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Françatome

Années 80. Alors qu’il s’est exilé en Amérique et souffre d’un désordre mental, Vincent Clain reçoit un appel de sa sœur Alice. Celle-ci le conjure de venir aux funérailles de leur père, le célèbre professeur Clain, sommité scientifique et bras droit de Magnus Maximillian, qui n’est autre que Von Braun. Car dans cette réalité la France l’a récupéré, ce qui a permis à notre nation d’être à la pointe du programme spatial. Las, la Roue de l’Espace, formidable station mise au point sous le mandat du général de Gaulle, menace à tout instant de retomber sur Terre, provoquant une apocalypse radioactive. C’est dans ce contexte que Vincent revient, pour comprendre aussitôt que sa militaire de sœur lui a menti. Leur père est bien vivant et demande à le voir, là-haut, dans l’Orbe.

Avec Françatome, nous retrouvons Johan Heliot, chez Mnémos, et dans un genre qu’il affectionne, l’aimable satire du passé. Le récit est servi par une écriture volontairement désuète. Ainsi, parmi de nombreux exemples (p. 174) : « Les guerriers du Vieux Renard leur infligèrent de sévères corrections au grand dam de l’état-major, ridiculisé. » L’auteur s’avère à nouveau excellent pasticheur, et l’on goûte cette science-fiction « à la papa » comme on le ferait d’une bonne daube recuite au fil du temps, d’un style enrichi par l’expérience.

On remarquera toutefois certaines invraisemblances. Von Braun cache son identité sous un pseudonyme composé de… ses prénoms Magnus et Maximillian. D’autre part, pourquoi les nations ne pulvérisent-elles pas l’Orbe même si cette dernière dispose d’un arsenal défensif ? Ce serait un risque moindre que le désastre mondial annoncé. Enfin, pourquoi, alors que Boissier et Vincent sont en passe de prendre le dessus, l’intervention de ce dernier fait que son ami finit menotté, uniquement pour l’effet dramatique ?

De même pourra-t-on regretter certains longs tunnels narratifs (ainsi, pp. 159 à 162) et un final foutraque avec réalité parallèle, voyage dans le temps, résolution de la menace, le tout en trois pages. Mais le plaisir de lecture est là et certains personnages, comme le colonel Boissier, sont de véritables réussites.

Plus ennuyeuses sont les invraisemblances historiques, que ne justifie aucune divergence. Dans la mesure où la continuité politique est sensiblement la même que dans notre réalité (1945, 1958, 1962 demeurent ainsi des dates phares), la présence de Von Braun en France ne suffit pas à expliquer que le pays déploie un programme spatial de pointe, surtout dans l’état économique et social où il se trouve. Et de toute façon, aucune nation ne disposait des savoirs scientifiques et techniques pour mettre au point la Roue de l’Espace. De même, on n’imagine simplement pas de Gaulle se laisser influencer par le quarteron de généraux qui, dans notre réalité, entreront en dissidence. Son arrogance proverbiale, sa certitude psychorigide ne l’auraient pas permis, et ne l’ont d’ailleurs pas fait. Enfin, on peut s’interroger sur l’opportunité d’une uchronie gaulliste et algérienne après le récent Rêves de gloire de Roland C. Wagner (l’Atalante).

Mais finalement, l’intérêt n’est pas là. Johan Heliot ne se pose pas en donneur de leçon, n’assène aucun message politique. D’ailleurs, l’essentiel de ses critiques sociales portent invariablement sur un passé révolu, désamorcé. Tout au plus, avec humour, revendique-t-il le rôle aimable du chansonnier. Le romancier s’improvise avec bonheur boulevardier. Le héros n’est pas le fils de son père, découvre qu’il n’est pas non plus celui de l’amant de sa mère, et qu’il vient d’un autre monde sans savoir trop de qui il est fils de… On est dans du Feydeau et le passage est savoureux.

Au final, on appréciera le roman comme on regarde une vieille production de l’ORTF, période Buttes-Chaumont. Johan demeure le roi de la farce historique. Souhaitons que, assis sur son trône, il continue de torcher des romans plaisants avec régularité.

La Carte du temps

Andrew Harrington est un jeune homme bien de son temps. Pur produit de la haute société victorienne, il en méprise les codes mais finance son libertinage grâce à la rente que lui verse son père détesté. Il ne serait qu’un rouage défectueux, momentanément décadent, une pièce mécanique attendant d’être huilée pour s’emboîter dans la machine sociale, s’il ne tombait amoureux de Marie, prostituée jeune et jolie, ce qui n’est pas banal dans l’East End. S’en suivent de beaux tableaux sous la plume de Palma, qui connaît son affaire. Las, Marie est assassinée chez elle par Jack l’Eventreur. Andrew verse dans une profonde dépression, d’un romantisme morbide dans la manière de l’époque, jusqu’à ce que son cousin Charles, anciennement compagnon de débauche, mais depuis rangé des fiacres, ne porte à sa connaissance la raison sociale de l’agence Murray : rien moins que voyager dans le temps. Andrew comprend aussitôt le bénéfice qu’il pourrait tirer de pareille découverte, et va dès lors s’employer à sauver Marie du scalpel de l’Eventreur.

La lecture du roman donne lieu à un avis mitigé, selon qu’on s’en remet à la forme ou au fond. Sur le fond, l’auteur propose une belle construction, où réel et faux-semblant s’imbriquent, au point qu’à certains indices (notamment le devenir de Jack l’Eventreur), on se prend à douter que le continuum décrit soit notre référent. Vrai et faux s’harmonisent, aussi bien dans l’élaboration du récit que dans la fiction proprement dite. En ce sens, La Carte du temps a l’insigne mérite d’écarter l’argument uchronique pour en revenir à un récit de voyage dans le temps (et encore, ce n’est pas si sûr). Le fond est donc bon, et Palma aurait pu y bâtir des fondations saines donnant lieu à un chef-d’œuvre.

