Echiquier du mal, à n’en pas douter un des plus fameux romans de Dan Simmons avec le très différent Hypérion. Un roman-fleuve, et un monument de terreur. Et, ce qui nous intéresse ici, une relecture inventive et fascinante du mythe du vampire. Les allusions ne manquent pas, qui émaillent l’ensemble du roman. Un exemple sélectionné dans les premières pages :

« De toutes les terreurs que s’est infligées l’humanité, de tous les monstres pathétiques qu’elle s’est inventés, seul le mythe du vampire conserve encore quelques vestiges de dignité. Tout comme les humains dont il se nourrit, le vampire obéit aux sombres pulsions qui lui sont propres. Mais contrairement à ses ridicules proies humaines, le vampire utilise des moyens sordides pour parvenir à la seule fin qui puisse justifier de tels actes : son but est tout simplement l’immortalité. Quelle noblesse. Et quelle tristesse. »

En bon thriller paranoïaque, L’Echiquier du mal mêle ce canevas de théorie du complot. Derrière les puissants de ce monde se dressent les vampires psychiques, qui tirent les ficelles de leurs marionnettes humaines. On les trouve aux côtés du Führer dans l’Allemagne nazie. On les retrouve à Dallas le jour de la mort de John Fitzgerald Kennedy. On les croise enfin sur les scènes de meurtre les plus improbables, celles qui défient en apparence la logique. Ainsi le massacre sur lequel la réunion de Charleston débouche. Un vrai casse-tête pour le shérif Bobby Joe Gentry, et pour la jeune Noire Natalie Preston, dont le père figure parmi les victimes. Seule une explication, aussi improbable soit-elle, peut éclairer le drame ; et c’est le psychiatre Saul Laski qui la leur fournit : Laski est conscient de l’existence de ces vampires psychiques depuis ses cruelles années à Chelmno et Sobibor. C’est là-bas, dans l’enfer des camps d’extermination, qu’il a rencontré l’Oberst, ainsi qu’il désigne encore après toutes ces années son cruel bourreau. Terrible flashback : dans la nuit polonaise, une partie d’échecs où les pions sont des êtres humains, où chaque prise signifie la mort ; puis une chasse à l’homme où les dés sont pipés… Saul Laski traque l’Oberst, désormais William Borden, depuis toutes ces années. Et Gentry et Natalie de se joindre à lui pour faire la lumière sur les meurtres les plus obscurs, et obtenir enfin justice… quitte à se transformer à leur tour en meurtriers.

Mais les vampires psychiques ne se limitent pas au trio de Charleston. On en croise vite d’autres, à Beverly Hills — le producteur Tony Harrod, détestable personnage qui est une des plus belles réussites du roman — ou au FBI. Et la vérité se fait bientôt jour : tous, ou presque, ne sont que des pions dans une gigantesque partie d’échecs à grande échelle. Et le sort du monde entier pourrait bien reposer dans les mains du vainqueur…

L’Echiquier du mal est assurément un chef-d’œuvre du genre. L’argument promotionnel nous dit que Stephen King, à la lecture de ce roman, a salué en Dan Simmons son rival le plus redoutable. Et on le concèdera volontiers… Rares sont les œuvres horrifiques à dégager une telle puissance narrative, doublée d’un déconcertant sentiment de malaise, provenant de l’arrière-plan de la Shoah — encore imprégné de tabou — et de l’atmosphère générale de théorie du complot.

Il serait cependant dommage de s’arrêter sur cette impression, ou d’être rebuté par la longueur, que d’aucuns jugeront sans doute excessive — mais peut-on véritablement y enlever quoi que ce soit ? —, de cette fresque. L’Echiquier du mal se révèle en effet être un page turner d’une efficacité sidérante, et c’est sans effort ou presque que l’on se laisse guider par l’auteur, sûr de son art, tout au long de ce roman-fleuve (en « intégrale » chez « Lunes d’encre », scindé en deux tomes chez Folio « SF ») à la trame complexe. La plume de l’auteur, magnifiquement servie par la traduction de Jean-Daniel Brèque, est d’une justesse constante, et le roman accumule morceaux de bravoure et scènes d’anthologie, palpitantes scènes d’action et séquences cauchemardesques, éclats de suspense et introspection bouleversante. Et l’on se passionne aisément pour l’entreprise folle de ces éternelles victimes que sont Saul et Natalie, et pour les manœuvres obscures et cyniques de leurs puissants adversaires.

