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Le Crépuscule des dieux

[Critiques du tome 1, du tome 2 et du tome 3.]

Commencée en février 2015, la saga de Stéphane Przybylski touche à sa fin. Nous sommes dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, et en parallèle de la reconquête de l’Europe envahie par les nazis, se nouent et se dénouent des enjeux plus obscurs. Friedrich Saxhäuser, l’ancien SS, l’agent spécial devenu très spécial depuis que les extraterrestres installés sur Terre lui ont conféré d’énormes pouvoirs, dont une résistance physique ultime, tente de défendre leur cause et d’éviter qu’ils ne soient exterminés. Car le Club Uranium veille, étonnant mélange composé d’Américains, d’Anglais et d’Allemands : son but étant d’éviter à tout prix que l’on suspecte l’existence de ces créatures venues du ciel, de peur qu’une telle révélation sème la panique. Quant à Reinhard Heydrich, le chef de l’Office central de la sécurité du Reich, il s’est mis en relation avec d’autres extraterrestres, une faction tout juste débarquée sur Terre en quête de leurs congénères établis de longue date, et qui n’ont pas nécessairement les mêmes vues que leurs prédécesseurs. Avec, au cœur de cette lutte d’influence, l’invraisemblable puissance qui se dégage de ses êtres et peut détruire notre planète.

Raconté sous forme de flashbacks à partir d’une discussion entre un membre du Club Uranium et la petite-fille de Saxhäuser, ce roman adopte la forme à laquelle nous a habitués Przybylski : une succession de scènes courtes, nerveuses, qui tissent peu à peu la trame globale de l’histoire. Toutefois, la fin approchant, il convient de rassembler tous les éléments de l’intrigue, aussi celle-ci est nettement plus linéaire que celle des volumes précédents. On retrouvera en revanche la même rigueur dans la narration des événements historiques – parfois au prix de paragraphes qui auraient mérité d’être davantage intégrés dans le schéma narratif plutôt que de verser dans le cours d’histoire magistral –, la même saveur de roman-feuilleton qu’on engloutit avec gourmandise, au gré de rebondissements orchestrés avec plus ou moins de prévisibilité, et le même goût pour installer des personnages crédibles, même si l’auteur s’amuse également parfois avec quelques clichés issus de films de guerre ou d’espionnage (voire cite un certain ouvrage de SF célèbre, dans lequel les nazis ont gagné la guerre). On est ainsi en territoire connu, un territoire jalonné de scènes choc, notamment via les expérimentations ratées du docteur Sigmund Rascher, pour cet ultime volet qui conclut donc avec les honneurs cette copieuse saga (pas loin de 2000 pages tout de même).

Globalement, Stéphane Przybylski aura marqué l’Imaginaire français avec sa « Tétralogie des Origines ». Sans prétendre au statut de chef-d’œuvre, son imposant mélange d’histoire réelle dépeinte avec rigueur et d’élucubrations ufologiques hautement improbables se sera révélé suffisamment jouissif et stimulant pour qu’on ne l’oublie pas de sitôt. Il est peu de dire qu’on attend désormais avec impatience son prochain roman, afin de juger de son aptitude à se projeter dans une autre histoire.

Sherlock Holmes aux enfers

Les Enfers. Deux démons assistent à la chute d’un corps, celui d’une humaine morte « À l’endroit où la mort est bannie ». Divers incidents qui mettent en péril la souveraineté de l’Ici-Très-Bas conduisent Adramelech, Grand Chancelier des Enfers, à faire appel à Sherlock Holmes. Comment le détective logicien va-t-il pouvoir enquêter dans le domaine de l’irrationnel ? C’est oublier son célèbre adage : « Quand on a éliminé l’impossible, ce qui reste, aussi improbable soit-il, est la vérité »

Le pastiche holmésien est un exercice difficile qui répond à des contraintes, autant de figures obligées que sont Londres, le brouillard ou la vie au 221B, Baker Street… En général, les auteurs français s’y cassent la pipe, sauf à les détourner. Ainsi Jean Dutourd avec Mémoires de Mary Watson et Jean-Jacques Sirkis avec La grand-mère de Sherlock Holmes ont su tirer leur seringue du jeu.