Seulement il y a la forme, qui fait du roman non pas un chef-d’œuvre, ni même une œuvre, mais un simple ouvrage. Autrement dit, une élaboration propre à l’auteur, satisfaisante dans son domaine privé, mais qui peine à convaincre dès lors qu’elle s’adresse au public. Pour le dire plus simplement (et c’est un tour de force, car le livre n’est pas simple), l’auteur s’est fait plaisir, croule sous la matière à exploiter, ne parvient pas à faire le tri dans ses notes et références. Se refusant de choisir, et donc de renoncer à telle ou telle donnée, Palma s’ensevelit sous un excès formaliste, un surcroît de matière historique et littéraire. Les chapitres 7 et 8 sont à ce titre exemplaires. Le premier décrit, sans souffrir la moindre coupe, l’existence d’H. G. Wells jusqu’à l’écriture de La Machine à explorer le temps. Le suivant embraye directement sur un copieux résumé dudit roman, ce qui, pour le lecteur averti des faits biobibliographiques, constitue un véritable tunnel d’ennui. Tout au plus s’amusera-t-il à relever les subtiles altérations, volontaires, n’en doutons pas, car une fois de plus Palma est à son aise. Trop, probablement, au point de penser qu’un exercice privé, de l’ordre de la rédaction intime motivée par le plaisir érudit, puisse satisfaire le public à coup sûr.

Or le livre plaît. Tant mieux, bien que l’on aurait pu souhaiter un supplément d’âme, moins de complexité savante et plus de spontanéité créatrice. D’autant que l’on devine cette connivence possible dans les interventions du romancier et ses adresses directes au lecteur, qui sont toujours réussies.

On préférera, sur un thème somme toute voisin, la ligne narrative simple du C’était demain de Karl Alexander.

Les Soldats de la mer

Quand, voici quelques mois, les jeunes éditions Dystopia Workshop publièrent Le Prophète et le vizir, la surprise fut de taille. On ne s’attendait pas le moins du monde à voir le couple Rémy revenir à l’écriture et publier de l’inédit. Il avait eu une assez belle carrière dans les années 70, dont plus d’un se serait satisfait, mais il semblait qu’elle fût désormais de l’histoire ancienne ; le métier de cinéaste institutionnel avait définitivement pris le pas sur la carrière littéraire des époux Rémy. Ils avaient donné trois livres, comptant parmi ce que l’imaginaire français a produit de meilleur, et une poignée de nouvelles de qualité. C’était il y a plus de trente ans. J’ignore comment la route de ces vieux auteurs a croisé celle de ce jeune éditeur, mais peu importe, il suffit à notre bonheur de lecteur que cela soit. Dystopia Workshop n’en est pas resté là ; il eut été dommage, en effet, de s’arrêter en si bon chemin.

Dystopia Workshop a donc réédité le premier livre d’Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer, initialement publié en 1968 chez Julliard, alors que votre serviteur se penchait sur son premier abécédaire… Entre temps, le livre a connu trois rééditions. Une première chez Seghers, en 1980, sous la houlette de Gérard Klein, dans l’éphémère mais réputée collection « Les Fenêtres de la nuit ». Une deuxième en 1987, au format de poche, chez Pocket, où il put être découvert à un prix modique par un large public. En-fin, Les Soldats de la mer prirent place au Fleuve noir, en 1998, dans la « Bibliothèque du fantastique », qui se voulait une collection de référence, mais ne connut pas le succès escompté… Tous les livres n’ont pas ainsi la chance d’être régulièrement remis à la disposition du public ; c’est un honneur qui se mérite.

Ce roman est un fix-up. Un ensemble de nouvelles liées entre elles par une trame qui en fait un tout sous-titré « Chroniques Illégitimes Sous la Fédération ».

Sur une Terre qui n’est pas la nôtre, aux nuits éclairées par deux lunes, dans une Europe qui ressemble à la nôtre, du moins à ce qu’elle fut avant la naissance des nations italiennes et allemandes, naît une fédération impérialiste de cités unissant à l’origine Lauterbronn, Laërne et Ozmüde, rejointes au fil de l’histoire par quatre autres capitales… Voici des histoires avant tout militaires, où la guerre est omniprésente, surtout peuplée de fringants officiers subalternes ; des guerres, des batailles, des régiments et des uniformes, des uniformes surtout. Un monde où les lignes de front restent bien dessinées et où, après cinquante ans de fédération, la guerre ne semble pas avoir évolué, comme entre Waterloo et Gettysburg. Voilà en guise d’esquisse de trame. Peut-être peut-on voir dans ce goût pour l’imagerie militaire, que l’on retrouvera dans cet autre chef-d’œuvre qu’est Le Grand midi, une orientation majeure de la carrière cinématographique ultérieure des Rémy, qui compte de nombreux films pour les armées.

Chacun des récits composant le volume constitue une anecdote de cette époque où les événements fantastiques sont tout à fait communs. Doubles, vampires et fantômes hantent à foison le quotidien de ce monde à l’envers du nôtre. On peut passer à ses risques et périls dans un autre monde où ne luit qu’une unique lune. Des soldats de plomb ou de bois peuvent s’y animer le temps de changer le cours d’une bataille et l’avenir de ce monde…

Les Soldats de la mer n’est pas sans évoquer, tant par les personnages que par le ton, le climat ou les qualités d’écriture, Le Rivage des Syrtes de Gracq, ou Le Désert des Tartares de Buzzati, et on y perçoit comme un petit quelque chose de Borges ou de Supervielle. Il est possible de rêver à une parenté moins élogieuse… D’autres récits auraient pu être écrits a posteriori, mais n’auraient rien apporté de plus. L’ultime nouvelle, « Fondation », est une forme de coda qui clôt définitivement le livre sur lui-même et l’ancre au cœur de la fantasy, dont il reste à ce jour l’un des plus magnifiques fleurons.

