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Sous béton

Après Suréquipée de Grégoire Courtois l’an dernier, « Folio SF » continue d’aller chercher au Québec des œuvres qui n’avaient pas eu l’occasion de traverser l’Atlantique jusque-là. Sa nouvelle découverte se nomme Sous béton et est signée d’une artiste touche à tout passant régulièrement, nous apprend la quatrième de couverture, de la littérature à la vidéo ou la modélisation 3D — Karoline Georges.

Le roman se déroule dans un bâtiment aux proportions démesurées, qui ferait passer les I.G.H. de Ballard et les monades urbaines de Silverberg pour de plats pavillons de banlieue. Des milliers d’étages, divisés en millions d’appartements/cellules d’où l’on ne sort à peu près jamais. Le nécessaire y est fourni : oxygène, eau, nutriments, et en guise de distraction, des écrans diffusant en continu des images de l’extérieur sur lesquelles une meute d’êtres à peine humains s’entre-déchirent au pied de l’édifice.

Le récit se focalise sur trois personnages : l’enfant-narrateur, que ses parents n’ont pas pris la peine de nommer, le père, violent et défoncé en permanence à l’abrutissant, et la mère, qui tente à peine de dissimuler ses perpétuelles crises de larmes. Il y a eu d’autres enfants, auparavant, mais ils ont tous fini au recyclage.

Sous béton raconte donc le sort de cette humanité déshumanisée, qui semble n’accepter sa condition que parce que la seule alternative qui lui est proposée (l’extérieur) semble pire encore. Une vie consacrée à des tâches répétitives dont personne ne questionne l’utilité. Sauf, bien entendu, le narrateur. Sur le fond, le roman n’a rien à offrir qu’on ait déjà lu cent fois ces cinquante dernières années. Et quiconque a lu trois dystopies dans sa vie ne sera guère surpris par ce que l’on découvre in fine du fonctionnement de l’Édifice. Sur la forme, Karoline Georges opte pour une succession de courtes scènes, des chapitres parfois à la limite du haiku, et une écriture qui se complait trop souvent dans une forme d’hermétisme. La froideur du style rend parfaitement bien l’horreur des situations qu’elle décrit et accentue le caractère claustrophobe du décor qu’elle met en scène. De ce point de vue, on peut reconnaître à ce roman une indéniable cohérence. De là à vous encourager à y passer l’heure et demie qu’il vous faudra pour le lire…

Tschaï, retour sur la planète de l'aventure

« Le Cycle de Tschaï » figure parmi les œuvres phares de Jack Vance ; cette tétralogie bourrée de rebondissements est un modèle de planet opera, où l’auteur a mis à profit son talent pour la création d’univers et de sociétés bigarrées et complexes. Les aventures d’Adam Reith sur cette planète lointaine, où quatre espèces extraterrestres dominent une humanité importée il y a bien longtemps, sont l’occasion d’explorer un monde fascinant, riche de possibilités. Tschaï : retour sur la planète de l’aventure, nouveau titre de la très belle collection « Ourobores » des éditions Mnémos, joue légitimement de cette carte, pour un résultat enthousiasmant.

La réalisation de ce beau livre a fait appel à quatre auteurs et un illustrateur, Dogan Oztel ; celui-ci livre un bon travail, et l’ouvrage est assurément beau, même si quelques-uns de ses prédécesseurs (Kadath : le guide de la cité inconnue) étaient peut-être plus riches sous cet angle. Le résultat est tout de même plus que satisfaisant — et la maquette assez sage garantit le confort de lecture.

Le travail des quatre auteurs a été orienté aussi bien par les canons de la collection « Ourobores » que par les romans de Jack Vance : celui-ci avait titré les quatre livres du cycle avec les noms des espèces extraterrestres dominantes — Le Chasch, Le Wankh, Le Dirdir et Le Pnume. Cependant, Adam Reith avait surtout affaire aux quatre races d’ » hommes hybrides » associées à ces espèces : Hommes-Chasch, Hommes-Wankh, Hommes-Dirdir et Pnumekin. La répartition des tâches entre les quatre auteurs s’est donc basée sur ce principe, avec respectivement Étienne Barillier, Raphaël Albert, Jeanne-A Debats et Adrien Tomas.