À l’origine, Sherlock Holmes aux Enfers est un projet BD sur scénario d’André-François Ruaud, spécialiste émérite du détective. Sur la base de son canevas, il a confié le projet à Nicolas Le Breton, passionnant guide de profession, et donc choix judicieux pour une visite des catacombes bibliques. Et pourquoi pas, après tout Watson cache Conan Doyle dans les récits originaux.

Nicolas Le Breton prend la voix du détournement. Elle conduit aux Enfers, dont chacun sait que le chemin est pavé de bonnes intentions. Or Le Breton a une tendance au style plus ampoulé qu’un Noël de l’entreprise chez Thomas Edison, et il manque une véritable correction au manuscrit. Qu’on en juge : Sherlock Holmes « tire une bouffée » de sa pipe, continuellement, sauf une fois où il « l’expulse » ; p. 11, l’auteur confond un chapeau et une casquette ; p. 28, on lit «les dents inertes du cadavre » et p. 40, on trouve trois «  que » dans la même phrase. Sans compter, l’erreur est toutefois commune, qu’il n’y a pas de pomme dans la Bible mais un fruit. En latin « malum » signifie « pomme » ou « mal », le traducteur antique a simplement fait un jeu de mots.

Alors, une Sherloconnerie ? Eh bien pas du tout.

Au contraire, c’est une totale réussite comme le serait un spectacle au Théâtre du Châtelet, un vaudeville qui répond point par point au cahier des charges : on pleure beaucoup, on se pâme, on prend ses jambes à son cou. Il est évidemment question de travestissement et d’adultère à la Feydeau. Les acteurs cabotinent : « Je suis Lucifer, imbécile ! », «  Mais non ! C’est moi, Lucifer ! ». Culotté comme une vieille bouffarde, Le Breton rend même un hommage à Johnny Hallyday avec, p. 100, un « Mary, si tu savais ». L’ensemble est assurément réjouissant.

Au final, et sous la magnifique couverture de Melchior Ascaride, mais trompeuse car elle laisse croire au tragique, Sherlock Holmes aux Enfers est un pastiche réussi, au-delà peut-être même de l’intention initiale. Ruaud en Doyle, Le Breton en Watson, offrent un récit très drôle, qui vaut bien mieux que trop d’apocryphes sérieux mais vains. Avec son style feuilleton farcesque fanfreluche franchouille parfaitement assumé, Sherlock Holmes aux Enfers invente un nouveau genre : la fantasy opérette.

Hemlock Grove

Peter Rumaneck, un jeune Gitan qui a une queue de cheval et son svadhistana juste derrière les couilles, est la bête curieuse du lycée. Il est repéré par Roman Godfrey, ado décadent en blazer, héritier de la fortune locale, dont la sœur est, elle aussi, pour le moins repérable (l’authentique réussite du roman). Le bled renferme son lot de secrets, comme de bien entendu. Depuis quelques temps, les cadavres de jeunes filles sont retrouvés couverts de lacérations. Il doit s’agir d’une énorme bête, que les locaux peinent à identifier. Peter penche plutôt pour un loup-garou. Le Gitan sait de quoi il parle, pour en être lui-même un…

Hemlock Grove reflète une tendance bien implantée dans l’imaginaire américain, particulièrement lorsqu’il a trait à la géographie. Quand il s’agit d’une menace globale qui engage toute l’humanité, elle n’est montrée qu’aux States. Par contre, n’importe quelle bourgade est une ouverture vers l’enfer, les univers parallèles ou toute autre dimension bizarre. L’étrange n’est acceptable que s’il n’est pas l’étranger, prêt à franchir la frontière. Hemlock Grove relève de la seconde catégorie, la porte vers l’ailleurs, qui va de Twin Peaks à Wynonna Earp en passant bien sûr par Buffy. L’auteur joue avec les codes qui commencent tout de même à relever du cliché, même pris au énième degré. De ce point de vue, le roman est parfaitement dispensable, autant voir directement l’adaptation en série télé développée depuis 2013 par Netflix, qui plus est sous la codirection de l’auteur. Par contre, Brian McGreevy est un authentique styliste, aux heureuses formules telles : « La peur est un agent incendiaire; lorsqu’elle rencontre la bêtise, elle s’enflamme » ; ou « C’était comme si les mots qui convenaient n’avaient pas encore été inventés  ». Jusqu’à parfois en faire trop, la fin du roman, totalement cryptique, relève de l’oracle delphique. Le tout ressemble un peu à un épisode de Gilmore Girls écrit par Donna Tartt pour J.J. Abrams.

