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Jennifer Morgue

En 2004, l'Écossais Charles Stross débarquait en France avec un roman surprenant et hilarant, Le Bureau des atrocités, adjoint d'une novella se déroulant dans le même univers et mettant en scène le même personnage principal : Bob Howard, hacker au service de la Laverie, le plus secret des services secrets britanniques, une entreprise qui œuvre dans le domaine de l'occulte et a notamment pour rôle d'intercepter mathématiciens et autres informaticiens fous ayant redécouverts certains théorèmes capables d'ouvrir des portes vers des mondes parallèles peuplés de créatures que H. P. Lovecraft n'aurait pas reniées. L'ouvrage, publié chez Robert Laffont dans la collection « Ailleurs & demain », n'ayant sans doute pas reçu le succès public escompté (à moins que l'éditeur, Maître Gérard Klein, n'ait pas apprécié la suite…), c'est le Cherche Midi qui nous propose ce second opus dans l'univers de la Laverie.

Pour Howard, tout commence par une mission de routine, en Allemagne, où il échappe de justesse, au cours d'une réunion, à une présentation Powerpoint piégée. Briefé par son supérieur et ses collègues, il apprend que le milliardaire Ellis Billington entend récupérer une redoutable arme chthonienne échouée depuis des millénaires dans les fonds océaniques. Entreprise qui pourrait bien rompre l'accord secret passé entre l'humanité et des créatures sous-marines capables d'exterminer toute vie terrestre d'un simple claquement de doigts. Howard est donc envoyé sur place, dans les Caraïbes, pour déjouer le plan de Billington. Avec l'aide de Ramona Random, agent de la Chambre Noire, équivalent US de la Laverie, il doit s'introduire sur le yacht du milliardaire… Comme si la situation n'était pas assez compliquée, les deux agents secrets se retrouvent liés par une « intrication de destinée » : si le lien télépathique qui en résulte s'avère bien pratique pour les besoins de la mission, un tel sort met leurs vies en danger. Ah oui, j'oubliais : Ramona est une démone (d'apparence humaine, grâce à un « glamour »), et mieux vaut éviter de fricoter avec la charmante créature si l'on tient à sa vie et à sa santé mentale…

Le lecteur du Bureau des atrocités ne sera pas trop dépaysé, du moins au départ, avec ce Jennifer Morgue. On y retrouve le même mélange d'espionnage et de fantastique, dans un univers où la technologie se met au service de la magie : utilisé de manière appropriée, le matériel électronique permet de lancer des sorts et des invocations — l'économiseur d'écran d'un téléphone portable contient un attrape-rêves protégeant le sommeil de son possesseur, etc. L'imagination de l'auteur n'est pas avare en idées délirantes. Parmi les plus jolies trouvailles : un produit de beauté à base de sacrifice humain qui transforme le porteur en véritable caméra de surveillance. L'humour reste très présent, à travers l'univers bureaucratique de la Laverie, et surtout via les réflexions du personnage principal (sa diatribe contre les réunions soporifiques à base de présentations Powerpoint est savoureuse).

Mais Stross a eu l'intelligence de ne pas écrire un simple clone de son premier roman. Ici, l'aspect lovecraftien de son univers, omniprésent dans Le Bureau…, et dont il constituait un des nombreux charmes, s'estompe au profit d'un hommage à un autre genre d'œuvres : celles de Ian Fleming et de son célèbre agent 007. Tout y est : la mission sur une île de rêve (surveillée par des mouettes zombies), l'espion en smoking (avec port USB intégré dans le nœud papillon), la James Bond girl (version démon aquatique), le milliardaire dément qui veut devenir maître du monde (forcément) et qui monologue abondamment (comme tout Méchant digne de ce nom), sans oublier la voiture gadgétisée. Pas une Austin Martin, non, mais une Smart, restriction budgétaire oblige, et moins dotée d'armes conventionnelles que de protections anti-zombies. Le résultat est une intrigue jamesbondienne transposée dans un contexte fantastique et décalée par un sens de la dérision pertinent. Autre idée qui confère à l'intrigue une dimension supplémentaire : les protagonistes ont conscience d'évoluer dans l'univers fictif de James Bond, car il existe (on résume grossièrement) un sort qui invoque l'esprit de Ian Flemming aux alentours de l'île, sort que, naturellement, bons et méchants tentent d'exploiter.

