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Les critiques de Bifrost

2666

2666

Roberto BOLANO
CHRISTIAN BOURGOIS
1024pp - 30,45 €

Bifrost n° 52

Critique parue en octobre 2008 dans Bifrost n° 52

Seul écrivain au monde à pouvoir toucher ses lecteurs avec une histoire de nécrophilie (lire l'indispensable Des putains meurtrières dans la non moins indispensable collection « Titres », chez Bourgois), Roberto Bolaño a la mauvaise idée de mourir en 2003, alors que le monde commence à peine à mesurer l'immensité de son œuvre. Cinq ans plus tard, paraît 2666, ouvrage d'une ambition incroyable découpé en cinq parties distinctes et profondément liées entre elles. Ce qui s'appelle réussir sa sortie…Pavé posthume autant que testament littéraire (qui brasse tous les thèmes chers à l'auteur), 2666 fait partie de ces livres qui emportent le lecteur jusqu'au vertige. Un voyage stupéfiant de beauté et d'intelligence, pour un livre qui change, un livre qui compte, un livre tout simplement magnifique. Classé d'entrée de jeu au rayon des chefs-d'œuvre du XXIe siècle par une critique dithyrambique, 2666 s'articule autour d'un axe central, la littérature. Vue par les critiques, d'abord, qui s'en éloignent tristement en cherchant à l'approcher, vue ensuite par les vivants (entendre, les protagonistes innombrables), puis les morts, et enfin par l'écrivain. À la fin du roman, la boucle est bouclée, au lecteur de recommencer à zéro en redémarrant à la page un (et ils sont peu nombreux, les livres qu'on réouvre immédiatement après les avoir terminés). Qui dit littérature dit aussi style, genre, étiquette, autant de détails dont Bolaño ne s'encombre guère, dans cette ébauche mexicano-européenne qui se veut métaphore de l'exil, mais qui s'approche aussi beaucoup d'une certaine forme d'Odyssée au sens classique du terme. 2666 est un mélange savamment organisé. Roman réaliste, roman policier, roman d'amour, roman nostalgique, roman historique, roman fantastique, roman intérieur, bref, roman total qui survole l'abîme avec classe, regarde la mort en face et laisse le lecteur pantelant, retourné, calmé net. De ce brassage hallucinant de densité et d'acuité, Bolaño tire une histoire d'une rare humanité, dans laquelle des « héros » fantomatiques, pathétiques et magnifiques vivent, baisent et meurent avec une intensité rarement vue ailleurs. De quoi mesurer l'énormité du vide créé par l'absence définitive de Roberto Bolaño. Cinq parties, donc, inégales en longueur, mais denses, serrées, belles et violentes à la fois. 2666 se veut comme une ombre, plus précisément une chasse à l'ombre. Quatre jeunes universitaires vouent leur vie professionnelle, puis leur vie tout court, à s'approcher au plus près de l'œuvre d'un mystérieux écrivain allemand, Benno Von Archimboldi, nobélisable en puissance, exilé au Mexique, dont on ignore à peu près tout. Impossible de ne pas y voir un soupçon de B. Traven, qui, s'il est encore injustement ignoré en France, bénéficie au Mexique d'une aura toujours renouvelée. Difficile aussi de ne pas songer aux dernières années fantasmées d'Ambrose Bierce et au suicide exemplaire d'Arthur Cravan, parti traverser le Golfe du Mexique à la nage et dont l'influence chez les surréalistes n'a évidemment pas laissé Bolaño de marbre. Cette « Partie des critiques » est avant tout une histoire d'amour ratée (quoique), belle et triste, à prendre comme une vision décalée de l'auteur face à la critique. Une critique qui s'approche, contourne, touche parfois, mais qui ne va jamais droit au cœur. Un cœur brisé, justement, c'est celui d'Amalfitano, obscur professeur de philosophie exilé de sa Barcelone natale avec sa fille après avoir été abandonné par sa femme, et installé à Santa Teresa, ville trou noir et calque romanesque de la bien réelle Ciudad Juarez, autour de laquelle gravitent tous les protagonistes de 2666, avant d'y être attirés et désintégrés. « La partie d'Amalfinato » est le récit sensible d'un homme qui perd pied, qui entend des voix et qui compose comme il peut avec le quotidien dans un bel élan dadaïste sur le retour, tragicomique et touchant. Après ces deux entrées en matière plutôt bavardes et curieuses, 2666 change radicalement de registre, passe dans le polar racial avec « La partie de Fate » et plonge dans l'horreur la plus glaçante avec « La partie des crimes », hallucinante descente aux enfers dans la réalité mexicaine la plus mesquine et la plus sale : la ville des morts. Santa Teresa/Ciudad Juarez, la ville où des cadavres de femmes sont régulièrement retrouvés dans le désert, souvent violés, parfois mutilés, jeunes, vieilles, filles perdues, ouvrières, autant de mortes anonymes dont quasiment personne ne réclame les corps… Gros, très gros morceau de 2666, « La partie des crimes » est d'une incroyable acuité pour quiconque connaît un peu la réalité mexicaine, et, malgré l'apparent catalogage des victimes d'un ton froid et administratif, se lit avant tout comme une superbe plongée au cœur de la détresse humaine et de la vacuité existentielle des personnages squelettiques qui s'agitent au beau milieu de cette histoire sordide. Flics, nervis, fonctionnaires, témoins, juges, journalistes, truands et simples passants, leurs voix uniques s'entremêlent, se fondent dans une sorte d'apothéose littéraire qui a tout d'une apocalypse. Pourtant, le lecteur déjà durement éprouvé doit attendre la dernière partie, « La partie d'Archimboldi », pour se confronter à une apocalypse encore plus démentielle, celle de la Seconde Guerre Mondiale vue du côté Allemand par un jeune soldat nommé Hans Reiter — celui qui n'est pas encore devenu Benno Von Archimboldi. Des ruines de son pays à la lente reconstruction, de la folie pure à l'envie d'écrire, Benno Von Archimboldi vit en paria dans la Cologne d'après-guerre et doit se bousculer quand une affaire familiale le conduit au Mexique. Terminé. Il est temps de recommencer 2666 au début et de constater avec stupeur à quel point Bolaño a réussi son coup. Enorme, passionnant et indispensable, 2666 est un livre à part, un livre qui marque, une exception à lui tout seul. Un ovni comme seule la littérature est capable d'en produire. Une littérature qui se moque des codes, qui raconte et qui se fout du reste. Celle qu'on aime.

Patrick IMBERT

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