Zothique

Les éditions Mnémos ont procédé à une levée de fonds dans le fort louable but de publier une intégrale de la fantasy de Clark Ashton Smith. Un projet en quelque sorte similaire, n’étaient la levée de fonds (plus de 90 000 euros, tout de même) et la taille des œuvres considérées, à l'édition « Louinet » de l'œuvre de Robert E. Howard qui fut menée chez Bragelonne – Smith étant bien moins connu qu’Howard. Moins connu qu’Howard, et a fortiori que Lovecraft, certes, mais pas moins talentueux.

La France a découvert Clark Ashton Smith en 1974, plus de dix ans après sa mort, avec le recueil Autres dimensions chez Christian Bourgois. Il fallut encore plusieurs années pour voir paraître un recueil déjà intitulé Zothique en 1978 (dans la collection « Le Masque Fantastique » deuxième série), puis Poséidonis en 1981(en grand format) à la Librairie des Champs-Elysées. Au final, ce seront les Nouvelles éditions Oswald qui accompliront l’essentiel de la tâche, de 1985 à 1989, en publiant huit recueils de C. A. Smith. Après la publication de Morthylla (NéO n°218/219) qui sera aussi le chant du cygne de l’éditeur, Smith allait sombrer dans un purgatoire de vingt-cinq longues années (hors ce qui fut publié par le micro-éditeur La Clé d'Argent).

Mnémos a donc recouru au financement participatif pour extirper Clark Ashton Smith de l'oubli. Il semble exister une édition de luxe réservée aux contributeurs en trois volumes (non vendue en librairie, donc), et une édition grand public qui devrait compter au final cinq volumes et dont le présent Zothique fait l’ouverture. Devraient suivre : Averoigne, Hyperborée, Poséidonis et Autres mondes (pas forcément dans cet ordre).

Zothique est l’ultime continent subsistant à la fin des temps sous un faible soleil rouge qui laisse resplendir les étoiles en plein jour. C’est un pays qui ressemble beaucoup à la « Terre mourante » de Jack Vance. Un monde en proie à la sorcellerie. Où Vance, en cela plus proche de Howard, donne avant tout des récits d'aventures, Smith livre des drames. Si l’aventurier peut se contenter d’être présenté avec une personnalité plutôt sommaire, l’intérêt narratif reposant essentiellement sur les péripéties, le drame exige des personnages davantage élaborés – le drame, justement, survenant parce que le personnage est ce qu'il est. Pas de drame de la jalousie sans jaloux. Le personnage howardien affrontera son horreur les yeux dans les yeux ; taillera le sorcier en quatre et, s’il doit mourir, le fera un révolver fumant dans chaque main. Le personnage lovecraftien type est un antihéros affrontant le plus souvent par inadvertance de telles monstruosités que même si le corps ne trépasse point, l’esprit ne peut que fuir dans la plus noire folie, lâcheté vitale. Lovecraft ne laisse aucune place à l’héroïsme ni, donc, à la tragédie. Où le héros howardien peut connaître une fin tragique, éventuellement choisie, mais nullement méritée, c’est un malencontreux hasard ou l’incurie du personnage lovecraftien qui le confronte à une horreur qui n’est pas à sa mesure. Contrairement à Howard, le sorcier, chez Smith, n’est pas mauvais en soi. Son statut de sorcier ne suffit pas à en faire une incarnation du mal. Chez Smith, l’horreur n’a pas l’incommensurable puissance cosmique que sait lui conférer Lovecraft; elle est en quelque sorte à taille humaine, et si le personnage smithien fini par y succomber, c’est qu’il a en premier lieu succombé à ses très humains défauts que sont l’envie, la jalousie, le lucre, une ambition démesurée et la volonté de puissance. Notons encore que la pièce inédite « Des Morts, tu subiras l'adultère » est sous-titrée « un drame en dix scènes ». On pourrait situer C. A. Smith à mi-chemin entre Howard et Lovecraft, mais il n’est pas vraiment sur la même ligne. Faut-il voir dans cet accent mis sur les personnages la raison faisant que Smith ne jouit pas d’une même renommée que ses confrères révélés par Farnsworth Wright durant l’âge d'or de Weird Tales ?

