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Les profondeurs de Vénus

Les Québécois dans l’espace, pourrait-on ainsi sous-titrer ce nouveau roman de Derek Kunsken, comme un clin d’œil à la dédicace à tous les membres de sa famille, à son casting quasiment exclusivement composé de membres d’une seule et même famille, les d’Aquillon, et à l’emploi permanent de termes de canadien français. Ces Québécois, donc, travaillentdansl’atmosphère d’acide sulfurique de Vénus, sur des chalutiers, créatures volantes créées par bio-ingénierie qu’ils habitent, et extraient des gaz et métaux des rares sources à leur disposition, ce qui leur permet tant bien que mal de survivre, et ce d’autant plus que les d’Aquillon n’ont pas très bonne réputation auprès des autres familles etdesBanquesayantpermis cette colonisation. Quand, soudain, père et fils font une fantastique découverte dans les profondeurs de Vénus susceptible de leur rapporter beaucoup d’argent… mais qu’il leur sera difficile de garder secrète.

Derek Künsken nous revient avec un roman à l’ouverture idéale, à savoir la description d’une société de prime abord impossible à concevoir, mais que l’auteur nous présente avecforcedétailstechniquesquinousla rendent peu à peu vraisemblable. Le world building est ici extrêmement travaillé, sous des atours de science pas trop hard mais un peu quand même. Puis survient la découverte, à la surface de Vénus que peu explorent, révélation qu’on se gardera de dévoiler ici, mais de celles qui vous font frétiller d’excitation tant les promesses de développements possibles sont nombreuses et ébouriffantes. On se retrouve un peu comme les singes de Clarke et Kubrick quand surgit le monolithe noir, et on a hâte que l’exploration de cette fabuleuse trouvaille démarre réellement. Et c’est là que le bât blesse. Car Künsken va ici surtout s’intéresser aux problèmes techniques que pose la mise en place des moyens d’exploration dans cette atmosphère hostile, mortelle à certains endroits (90 atmosphères, 450° Celsius) et une société où tout le monde surveille tout le monde en permanence. De sorte qu’on assiste à de nombreux morceaux de bravoure, pas désagréables en soi, inventifsendiable,maisquinefontpasavancer la résolution des mystères liés à la découverte initiale. Qui ne sera donc finalement pas traitée ici, mais dans le deuxième tome (The House of Saints, paru en août dernier en VO), et c’est bien dommage compte tenu des promesses initiales, qui frustre au plus haut point le lecteur, et confère au final à ces Profondeurs de Vénus le statut de préquelle rythmée, plaisante et aux protagonistes attachants, mais inachevée.

La machine à aimer

Deuxième roman de Lou Jan, La Machine à aimer s’inscrit dans une trilogie autour des thèmes que l’autrice estime être les ressources clés : le temps, sujet de son premier livre Sale temps (paru en 2015 chez Rivière Blanche) ; l’amour, ici développé ; le corps.

Lou Jan aimerait vivre au xxiie siècle et c’est l’époque à laquelle se déroule l’histoire. Nobod, une « hybride », c’est-à-dire un robot intelligent, par opposition aux « débiles » (sic), échappe grâce à un bug à un « génocide » cybernétique décidé par l’ONU après une alerte sur le comportement d’un de ses congénères. De là, l’humanité se dit subitement que, peut-être, il y a un risque avec ces centaines de millions de robots implantés dans toutes les strates des sociétés humaines, et à l’échelle globale. Et pfiou, ça dégage !

Nobod la fugitive va vivre moult péripéties entre l’Antarctique et la banlieue lyonnaise. L’occasion de décliner des thèmes comme le genre ou la sexualité, et bien sûr l’amour, par le biais de ce personnage créé pour aimer, qui ne peut rien faire d’autre… mais qui arrive quand même à se questionner sur le sujet.

La lecture de La Machine à aimer se fait rapidement (cela dit, le livre est court…). Le style de l’autrice est tranchant, à bases de phrases resserrées et de nombreuses formules pouvant faire office d’aphorismes. On adhérera ou non à ce procédé, qui s’avère en tout cas notable. Et donne matière à réflexion sur les différents types de relations qui tiraillent l’humanité.