On pourra reprocher au roman un petit coup de mou à mi-parcours. Faiblesse toutefois passagère : l'intrigue ne tarde pas à redémarrer pour ne plus lâcher le lecteur jusqu'à la fin. On pardonne aisément au vu des morceaux de bravoure dont elle est parsemée, notamment la réunion piégée et toute la partie finale sur le yacht du milliardaire. L'autre reproche, difficilement pardonnable, celui-là, est à imputer à l'éditeur : une couverture laide à pleurer qui ne rend justice en rien à la qualité et à l'originalité de l'ouvrage. Certes, nous sommes dans l'hommage aux films d'espionnage et aux clichés qui vont avec, mais ce n'est pas une raison pour faire dans le moche, ni faire fuir le lecteur potentiel qui croira tomber sur un « OSS 117 » grand format.

Quoi qu'il en soit, on conseillera ce Jennifer Morgue, et, d'une manière générale, l'univers de la Laverie, qui constitue jusqu'à présent, en français tout du moins, l'aspect le plus intéressant de l'œuvre de Charles Stross.

Alien Earth

Voici ce qu'on peut lire en page 110 du présent bouquin : « Votre planète est empoisonnée. Les effets de l'empoisonnement sont irréversibles. D'ici deux cents ans, l'espèce humaine ne pourra plus survivre sur votre planète. Il faut l'évacuer dès maintenant, avant que l'empoisonnement n'affecte votre potentiel génétique. Nous sommes là pour aider à l'évacuation. Nous sommes les Arthroplanes. » Une citation qui résume au mieux les enjeux du roman… C'est dit : la race humaine passe sous le giron protecteur des Arthroplanes pour se voir, après quelques manipulations génétiques forcées, réimplantée avec succès (mais sous haute surveillance) sur deux lointaines planètes, Castor et Pollux. Sauf que quelques millénaires plus tard, la méfiance et la curiosité n'ayant toujours pas été éliminées du pool génétique humain, une poignée d'hommes et de femmes se mettent à douter des Arthroplanes qui ne cessent de répéter combien la Terre est pourrie. Ils veulent savoir, ils veulent voir par eux-mêmes. Sous couvert d'une mission banale, ils envoient donc en secret un vaisseau vers la Terre afin d'y effectuer leurs propres relevés. Et pour y trouver quoi, ma bonne dame ?

Il est rare d'observer une telle dichotomie chez un écrivain portant deux noms de plume différents. Autant Robin Hobb est passionnante, autant Megan Lindhom peut se révéler chiante et pénible. La trame de cette petite fable (500 pages tout de même !) philosophico-écolo, alourdie du thème rebattu du retour aux sources, était déjà usée jusqu'à la corde lorsque, en 1992, le livre fut écrit. Chacun sait que la spécialité de Robin Hobb alias Megan Lindhom n'est pas à proprement parler l'originalité. C'est même tout le contraire. Et si Hobb excelle dans la réécriture des mythes standards de la fantasy, Lindhom passe au travers dans le domaine de la science-fiction, et pas qu'un peu.

Nous voici donc avec un récit impersonnel et dépassionné, confit dans un rythme non pas lent mais mou, ce qui est pire. Les personnages sont décevants, sans saveur, à la limite de la caricature. Connie, surtout, l'élément féminin de l'histoire, particulièrement agaçante : indécise, psychorigide, on a plus qu'à son tour l'envie de la balancer contre un mur pour voir le résultat, juste par curiosité. Ainsi se retrouve-t-on coincé à la moitié du livre, et ce sur plusieurs centaines de pages, au cœur d'un huis clos qui fait bailler d'ennui. Un sentiment que rien ne vient sauver, et certainement pas les première et dernière parties, tout aussi mornes et plates, sans rythme autre que contemplatif. La construction même de l'histoire est simpliste. Découpé en deux parties, la première est rigide, monolithique et ennuyeuse. Puis l'auteur introduit un élément déstabilisant, et on bascule dans le chaos. Sauf que… Le chaos chez Lindhom est très lisse, policé, et surtout très, très, prévisible. À oublier, et vite.