Cependant, il s’agit pour eux de décrire « la planète de l’aventure » après le départ d’Adam Reith — or son séjour a tout changé… Les humains de Tschaï viennent à croire ses récits, selon lesquels ils viendraient originellement d’une même planète, la Terre ; mais, parallèlement, ils ont pris conscience de la position inférieure dans laquelle les maintenaient leurs races maîtresses, et un vent de révolte se met à souffler… qui doit beaucoup à la présence d’agents terriens infiltrés — sur la base des rapports d’Adam Reith, dont on ne saura rien de plus — qui préparent l’arrivée de la flotte solaire. On trouve de semblables agents auprès de tous ceux qui s’élèvent pour constituer de nouveaux pouvoirs, désireux de se libérer de l’emprise des races maîtresses — et qui se surveillent mutuellement, la méfiance étant de mise… y compris à l’encontre de ces Terriens qui agissent dans l’ombre, et dont les ambitions ne sont pas innocentes ! En fait, les « hommes hybrides » au cœur des quatre récits sont souvent vus de l’extérieur, par les agents qui les conseillent… et les manipulent.

L’ensemble forme un récit cohérent, qui se lit comme un roman, au travers d’une narration épistolaire passant par des documents divers — correspondances et rapports de renseignement pour l’essentiel. Raphaël Albert, qui nous présente le versant religieux et intriguant de cette affaire avec le Culte de Reith, et Adrien Tomas, qui se confronte aux hermétiques Pnumekin, sont probablement ceux qui s’en tirent le mieux avec cette dimension « matérielle » — mais le fond, chez Étienne Barillier, dans la geste épique et utopique de Jra Acton l’Homme-Chasch, et chez Jeanne-A Debats, dont la Femme-Dirdir et son amante terrienne ont un comportement bien plus iconoclaste dans un récit qui ne l’est pas moins, ce fond, donc, rachète sans peine quelques menus défauts dans la présentation.

L’ensemble constitue un récit aussi juste que palpitant, détournant à sa matière l’aventure vancienne en lui témoignant en même temps un grand respect. Et s’avère une lecture aussi agréable que convaincante.

Les Oiseaux de nuit

Oublié chez nous, mais régulièrement traduit (notamment en anglais et en japonais), Maurice Level avait pourtant, en son temps, acquis une certaine renommée littéraire dans l’Hexagone, ceci alors même qu’il officiait dans un registre à même de scandaliser les bonnes âmes : le récit de terreur, et dans sa variante la plus grotesque — le Grand-Guignol. L’expression n’est pas employée à la légère, car nombre de ses petites histoires glauques ont été adaptées pour la scène, où elles ont rencontré un grand succès — la plus fameuse de ces pièces étant Le Baiser dans la nuit, d’après une nouvelle figurant dans ces Oiseaux de nuit, réédition d’un recueil de 1913.

Maurice Level, dans cette « première manière » (car il s’est ensuite tourné vers des récits plus légers), abreuvait les journaux et leurs lecteurs de brèves nouvelles (cinq pages en moyenne, ici), au style très travaillé, mais dans l’optique de l’épure, en retranchant tout le superflu. Et ces « contes cruels » étaient autant de condensés d’angoisse, de désespoir, de meurtre et de folie. Il ne s’agit pas de littérature fantastique (une seule nouvelle, « Qui ?… », pourrait éventuellement en relever) : l’inspiration de Level se trouve plutôt dans les faits divers sordides, qui égayent la presse et occupent les tribunaux.