Parmi les bonnes idées, il y a les personnages secondaires de la maison, qui en sont le mobilier et les appareils électroménagers. Leurs échanges, aspirations ou déconnexions sont amusants, et on aurait aimé les suivre plus longtemps.

Néanmoins, Lou Jan semble fascinée par les corps racisés, et ça en devient vite gênant. Les épithètes rivalisent de superlatif ou d’exotisme. Les relations sexuelles sont décrites avec ferveur et même gourmandise, mais paraissent bien vite expédiées – heureusement que dans l’histoire, tout le monde y trouve son compte, merci la fiction ! Un autre problème réside dans cette affaire de complot mondial qui débarque d’un coup dans le récit, et lui donne une tournure inattendue. On découvre alors la femme la plus puissante du monde, et l’intitulé de son poste laisse pantois !

Dans ce futur où « guerres, maladies et famines ont été éradiquées », mais qui fleure bon l’eugénisme quand même, Lou Jan propose une réflexion riche en formules chocs sur le thème de l’amour, où les aventures sont nombreuses mais pas forcément heureuses.

Les Terres animales

Après l’explosion d’une centrale nucléaire, les habitants ont été évacués de la zone contaminée. Certains ont refusé de partir. Le roman raconte l’histoire de cinq d’entre eux, cinq amis, deux femmes et trois hommes.

La première partie du récit décrit leur quotidien, leurs arrangements avec la radioactivité omniprésente, leurs rapports avec d’autres groupes qui sont également restés : des vieux ne voulant pas abandonner leur village, des ouvriers ouzbeks qui faisaient partie de ces cohortes d’intérimaires utilisés par l’industrie nucléaire pour faire baisser les statistiques des maladies professionnelles parmi ses salariés. Mais vers le milieu du roman, un évènement (que la quatrième de couverture dévoile bêtement : ne la lisez pas !) va rompre l’équilibre du petit groupe. La seconde partie se concentre sur la folie qui envahit leurs relations, jusqu’à une fin qu’on pourra trouver un peu expéditive.

La force et l’originalité des Terres animales résident surtout dans la première moitié du livre.

Cette chronique de la vie dans une zone irradiée évoque Malevil, bien sûr, ou encore le récent La Pierre jaune de Le Guilcher (Folio « SF »). Mais elle s’en distingue par sa tranquillité et son humanité. Si la mort et le danger sont partout (l’un des personnages établit un intéressant parallèle avec la guerre des tranchées), ce qui est mis en avant ici c’est l’invention d’une nouvelle vie. Au sein du groupe priment l’amitié, le partage et l’hédonisme (on cuisine, on pille les caves à vin des maisons abandonnées, on joue au foot même si c’est en combinaison NBC…). Dans leur solitude irradiée, les cinq personnages re- découvrent la solidarité, s’affranchissent du carcan de la société et glissent vers un dénuement, un dépouillement volontaire : « nous vivons comme l’humanité aurait dû vivre… comme au Bangladesh » (p. 19). Le nucléaire ET la bougie.

L’instant présent gagne en intensité : en renonçant au futur, les protagonistes se libèrent de la peur de la mort et atteignent cette animalité auquel le titre fait référence.

Le roman de Laurent Petitmangin, s’il pèche par une fin peu convaincante, mérite amplement d’être découvert. Sans qu’il ne nie l’horreur des conséquences d’un accident nucléaire ni les tensions qu’engendre la cohabitation à laquelle sont condamnés les personnages, sa douceur, sa mélancolie, son humanité le démarquent des classiques du post- apocalyptique. Non content d’être une intéressante variation sur le thème de l’après-catastrophe nucléaire, il séduit car ce qu’il s’attache à décrire, ce n’est pas la survie : c’est la vie.