Un secret de famille

Dans le premier volume de cette trilogie, Miriam Beckstein, une journaliste économique, a reçu de sa mère adoptive, Iris, un carton à chaussures contenant des objets relatifs à ses origines, dont un pendentif qui l'a expédiée sur un monde parallèle d'aspect médiéval. Elle est désormais la riche princesse d'un clan dont l'activité principale est un lucratif trafic de drogue, impunément acheminée au client à travers l'univers parallèle. Tout le monde n'ayant pas la capacité de passer d'un monde à l'autre, Angbard, l'oncle de Myriam, attend qu'elle participe à l'entreprise familiale. Un refus signifierait la mort de Myriam. En outre, bien des gens espèrent mettre la main sur son fabuleux héritage, qui avait été gelé jusqu'à ce jour. Elle-même n'est qu'un pion dans les luttes mortelles qui opposent les diverses familles du Clan. Après plusieurs tentatives d'assassinat, Myriam a choisi de se cacher sur Terre chez son amie Pauline, d'où elle organise la contre-attaque. Elle est accompagnée de Brill, une aristocrate qui n'a pu changer d'univers que juchée sur ses épaules et qui se familiarise extraordinairement vite avec les merveilles technologiques de nos sociétés industrielles. Elle a également pris ses distances avec Roland, le cousin déconsidéré pour avoir voulu engager des réformes sociales jugées dangereuses par les tenants du pouvoir : elle l'aime toujours mais pense qu'un traître se dissimule dans son entourage.

Le seul moyen de mettre fin à ce commerce immoral, d'améliorer le niveau de vie et les conditions sociales sur l'autre monde, est de permettre aux familles de s'enrichir différemment. Myriam trouve plus lucratif le commerce des idées : il ne nécessite pas de soustraire à un univers une quantité de matériaux limitée à ce que peut porter un homme, mais permet de donner une valeur ajoutée à la matière brute tout en développant sur place une industrie prospère. La technologie de nos sociétés est trop avancée pour être exportable, mais Myriam découvre fort opportunément l'existence d'un troisième univers, d'où serait issue une fraction des gens qui cherchent à la tuer et qui, sur le plan du progrès, se situe à mi-chemin entre les deux mondes. Cette société victorienne qui connaît l'automobile et le dirigeable est cependant dirigée par un gouvernement totalitaire des plus répressifs.

C'est donc en voyageant dans trois univers différents que Myriam déjoue les plans des factions acharnées à sa perte et met en place un commerce idyllique qui jette les bases d'une société plus égalitaire. Celles-ci empruntent essentiellement au père de l'économie politique, Adam Smith, auquel Stross rend hommage à travers quelques vibrants plaidoyers sur les vertus de la production industrielle, qui offre à l'homme de la disponibilité, en même temps qu'il balaie les remords post-coloniaux des sociétés avancées craignant de détruire d'anciennes cultures en lui apportant la technologie (Allez donc vivre dans une hutte pendant deux ans !). Ces discours libéraux ne sont pas entièrement tempérés par ceux d'un autre analyste économique, Karl Marx, auteur d'un Réexamen de l'Exode de Hanovre, qu'on lit sous le manteau dans le troisième univers. Stross se fonde d'avantage sur le sens moral des dirigeants pour éviter les dérives d'une économie de marché trop libérale que sur un réel contre-pouvoir. Par ailleurs, la révolution conceptuelle de son héroïne est un peu trop facilement menée : un seul discours suffit à gagner les membres du Clan à sa cause. Les arguments, très rationnels et fondés sur les réflexes égoïstes des auditeurs, sont, certes, convaincants, mais on est surpris que Myriam rencontre si peu d'opposition dans sa remise en cause de traditions, sachant le pouvoir dont disposaient, dans nos sociétés médiévales, les puissances religieuses qui n'avaient pas leur pareil pour tuer dans l'œuf les révolutions scientifiques, religions qui sont ici à peine évoquées.