Mais Level, sur cette base, peut tirer le récit, en apparence fort simple, dans des directions variées. Le lectorat bifrostien sera peut-être attiré, en priorité, par les histoires les plus typées Grand-Guignol, et ce registre outré produit des merveilles d’horreur — citons « Le Baiser dans la nuit », donc, mais aussi « Le Chenil », ou encore, très étrange, « La Nuit et le silence »… Des récits brefs, intenses, étonnamment graphiques ; pas forcément, cela dit, les plus appréciés par la critique d’alors — qui préférait des récits plus mélodramatiques, d’une douleur poignante. Dans ce registre également, Level livre des réussites saisissantes, qui nouent le ventre en exprimant un désespoir fatal et tellement humain — celui des filles-mères, ou des vieux qui n’ont plus personne, et une théorie d’époux déçus et trompés… Ailleurs, le récit dépasse la seule chronique judiciaire pour endosser des atours de policier — ou de thriller ? « Le Crime de la rue Pergolèse » en est un exemple frappant. Mais une même base peut aussi être traitée sur le mode du désespoir, donc — même ironique : ainsi dans « Je m’accuse ! ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : ici, Level ne fait pas rire… Et, puisant dans sa propre expérience, il a aussi mis en scène bien des médecins, bien des patients atteints de la tuberculose — qui sont tous à même de susciter des scènes terribles et grotesques, ce dont « Une erreur » témoigne tout particulièrement. Sur ces bases, l’auteur dépeint la meilleure société comme les bas-fonds, avec un égal bonheur, dans l’angoisse et dans la douleur, ce qui confère régulièrement à ses récits une portée sociale subtile.

Très heureuse initiative, de la part du Visage Vert, que cette réédition, dans un écrin à la mesure : le paratexte est imposant, avec des études très savantes de Philippe Gontier et Jean-Luc Buard, incluant une (très) longue bibliographie. À ce stade, on fait dans l’édition scientifique.

Mais ces Oiseaux de nuit le valent bien. Forts de leur singularité, et de leur habile conception, ces récits faussement anecdotiques sont autant de cauchemars très humains, sous les éclats du Grand-Guignol. On comprend l’admiration de ses contemporains, et la nécessité d’y revenir.

Nouvelles de l'anti-monde

Un peu oublié aujourd’hui, l’auteur franco-britannique George Langelaan, à la biographie rocambolesque, a pourtant son titre de gloire SF : « La Mouche », nouvelle à l’origine des films que vous savez. Mais il avait écrit d’autres récits d’Imaginaire, entre science-fiction et fantastique, qui furent rassemblés en 1962 chez Robert Laffont dans le recueil Nouvelles de l’Anti-Monde, aujourd’hui réédité par l’Arbre Vengeur.

Ces treize récits constituent un ensemble varié, même si certains thèmes (le temps, les radiations, les expériences scientifiques qui tournent mal) ou procédés (la chute, le rapport livrant l’explication du mystère après coup, l’apparence de récit policier) sont récurrents. S’il faut jouer le jeu des références, on a pu avancer que les récits de George Langelaan évoquaient ceux d’un Richard Matheson, et ils témoignent en tout cas d’un art de la narration consommé, même si pas sans failles.

Ces nouvelles étaient sans doute remarquablement inventives à l’époque — on le sent, et cela peut contribuer à expliquer leur postérité cinématographique, dans le cas de « La Mouche » et de quelques autres (relevons aussi le caractère étonnamment graphique de certaines histoires). Mais, pour le coup, le temps a peut-être joué un mauvais tour à l’auteur, et un lecteur de SF contemporain ne sera que bien rarement surpris par des récits qui étaient régulièrement conçus pour surprendre. Rien de dramatique, cela dit, et si le recueil a quelque chose d’un peu suranné, ça n’est au fond pas désagréable.