Légendes & Lattes

Que se passe-t-il quand les héros sont fatigués et veulent se ranger des voitures – ou des dragons ? Ils se reconvertissent et se lancent dans la restauration, bien sûr ! Ainsi Viv, qui, après une dernière mission, décide de quitter ses compagnons d’aventure, de reposer son épée et d’ouvrir un café dans la ville de Tuine. Rien de bien sorcier, non ? Oui, mais Viv est une orc qui surplombe tout son monde d’une bonne tête. Et puis, à Tuine, pas grand-monde n’a entendu parler de café, et encore moins goûté ce breuvage d’origine gnome. Confiante en sa bonne étoile, ou plutôt en cette pierre d’écailleverte censée porter chance à qui la détient, Viv va acquérir une vieille étable dans le quartier de Redstone et la transformer en café, parvenant à rassembler peu à peu autour d’elle une équipe haute en couleur : Calamité le hobgobelin bougon mais généreux, Tandri la succube en butte aux stéréotypes, Bouton le ratelin mutique aux incomparables talents de pâtissier, entre autres… Sans oublier les problèmes qui rôdent, comme les sbires de ce boss de la pègre local auquel Viv se refuse de verser son écot, ou ces clients qui tardent à arriver…

Premier roman de Travis Baldree, Légendes & Lattes s’inscrit dans le registre de la cosy fantasy : une fantasy doudou, tranquille, posée, où jamais rien de trop grave ne vient accabler les protagonistes. Pas de combats épiques, pas de magie pyrotechnique, pas de dilemmes insurmontables. Pour peu que l’on accepte ce contrat de lecture, le roman remplit parfaitement son office : il y a quelque chose d’agréable à suivre les tribulations de Viv et son commerce, d’autant que l’auteur ne manque pas d’inventivité pour justifier tel ou tel terme (à commencer par le latte du titre, justement).

À noter que le volume s’enrichit d’une nouvelle, faisant préquelle au roman, ainsi que d’une recette (les fameux boutonnets de Bouton le ratelin) et d’un entretien avec Travis Baldree. Vu la mocheté actuelle du monde réel, un brin d’évasion ne nuit pas, et à cette aune, Légendes & Lattes constitue le divertissement parfait. À lire en dégustant votre boisson de réconfort favorite.

Guerre & Peur

1923. La grande guerre dure depuis presque dix ans. Jean Valmont, jeune étudiant en lettres, s’apprête à vivre pour la première fois l’épreuve du feu sur le front des Balkans. Une tuerie inutile de plus dont il ressort miraculeusement indemne dans son bel uniforme bleu horizon, nimbé d’une lueur surnaturelle. À peine remis de sa stupeur, on l’affecte à une escouade spéciale composée de talents exceptionnels et commandée par un grand escogriffe au verbe haut en couleur. En leur compagnie, il ne tarde pas à se frotter au Meister des Schreckens et à ses serviteurs, Sigurd le guerrier à l’épée, l’Ange bleu, le Tambour et Tilmann Krupp, le mauvais génie de l’illustre famille de marchands d’armes. Sous la houlette du Grand-Duc/Grand Charles, Jean Valmont désormais surnommé Trompe-la-Mort et ses acolytes, le Brigadier de Fer, Mademoiselle Spectrale et l’esprit du Léviathan, formidable véhicule blindé doté d’un cerveau humain, fourbissent leurs armes, prêts à mourir pour la patrie comme il se doit, mais non sans panache.

La Première Guerre mondiale est l’un des sujets de prédilection de l’uchronie, même si elle ne sert ici que de point de départ et de prétexte à un récit tenant plus du roman feuilleton et de l’aventure, celle d’un groupe de soldats dont la surnature résulte d’une émotion intense et irrésistible, cette peur viscérale si chère à Gabriel Chevallier. Dans le décor d’une Europe ravagée par les combats et défigurée par les cicatrices des tranchées, sous les averses d’acier d’un ciel dominé par les zeppelins impériaux surplombant des portions entières de territoires abandonnées au joug d’un smog toxique permanent, Guerre & Peur acquitte honorablement son tribut au récit de guerre, mêlant les personnages historiques à ceux empruntés à la fiction allemande des années 1920-1930, mais aussi à la geste superhéroïque née outre-Atlantique et au merveilleux scientifique du vieux continent. D’aucuns convoqueront les souvenirs de leurs lectures précédentes, Brigade chimérique et autres Sentinelles (pour citer deux BD), pointant ressemblances et divergences avec gourmandise ou lassitude. Les autres s’amuseront des clins d’œil à l’Histoire ou à la littérature pour le meilleur d’une intertextualité dont Johan Heliot nourrit son imaginaire dans un souci d’aventure, de défoulement anti-militariste et de dépaysement ludique.