Mais Charles Stross masque habilement les insuffisances de sa démonstration avec un récit prenant, servi par des personnages intéressants. L'avalanche de péripéties ne laisse pas au lecteur le temps de porter un regard critique. Certains coups de théâtre nous ramènent même à l'époque de Molière, mais le dynamisme et la conviction sont tels qu'on se laisse malgré tout emporter par l'histoire jusqu'à la dernière page.

Temps

Persuadé que l'avenir de l'homme est dans l'espace, Reid Malenfant, exclu de la NASA, a convaincu des investisseurs de financer un programme concurrent de conquête spatiale à rentabilité immédiate avec l'exploitation d'astéroïdes. C'est un excentrique optimiste qui n'est jamais là où on l'attend. Son ancienne épouse, Emma Stoney, qui est restée sa secrétaire, le soupçonne de s'être inventé une maîtresse juste pour se consacrer davantage à ses projets. Ceux-ci changent notablement quand Cornelius Taine, un mathématicien, parvient à théoriser l'extinction de l'humanité dans les deux siècles à venir par un cataclysme quelconque, une conséquence de la surpopulation ou de l'épuisement des matières premières, théorie qui ne peut que flatter les idées d'un Reid pressé de voir l'homme quitter la planète. Taine le convainc cependant de tenter une expérience délirante, persuadé que si l'homme est parvenu à s'en sortir, il a envoyé un message dans le passé pour prévenir ses ancêtres. La détection de ce message, réalisée à partir du comptage de neutrinos issus de désintégrations de quarks et d'anti-quarks, est une preuve d'autant plus vertigineuse qu'elle désigne un astéroïde a priori insignifiant, Cruithne, mais dont l'orbite est si bien ajustée à celle de la Terre qu'elle constitue un mystère. Il n'en faut pas plus pour que Reid modifie ses plans, envoyant sa fusée sur un objectif moins facile à atteindre, avec, à son bord, un calmar génétiquement modifié dont l'intelligence, pour rudimentaire qu'elle nous apparaisse, est exceptionnelle par rapport à ses congénères. Sheena 5 sait que son voyage est sans retour et l'accepte plus facilement que bien des humains ayant appris sa présence à bord. Alors que se posent des questions éthiques sur l'emploi de calmars dans l'espace, l'humanité s'inquiète, dans le même temps, de l'apparition d'enfants surdoués à travers le monde, dans des quartiers défavorisés, qui tous dessinent des cercles bleus. La peur qu'ils suscitent amène la société à les confiner dans une école en Australie, où ils sont suivis…

Autour de ces trois axes, les enfants surdoués, les céphalopodes amenés à l'intelligence et le message en provenance du futur, Stephen Baxter élabore une intrigue échevelée, où la découverte sur Cruithne d'un artefact permettant de passer d'un univers à l'autre emmène les héros dans une multitude de mondes parallèles. Tout au long de cette folle aventure se pose la question du sens de la vie et celle de l'immortalité de l'espèce. L'humain se refuse à croire qu'il s'éteindra un jour, au mieux avec la mort de son soleil, ni, s'il parvient à essaimer dans la galaxie et au-delà, à disparaître en même temps que l'univers, lui aussi mortel. La théorie des univers parallèles qu'il développe, si elle assure une pérennité, pose cependant d'autres questions.