Horizon perdu

Voici quatre-vingt ans, en 1933, paraissait ce roman dans le monde anglo-saxon. C’était avant la Seconde Guerre mondiale, guerre qui a instauré une rupture dans l’histoire, créant un « avant » historique et un « après » contemporain. 1933 est une année charnière, qui vit notamment l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’Adolf Hitler, et on peut la concevoir comme l’année où l’on passe de l’après-guerre de 14 à l’avant-guerre de 40. Ce contexte historique explique non seulement le succès, mais l’importance de ce roman. Ce sont ces conditions très particulières qui créèrent le besoin de Shangri-La.

Inspirée par la tradition bouddhiste de Shambhala, Shangri-La, une lamaserie nichée dans une vallée inconnue des montagnes tibétaines, est avant et plus que tout un refuge pour et peuplé d’Occidentaux. Chang, le Chinois qui accueille les quatre personnages à la lamaserie, parle parfaitement anglais. Nombre de lamas, y compris le Grand Lama, sont Occidentaux. Le bouddhisme n’est pas à sa place à Shangri-La. Les populations locales n’y font figure que de main d’œuvre — ce qui nous rappelle que le roman a été rédigé alors que nous étions encore en pleine période coloniale.

Shangri-La est bien sûr un nom connu du grand public, auquel sont faites d’innombrables références, comme s’il s’agissait d’un lieu réel. Par exemple, les Kinks ont sur leur album Arthur or the Decline and Fall of the British Empire une chanson intitulée « Shangri-La » ; les Stone Temple Pilots ont appelé leur quatrième album Shangri-La De Da… C’est le propre du mythe que d’être une fiction qui existe avec autant, sinon davantage, de force que la réalité, en étant chargé d’énergie symbolique. En 1933, l’Occident a besoin de Shangri-La, d’un refuge pour les temps troublés qui s’annoncent… Les littératures de l’imaginaire ont décliné Shangri-La sous de multiples avatars. Mike Moorcock l’a fait avec Tanelorn, cité où trouvent parfois refuge diverses incarnations de l’Eternel Champion, trop las, à l’instar de Conway, pour s’affronter encore dans un monde en proie à un chaos que l’on sent poindre dans le roman de James Hilton. La Livérion de Serge Lehman en est une autre déclinaison. Shangri-La est un endroit hors du temps, où ce dernier, justement, semble suspendu, et où donc la mort peut être tenue en échec. Tout le monde ne saurait aller à Shangri-La, car un mythe enfoui dans les limbes du passé ne peut persister que nimbé de mystère. Si, à l’instar de miss Brinklow ou de Barnard, on peut y parvenir par hasard, on peut aussi se découvrir une bonne raison d’y rester.

Brian Stableford, le préfacier, nous dit qu’ « Horizon perdu n’est qu’une longue étude de caractère, une analyse de l’état existentiel de Hugh Conway. Celui-ci a la réputation d’être un homme courageux bien que son imperturbabilité dans les moments de crise ne soit qu’une manifestation de l’anesthésie spirituelle qui l’affecte depuis la Grande Guerre. » (p. 9) En cela, il est le portrait craché d’Elric, qui, comme Conway, se voit comme quelqu’un qui ne fait plus vraiment partie d’un monde lui apparaissant privé de sens. Stableford nous dit encore (p. 6) qu’ « Horizon perdu  est une œuvre opportune en réaction contre la Grande Dépression, la montée du fascisme en Europe et l’idée terrifiante que la Grande Guerre allait bientôt recommencer », et que, par les temps qui courent, le mythe de Shangri-La redevient opportun…

Enfin, il apparaît clairement que la manière dont James Hilton a écrit son roman a largement contribué à sa réception mythique. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Ainsi, le narrateur à la première personne, bien qu’il ne soit pas Hilton, reçoit du romancier Rutherford le récit de Conway, qu’il a couché sur papier. Cette construction permet au lecteur qui le souhaite de croire que le roman de Hilton contient un récit véridique d’aventures vécues par Conway, et facilite ainsi le passage de Shangri-La de la littérature à sa réalité mythique.

Pour excentrique qu’il soit, Horizon perdu n’est pas de ces récits torrentiels dont la lecture vous emporte. D’une part, c’est une étude du caractère de Conway ; d’autre part, Shangri-La est l’endroit paisible par excellence, lieu où il ne se passe tellement rien que le temps même y suspend son vol. Un lieu de bonheur hors du monde, certes, mais il est connu que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Si Conway finit par en avoir une, et c’est là tout son drame, c’est qu’il ne sait pas quel monde choisir…

Horizon perdu est un livre important pour la culture occidentale, qu’il faut avoir lu.