Un aspect un peu plus gênant de ce nécessaire vieillissement doit cependant être noté. Dans les récits les plus amples, l’auteur tend à dilater l’intrigue en retardant artificiellement la compréhension qu’a le narrateur des phénomènes qu’il vit : le cas le plus flagrant est « Temps mort », une nouvelle fascinante par ailleurs, et conçue avec une grande attention aux détails, où le héros se retrouve dans un Paris qui vit beaucoup, beaucoup plus lentement que lui… Le texte est bon, voire mieux que ça, mais on en voit arriver la fin avec un certain soulagement. Ce problème n’est pas systématique : « La Mouche », texte d’une veine assez comparable, est une réussite de la première à la dernière ligne, où le mystère et l’explication sont bien mieux dosés ; mais des textes comme « Robots pensants », sur la base d’un automate joueur d’échecs, ou « Sortie de secours », thriller baignant dans les souvenirs de la Résistance, moins convaincants, pâtissent davantage de cet écueil.

Sur des formats plus concis, d’autres nouvelles sont bien dignes d’être notées, comme « La Dame d’Outre-Nulle part », qui, au-delà de sa dimension de romance par écran interposé, repose sur un postulat très original et porteur d’une certaine angoisse, ou encore « L’Autre main », qui joue impeccablement d’une trame bien autrement convenue (la main qui n’obéit plus et qui prend l’initiative d’actes criminels).

Le reste est probablement un petit cran en dessous, mais jamais mauvais, qu’il s’agisse de nouvelles en formes de blagues (« Le Miracle » en tête) ou de choses plus « sérieuses » (très belle ambiance, par exemple, dans « La Dernière Traversée »), avec nombre de degrés intermédiaires (« La Tournée du Diable »).

Ces Nouvelles de l’Anti-Monde ont pris un coup de vieux, mais qui ne leur a pas été fatal. Même suranné, ou parce que suranné, le recueil demeure une lecture intéressante, riche d’idées fortes et qu’on devine avoir été alors d’une inventivité remarquable. « La Mouche » en témoigne, mais d’autres nouvelles tout autant, et l’auteur mérite bien qu’on ne l’oublie pas.

Dans l'épouvante

Maître allemand du récit de terreur et de la décadence, à la réputation sulfureuse, Hanns Heinz Ewers a bénéficié récemment de plusieurs rééditions, l’occasion de revenir sur une œuvre singulière et mordante.

Chez Ombres, précieux petit éditeur, on a ressorti l’an dernier le recueil Dans l’épouvante : Histoires extraordinaires, qui ne s’avère qu’assez rarement épouvantable, et guère plus extraordinaire. Le fantastique, quand il est présent, se fait généralement discret, et c’est davantage le sentiment du macabre qui associe ces contes, plutôt que l’angoisse ou l’horreur à proprement parler. À vrai dire, lus avec un siècle de décalage, ces textes brillent surtout par leur dimension de satire sociale grinçante, qui met en scène autant de personnages parfaitement répugnants et qu’on aime détester. Osera-t-on dire que cette force peut, parfois, se muer en faiblesse ? Car l’auteur, qui s’amuse beaucoup à décrire une bonne société qui est comme de juste la pire de toutes, s’y attarde et pas qu’un peu ; ce goût de la digression, sur la durée du recueil, produit parfois un ennui poli mais pas moins gêné chez le lecteur — trait qui sera à nouveau sensible dans le roman Mandragore. Parmi les contes les plus intéressants, « Le Cœur des rois » prête essentiellement à rire ; « Ces Messieurs de la cour » horrifie mais par son prosaïsme ; « La Fin de John Hamilton Llwellyn » a un vague élément SF dans l’ambiance, amusant mais tardif ; « Journal d’un oranger », plus classique, convainc dans son traitement de la folie du narrateur et son portrait de femme fatale, rappelant « L’Araignée » et anticipant Mandragore ; « La Fiancée du Tophar » et « La Mamaloi », en fin de recueil, sont les récits les plus horribles, le dernier surtout, qui s’étend à volonté sur une vision totalement délirante du vaudou, et qui noue le ventre avec son narrateur immonde. Mais, avec toutes ces indéniables qualités, l’ennui guette malgré tout le chroniqueur, régulièrement…

[…]

Ces rééditions sont bienvenues : Ewers était un écrivain brillant, et un satiriste décadent de première, mais l’amateur d’Imaginaire ne sera pas immanquablement convaincu par ces récits somme toute très terrestres, et bien de leur temps.