Stephen Baxter a le sens du cosmique. La première partie du roman, passionnante dans ses développements très hard science, comme l'usage de particules voyageant dans le temps, l'emploi de calmars pour l'exploration spatiale, la confiscation de l'espace par la NASA (un reproche qu'il a déjà utilisé ailleurs) rappelle que l'auteur fut lui-même un candidat aux étoiles refusé par la NASA. Si l'espace a perdu un astronaute, la science-fiction a gagné un écrivain d'envergure, qui possède un sens de l'intrigue et du rythme capables de transformer le plus assommant exposé scientifique en insoutenable suspense.

Au terme de cette aventure absolue se pose la question de savoir ce que Baxter pourra bien encore raconter dans les prochains volumes de la trilogie (Espace et Origine), tant il semble être allé loin dans l'exploration de son univers. Il est surprenant que ce très grand roman ait dû attendre huit ans pour être traduit en France (mais il est tout aussi irritant de voir que nombre d'œuvres de Baxter, comme les séries Xeelee, Behemoth et Time's Tapestry, restent inédites chez nous).

Sjambak

Six nouvelles et un court roman, tous datés des années cinquante à l'exception de « Planète de poussière » (1946), composent ce recueil de Jack Vance. L'exotisme y est de rigueur et la plupart des histoires traitent de commerce extra-planétaire et des dangers ou problèmes afférents ; on lutte ainsi contre une créature dans une région de prospection minière (« Joe Trois Pattes ») ou on espère développer le tourisme sur une planète malgré la présence de sjambaks, dissidents au pouvoir local (« Sjambak »).

L'expédition de marchandises à travers les mondes, dans les soutes de vaisseaux spatiaux ou par le biais d'une technique de téléportation, génère des trafics et des escroqueries (« La Planète de poussière », « Le Robot désinhibé »). Ces mondes aux forts relents de colonialisme permettent d'aborder le sujet sous divers éclairages. Les nouvelles qui ouvrent et ferment le recueil en particulier montrent que les occupants ne sont pas toujours les vainqueurs : « Les Maîtres de maison » ne sont pas forcément ceux que l'on croit et la culture locale marque parfois l'envahisseur de son empreinte au point de l'obliger à s'adapter au lieu d'imposer ses vues planifiées (« Le Diable sur la colline du Salut »).

Tout ce qui fait le talent de Vance est déjà présent : loin de se concentrer sur l'intrigue, le récit fourmille de détails et de remarques renforçant la sensation de décalage culturel. Ces touches discrètes ne sont pas seulement utiles pour l'exotisme mais plaident pour la tolérance et le respect des cultures étrangères, témoignant au passage de l'ouverture d'esprit de Vance face à l'autre.

Le court roman formant le cœur du présent volume tranche radicalement sur les nouvelles et montre que Vance est passé maître dans plusieurs registres. Parapsyché est en effet un récit fantastique basé sur la thématique de la maison hantée mais qui évolue vers la maîtrise de pouvoirs paranormaux. Bien que convenue aujourd'hui, l'intrigue reste passionnante, portée par un suspense constant. On apprécie la tentative de Vance pour rationaliser les phénomènes de poltergeist avec une théorie faisant de la pensée une matière, au même titre que la lumière, on estime davantage encore ses prises de position fermes pour la liberté de pensée, contre l'obscurantisme religieux, opposition qui se manifeste ici en une lutte farouche entre les Croisés Chrétiens et la Société pour la Liberté de Pensée.

Ce roman et trois nouvelles (sur six) étaient restés inédits à ce jour, et, des trois rééditions, aucune n'avait encore été publiée dans un recueil. Même si certains textes ont vieilli, la lecture de ces histoires reste tout à fait agréable. On y entend en particulier cette musique propre à l'auteur, une musique légère et familière, comme ces airs populaires que l'on tient pour négligeables mais qu'on ne cesse de siffloter parce qu'ils rendent la vie plus gaie. Il est bon de la retrouver encore une fois.