Dimension super-pouvoirs

Jean-Marc Lainé, figure bien connue du fandom SF français, nous présente ici une anthologie dont le thème est celui des superpouvoirs, sans super-héros. Voilà une idée qui ne manque pas d’intérêt, et c’est non sans hâte qu’on se plonge dans l’opus, et avant tout sa préface… dix pages sur les héros / superpouvoirs au travers de l’histoire des comics et de quelques grands noms de la science-fiction (Herbert, Dick, Silverberg…). Une mise en bouche pleine de références, en fait, presque autant que de coquilles et de répétitions. Ça commence bien ! Au final, on se dit que le thème reste intéressant, mais on a confirmation qu’il a déjà été traité par d’innombrables auteurs aux qualités reconnues. Tâche ardue, donc, mais on commence tout de même la lecture des nouvelles et… on la termine ! Et là se pose LE dilemme du chroniqueur. On aime la littérature, et en particulier celle des mondes imaginaires, et le but du jeu est de dire à quel point on a aimé où pas aimé un ouvrage. Oui, mais comment ? Avec quelles limites ? Quel ton utiliser ? Bon tant pis, on se lance, peut-être en essayant un style doux mais ferme, genre assertif. Difficile, mais c’est le job. On débute avec une nouvelle d’Hervé Graizon (un bon point pour le prénom !), texte en deux temps, ouverture et fermeture du recueil avec « Voyage 1 – Arrivée », « Voyage 2 – Départ ». Dans l’introduction, l’anthologiste nous annonce un texte « à la teneur existentialiste et poétique ». Merci Jean-Marc, pour mettre la pression, c’est du lourd ! En ce qui nous concerne, on en reste poétiquement dubitatif, d’un point de vue strictement existentiel bien entendu. Une manière de dire ici que ce texte ne manque pas d’intérêt et mérite d’être lu, mais qu’il n’avait pas besoin d’être orienté, ni le lecteur d’ailleurs, par une introduction à la mode quatrième de couv’ ! C’est ensuite au tour de Ben KG avec « L’Effet Van Beck », description d’une soirée entre individus ayant des superpouvoirs. Le cynisme, de bon aloi tout au long de la nouvelle, est un peu gâché par une fin doucereuse. On en ressort avec un goût d’inachevé. Oliver Peru, dont nous avions trouvé le roman Druide fort fréquentable, nous livre ici un texte d’une plume maîtrisée mais à l’intrigue convenue, presque cousue de fil blanc. Vient ensuite « Le Nabi noir » d’André-François Ruaud, ou comment démontrer en trente pages que l’utilisation du passé simple nuit gravement à la santé d’un texte. Franck James, avec « Zone 51 », propose une nouvelle plaisante, pleine de cette nostalgie joyeuse des comics, bourrée de références TV, ciné, BD. Une lecture rafraichissante dont on ressort avec le sourire du plaisir partagé. « Master and servants », de Patrice Lesparre, ou l’histoire d’un maître de la soumission au milieu de ses esclaves… Mais qui est le maître ? Une intrigue avec chute et contre-chute. On aime. « Papa », un texte très court de Jean-Marc Lofficier : trois pages, une écriture brute, incisive, ciselée, économe. Au point qu’il est difficile de vous en dire plus. A lire. « Un jour peut-être », de Jean-Marc Lainé himself, une belle histoire, hélas gangrenée par les fautes de frappe et les répétitions : « en cours de musique collègue » ! Au collège ? Non ? A la longue, c’est… bon, bref. Vient ensuite « Blanc comme neige » d’Arnaud Quentin, une variation sur la fratrie plutôt réussie. Et enfin « L’Invisible » d’Alex Nicolavitch, qui, lui, varie sur le thème de « question pour un champion » version superpouvoir. Le recueil se termine par un dictionnaire des auteurs — à noter qu’Alex Nikolavitch n’y apparait pas… Un oubli, su-rement ! Au final, 50% : passez votre chemin, 25% : oui, mais non, mais oui, mais non (hommage répétitif à JML !), et 25% : quelques auteurs sauvent les meubles. Ajoutez à l’ensemble un paquet d’erreurs de saisie, de mise en page, de répétitions, etc., et vous aurez un bon petit lot pour 17 euros TTC tout de même. On ne cesse de le dire et on ne cessera jamais, un travail littéraire exigeant et de qualité ne tient pas uniquement au texte en lui-même, mais aussi au travail d’éditeur, de directeur de collection, de traducteur le cas échéant, voire d’illustrateur. Une œuvre s’évalue dans son ensemble, au risque de se voir justement polluée par tout ce qui l’entoure. Car enfin, même si chaque maison d’édition doit bien faire avec ses propres moyens, si limités soient-ils, ce que le lecteur lambda note de coquilles dès sa première lecture, on se dit que d’autres professionnels auraient pu les déceler plus tôt. Sans partir dans un grand débat pompeux, on peut se demander si ce n’est pas ce niveau de professionnalisme défaillant qui, invariablement, permet à d’autres de continuer à ranger les littératures de l’imaginaire dans des sous-genres d’autant plus faciles à dénigrer. En tout cas, on aurait été sûrement plus indulgent et bienveillant à l’égard d’auteurs qui, pour certains, signent ici leur début. Et on n’aurait pas fini la lecture de l’ouvrage avec une note aussi grincheuse. Une fois n’est pas coutume… Conclusion : s’il vous plait, pour nos yeux fragiles et notre tempérament chatouilleux, une petite relecture critique et correctrice avant d’envoyer le tout à l’impression. Merci pour nous. Merci pour eux.