L’illustration ne rend guère sur l'édition grand public, mais c’est bien le seul vrai défaut d’un ouvrage indispensable où l’on pourra lire quelques-uns des textes les plus connus de Clark Ashton Smith, tel « Le Jardin d'Adompha », « Le Voyage du roi Eurovan » ou « Les Charmes d'Ulua ». Voici donc dans une nouvelle traduction qui se veut définitive de l'œuvre d’un des maître de l'Imaginaire américain du siècle dernier, enfin rendue aux générations actuelles de lecteurs francophones qui n’ont qu’à lui faire honneur pour aborder des contrées littéraires inédites.

Nemrod

On nous promet un space opera total où la communauté humaine, gigantesque état galactique et bienveillant, se découvre soudain aux prises avec un Adversaire inconnu qui anéantit les mondes les uns après les autres, comme pour s’en nourrir. Le lecteur suivra ce conflit à travers trois protagonistes. Tjasse Ewy, un ado vivant sur un monde rural où il se voit condamné à la déportation pour avoir occis le meurtrier de sa sœur. Czar Santo, un détective privé soi-disant truculent, contacté par un oligarque flirtant grave avec le côté sombre de la loi. Et Giana Miracle, qui n’en fait pas, lesbienne et « marine » qui flingue du Négro variant à tout va dans les colonies qu’il faut remettre au pas, non mais… Autant pour la bienveillance ! Ajoutons Lynette Landstrom, fille et/ou femme de l’oligarque bientôt mort qui chipe fissa le rôle de Santo et le traine sur cinq cents pages comme un boulet. Kausar, l’amante gradée de Miracle, une poignée d’IA qui servent, elles, à quelque chose, et la religion de Cao Dai qui ne sert à rien.

L’Adversaire (le Nemrod du titre, c’est lui), nous rappelle au début « L’Aube de la Nuit » de Peter F. Hamilton ; la fin se rapprochant plutôt, quant à elle, du Cinquième élément de Luc Besson (aïe), à l’instar duquel Olivier Bérenval a parsemé son roman d’une pléthore de références comme s’il tenait à tout prix à nous faire comprendre qu’il avait bien lu toute sa SF étant petit, avec le même enthousiasme que l’on avale sa cuiller d’huile de foie de morue pour nous la régurgiter aujourd’hui.

Si la lecture de Nemrod abonde en citations de Victor Hugo, elle laisse surtout une interminable liste de « Pourquoi ? ». Les diverses péripéties sont liées par un lien si lâche qu’il est au final difficile de parler de dénouement. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler. Juste un enchaînement d’événements sans liens de cause à effet. Les personnages ne servent à rien. Au début, l’adversaire semble être une entité vorace qui dévore les mondes sur lesquels elle s’abat comme une nuée de locustes, on pourrait penser à de la nanotechnologie, jamais évoquée, dans le genre de celle de La Proie, de Michael Crichton, à l’échelle cosmique. À la fin, l’adversaire disparaît de son plein gré, comme au terme d’une quête spirituelle où l’humanité incarnée en une sorte de trinité élémentale lui aurait livré quelque Graal… Vous connaissez ce jeu de poivrot consistant à verser dans le plus grand verre (un verre de cinq cents pages !) un peu de toutes les boissons disponibles que le perdant doit boire ? Et bien, j’ai perdu à la version littéraire de ce jeu qui s’appelle Nemrod. Une purge.