Celle qui n'avait pas peur de Cthulhu

La déferlante de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes se poursuit, y compris dans le rayonnage made in France. Ce coup-ci, c’est Karim Berrouka qui s’y colle, avec un roman qui, disons-le d’emblée, ne restera certainement pas dans les annales, même celles du sous-registre si prolifique, mais n’en est pas moins fun comme tout — et c’était bien ce qu’on en attendait, après tout.

Notre héroïne s’appelle Ingrid, et, pour une bête histoire de naissance à l’heure, à la minute et à la seconde fatidiques, elle se retrouve embarquée dans une improbable histoire aux ramifications forcément cosmiques incluant son lot de gélatine indicible et d’angles cyclopéens : même à Paris, les adorateurs du Géant Vert (pas celui du maïs) peuvent foutre le bordel. Enfin, plus exactement, les cinq factions dédiées chacune à telle « divinité » du panthéon lovecraftien, et qui se demandent si, à l’occasion du nouvel avènement du Grand Cthulhu, il serait préférable de l’accueillir avec l’espoir qu’il anéantira le monde, ou la crainte qu’il anéantisse le monde. Autant de sectes frappadingues et de « cultistes » guignolesques, incluant ces types au faciès bizarre qui font de la plongée sous-marine dans les environs d’Innsmouth, Nouvelle-Angleterre, les Satanistes de l’Amour qui aiment les chèvres et la fornication partout et tout le temps, ou encore les mélomanes viennois qui guettent le son des flûtes en provenance du chaos nucléaire ; mais les pires sont probablement les ahuris qui vénèrent à la fois le Christ, Yog-Sothoth et le boson de Higgs (tout en un et un en tout).

La quatrième de couverture avance que notre héroïne n’en a rien à péter de tout ça — peut-être était-elle dédiée à un autre roman, car Ingrid ne semble pas exactement s’en foutre, dans celui-ci. Oh, elle aurait sans doute préféré qu’on la laisse en dehors de tout ça, et cultiver l’ignorance bénie de qui n’a pas lu HPL sinon le Necronomicon, mais elle réalise assez vite qu’elle n’a guère le choix, et s’implique dès lors avec un certain sens du devoir.

Sans surprise, tout cela n’est guère pointilleux au regard de l’orthodoxie lovecraftienne — ce qui n’a absolument aucune importance. La derletherie ne passe en effet pas si mal, en sachant se montrer moqueuse là où il le faut — et pas en permanence, dans un délire parodique qui aurait sans doute été assez vite lassant. L’humour est là (inévitablement, avec l’auteur ?), dans le décalage permanent qu’implique le personnage même d’Ingrid, ou, surtout, le tableau des cinq factions, satire vicieuse mais bienvenue du fanatisme religieux et de l’embrigadement sur la base de doctrines idiotes autant qu’aveugles. Nul besoin, dès lors, de glisser un gag à chaque paragraphe — finalement, la mesure en la matière s’avère bien plus pertinente.

Ce décalage, cet humour, suffisent à faire tenir le livre. C’est heureux, car l’ensemble est autrement assez convenu et hautement prévisible — les twists n’en sont pas, délibérément peut-on supposer. Qu’importe : Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu remplit sans peine son office, sous la forme d’un roman sympathique et qui se lit tout seul. Ils ne sont pas si nombreux, les pastiches affichés comme tels et qui peuvent s’en targuer ; ou, du moins, un certain nombre d’entre eux, qu’il s’agisse de prétendre à un plus grand sérieux, ou au contraire de sortir son nez rouge de clown pour faire des jeux de mots sur les shoggoths, pourraient éventuellement en prendre de la graine.