Dernière semaine d'un reptile

Les éditions du Riez nous proposent avec Dernière semaine d’un reptile un recueil de huit nouvelles de Franck Ferric déjà parues (à une exception, inédite, près) dans diverses anthologies ou revues à tirage limité, voire confidentielles. Quant à la distribution de la présente livraison, on espère qu’elle bénéficiera d’un plus large public. Pour une maison d’édition qui va bien et un auteur qui va bien, une adresse qui va bien. Sans parler d’une chronique qui va bien, elle aussi ! Au rang des bonnes surprises, une illustration de couverture splendide et en-voûtante de Bastien Lecouffe-Deharme. Déjà salué par Thomas Day pour son roman graphique Memories of retrocity - Le journal de William Drum (même éditeur, cf. critique in Bifrost 63), le bonhomme confirme ici tout son talent. Les textes, maintenant. Réunir des nouvelles déjà publiées est toujours un acte délicat. Soit le lecteur ne connait pas l’auteur et peut découvrir son univers, soit il le connait et alors, quoi de plus que ce qui a déjà été produit ? Ici, justement, l’intérêt porte dans le fait que Franck Ferric a valorisé ses textes en les introduisant par l’histoire de Julius, et plus précisément sa dernière semaine. Julius est un type banal, un peu paumé, un peu bizarre, à l’existence dérisoire, au boulot sans intérêt. Sa vie est minable mais il survit par l’écriture, la bière et le tabac. « Julius est un type plutôt placide. On le dit froid comme un reptile. Aussi apathique qu’un orvet. Ce que vous avez entre les mains, c’est son journal. » On l’aime déjà ! Critique acerbe un rien blasée de notre société de consommation, Dernière semaine d’un reptile jette un regard froid sur l’individu et sa capacité à être merdique dans un monde merdique. Le système nous a créés tel que nous sommes, et nous continuons joyeusement à l’alimenter. « C’est aussi pour ça qu’il n’aime pas le lundi. Comme ils sont livrés à eux-mêmes durant le weekend, les vampires vous tombent dessus dès qu’ils le peuvent pour vous prendre votre jus et vous refiler leur peste. » Quant aux nouvelles, vous jugerez vous-mêmes. Elles mettent en lumière les pensées, les peurs, les états d’âmes, les atermoiements de Julius. Son désarroi aussi, sa torpeur. Peut-être aussi un peu les nôtres. On ne sait plus si l’histoire de Julius donne un fil conducteur aux nouvelles ou si celles-ci rendent compte de cette fameuse dernière semaine. Peu importe, l’ensemble est bien ficelé et ça fonctionne. Sachez juste que tous les genres sont ici représentés : science-fiction, fantastique, fantasy. Certains textes auraient sans doute mérités d’être un peu plus approfondis, développés. On a parfois envie d’être emmené, poussé encore plus loin. C’est somme toute bon signe, Franck Ferric est un écrivain en maturation et qui peaufine. C’est aussi un auteur que l’on a envie de suivre. Dernière chose, avant de vous recommander ce livre : il regorge de références musicales (Robert Johnson, Janis Joplin, John Lee Hooker, Tampa Red…) qui invitent à se remémorer quelques moments d’anthologie. Bref, voici une lecture toute trouvée pour cet été, et cela n’a rien de péjoratif, c’est juste que c’est la bonne période pour se faire plaisir avec un bon bouquin.

Nina des loups

Plan large sur la forêt. Dans le lointain, un hurlement retentit et, sous les frondaisons, des ombres se déplacent, ponctuées de-ci de-là par deux points lumineux. Une meute de loups.

Lent panoramique. En contrebas, des hommes s’agitent. Une poignée. Jeunes, vieux, femmes et enfants. Aux aguets, ils entendent les hurlements lupins sans vraiment s’inquiéter de la présence de la meute. Les crêtes boisées de la montagne ne leur causent guère de souci, car leur attention est toute entière fixée sur le tunnel à l’entrée de la vallée. Ils en ont dynamité l’accès, espérant ainsi échapper au chaos dans la plaine. La loi du plus fort, la barbarie. Ils aimeraient se faire oublier du fléau dont le ciel annonce la couleur comme un sinistre augure. Peine perdue.

Gros plan. Une jeune fille. Elle sort de l’enfance, les vêtements souillés par le premier sang de règles douloureuses. Elle ne sait pas encore que l’avenir lui réserve davantage de douleur et qu’il fera d’elle un symbole.

Nina des loups, c’est avant tout une ambiance, celle d’un huis clos étouffant. Du nanan pour le cinéma, dans le genre Malevil de Christian de Chalonge, un projet serait d’ailleurs déjà en développement. Le monde a changé de base, ramenant les hommes à une économie de subsistance tributaire de la nature et propice à un retour du paganisme. La civilisation s’est écroulée et de ses ruines ont surgi des bandes barbares. Rien de neuf sous le soleil pour qui connaît un peu l’Histoire et son leitmotiv de jours fastes et néfastes. Des raisons de la chute, on ne sait pas grand-chose. La dépression économique, une pandémie… Alessandro Bertante se contente de distiller des bribes d’information dont on doit se contenter. Son propos se focalise sur le microcosme d’une communauté alpine où l’unique préoccupation se résume à survivre. Une survie bien dérisoire tant les habitants se sentent condamnés, assiégés de toutes parts par des menaces dont la moindre n’est pas celle de leurs alter-ego.

Sur ce canevas très visuel, Alessandro Bertante brode une histoire toute simple. La quatrième de couverture parle de fable post-apocalyptique. Elle évoque La Route de Cormac McCarthy — décidément la référence incontournable en la matière — avec une putasserie exemplaire. Le chroniqueur — benêt qu’il est — n’a lui pensé qu’à La Moïra d’Henri Loevenbruck. Benêt, on vous dit ! Rien ne marche, ou presque, dans ce roman navrant. L’intrigue mollassonne conjugue la caricature et la mièvrerie avec une constance forçant l’admiration. Il faut reconnaître que Alessandro Bertante met la barre très haut. Son art du raccourci et du cliché éblouit. Son abattage lors des situations grotesques suscite un frisson à la commissure des lèvres. Un sourire nerveux, à deux doigts du sourire sardonique.