Au-delà de l'infini

Cley est une Originale, autrement dit ce qui se fait de plus proche de l'Ur-Humain tel qu'il est apparu sur Terre. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir des doigts se transformant en autant d'outils de couteau suisse. Elle a en fait été recrée par les Supras, à partir des données conservées dans la Grande Bibliothèque où elle travaille et où elle s'est éprise d'un Supra que son infériorité ne gêne pas. Mais la Bibliothèque est attaquée par un ennemi venu de l'espace, qui éradique tous les Originaux, à l'exception de Cley, laissée pour morte. C'est Traqueur de Modèles, un raton laveur génétiquement modifié d'une intelligence aiguë, qui lui sauve la vie. Mais les archives d'ADN ont été détruites, ce qui fait de Cley la dernière représentante des Ur-humains. Traquée, elle décide d'affronter son ennemi, le Malin, créé par des extraterrestres à présent disparus, un destructeur de mondes auquel on avait opposé jadis un ennemi de puissance comparable dont on a perdu la trace.

Dans un futur très lointain, le concept d'humanité a évolué au point de ranger les représentants actuels parmi les hommes des cavernes. Cley elle-même, de par son relatif isolement au sein de la Bibliothèque, découvre avec étonnement des espèces capables de l'expédier dans une des dimensions cachées de l'univers. D'autres, comme le Balancier Stellaire, une baguette géante bondissante en rotation autour d'une planète, constituent un moyen de transport à travers les mondes. Des squales de l'espace sillonnent le vide à la recherche de Léviathans ou apparentés pour se repaître des parasites et voyageurs qui y nichent.

L'étrangeté plus que déstabilisante de cet univers ne donne que plus de force au leitmotiv que Cley entend depuis le début de son équipée, à savoir qu'elle n'est pas le summum de la création et que son espèce a même contribué à en créer d'autres qui lui sont supérieures. C'est ainsi que Traqueur, avisé compagnon de route, considéré comme quantité négligeable par les Supras qui ont laissé l'espèce se développer seule, apparaît de plus en plus comme une pièce importante de l'échiquier qui dissimule sa véritable nature.

Gregory Benford a poussé ici l'humanité dans ses ultimes développements, plantant un décor d'un exotisme absolu. Si le lecteur est bluffé par l'inventivité dont il fait preuve à chaque page, il est en même temps dérouté par l'étrangeté qui prévaut du début à la fin. Le récit lui-même manque de relief, ne serait-ce que parce que durant une grande partie du livre, Cley et Traqueur sont les seuls protagonistes affrontant des dangers liés à l'environnement. Déjà trop éloignés de l'humanité primitive, les protagonistes peinent à nous faire partager leurs émotions ou leur motivations, ce qui nuit grandement à l'intérêt qu'on peut leur porter. Au-delà de l'infini est une superbe construction intellectuelle, brillante sur le plan des idées, mais à qui il manque une âme pour provoquer l'adhésion.

Fugue en ogre mineur

« Dans ce recueil, vous ne trouverez que des femmes. Etonnant, non ?

Non. Les femmes connaissent bien les ogres. Elles ont dormi avec (parfois, ils se cachaient juste sous le lit), elles ont fait cuire des oies grasses pour calmer leurs fureurs, elles ont essayé de leur échapper. Et les ogres connaissent bien les femmes ; là, le vieux tabou de l'inceste les a travaillés, alors qu'ils somnolaient dans leur antre, là, il suffisait de serrer la main pour briser de jolis cous et de jolies vies. » Extrait de la courte mais bonne préface d'Anne Fakhouri.

 Cinq nouvelles, cinq femmes présentées par une sixième et au final, une très jolie surprise là où ne l'attendait guère. Plutôt que de dire du mal de la nouvelle la plus indigne et insignifiante de cette anthologie qui, de plus, a la lourde responsabilité d'y mettre un point final, je préfère plutôt rendre compte des deux meilleurs textes : « L'Ogre de ciment » de Jeanne-A Debats (42 ans, deux enfants, deux chiens, deux chats, deux ex. S'ils font naufrage, elle pense qu'elle sauvera les chats d'abord) et « La Chair choisie » d'Audrey Guillotte (née en 1982 en banlieue parisienne, quelque peu traumatisée par les écrits d'Edgar Allan Poe).