Rien d’exceptionnel, non ; des failles, très certainement ; mais, oui, ça se lit tout seul.

Le Nuage pourpre

Cité par H. G. Wells, admiré par Lovecraft, ce roman de 1901 est réédité en français après plus de vingt ans dans les limbes (et une première incarnation en « Présence du Futur », puis une réédition chez 10/18). Pas de zombies ni de pandémie dans ce texte apocalyptique, mais les curieuses errances du dernier humain vivant ; un récit étrange et torturé, désuet à souhait, avec tout ce que ça implique de plaisirs et d’agacements pour un lecteur contemporain.

L’histoire, qui peut nous sembler simple aujourd’hui, tant son motif a été depuis exploité, apparaît comme novatrice lors de la parution : alors qu’il participe à un voyage pour rejoindre le pôle Nord (source de fantasmes au tournant du xx e siècle, le pôle géographique ne sera découvert que sept ans après la publication du texte), Adam Jeffson est l’unique survivant humain non seulement de l’expédition, mais, pire encore, comme il le comprend peu à peu, d’un cataclysme qui a parcouru la Terre (en évitant les pôles, donc) sous la forme d’un nuage pourpre tuant sur l’instant quiconque en a respiré la moindre parcelle. La source du désastre ? Divine ou créée par une présence étrangère, on effleurera la réponse sans jamais la dévoiler. La conséquence ? Les errances de ce personnage, objet d’un destin cruel, persuadé d’être mystiquement tiraillé entre deux forces, la Noire, destructrice, et la Blanche, créatrice. Les divagations de ce narrateur tantôt détestable à cause de sa mégalomanie paranoïaque, tantôt touchant de par sa solitude désespérée.

Cet intrus, dorénavant, au sein de son propre monde, parcourt pendant deux décennies la Terre, « Éden infernal ». Décidant parfois d’incendier les villes qu’il visite, par plaisir pyromane, certes, mais aussi pour exprimer l’enfer qui l’habite, lui, le dernier représentant d’une race décimée. Ou se réfugiant dans la construction du plus beau palais jamais bâti, parce qu’après tout, comment donner un but à son existence quand plus rien n’a de sens ? Mais s’interrogeant toujours sur les raisons du chaos. Jusqu’à ce qu’une rencontre lui fasse tout remettre en cause. La rédemption serait-elle malgré tout possible ? Préservons le mystère…

Si l’on fait abstraction des aspects scientifiques et de survie, traités comme des détails vite écartés par l’auteur, reste un roman curieux qui pousse à la réflexion. Reste aussi un ouvrage qui fait sens remis en contexte, car appartenant aux premiers récits s’emparant du désormais topos de l’empoisonnement de l’atmosphère, et inspirant par la suite de nombreux romans tels que La Ceinture empoisonnée de Conan Doyle (1913), ou Le Nuage vert de A. S. Neill (1938, et l’éditeur français de ce dernier ne s’y sera pas trompé, en traduisant ainsi le titre anglais de The Last Man Alive…).

Un livre pour le moins étonnant, donc, qui mérite un petit détour par curiosité historique littéraire.

Entre troll et ogre

Arsouille est vieux. Arsouille est ronchon. Arsouilles est perclus d’arthrite. Surtout, Arsouille est un troll. Et quand on vit dans une société en guerre et contrôlée par les ogres, pas facile d’être un troll de plus de 70 ans. Les règles sont simples. La fermer, sous peine de se faire bouffer. Tenir son rang (d’inférieur), sous peine de se faire bouffer. Ne pas créer de problèmes publics (du genre ramper dans la rue après s’être fait refaire le groin par une bande de trollards en pleine poussée hormonale), sous peine de se faire bouffer. Ou, au choix, de devenir de la chair à canon. Pas facile tous les jours, mais jusqu’ici, Arsouille s’en est plutôt bien sorti. Il vit chez sa belle-fille et son petit-fils, au chaud, et il a de quoi manger tous les jours. Il suffit simplement de grogner un peu de temps en temps pour remettre les pendules à l’heure.