Résumons les choses. Le village niché dans la montagne est assailli par une bande de loqueteux exécutant sans coup férir sa population, à l’exception de quelques femmes pour la bagatelle et le ménage. On se demande comment ils y parviennent quand on voit les phénomènes… Ils s’emparent des réserves des villageois et prennent leurs quartiers pour l’hiver dans les maisons de leurs victimes. Pendant l’attaque, Nina, la jeune fille mentionnée plus haut, file à l’anglaise et rejoint un reclus vivant en solitaire dans la forêt avec deux loups apprivoisés. Le bougre l’adopte aussi sec. L’hiver arrive et tout deux passent un pacte avec la meute des loups hantant la forêt. Comme les nuits sont froides, les barrières tombent. La gamine couche avec le vieux. Là, on peut dire qu’elle a vu le loup… Elle apprend à tirer à l’arc afin de défendre sa vie et sa vertu lorsque le dégel viendra. Car en bas, les loqueteux s’énervent. Ils rongent leur frein, lorgnant du côté de la forêt, seul lieu échappant à leur emprise.

On pourrait continuer ainsi longtemps, déflorant toute l’histoire, sans parvenir à faire bouger d’un iota le constat. Nunuche, poussif, prévisible et risible, Nina des loups s’apparente à une vraie purge. A côté, Croc blanc, c’est du Tolstoï. Rien, vraiment rien, ne vient relancer l’intérêt pour l’histoire. On cherche en vain des raisons de continuer à tourner les pages et, n’en trouvant pas, on se résout à les sauter, sans craindre de perdre le fil tant les rebondissements semblent téléphonés. A en croire sa bibliographie, Alessandro Bertante n’est pas un novice. Pourtant, il accumule les clichés les plus lourds et les pires recettes du genre. On aimerait ressentir quelque chose en lisant Nina des loups. On souhaiterait s’enthousiasmer ou du moins s’immerger dans son histoire. Las, on n’éprouve qu’ennui. Bref, passons…

Kraken

« Nous ne voyons pas l’univers. Nous sommes dans l’obscurité d’un fossé, d’une tranchée profonde, à l’eau noire plus lourde que la terre, aux présences illuminées par notre propre sang, petites biolumes, prométhées héroïques et pathétiques, trop effrayés ou trop faibles pour voler le feu, mais capables de luire malgré tout. Les dieux sont parmi nous, rien ne leur importe, ils ne nous ressemblent en rien. »

L’univers de Billy Harrow s’est effondré lorsqu’il a découvert le vol du spécimen d’Architeuthis dux dont il a contribué à conserver le corps. Le calmar géant et sa cuve de verre ont disparu des collections du muséum d’Histoire naturelle de Londres, sans que la police ne trouve de signes d’effraction. Au sein de la vénérable institution, le forfait provoque l’émoi, mais guère davantage. Pour le jeune conservateur, l’événement paraît inexplicable. Il vient rompre en tout cas la monotonie d’une vie rangée, entièrement dévouée à l’étude, et lui ouvre des perspectives insoupçonnables. Cela commence par une convocation au poste de police, auprès d’une brigade spéciale, secrète jusque dans ses agissements. Ses membres le mettent en garde contre les menaces de sectes apocalyptiques et lui proposent leur protection contre sa collaboration. Déclinant leur offre, Billy ne tarde pas à découvrir que Londres pullule de sectes dissidentes et de puissances occultes, toutes intéressées par la disparition du calmar, et toutes à sa poursuite. Retrouver le spécimen dérobé au muséum devient alors pour lui d’une importance vitale…

A la fois ville mondiale et ville monde, Londres livre en pâture à l’imagination des conteurs, qu’ils soient cinéastes ou écrivains, ses paysages cosmopolites et ses légendes urbaines. A l’instar de Neil Gaiman, d’Alan Moore, de Michelangelo Antonioni (Blow-Up oblige) ou, plus près de nous, de Xavier Mauméjean, China Miéville se plaît à arpenter les venelles de la capitale anglaise. Un théâtre d’ombres et de lumière dont il affectionne tout particulièrement le hors champs. Depuis son premier roman, Le Roi des rats, en passant par Un Lun Dun (aka Lombres) et maintenant ce présent titre, il y revient avec la régularité d’un amoureux des espaces interlopes propices à tous les trafics et artifices de l’imaginaire.

Dans une cité en proie aux querelles de chapelle entre sectes apocalyptiques concurrentes, Kraken nous invite à plonger de l’autre côté du miroir. Une immersion à sensation, jalonnée de bizarreries et de mauvaises rencontres, où le caractère horrifique des situations se trouve heureusement désamorcé par un sens de la parodie et de la satire jubilatoire. A bien des égards, le roman de China Miéville impressionne par son inventivité. Un condensé du meilleur de la weird fiction.

Ainsi, on s’enthousiasme pour ce Londres parallèle, où l’auteur se livre à une hybridation entre sa culture livresque, musicale, cinématographique ou télévisuelle, et les ressorts du thriller, de la SF et du fantastique. On se délecte des descriptions surréelles émaillant la quête du héros. Que ce soient l’ambassade de la Mer, à l’ameublement cossu submergé par la marée, offrant gîte et couvert aux créatures des fonds marins, ou la pièce-puits du temple krakéniste, couverte de rayonnages de bouquins, une mine (au sens propre) de documents, de romans, d’essais hermétiques et de textes eschatologiques, China Miéville ne bride à aucun moment son imagination. Bien au contraire, il la libère, accouchant de visions baroques, quand elles ne sont tout simplement pas effrayantes.