N’en jetez plus : L’Echiquier du mal est un chef-d’œuvre de terreur, une lecture incontournable pour les amateurs du genre. Et pour les autres aussi, tant qu’on y est.

La Vierge de glace

A l’abri dans son égout, Brand goûte à une tranquillité méritée. Au milieu des effluents nauséabonds de la cité, les pieds dans la fange, un verre de Clos-Vougeot à la main, il laisse les souvenirs affleurer. Lui revient d’abord un paysage de forêt glacée. Des Indiens. Les Archers du Roi ensuite. Le gibet de Nottingham. Les souvenirs du Nouveau Monde parasitent ceux de l’Ancien, générant confusion et malaise. Un nom finit par émerger : Anthony.

Pendant ce temps, affalé dans son refuge provisoire, Tony s’achemine progressivement vers la mort. Dans les vapes, il se remémore des événements de son passé, mais bizarrement ses pensées sont hantées par l’image d’un monstre, une créature rencontrée jadis et à qui il doit sa condition présente.

Plus tard dans son appartement cossu, Cora s’éveille toute pimpante. Comme à son habitude, le crépuscule l’a tirée de son sommeil impénétrable. Un coup d’œil au soleil couchant qui darde ses ultimes rayons derrière les rideaux, histoire de défier l’Interdit, la voilà déjà affairée à se faire belle. Vite, direction le club privé où elle tient une table de roulette, le visage impavide, ce qui lui vaut son surnom de Vierge de Glace.

Qu’est-ce qui rassemble ce trio noctambule en dehors de sa condition monstrueuse ? Une frénésie pour la vie sans aucun doute. Mais aussi la recherche d’un confort somme toute bourgeois. Rien de bien original finalement, le commun des mortels aspirant aux mêmes conditions de vie. Cependant, pour faire suer la rente, il faut se lever tôt : une expérience que notre trio n’est pas prêt de tenter. Reste à réaliser le Gros Coup, le casse du siècle, genre piller la recette du patron de Cora, histoire de se reposer sur ses lauriers quelques longues années.

La littérature fantastique et son pendant cinématographique ont accoutumé le lecteur, et son alter ego le spectateur, à une imagerie du vampirisme dépourvue de toute surprise. Nosferatus blafards et monstrueux, princes valaques hautains et autres adolescents bodybuildés, prompts à fasciner les foules prépubères, pullulent comme la vérole sur le bas clergé. Sans totalement déroger aux codes, Marc Behm assène un grand coup de pied aux archétypes et autres stéréotypes présidant au mythe sous ses déclinaisons littéraire et cinématographique. Il envoie valdinguer les clichés éculés, les gimmicks lassants et trousse un récit paillard, délicieusement déjanté, où les tourments métaphysiques et les frayeurs primitives sont détournés par un humour débridé, un sens du burlesque et du rythme irrésistible.

Les vampires de La Vierge de Glace sont des noceurs invétérés, des jouisseurs impénitents s’amusant des tours pendables joués aux mortels, vivant au crochet de la bonne société, multipliant rapines et mauvais coups, bref, définitivement en marge. Fuyant miroirs, crucifix et autres bimbeloteries mystiques, ils s’enivrent de sang et de grands crus, baisent tout ce qui bouge, besognent tous les orifices dont Dame Nature a pourvu l’engeance humaine et n’aspirent en fin de compte qu’à l’embourgeoisement. Brand l’ancêtre cradingue et misanthrope atteint de priapisme. Tony, véritable panier percé du groupe, pianiste dilettante et esclave de son instinct meurtrier. Cora, le cerveau de la bande, plus fourmi que cigale mais sachant apprécier la bamboche à l’occasion. Ces trois-là sont faits pour faire des étincelles.

Au final, La Vierge de Glace c’est un peu les pieds nickelés chez les vampires. Un brin d’esprit anar, des plans criminels foireux et des gaffes à n’en plus finir. Et si on s’amuse beaucoup en lisant les mésaventures de Cora, Tony et Brand, à l’instar de notre trio de saigneurs, on garde toutefois à l’esprit que la vie reste courte, beaucoup trop courte. Aussi ripaillons de concert.

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