Guerre & Peur ne dément pas un seul instant cette intention, montrant toutes les qualités d’un page turner rusé, rythmé et dépourvu de toute velléité de prise de tête, avec un entrain que n’auraient pas désavoué les feuilletonistes. Cela tombe bien, puisque le dénouement laisse présager une (des) suites. Avis aux amateurs.

La messagère

La Messagère (titre auquel on préférera la plus évocatrice version originale, The Book of Rain) est un roman qu’il est difficile de résumer car sa forme même déroute le lecteur, entrelacement de narration conventionnelle aux ellipses évidentes, d’extraits de journal intime, de chronologie ou d’informations de type journalistiques mises bout à bout… et même d’un texte écrit par un oiseau ! Disons que l’on suit grosso modo l’histoire, d’une part, d’Alex, qui essaye de retrouver sa sœur disparue dans un parc au sein duquel se produisent des événements inattendus, sans doute liés à la découverte, quelques décennies plus tôt, d’une pierre étonnante qui génère aléatoirement des trébuches, sortes de fractures dans le temps et/ ou l’espace ; et, d’autre part, de Claire, qui débarque sur une île qui semble être fidèle à la description que fit Platon de l’Atlantide, pour s’y livrer au trafic d’animaux en voie de disparition. Beaucoup d’éléments sont semés dans ce livre, comme les pièces d’un puzzle, et l’on voit difficilement le rapport entre eux. La quatrième de couverture invoque entre autres Jeff VanderMeer, et c’est sans doute en effet la comparaison qui vient le plus facilement à l’esprit quand on lit cette histoire qui semble weird par bien des aspects. On conseillera donc ici d’éviter de trop réfléchir à l’assemblage des pièces du puzzle sous peine de perdre de vue un des points forts de ce livre, à savoir la réaction de personnes confrontées à des événements qui les dépassent, dans un monde qui en est à un tournant environnemental, climatique, et qui doivent aussi se rappeler qu’ils n’en sont pas les seuls habitants, juste les membres d’un écosystème plus global. Alex et Claire, ainsi que les seconds rôles, sont éminemment attachants, dans leurs balbutiements, leurs fêlures, mais aussi leur volonté d’aller de l’avant pour comprendre ce monde en évolution. Peu à peu, néanmoins, sans que le lecteur le voie nécessairement venir, le puzzle se reconstitue, mais il restera sans doute à ce dernier de nombreuses zones d’ombre une fois l’ouvrage refermé, de sorte qu’il nécessitera vraisemblablement une seconde lecture pour comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire. C’est sans doute un reproche que pourront faire certains à ce livre, d’avoir un peu trop dispersé les indices et éclaté les pistes pour rendre l’intrigue suffisamment lisible, mais la maîtrise formelle de Wharton, professeur d’écriture et d’anglais à l’université de l’Alberta, à Edmonton, et déjà auteur de plusieurs romans remarqués et dans nos genres, sa faculté à proposer une autre façon de raconter une histoire tout en s’emparant de la thématique climatique et en peuplant son roman de personnages candides qui font écho aux propres interrogations du lecteur, font indéniablement pencher la balance du bon côté.

Quand la tigresse descendit de la montagne (Les archives des Collines-Chantantes T.3)

Quand la tigresse descendit de la montagne suit deux fils narratifs. Le premier, réaliste (si l’on veut), évoque la rencontre entre Chih, l’adelphe (une sorte de folkloriste), et Si-yu, la monteuse de mammouths. On voit ces jeunes gens se mettre en route vers un relais de poste en haut d’un col, où règnent trois tigresses métamorphes qui les prennent au piège et se proposent de les dévorer. Comme Shéhérazade, Chih va négocier sa vie en échange d’une bonne histoire, tandis qu’autour la nuit et la neige se referment doucement sur le monde… Le second fil narratif, onirique, purement merveilleux, lève le rideau sur le conte servi par Chih aux grands fauves ; soit l’histoire d’amour entre la légendaire tigresse Ho Thi Thao et la lettrée nommée Dieu.