La fée, la pie et le printemps

Angleterre, milieu du XIXe siècle. La porte entre les mondes humain et féérique n’est plus gardée. Les fées sont de retour sous le soleil. À peine enfuie de sa prison de brume, la revancharde Rêvage compte bien remettre au pouvoir ceux de son espèce, ce qui implique la mise en coupe réglée de tous les mortels. Qu’à cela ne tienne : un peu de magie, un stratagème à base de changelin, et voilà le trône d’Angleterre qui vacille. Mais une bande d’aigrefins, presque à son corps défendant, va venir contrecarrer ce beau et louable projet…

Tout le monde sait que nous sommes plutôt bienveillants, à Bifrost, surtout avec les jeunes auteurs et à l’occasion des toutes premières fois… Alors, il faut croire que ce roman joue de malchance. On aimerait l’aimer (si je puis dire), on souhaiterait adhérer au propos de l’auteure, s’émouvoir ou jubiler avec elle. Et puis, il ne se passe rien. On tourne les pages, constatant que certains passages sonnent justes, qu’ils contribuent à créer une jolie atmosphère victorienne, mais au final on est obligé de se rendre à l’évidence : ça ne marche pas.

À qui la faute ? À des protagonistes falots ? Au manque de profondeur du background ? À l’intrigue, à la fois convenue, téléguidée et sans ressort dramatique ? Au défaut de personnalité de la prose ? Le roman s’échine à laisser son lecteur à l’extérieur : dans un entre-deux sans contours ni couleurs, tout le contraire du programme annoncé par la couverture de la bédéaste Lucy Mazel.

Hélas, la bienveillance a ses limites…

En lisant Elisabeth Ebory, on ne peut s’empêcher de penser à John Crowley, à Léa Silhol (si si), combien plus convaincants quand il s’agit de décrire les paysages de la Féérie ou de mettre en scène la trouble profondeur des êtres issus du folklore et de la mythologie. Face à ces maîtres, Ebory a encore tout de l’élève appliqué et besogneux.

La Fée, la pie et le printemps n’est peut-être pas si mauvais ; après tout, il fait partie des cinq titres présentés aux jurés du Goncourt 2017 par un collectif d’éditeurs de l’Imaginaire. À moi, il a semblé juste banal et aussi attirant qu’une assiette de nouilles froides. On aimerait le détester. Toutefois, même cela, on n’y parvient pas.

Le Terminateur

Le cœur de la science-fiction bat au rythme de la nouvelle. On ne le répétera jamais assez. Le recueil de Laurence Suhner vient nous le rappeler et d’une fort belle manière. L’écrivain suisse, autrice de la trilogie « QuanTika », dont le premier tome vient d’être réédité en poche chez Folio « SF », dévoile ici la multiplicité de ses sources d’inspiration. Douze textes dont sept inédits, des nouvelles de science-fiction, bien sûr, mais aussi du fantastique référencé au style suranné qui amuse sans vraiment surprendre. Des œuvres de commande destinées à des anthologies ou des revues, mais également des textes de jeunesse puisés dans ses archives. Bref, de quoi nourrir le sense of wonder, tout en cherchant à satisfaire ce sentiment de vertige cher à l’amateur de science-fiction et qui se fait si rare en ces temps de dystopies et de romans post-apocalyptiques triomphants.

Car, s’il est un reproche que l’on ne peut pas faire à Laurence Suhner, c’est celui de prendre la science-fiction comme un prétexte. L’autrice sait que le genre est un prodigieux générateur d’images et d’histoires, capable de produire un sentiment de sidération incomparable. Que ce soit sur l’océan de Nuwa (« Le Terminateur » et « Au-delà du terminateur »), l’une des exoplanètes du système TRAPPIST-I, ou dans la nouvelle « Timkhâ », matrice par ailleurs de la trilogie « QuanTika », elle réveille ce frisson conceptuel tant prisé par les aficionados, remettant l’humain à sa juste place, celle de simple composante de l’univers.

L’homme se trouve en effet au cœur de toutes les nouvelles du recueil. Il n’est cependant aucunement le centre de l’univers, bien au contraire, qu’il imagine la fin du monde par pur égoïsme infantile («  Différent »), qu’il se frotte à l’altérité (« Timkhâ ») ou qu’il cherche à percer les secrets de la matière (« La Fouine »), l’homme n’est pas le sommet de l’évolution. D’ailleurs, peut-être n’est-il qu’un bruit de fond, jouet de puissances occultes insensibles à son existence (« Homéostasie ») ? De quoi inciter à la modestie et à une bonne dose de prudence. Et ce n’est pas Stephen Hawkin qui nous contredira sur ce point.

