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Les critiques de Bifrost

Des Ailes dans la nuit

Des Ailes dans la nuit

Nathalie HENNEBERG
TERRE DE BRUME
219pp - 18,25 €

Bifrost n° 44

Critique parue en octobre 2006 dans Bifrost n° 44

Ce recueil de cinq textes fantastiques est la réédition désespérément attendue de celui paru voici 35 ans, du vivant de l'auteur, chez Christian Bourgois en 1971, sous le titre d'une des autres nouvelles : L'Opale entydre.

La préface de Jacques Bergier, qui avait recommandé ce recueil à Christian Bourgois, a disparu au profit d'une préface et d'une postface dues l'une et l'autre à la plume de Charles Moreau, qui est considéré comme faisant autorité en matière de Henneberg, ainsi qu'une bibliographie qui souligne la cruelle absence éditoriale de celle qui est peut-être, tout simplement, la plus grande dame du fantastique et de la science-fiction française.

De ces deux textes, on retiendra principalement que tout le crédit littéraire de l'œuvre est à mettre au compte de Nathalie — Charles, son mari, ne servant que de prête-nom plus crédible vis-à-vis du milieu éditorial des années 50. Ainsi, le couple Henneberg ne peut plus être considéré comme le pendant français (!) du couple américain C. L. Moore/H. Kuttner. Si Charles disparaît comme auteur, il n'en a pas moins nourri l'œuvre de son épouse de sa vie — de leurs vies — mouvementée au Proche-Orient et notamment au Liban et en Syrie.

Henneberg est un nom issu de la parenté aristocratique allemande de Charles, qu'il prendra comme nom de guerre à son engagement dans la Légion Etrangère française. Quant à Nathalie, qui serait plutôt née en 1910 qu'en 1917, à Batoumi en Géorgie, dans le Caucase, elle a quitté en 1920 sa Russie natale (pour n'y jamais retourner) avec ses parents et les réfugiés du général Wrangel, dernier Russe blanc à avoir résisté aux bolcheviques. Nathalie Novokovski gagne le Liban avec sa famille, où elle recevra une éducation religieuse qui la fera devenir catholique. Et c'est à Homs, en Syrie, qu'elle rencontre Charles Henneberg, avec qui elle se marie en 37. Puis survient la guerre. Elle sera au côté de son mari, à Palmyre, en 1941, lors d'un épisode aujourd'hui peu connu de la seconde Guerre mondiale qui vit les forces françaises de Vichy, très inférieures en nombre, résister âprement à l'armée britannique dans la ville assiégée. Episode qui lui inspirera La Forteresse perdue — jamais réédité depuis « Le Rayon fantastique » — comme l'exode de Wrangel lui inspirera La Plaie. Fin mai 1946, le couple quitte définitivement le Liban et le Proche-Orient pour la France. Il ne lui reste plus qu'à écrire… Ce que Nathalie fera avec un talent et une poésie flamboyante inégalée à ce jour dans l'imaginaire francophone.

Nathalie Henneberg avait souhaité que ce recueil soit sous-titré « le fantastique des années furieuses » ; Xavier Legrand-Ferronnière a enfin exaucé ce vœu près de 30 ans après que l'auteur nous ait quitté, une fois de plus sans retour. Ces années furieuses sont celles des deux conflits mondiaux qui ont ensanglanté le monde et tout particulièrement la Mitteleuropa qui sert de théâtre aux nouvelles du recueil. Un fantastique de belle facture, classique dans sa thématique, et empreint d'une poésie d'ombres et de chatoiements, jamais loin de la fantasmagorie et pourtant toujours au-delà, bien sûr. Nathalie Henneberg ose son fantastique, mais qu'elle ne l'édulcore nullement n'ôte rien à sa finesse, au point qu'il est bien difficile de préférer un texte à un autre.

L'ascendance russe blanche de Nathalie transparaît à chaque page, pour ne pas dire à chaque phrase, toutes empreintes d'une douloureuse nostalgie pour cette époque qui fut balayée par les deux raz de marée historiques que furent les conflits mondiaux. Ces cinq textes ne cessent de trahir et de sublimer la souffrance d'une perte irrévocable. Il y a une part de travail de deuil dans chacune de ces nouvelles, chacune de ces guerres mondiales ayant été pour Nathalie l'occasion de ruptures définitives — en 1920, dans les ultimes soubresauts de la Grande Guerre et de son corollaire russe, la Révolution d'Octobre, elle quitte sa Russie natale, et, en mai 1946, elle abandonne à jamais sa terre d'accueil, le Proche-Orient. Le personnage de « Louve d'argent », en abîme, se retrouve lui aussi coupé de ses racines : français en Finlande alors que sa famille vient d'être déportée par la Gestapo. Le titre de cette belle — et sombre — histoire de loups-garous nous montre l'intérêt, qui sera constant, de Nathalie pour l'héraldique et que l'on retrouvera au fil des textes. C'est une marque de cet ancien monde auquel elle tient et qui meurt. Tous les textes ici réunis mettent ainsi en scène l'aristocratie d'une Europe agonisante, de Sarajévo à Tréblinka en passant par la révolution bolchevique. Cette nostalgie aristocratique n'est sûrement pas la raison qui puisse pousser un monde de l'édition française de l'imaginaire, ancré à gauche, laïc et démocratique, à publier Nathalie Henneberg. Peut-être était-elle une vieille femme nostalgique, voire réactionnaire, appartenant à un monde qui n'était plus. Peut-être. Mais une écriture comme ça, ça mérite autre chose que l'oubli ! Outre les inédits mentionnés par Charles Moreau, La Forteresse perdue et La Rosée du soleil se morfondent depuis près de 50 ans dans l'attente d'une réédition, tout comme les nouvelles parues dans Mystère Magazine et bien d'autres, qui n'ont figuré que dans des supports rares, devenus introuvables.

Malgré une illustration de couverture peu inspirée et trop de coquilles pour un produit prétendant à ce niveau de qualité, il va falloir se jeter sur ce livre comme des morts de faim car ce n'est que la troisième réédition d'un ouvrage de Nathalie Henneberg — après La Plaie et Le Dieu foudroyé, en 99, chez l'Atalante — depuis son décès en 1977. Le prochain risque de ne pas paraître de sitôt, à moins que… De plus, l'ouvrage vaut aussi pour l'intéressant travail bio et bibliographique de Charles Moreau. Cet éclairage confère un relief et une profondeur supplémentaire à l'œuvre de Nathalie Henneberg, qui s'est nourrie à l'aune de sa vie réelle et de celle de son mari autant qu'à sa culture slave d'origine si propice à faire naître le fantastique.

Croiser des loups-garous en Finlande, des élémentaux à Vienne, des non morts en Pologne ou ailleurs, assister contraint et forcé à une messe noire, ça pourrait n'avoir l'air de rien, mais c'est riche de mots comme du Gene Wolfe et beau à lire, d'un verbe savoureux dont on se délecte quand bien même l'horreur de l'histoire nous étreint comme un maléfique python. Manquer Des ailes dans la nuit serait… oui, grossier.

Jean-Pierre LION

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