Ces deux fils narratifs ne faisant qu’un seul livre, quel est donc leur rapport et liaison ? Dans une forme de continuité avec sa première novella (L’Impératrice du sel et de la fortune, cf. Bifrost 110), Nghi Vo met de nouveau en scène un personnage conteur, d’autres qui écoutent, et au milieu une vérité insaisissable. Il existe, dans chacune de ses fictions, un territoire du présent et un territoire du souvenir – réel ou imaginaire. Deux mondes, et ici deux manières de raconter, deux fils narratifs différents. Plus encore que dans l’épisode inaugural, ce livre-ci repose sur une philosophie de la coexistence : chaque partie, prise indépendamment, n’est rien ; l’une existe par rapport à l’autre, elles sont reliées par des personnages qu’il y a peut-être lieu de considérer comme étant les mêmes, et elles se fécondent mutuellement.

De fait, question fécondité, il y a un grand bénéfice à lire deux fois ce livre bifide. Car à la seconde visite, on est tout à coup plus attentif aux petits détails signifiants, au jeu de correspondances entre le récit de l’autrice et celui de l’adelphe. Sauf que l’hypothèse d’une interchangeabilité, voire même d’une dialectique entre phantasme et réalité, fiction et documentaire, roman et conte, à trop des allures d’un jeu intellectuel pour être, sur la longueur, complètement captivant. Si l’on reste dedans, c’est que d’un bout à l’autre le livre se comporte comme un gigantesque album illustré aux couleurs de l’Extrême-Orient, donnant, au gré d’une déambulation flottante, de brefs aperçus mythologiques remplis de plaisirs et de terreurs. Une sorte de drogue, en somme, un opium pour l’imagination, qui parfume l’histoire autant qu’il nous enfume.

L’important, ce sont les souvenirs, semble nous dire Nghi Vo. Des souvenirs qui sont résolument plus vieux que nous : la griffe sous l’ongle, le croc sous la dent. Mais aussi des souvenirs du futur, comme le suggère le cadre, le déroulement et la figure centrale du récit. Le folkloriste, qui consigne, étudie, diffuse, n’est qu’un maillon d’une chaîne qui se mord la queue. Quant au conteur, n’a-t-il pas toujours un coup d’avance sur celui qui écoute ? Quand la tigresse descendit de la montagne nous rappelle avec bonheur que nos rêveries nous précèdent autant qu’elles nous prolongent.

La Légion des souvenirs (The Expanse T.10)

Après la parution, en 2022, de l’ultime roman du cycle « The Expanse », Actes Sud boucle la saga avec la traduction du recueil de (longues) nouvelles s’inscrivant dans cet univers. Le présent volume rassemble huit textes, sept rédigés de 2012 à 2019, et un, le dernier, écrit pour l’occasion. Tous sont présentés, sauf exception, à la fois par ordre de publication et dans l’ordre de la chronologie interne de cet univers. Chacun est accompagné d’un court paratexte où les deux co-auteurs expliquent la genèse et ce qu’ils voulaient exprimer avec chaque nouvelle. On y apprend notamment qu’à l’origine, Daniel Abraham et Ty Franck (cachés sous le pseudonyme de James S.A. Corey), n’ont jamais eu l’intention d’en écrire, mais que la demande des éditeurs et anthologistes a été telle qu’ils s’y sont résolus, d’autant plus volontiers qu’ils y ont vu une opportunité de raconter des histoires parallèles, d’explorer un pan inédit mais intéressant de leur univers, de montrer des changements de paradigme (à l’échelle d’un personnage ou globale), voire de jouer avec le processus d’écriture.