Du sommaire du recueil, on ne retiendra certes pas« La Chose du lac », « Le Corbeau » et « L’Autre monde », exercices de style, un tantinet vintage, lorgnant vers le fantastique et quelques grands anciens – en vrac : H. P. Lovecraft, Edgar Allan Poe ou Maurice Leblanc. On ne retiendra pas davantage « M. Ablange », qui aurait bien mérité de rester inédit. Préférons leur « La Valise noire », courte nouvelle sur la multiplicité des possibles, voire « L’Accord parfait », texte liant fonction d’onde et musique. Sans oublier les deux nouvelles situées dans le système TRAPPIST-I. Voici les réussites incontestables d’un recueil loin d’être honteux, mais qui laisse le lecteur un tantinet sur sa faim. Raison de plus pour (re)lire la trilogie « QuanTika », en attendant le prochain roman de l’autrice.

Espace lointain

Un beau jour, Gabr se découvre un sens inédit. Il peut voir ! Pour le jeune étudiant brillant, promis à une union heureuse avec Lioz, la découverte de l’espace lointain se révèle un véritable traumatisme. Jusque-là confiné à l’environnement apaisant de l’espace proche, autrement dit ce que son ouïe et son sens du toucher lui révélaient, le voilà livré à l’inconnu. Son appartement confortable ressemble désormais à un bunker sombre et poussiéreux, au plafond sillonné par un réseau inextricable de câbles, et la Mégapole elle-même apparaît comme un univers carcéral, composé de multiples niveaux métalliques parcourus par une foule de pauvres hères habillés de guenilles. Terrifié par ces visions, Gabr consulte immédiatement un médecin qui lui propose un traitement pour soigner ses hallucinations. Mais, au lieu de prendre son remède et de respecter les prescriptions du praticien, il persévère dans son observation du monde, aiguillé en cela par son ancien professeur et mentor. Il découvre ainsi une cabale d’anciens voyants, aveuglés par le pouvoir (euphémisme), qui a décidé de l’utiliser comme arme pour détruire la Mégapole.

Après le perturbant Refuge 3/9 de Anna Starobinets, le délirant Bagdad, la grande évasion ! de Saad Z. Hossain et L’Installation de la peur de Rui Zink, récemment auréolé du prix Utopiales, la collection « fiction » des éditions Agullo peut s’enorgueillir d’avoir déniché avec Espace lointain une nouvelle pépite. Un titre aussi insolite qu’inconfortable, du moins pour nos certitudes confites dans la doxa sécuritaire.

Le roman de Jaroslav Melnik n’est en effet pas seulement le récit désespéré d’un individu lambda dont les repères volent en éclat devant l’affreuse vérité de son univers. Derrière la dystopie se dessine une réflexion profonde sur la liberté et le sens donné à cette notion. Le propos interpelle et éveille la conscience. Il dévoile la fausseté des évidences et suscite quelques échos dans un monde de plus en plus obsédé par le confort et la sécurité. Quelle dose de contrôle est-on prêt à accepter sur nos existences ? À partir de quel seuil passe-t-on du tout sécuritaire au tout totalitaire ? Sur ces questions cruciales et finalement actuelles, Jaroslav Melnik n’apporte pas une réponse toute faite. Il se contente de mettre en scène et de pousser la logique de sa Mégapole en multipliant les points de vue. Des coupures de presse, des extraits de journaux intimes, d’interviews, d’essais ou de recueils de poésie censurés par les autorités entrecoupent un récit à la troisième personne. On se détache ainsi de la linéarité de l’intrigue, appréhendant la Mégapole dans tous les aspects de son architecture sociale.

Espace lointain se distingue également de ses illustres prédécesseurs dystopiques en proposant un totalitarisme collectif, accepté et intégré par tous, dont le fonctionnement n’a même plus besoin du talon de fer d’une quelconque figure autoritaire. L’existence toute entière des habitants prend sens dans la Mégapole, la contrainte y étant remplacée par l’obéissance et l’émancipation par le refus de l’inconfort. Milgram n’est pas loin, mais également Orwell, puisque l’absence de la vue supprime les sources de distraction ou de révolte.

