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Les critiques de Bifrost

Jennifer Morgue

Jennifer Morgue

Charles STROSS
LIVRE DE POCHE
504pp - 7,60 €

Bifrost n° 46

Critique parue en avril 2007 dans Bifrost n° 46

En 2004, l'Écossais Charles Stross débarquait en France avec un roman surprenant et hilarant, Le Bureau des atrocités, adjoint d'une novella se déroulant dans le même univers et mettant en scène le même personnage principal : Bob Howard, hacker au service de la Laverie, le plus secret des services secrets britanniques, une entreprise qui œuvre dans le domaine de l'occulte et a notamment pour rôle d'intercepter mathématiciens et autres informaticiens fous ayant redécouverts certains théorèmes capables d'ouvrir des portes vers des mondes parallèles peuplés de créatures que H. P. Lovecraft n'aurait pas reniées. L'ouvrage, publié chez Robert Laffont dans la collection « Ailleurs & demain », n'ayant sans doute pas reçu le succès public escompté (à moins que l'éditeur, Maître Gérard Klein, n'ait pas apprécié la suite…), c'est le Cherche Midi qui nous propose ce second opus dans l'univers de la Laverie.

Pour Howard, tout commence par une mission de routine, en Allemagne, où il échappe de justesse, au cours d'une réunion, à une présentation Powerpoint piégée. Briefé par son supérieur et ses collègues, il apprend que le milliardaire Ellis Billington entend récupérer une redoutable arme chthonienne échouée depuis des millénaires dans les fonds océaniques. Entreprise qui pourrait bien rompre l'accord secret passé entre l'humanité et des créatures sous-marines capables d'exterminer toute vie terrestre d'un simple claquement de doigts. Howard est donc envoyé sur place, dans les Caraïbes, pour déjouer le plan de Billington. Avec l'aide de Ramona Random, agent de la Chambre Noire, équivalent US de la Laverie, il doit s'introduire sur le yacht du milliardaire… Comme si la situation n'était pas assez compliquée, les deux agents secrets se retrouvent liés par une « intrication de destinée » : si le lien télépathique qui en résulte s'avère bien pratique pour les besoins de la mission, un tel sort met leurs vies en danger. Ah oui, j'oubliais : Ramona est une démone (d'apparence humaine, grâce à un « glamour »), et mieux vaut éviter de fricoter avec la charmante créature si l'on tient à sa vie et à sa santé mentale…

Le lecteur du Bureau des atrocités ne sera pas trop dépaysé, du moins au départ, avec ce Jennifer Morgue. On y retrouve le même mélange d'espionnage et de fantastique, dans un univers où la technologie se met au service de la magie : utilisé de manière appropriée, le matériel électronique permet de lancer des sorts et des invocations — l'économiseur d'écran d'un téléphone portable contient un attrape-rêves protégeant le sommeil de son possesseur, etc. L'imagination de l'auteur n'est pas avare en idées délirantes. Parmi les plus jolies trouvailles : un produit de beauté à base de sacrifice humain qui transforme le porteur en véritable caméra de surveillance. L'humour reste très présent, à travers l'univers bureaucratique de la Laverie, et surtout via les réflexions du personnage principal (sa diatribe contre les réunions soporifiques à base de présentations Powerpoint est savoureuse).

Mais Stross a eu l'intelligence de ne pas écrire un simple clone de son premier roman. Ici, l'aspect lovecraftien de son univers, omniprésent dans Le Bureau…, et dont il constituait un des nombreux charmes, s'estompe au profit d'un hommage à un autre genre d'œuvres : celles de Ian Fleming et de son célèbre agent 007. Tout y est : la mission sur une île de rêve (surveillée par des mouettes zombies), l'espion en smoking (avec port USB intégré dans le nœud papillon), la James Bond girl (version démon aquatique), le milliardaire dément qui veut devenir maître du monde (forcément) et qui monologue abondamment (comme tout Méchant digne de ce nom), sans oublier la voiture gadgétisée. Pas une Austin Martin, non, mais une Smart, restriction budgétaire oblige, et moins dotée d'armes conventionnelles que de protections anti-zombies. Le résultat est une intrigue jamesbondienne transposée dans un contexte fantastique et décalée par un sens de la dérision pertinent. Autre idée qui confère à l'intrigue une dimension supplémentaire : les protagonistes ont conscience d'évoluer dans l'univers fictif de James Bond, car il existe (on résume grossièrement) un sort qui invoque l'esprit de Ian Flemming aux alentours de l'île, sort que, naturellement, bons et méchants tentent d'exploiter.

On pourra reprocher au roman un petit coup de mou à mi-parcours. Faiblesse toutefois passagère : l'intrigue ne tarde pas à redémarrer pour ne plus lâcher le lecteur jusqu'à la fin. On pardonne aisément au vu des morceaux de bravoure dont elle est parsemée, notamment la réunion piégée et toute la partie finale sur le yacht du milliardaire. L'autre reproche, difficilement pardonnable, celui-là, est à imputer à l'éditeur : une couverture laide à pleurer qui ne rend justice en rien à la qualité et à l'originalité de l'ouvrage. Certes, nous sommes dans l'hommage aux films d'espionnage et aux clichés qui vont avec, mais ce n'est pas une raison pour faire dans le moche, ni faire fuir le lecteur potentiel qui croira tomber sur un « OSS 117 » grand format.

Quoi qu'il en soit, on conseillera ce Jennifer Morgue, et, d'une manière générale, l'univers de la Laverie, qui constitue jusqu'à présent, en français tout du moins, l'aspect le plus intéressant de l'œuvre de Charles Stross.

Philippe HEURTEL

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