La première de ces deux nouvelles est une histoire d'ogre en banlieue ; malgré ses accents un peu convenus et sa chute téléphonée, il s'agit surtout d'un texte poignant, bien construit autour d'un personnage attachant, terriblement proche de nous. Au final, une très jolie trouvaille taillée dans la chair dure du quotidien et qui, par voie de conséquence, ne manque pas d'émotion.

Le texte de la jeune Audrey Guillotte, « La Chair choisie », est lui d'une toute autre facture. C'est un conte horrible et tendre, l'histoire d'une petite ogresse prénommée Larve, un long texte très riche, parfois magnifiquement écrit, tout à fait du niveau de ce qu'on peut lire dans les Year's Best Fantasy and Horror de St. Martin Press. Un texte qu'on achève assommé et qu'on relit juste pour le plaisir. Une pépite noire, dégoulinante de sang et de sucres en grumeaux qui, à elle seule, vaut que vous vous intéressiez grandement à l'ouvrage Fugue en ogre mineure (dont on notera aussi la jolie qualité de fabrication).

Fiction T5

Fiction change de maquette (mais pas de correcteurs, damn it !). Si globalement la mutation est réussie, on soulignera toutefois que le choix des pages sur fond gris pour les essais s'avère désagréable à l'usage, c'est-à-dire à la lecture. Au sommaire de ce fort copieux numéro, on remarquera tout particulièrement les textes de Kelly Link (une intéressante comédie sur fond de série télévisée), de Jeffrey Ford (Charon part en vacances), de Kate Wilhelm (magnifique novella sur une gamine qui grandit trop vite et devient femme avant d'avoir vécu). Voilà pour le plus fort ; mais Jack O'Connell, Steven Utley et George C. Chesbro ne déméritent pas, bien au contraire. Tout cela est d'un excellent niveau. Pour ce qui est des ratages, pas ou peu ; on s'amusera beaucoup avec la nouvelle idiote de Laurent Queyssi qui, s'essayant à la hard-science éganienne avec sa gouaille mollopunk habituelle, livre un texte bâtard tout sauf convaincant, mais qui a le bon goût de ne jamais se prendre au sérieux. On pourra aussi sauter la pièce radiophonique de Fabrice Colin, dont l'intérêt m'a semblé nul ou presque. Autre énervement, Francis Valéry qui conclut ses « Carnets rouges » (par ailleurs fort intéressants) sur une saloperie au sujet des traductions des nouvelles Greg Egan (in Axiomatique), oubliant de préciser que les siennes (de traductions… en collaboration avec Sylvie Denis) étaient percluses d'approximations et de libertés pour le moins singulières (de « belles infidèles », comme on dit dans le métier). Un numéro remarquable, avec une fois n'est pas coutume, des textes qui remuent les tripes, je pense en particulier à celui de Kate Wilhelm. Rien que pour le retour différé (le texte date de 1993) de cette grande dame de la science-fiction, on peut acheter ce numéro de Fiction.

La Cité nymphale

Seize ans après la fin du monde (Chromozone), huit ans après les événements narrés dans Les Noctivores, nous voici revenus dans l'univers de Stéphane Beauverger, pour le troisième volume de son cycle Chromozone. Un volume final, du moins annoncé comme tel, où on prend les mêmes (enfin, du moins, ceux qui ont survécu aux volumes précédents) pour suivre les rivières furieuses de leurs existences qui se croisent et se recroisent entre injures, mépris et fusillades : Cendre et Lucie vivent et baisent à Paris, sous la protection du pape Michel ; à Brest, Richard Troadec essaye de faire revivre la grande cité bretonne, d'en faire une nouvelle cité marchande ; plus loin, peut-être de l'autre côté de l'océan, Gémini cherche Laurie Deane, la mère du chromozone ; en Europe, mais aussi autour de Brest et de Paris, les Noctivores de Peter Lerner avancent et menacent. Et puis voilà que le Roméo réapparaît pour se mettre sous la protection du pape Michel, il a un message, il a des secrets… On va tenter de l'assassiner.