Chose remarquable dans ce genre de recueil, aucun texte n’est mauvais ou même seulement dispensable, même si certains sortent un peu plus du lot. Plusieurs rappelleront des souvenirs au lecteur ayant également regardé la série tirée des romans. « Sous la poussée » montre la mise au point du propulseur à fusion qui a ouvert en grand les portes du Système solaire et bouleversé sa géopolitique, « Le Boucher de la station Anderson » raconte comment Fred Johnson a gagné son surnom, puis, rongé par la culpabilité, comment il est passé côté Ceinturien, « Les Dieux du risque », sans doute le texte le moins important, met en scène Bobbie et surtout son neveu, et nous montre la vie quotidienne sur Mars, « Le Grand chambardement » narre de quelle façon Timmy est devenu (de plusieurs façons différentes) Amos Burton, tandis que le glaçant « Les Abysses de la vie » dévoile la transformation de Paolo Cortazar, passant d’un type ordinaire au scientifique sans éthique que l’on connaît, et les débuts de l’abominable projet de Protogène. « Les Chiens de Laconia », allégorie des difficultés rencontrées par les immigrés de deuxième génération déguisée en récit d’horreur, met en scène Cara et Xan, tandis que « Auberon », sans nul doute la meilleure des huit nouvelles, traite du conflit rongeant un gouverneur laconien, entre devoir et amour, et la façon dont son idéalisme se fracasse sur la corruption généralisée. Enfin, « Les Péchés de nos pères », qui se déroule après la fin du dernier roman, montre la dure vie de Filip Nagata sur le monde hostile où il s’est échoué suite à la fermeture des Portes, et sa rédemption pour ses actes meurtriers passés.

Plaisant et comblant bien des vides, ce recueil nous paraît être un achat dont on ne discutera pas la pertinence pour tout amoureux de « The Expanse » qui se respecte.

Les Terres closes (Les Maîtres-enlumineurs T.3)

Fort d’un beau succès d’édition pour les épisodes précédents, Albin Michel Imaginaire met sur orbite Les Terres closes, le season finale du cycle des « Maîtres Enlumineurs ». La saga est un patchwork d’influences diverses, qui repose sur un concept séduisant : faire se rencontrer sur une large échelle des genres souvent tenus à distance par leurs tropes respectifs. Mixer la fantasy au cyberpunk, par exemple. Ici, la magie est indiscernable de la science; la littérature indiscernable du cinéma, du jeu vidéo ou du comic book.

Pour les retardataires, rappelons que l’univers du récit tourne autour d’un art (ou d’une technique) dite de l’« enluminure ». Comme les lignes de codes sont les instructions d’un programme informatique, l’enluminure permet d’assigner aux objets – voire aux êtres humains – des propriétés qui défient les lois naturelles. Autrement dit, c’est un langage de programmation pour la réalité. Ses origines remontent à l’ancienne civilisation des hiérophantes, dont il ne reste que quelques reliques aussi puissantes que convoitées. Le premier tome relatait comment Sancia, une voleuse douée d’une compréhension instinctive des enluminures, entrait en possession d’une de ces reliques, une clé, et s’en servait pour mettre fin à l’hégémonie des maisons marchandes sur l’économie et la société de Tevanne, cité de papier que l’auteur utilisait comme allégorie de notre monde techno-capitaliste, avec son énergie, son inventivité et ses fractures. Le volume suivant examinait les conséquences sur Tevanne du retour d’un hiérophante légendaire. L’usage paroxystique des objets animés débouchait sur une révolution technologique autant qu’un cataclysme.

Goulot d’étranglement scénaristique, cet ultime épisode raconte l’assaut de Tevanne, devenue entité maligne et protéiforme, contre la création elle-même. Son objectif est simple : puisque le monde est imparfait, autant le formater et le réécrire. À cette vision nihiliste s’oppose celle de la communauté flottante de Giva, qui croit en une transformation possible, basée sur la fusion des consciences et l’émergence d’esprits de ruche. Le projet de Tevanne implique qu’elle accède à une certaine porte et à une certaine clé… Pour lui barrer la route, tout ce que Giva compte de ressources (y compris un ancien ennemi) se mobilise, les Sancia, Bérénice, Claudia ou Crasedes que cette chronique n’aura pas la courtoisie de représenter.

L’essentiel des Terres closes se résume dès lors à une succession de combats dantesques où les personnages usent de leurs techniques d’enluminures comme de super-pouvoirs pour se démolir mutuellement. Il faut reconnaître au livre la capacité de parvenir à susciter une suspension de l’incrédulité telle qu’on en redemande, les images spectaculaires s’enchaînant sans temps mort de façon tonitruante. On passe d’une joute entre géants de fer à une bataille rangée en plein ciel sans être choqué une seconde. Sinon par le caractère désincarné de certains décors interchangeables, les citadelles volantes ne paraissant guère plus peuplées que la surface vitrifiée de l’ancienne Tevanne… C’est aussi un livre qui tire de ses impressionnants personnages, notamment des antagonistes, une brutalité, une mélancolie et une force sans commune mesure.