On se régale également de la monstruosité des freaks et de leur nature insolite. En ce domaine, l’auteur britannique multiplie à foison les trouvailles visuelles et stylistiques. Toute une galerie de chimères, souvent grotesques, se dévoile au fil de la course-poursuite entre Billy et les chasseurs de prime à ses trousses. Menacé par le Tatoué et ses hommes de poing, pourchassé par Grisamentum, la légende urbaine, seuls Dane, apostat à sa religion, et Wati, le chaouabti révolutionnaire, sont en mesure de l’aider. Ils ne sont d’ailleurs pas de trop pour lui procurer les moyens et les connaissances pour survivre. Une médiation fort utile également pour l’introduire auprès des Londremanciens, société secrète vivant en symbiose avec la cité, au point de pouvoir lire l’avenir dans ses entrailles. Mais, parmi toutes ces chimères nées de la douance, variante locale de la magie, Goss et Subby décrochent la palme de la malfaisance. « Le maléfique aux longs doigts et au fils mort vivant » tient la dragée haute à un autre duo célèbre pour sa cruauté, les fa-meux M. Croup et M. Valdemar de Neverwhere.

A bien y réfléchir, il n’y a guère de choses à reprocher à Kraken, et s’il faut vraiment chercher la petite bête, c’est du côté de l’intrigue, un tantinet transparente, et de la narration, quelque peu décousue, que l’on peut trouver matière à tancer l’auteur.

Toutefois, en dépit de cette légère critique, Kraken s’avère un divertissement tenant toutes ses promesses. China Miéville y acquitte honorablement son tribut aux grands anciens, Lovecraft, William Hope Hodgson et Herman Melville, tout en apportant un zeste d’insolence et d’esprit punk bienvenus dans une fantasy dominée par les mêmes recettes et clichés. Avec ce septième roman, auréolé d’un prix Locus mérité, il se montre une fois de plus à la hauteur de sa réputation de faiseur d’univers. On attend maintenant de pied ferme Embassytown, annoncé pour 2014 au Fleuve noir.

La Cité des oiseaux

En un pays imaginaire à la géographie ramassée, l’Oklahoma jouxtant la Hongrie et la Chine, une contrée se relevant à peine d’un conflit meurtrier et destructeur, Morgan fait l’objet d’un culte de la part des parias qui peuplent le ghetto et les souterrains de la cité capitale. D’aucuns voient en lui une sorte de messie libérateur, ceci d’autant plus facilement que le jeune homme est pourvu d’un pouvoir impressionnant, celui de contrôler les oiseaux — une faculté dont il use pour vivre, amusant les passants dans la rue, mais qui lui sert également à laisser éclater sa colère contre l’injustice du monde, au grand dam de son père Zvominir, qui préfèrerait se faire oublier. D’autres estiment qu’il est une menace pour l’équilibre précaire de la cité. Après avoir envisagé de les tuer, lui et son père, le Juge Giggs, despote sous-éclairé et souverain héréditaire autoproclamé du pays, songe désormais à utiliser Morgan pour repousser l’invasion de la ville par des nuées volatiles devant lesquelles même les RougesNoirs se trouvent désarmés. Un comble pour cette milice retorse et violente habituée à l’impunité. Pour ce désoisellement, le juge est prêt à payer. Une dépense qui ne lui coûte pas grand-chose et dont il compte tirer profit. Et quand bien même Morgan et son père échoueraient, le juge pourrait toujours se consoler en les torturant avant de les faire exécuter. Ce ne serait pas une grosse perte, les deux bougres n’étant à ses yeux que des « gitans », autrement dit des sous-hommes à peine dignes de vivre, à l’instar de la plèbe qui habite le ghetto.

Après quelques déboires éditoriaux sur lesquels on ne s’étendra pas, les éditions Inculte nous gratifient d’un nouvel objet littéraire non identifié. La Cité des oiseaux, premier roman d’Adam Novy, a en effet toutes les apparences d’une œuvre monstre, à la fois tragique et satirique. Un reflet déformé, mais si peu, de notre monde, porté par un souffle quasi-prométhéen. Apportant le feu de la sédition et de la déviance, l’auteur propulse le lecteur dans un univers fantasque marqué par des maux bien réels qui puisent leurs origines dans la chronique navrante de l’Histoire contemporaine. Si le ramage et le plumage de ce roman ont de quoi séduire, voire ravir, l’amateur de lectures insolites, l’aspect baroque de cette fresque picaresque et cruelle peut toutefois rebuter l’habitué de sujets plus rationnels ou prosaïques. A l’image d’une part non négligeable de la littérature actuelle, La Cité des oiseaux se nourrit des genres pour mieux les cannibaliser. Difficile en effet de cataloguer cette fresque épique et bouffonne dont les ressorts s’apparentent à ceux de la fantasy, mais qui oscille sans cesse entre l’absurde et le drame. Peu importe, il suffit de se laisser porter par une prose empreinte de fougue et de panache, pétrie d’oralité et de poésie, où l’intrigue faussement foutraque n’est pas sans rappeler la démesure et l’exubérance des films d’Emir Kusturica (on pense à Underground, entre autres).