Si on en croit le premier rabat de l'ouvrage, « La Cité nymphale est un roman d'initiation post-chaotique, un laboratoire économique expérimental et un manuel de survie en milieu hostile ». Diantre ! Rien que ça. À peu de choses près, on croirait l'argument écrit par le Maurice G. Dantec des Théâtre des Opérations 1 à 3. À mon humble avis, La Cité nymphale est plutôt le troisième volet d'une très intéressante trilogie de fiction spéculative française. Un troisième volet qui boucle la boucle (en quelque sorte), mais qui ne répond pas à toutes les questions que l'on est en droit de se poser sur Peter Lerner, Laurie Dean et les autres. Un opus assez mou des genoux (même s'il y a deux ou trois passages très réussis) qui souffre aussi de certaines envolées stylistiques, pour le moins pénibles.

Avis mitigé, donc, mais il faut dire que Les Noctivores m'avait scotché… Sans doute manque-t-il quelque chose à cette Cité nymphale : un tremblement de terre, l'éruption du Vésuve, un concert gigantesque et spontané. Un final comme dans un opéra. Un coda. À la place, l'auteur offre une larme d'espoir et un discours ; sans aller jusqu'à dire que ce dernier relève de la philo pour les nuls à la Matrix, on est bien loin de Martin Heidegger ou même de Friedrich Nietzsche.

Stéphane Beauverger a du talent, des choses à dire, de vrais personnages, une énorme ambition autant stylistique que narrative ; il lui manque encore un peu d'économie dans l'écriture pour se hisser au niveau de son père en littérature : John Brunner.

Pour finir, on notera que l'ouvrage est vendu avec un CD de Hint (groupe présenté comme industriel, hardcore et jazz), CD qui fait office de bande originale du livre ; l'éditeur ne nous ayant pas fourni la galette, on se contentera, ici, de rendre compte de son existence.

Quartier bleu

 « En 2044, le cimetière du Père-Lachaise est devenu un ghetto africain, le Quartier Bleu, où les plus belles blacks de la ville racolent, à moitié nues, au milieu des tombes et des mausolées dans une lumière d'halogènes bleutés. La police y est assurée par un corps d'élite ultra-violent, les kamis, des auxiliaires maoris recrutés par un ancien ministre gaulliste. » (extrait du quatrième de couverture)

Et voilà que Franz Keller, engagé par une veuve, enquête sur la mort d'un mari mort en pleine partie de jambes en l'air ambiance « safari ». Ce que Franz découvrira, outre que la veuve commanditaire n'est pas la veuve éplorée, c'est plus qu'un nouveau monde : une méchante conspiration de gens de Droite.

Il y a des jours (en fait, tous les jours), je me demande ce qui passe par la tête des éditeurs… Sincèrement, qui aujourd'hui va payer 12,90 euros pour lire une mauvaise novella de S-F politique qui aurait pu paraître quasiment sans la moindre modification dans Ciel lourd, béton froid en 1977 chez Kesselring ? On ne peut pas dire que Darnaudet écrive mal (en même temps, on ne peut pas non plus dire qu'il écrive bien) ; juste, il est totalement impossible de croire à son remix du porno Rodéo lubrique à Bamako et du Grand sommeil de Raymond Chandler… Le résultat est hautement douteux, involontairement marrant, parfois à hurler de rire (j'aime bien les scènes de description où les vulves africaines se transforment en fruits de mer belliqueux !). Ajoutez à cela une couverture ambiance rectale du plus bel effet (à réserver pour la lecture aux cabinets chère à Henry Miller) et vous avez le cadeau idéal pour la prochaine fête des mères (surtout si la génitrice récipiendaire de l'objet est d'origine maori).

Ils sont fous aux éditions du Rocher. En même temps, ils ont inventé la première machine à remonter le temps à 12,90 euros pièce. Respect.

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