Bref, on s’empressera de recommander la lecture de ce roman qui pousse l’élégance jusqu’à éviter de nous faire la leçon. Une qualité précieuse pour une œuvre politique, dans la meilleure acception du terme.

La Cinquième Saison

Connu sous le nom de The Stillness (alias le Fixe en francophonie), le monde de La Cinquième saison ressemble à un mélange de Moyen âge et de société préindustrielle. Les saisons normales s’y succèdent, entrecoupées de périodes cataclysmiques, la fameuse cinquième saison du titre, où tremblements de terre et éruptions volcaniques géantes ravagent paysage et communautés humaines. Ironie cruelle de la toponymie, le Fixe n’a pas grand chose de stable à offrir à Essun, Damaya et Syénite, trois femmes qui essaient de survivre en dépit de l’acharnement du destin. Un trio ne se distinguant pas seulement par son sexe mais également par sa condition d’orogène, autrement dit par sa faculté à agir sur l’environnement pour en contrôler certaines manifestations, comme les tremblements de terre. Exposée à la vindicte populaire des normaux, elles n’ont d’autre choix que de se cacher, de se fondre dans le paysage, ou de se soumettre au Fulcrum, l’ordre paramilitaire fondé par l’Empire de Sanze afin d’encadrer le don d’orogénie pour en faire une arme. Mais au prix de combien de sacrifices pour ses élèves, grains de poussière éduqués sans pitié et privés de tout libre-arbitre ?

Avec La Cinquième saison, tous les indicateurs de satisfaction s’affichent en vert. Alors que The Obelisk Gate, sa suite, vient de recevoir le Prix Hugo, nous découvrons dans nos contrées le premier volet de la trilogie, lui-même auréolé du prestigieux trophée. Avec ce premier tome des « Livres de la Terre fracturée », N. K. Jemisin propose une fantasy originale se démarquant des schémas classiques et des conventions du genre. Plus proche de Ursula Le Guin pour ses préoccupations que d’un G. R. R. Martin, l’autrice américaine nous immerge dans un monde cohérent et violent dont elle révèle petit à petit les contours géographiques, l’histoire et les différents aspects sociétaux. Un worldbuilding assez impressionnant qui ne paraît indigeste à aucun moment tant N. K. Jemisin distille les informations avec pondération, ménageant au passage la suspension d’incrédulité de son lectorat. Mais surtout, elle met en scène une définition de la magie stimulante, flirtant avec la science, du moins avec une apparence d’explication scientifique, qui n’est pas sans rappeler la magie éthique de Terremer. Elle dépouille également sa fantasy des oripeaux du merveilleux pour livrer une vision brute et âpre, abordant sans détours les thèmes de la différence, du féminisme et de l’identité. Enfin, dans ce monde ambivalent où la duplicité et la violence règnent en maître, N. K. Jemisin s’avance masquée, dévoilant progressivement l’astuce narrative sur laquelle repose le récit, même si l’on devine son dénouement, passée la première révélation.

Alors, certes, si tout n’est pas parfait, si l’on peut déplorer quelques longueurs, le récit accusant même un sacré coup de mou, et si l’on peut regretter le traitement parfois froid, voire artificiel des émotions, La Cinquième saison se révèle au final une réussite. Le premier tome d’une trilogie prometteuse dont on attend maintenant avec impatience la suite, d’ores et déjà annoncée dans la collection « Nouveaux millénaires ». Ouf !

Où sont-ils ?

La science s’intéresse à l’espace. Ce n’est pas nouveau. Les lecteurs de l’Imaginaire aussi, beaucoup. Bifrost ne peut donc pas être indifférent à ces questions. Récemment, cet intérêt s’est manifesté dans deux petits livres, aussi intéressants que distrayants, auxquels a collaboré, avec quelques corédacteurs, notre collègue chroniqueur Roland Lehoucq. Astrophysicien féru d’Imaginaire au point d’être devenu le président des Utopiales, l’énorme Roland réfléchit à la plausibilité scientifique de Star Wars dans Faire des sciences avec Star Wars, et aux mystères du Paradoxe de Fermi, en compagnie de Mathieu Agelou, Gabriel Charon, Jean Duprat et Alexandre Delaigue, dans Où sont-ils ?