L’injustice et le renversement des codes sont les moteurs de La Cité des oiseaux. Une injustice vécue comme un crime auxquels d’autres crimes répondent dans un crescendo tout bonnement nihiliste. Un renversement des codes perceptible jusque dans celui du caractère des personnages qui se muent en leur exact opposé au fil du récit. Ainsi, dans le bruit et la fureur, on assiste à la lente agonie, puis à la désintégration d’une ville et d’un pays, dans une folie meurtrière et barbare. « Individuellement, les gens semblaient vouloir les mêmes choses : une famille, la sécurité, un foyer, mais organisez-les en nations, et ils fomenteront la ruine de tout ce qu’ils aimaient, au nom de ce qu’ils aimaient. Il y avait chez les êtres humains un élément, un aspect inconnu qui semblait désirer le chaos. »

De ce tropisme fatal, Adam Novy nourrit une farce macabre dont le propos se densifie et se complexifie au gré de l’évolution des interactions entre les personnages. Evangile désespéré, La Cité des oiseaux happe ainsi le lecteur en jouant sur ses émotions. Celui-ci ressort accablé par ce gospel funèbre, chanté par le chœur d’une humanité désenchantée, et émerveillé par la faculté de l’auteur américain à créer un monde foisonnant où rien ne semble stable ou définitivement acquis. Un peu comme dans la vie. Bref, voici un auteur prometteur, à suivre à n’en pas douter.

Le Chemin des dieux

Depuis l’Incident, la lumière fuit le Japon. Peu à peu, l’archipel s’éteint… Témoin de cet événement, Achille se lamente. Il ne reconnaît plus rien du pays où il a vécu jadis, douze années auparavant. Uzumé, l’amour de sa jeunesse, a disparu. Francis, son ami resté au Japon pour y vivre son rêve, devenir Japonais, s’est suicidé. A peine débarqué de l’avion, Achille revêt le costume du deuil pour veiller sa dépouille. Pourtant, de multiples questions germent dans son esprit. Pourquoi son ami s’est-il donné la mort ? Où se cache Uzumé ? Pour quelle raison Tôkyô s’enfonce-t-elle dans l’obscurité sous les regards complices de Nakajima-san et Fuji-san, les présentateurs vedettes de la chaîne NHK ? Et qui sont ces créatures inquiétantes émergeant d’un passé antédiluvien ? Bien des interrogations jalonnent son enquête, dont l’élucidation revêt pour lui l’importance vitale d’une quête intime…

Quatrième roman de Jean-Philippe Depotte, Le Chemin des dieux souligne la grande régularité d’un auteur dont la plume se semble ni s’assécher, ni se complaire dans les mêmes recettes. Bien au contraire, il nous invite ici à une immersion très réussie dans le Japon mythique et contemporain. Un univers aux antipodes des concepts de Bien et de Mal, valeurs par excellence judéo-chrétiennes, et au-delà des notions de modernité et de tradition. Et si l’intrigue abandonne le passé et sa reconstitution, via les filtres de l’Histoire et de la fiction, elle lorgne beaucoup plus ouvertement du côté des légendes et du temps long, pour ne pas dire immobile, dans une échappée très maîtrisée, même si parfois trop appuyée, on va y revenir.

Le Japon apparaît comme le principal personnage du Chemin des dieux. Toutefois, l’archipel est perçu ici via le regard d’un Européen. Un point de vue empreint de fascination, celle ressentie par un étranger confronté à un monde faussement familier. Une étrangeté au moins aussi frappante que celle suscitée par l’Inde et, de manière plus générale, par toute culture fondée sur d’autres codes et principes philosophiques. Jean-Philippe Depotte restitue de façon convaincante cette sidération éprouvée par le voyageur lorsqu’il se coltine à l’altérité.

A bien des égards, Le Chemin des dieux s’apparente à une quête. Quête de la beauté dont la citation liminaire fournit le fil directeur. Quête d’une image idéale du Japon dans laquelle Achille s’enferme, à l’instar de n’importe quel adepte confronté au fruit de son adoration. Grâce à sa grande connaissance du pays, où il a vécu quelques années lui-même, Jean-Philippe Depotte parvient à faire ressentir le trouble qui saisit Achille lorsqu’il retrouve le Japon après de longues années d’absence. Evoluant dans une reconstruction mentale, emprisonné dans la vision d’un instant figé dans sa mémoire, Achille cherche à retrouver la sensation éphémère éprouvée à cet instant où il a été frappé par la beauté. Et pendant qu’il poursuit cet idéal, le présent vacille sur ses bases et le temps hésite entre deux alternatives. Le monde se rétrécit alors aux dimensions du Japon. Tout un lacis de ruelles émerge sous les viaducs autoroutiers et leurs bretelles désertées par la circulation. Un pays plus archaïque transparait sous la modernité tapageuse. Les enseignes lumineuses high-tech s’éteignent, cédant la place aux traditionnels lampions. Un petit peuple de dieux prosaïques, une foule invisible d’esprits de la nature s’assemblent pour rejouer le mythe de la création et bénir, pour une nouvelle éternité, le Japon.

L’intrigue du Chemin des dieux devient ainsi plus fantastique, flirtant en apparence seulement avec les ressorts familiers de la fantasy. Car les choses sont beaucoup plus subtiles. On évolue en terre étrangère. Les temps morts comptent davantage que les temps forts, et les silences se montrent plus éloquents. Si Jean-Philippe Depotte teinte son propos de poésie et de délicatesse, il n’évite cependant pas l’écueil de la répétition. Vers la fin du roman, le rythme devient plus pesant. L’auteur tend à se perdre dans la contemplation de ses propres descriptions. Il ressasse des enjeux déjà clairement exposés et se perd dans les méandres d’une histoire devenue paresseuse. Fort heureusement, le dénouement conclut en beauté le récit sur une touche que d’aucuns trouveront déstabilisante, mais que le chroniqueur ne peut s’empêcher de juger parfaite.

Avec Le Chemin des dieux, Jean-Philippe Depotte démontre qu’il est désormais un auteur confirmé. Et si l’on peut regretter quelques lourdeurs sur la fin du livre, celui-ci n’en demeure pas moins une réussite que l’on se doit de recommander aux amoureux du Japon… Et aux autres.

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