Pourtant, quand il reçoit une lettre de son frère jumeau, Arpète, qu’il n’a pas vu depuis au moins cinquante ans, tout est remis en question. Car pendant qu’Arsouille passait de trollinou à troll en pleine puberté, Arpète, lui, se transformait en ogre. Les aléas de la Grande Poussée Dentaire… Et si les trolls sont des brutes épaisses qui ne réfléchissent pas plus loin qu’à demain et qu’au poing de leur voisin, les ogres, eux, sont des êtres froids et calculateurs, craints par tous (ah, ça, le prestige de mâchoires télescopiques extrêmement puissantes, rapides, aux dents acérées !). Surtout, les ogres sont dénués de sentiments. Alors pourquoi, Arpète semble-t-il regretter avec émotion leur séparation et désire-t-il revoir son frère ?

Un troll, ça ne questionne pas, ça n’imagine pas, ça ne réfléchit pas. Et plus particulièrement, un troll, ça ne retourne pas à l’école pour apprendre à lire une carte (en se faisant embaucher en tant que prof), et ça ne se lance pas dans une traversée du pays pour aller se balader en zone de guerre et rechercher son frangin ogre… Sinon, où va le monde ? !

Dans une gouaille stylistique assez savoureuse, l’auteure nous livre une parabole fantas(y)ste sur la nature humaine. S’amusant joyeusement avec les clichés attachés aux créatures choisies, elle dresse une satire assez efficace de l’importance de l’éducation, de l’impact de la violence sur une société très hiérarchisée, et du déterminisme social. C’est inattendu, drôle, et on s’y laisse prendre un peu malgré soi. Car s’il y a bien une chose que révèlent les sourires de plus en plus nombreux à la lecture de cette quête initiatique, c’est qu’en chacun de nous s’affrontent troll et ogre. Et que peut-être, si on y réfléchit bien (et eux aussi), existe-t-il quelque chose d’autre, entre les deux…

L'Enfant de poussière

Syffe est orphelin et ne se souvient de rien avant ses huit ans. Même pas de son véritable nom, le sien étant un simple sobriquet inspiré par son teint basané et un peuple dont il serait originaire. Il vit au jour le jour avec ses compagnons, Cardou, Merle et Brindille (dont il est secrètement amoureux), entre la ferme de la veuve qui les a recueillis, et les rues de Corne-Brune, la petite cité de province isolée dans laquelle, débrouillards, ils parviennent à grappiller de petits travaux, et de quoi manger (presque) à leur faim. Et puisqu’ils ont décidé d’être heureux, ils le sont. Peu importe la mort du suzerain du Royaume-Unifié. Peu importe les rumeurs grandissantes de conflits.

Mais un jour, Syffe est pris en flagrant délit de vol à l’étalage par le première-lame Hesse, à la réputation sombre et ambiguë. En échange de sa liberté, il devient informateur, puis espion pour le garde, et découvre peu à peu la réalité rugueuse du monde des adultes, avec ce qu’il contient de trahisons, de parties d’échecs politiques, de pertes cruelles, de tragédies et de déceptions. Un monde au bord de la rupture, dans lequel le garçon va devoir apprendre à évoluer s’il veut vieillir…

Voici un récit d’apprentissage qui n’est pas sans rappeler Robin Hobb et son assassin royal, tant par le style, que par les difficultés auxquelles est confronté son narrateur, personnage principal d’une histoire commencée bien longtemps avant sa naissance et dont la pleine mesure dépasse l’entendement humain. Réunissant tous les ingrédients pour en faire un récit addictif (une origine mystérieuse dont on devine la résolution dans un prochain tome, la renaissance d’un pouvoir ancien, un ennemi bien dissimulé, et une puissance menaçante en arrière-plan…), Dewdney réussit à écrire une fresque épique prenante tout en dépeignant un héros attachant dans sa quête d’identité, qui plus est en ne délaissant pas les personnages secondaires, complexes et forts (particulièrement ceux dans lequel Syffe projette sa recherche d’un père fantasmé).