En favorisant l’option pyrotechnique, le livre ne renonce toutefois pas à faire de la littérature. Aux scènes d’action où les dialogues ponctués de punchlines servent juste de transition entre deux enjeux absolument urgents, répondent des séquences plus rares, très légèrement rallongées, qui laissent les habitants de Giva habiter un cadre, échanger, vivre, et l’auteur exposer (insuffisamment à notre goût) les fondements de cette société où l’on peut partager ses pensées et émotions les plus intimes.

Comme toute fin de saga qui se respecte, on meurt pas mal dans Les Terres closes, et après un ride tonitruant de plus de 600 pages, l’aventure s’achève sur une note d’une amertume déconcertante. La postérité jugera l’apport de Robert Jackson Bennett à la fantasy. Cette trilogie n’est peut-être pas faite pour tout le monde, mais sa générosité, sa modernité et la façon unique dont elle nous interpelle sur la relation (bonne ou mauvaise) que nous entretenons avec la technologie et les objets, dessinent clairement le profil d’un futur classique.

Le Serpent du rêve

Voilà ce qu’on appelle une belle occasion manquée. À travers leur collection « Intégrales », les éditions Mnémos s’emploient à rééditer des textes patrimoniaux sous la forme d’omnibus au format imposant, difficilement lisible, mais qui permet de regrouper dans une bibliothèque des incontournables du genre. L’entreprise est parfois heureuse, et les exemples ne manquent pas – on pense aux belles intégrales de John Brunner, Robert Heinlein, Cordwainer Smith, Gérard Klein, ou encore Fritz Leiber. Mais parfois pas, comme c’est ici le cas avec Le Serpent du rêve de Vonda McIntyre. Mnémos avait lancé la réédition des œuvres de l’autrice américaine en 2022 avec la publication de Superluminal. On attendait avec impatience cet omnibus qui replace dans son contexte son roman le plus célèbre, à savoir Le Serpent du rêve, qui a obtenu en son temps les prix Hugo, Locus et Nebula. Une belle occasion, donc.

Dans un futur indéterminé, la Terre a été ravagée par une guerre nucléaire. L’humanité a trouvé refuge dans l’espace et sur d’autres planètes. Pourtant, sur la planète des origines, quelques humains survivent encore dans des cités abritées sous des dômes ou dans le désert que parcourent des groupes de nomades. À travers les récits de la vie de deux femmes, Vonda McIntyre explore deux facettes de ce monde postapocalyptique. Loué soit l’exil plonge le lecteur dans une société complexe et dystopique dans une ville enterrée. Mischa est, comme beaucoup d’enfants, une mutante. Sa mutation lui permet de ressentir les émotions des gens qui l’entourent, pour le meilleur ou pour le pire. Dans Le Serpent du rêve, Serpent est guérisseuse parmi les nomades du désert. Son nom tient au fait qu’elle utilise de véritables serpents pour produire des remèdes et soigner. Deux femmes confrontées à la dureté de l’existence qui vont se lancer dans des quêtes personnelles et changer le monde. La nouvelle « Cages » dévoile les origines de deux personnages d’outre-ciel intervenant dans Loué soit l’exil. Tout ceci est très bien. Loué soit l’exil a les qualités et défauts des premiers romans, et une exubérance séduisante ; Le Serpent du rêve, plus maîtrisé, possède le charme des œuvres d’Ursula Le Guin.

Mais l’ensemble est plombé par une édition bâclée. La traduction de Loué soit l’exil est reprise d’une première édition datant de 1980 dont l’auteur est inconnu. Elle a été révisée, mais n’en est pas moins catastrophique au point que certains passages n’ont aucun sens. Il faut retourner au texte dans sa version originale en anglais pour l’apprécier. Le reste de l’ouvrage est parsemé de nombreuses fautes et coquilles, sur un papier de mauvaise qualité qui présente des trous sur plusieurs pages. Cette intégrale est ainsi présentée dans un état qui nous amène à en déconseiller clairement l’achat à nos lecteurs. 35 euros ? Fuyez, pauvres fous !

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