First thing first, Où sont-ils ? Les Extra-terrestres et le Paradoxe de Fermi s’attaque au célèbre paradoxe énoncé par le grand physicien Enrico Fermi en 1950 (et popularisé depuis auprès du grand public par Alexandre Astier). En quelques mots : étant donné le nombre purement colossal d’étoiles dans l’univers, le nombre de civilisations spatiopérégrines devrait être très élevé aussi. Alors, comment se fait-il qu’aucune ne nous ait jamais contactés ? Sur cette question lancinante, le petit ouvrage du CNRS éditions apporte cinq éclairages.

Agelou commence par poser le problème en y ajoutant les termes de l’équation de Drake avant de balayer les trois hypothèses (car toute réponse ne peut être que fortement hypothétique) crédibles : nous sommes seuls dans l’univers, nous ne sommes pas seuls mais personne n’a encore réussi à nous contacter, nous avons déjà été contactés.

Duprat explique ensuite à quel point il est difficile de passer du milieu interstellaire à une planète habitée. Comment se forment les étoiles ? Comment se développent les systèmes planétaires dans leur diversité ? Que dire des particularités de notre propre système solaire ? Quels rôles ont joué les astéroïdes et comètes dans l’apparition de la vie ? Autant de questions qu’aborde un auteur qui nous montre que rien n’est écrit de manière déterministe.

Vient ensuite un article de Lehoucq sur l’écoute radio de la galaxie. Des balbutiements de la radioastronomie au programme SETI en passant par le mystère du signal WoW ! Lehoucq dépeint la complexité d’un projet qui implique de savoir où écouter, comment, et quoi, sans parler de savoir si même on pourrait identifier un signal comme signal. Il aborde ensuite les tentatives bien timides de l’humanité de se signaler auprès d’éventuels extraterrestres, de Voyager aux émissions ciblées plus récentes. Il termine en proposant l’hypothèse de la bulle informationnelle (les signaux vagabonds sont lents et transitoires, des flashes trop éphémères pour être repérés) comme solution au paradoxe du silence des espaces infinis.

Delaigue aborde la question sous un autre angle, celui de l’économie. Si une croissance économique infinie est impossible dans un monde fini, alors peut-être que les civilisations qui nous ont précédés, ailleurs, ont toutes fini par s’éteindre, s’effondrer (cf. Tainter ou Diamond), par excès de complexité, épuisement des ressources – notamment énergétiques –, ou destruction environnementale. Terreur malthusienne ou réalité d’expérience, le débat n’est pas tranché. Il est sous-tendu par les questions de la substituabilité des capitaux et de la gouvernance mondiale, dans un monde en croissance insoutenable. Les extraterrestres sont-ils parvenus à le résoudre ? Si c’est le cas, ils ne nous ont toujours pas dit comment.

Chardin, enfin, revient sur l’équation de Drake à la lumière des nouvelles découvertes d’exoplanètes. Et si la première partie de l’équation est plutôt confortée par les observations récentes, il s’interroge néanmoins sur les probabilités d’apparition de la vie, de la civilisation, ou la visibilité d’éventuelles civilisations contemporaines ou disparues. Invoquant ensuite la classification de Kardachev, il pose les hypothèses d’une quarantaine galactique pour nous ou celle de civilisations si lointaines qu’elles n’auraient pu avoir encore aucun contact avec nous, avant de résumer l’ensemble des hypothèses explicatives, des robots à l’effondrement en passant par la sublimation vers d’autres états de conscience. Sont-ils là, se sont-ils éteints, ont-ils quitté le monde physique, ou n’y a-t-il jamais eu personne ? Chardin laisse toutes les hypothèses ouvertes, et si le lecteur n’a pas de réponse, il a au moins les termes du débat.

[Critique de Faire des sciences avec Star Wars par ici.]

Bilan : deux livres intéressants, enrichissants et distrayants, qui montrent que science et plaisir font bon ménage.

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Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

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Bifrost n° 114
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