La facilité avec laquelle l’auteur semble inviter le réalisme dans un univers élaboré et cohérent est telle qu’on pourrait presque transposer le récit dans notre réalité médiévale, sans l’étrangeté d’une géographie et d’une Histoire inconnue. La magie y est à peine effleurée, et tient plus du doute fantastique entre réel et imaginaire que de la force surnaturelle traversant les autres récits de fantasy, surtout décrite par un enfant (puis un adolescent).

L’ensemble tient le lecteur en haleine presque jusqu’à la fin, le vrai bémol étant peut-être un affaiblissement scénaristique sur les derniers chapitres. Mais ce choix semble s’inscrire dans l’annonce d’un deuxième tome (pour octobre 2018) qui, on l’espère, tiendra les promesses faites dans le premier…

La Crécerelle

Tueuse, exterminatrice, maudite, sorcière… telle est la réputation de la Crécerelle. Cette femme, en apparence jeune, qui, longtemps auparavant, a cru pouvoir se libérer d’un destin violent, est aujourd’hui captive d’un contrat encore pire que celui qu’elle tentait de fuir. Car la Crécerelle n’a plus le choix : esclave de la volonté d’une créature de l’outre-monde, elle sème la mort sur son chemin pour avoir le droit de vivre. Et pas n’importe quelle mort. De préférence horrible, toujours magique, en utilisant la multiplicité des probabilités et des mondes intérieurs propres à chaque humain. À la fois exécutrice et victime, mais jamais héroïne, car « un héros, ce n’est rien qu’un tueur qui soigne son image », elle avance, sans relâche, sans espoir de rédemption, dans cette spirale infernale. Jusqu’à ce sursaut rebelle, où, dans une vaine tentative d’échapper à l’insupportable, elle déclenche une réaction en chaîne, autre spirale ouvrant la porte au chaos, et se retrouve contrainte de s’engager sur des voies encore pires pour sauver l’humanité de son erreur.

Dans un récit où les frontières entre fantasy et science-fiction sont aussi troubles que celles entre les dimensions évoquées (ou invoquées ?), nous découvrons ainsi les circonvolutions d’un personnage fort qui cherche à s’affranchir à tout prix (et particulièrement celui de la vie des autres) d’un univers trop étriqué pour sa façon d’agir, mais surtout, de penser. La violence esthétisée n’est pas sans rappeler certains récits tarantinesques et rend hommage aux pulps. La magie est présente, mais, loin des usages habituels du genre, s’exprime de façon méthodique en une technique surtout fondée sur l’étude approfondie de la théorie, et qui évolue selon les sources d’apprentissages.

D’ailleurs, c’est bien ce qui surprend, dans ce roman qui n’a de fantasy que le synopsis, tant l’écriture y est philosophique, psychologique, scientifique. Faut-il voir dans la peinture de ce monde de départ si fragile (baptisé la Perle) une référence à la caverne de Platon ? La psychanalyse freudienne se reflèterait-elle dans les actions et les doutes des deux personnages principaux ? Quoi qu’il en soit, oublié le médiéval si ce n’est à travers quelques traits de civilisation esquissés, et bienvenus les recours aux sciences, que ce soit par la description d’univers mathématiques ou par l’importance accordée à la noosphère… Teilhard de Chardin et Vernadski sont bien présents, et parfois même un peu trop, au risque d’en perdre le fil narratif. Mais c’est peut-être là tout l’enjeu de ce texte car « quand on creuse les mythes, on tombe toujours sur d’autres mythes plus anciens, et personne ne remonte jusqu’au bout ; quand on recule suffisamment, on tombe sur des périodes où les peuples qui sont censés avoir donné naissance au mythe en question n’existaient pas encore. »

Ne reste que le questionnement.

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