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Les critiques de Bifrost

Janua Vera

Janua Vera

Jean-Philippe JAWORSKI
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
416pp - 26,40 €

Bifrost n° 48

Critique parue en novembre 2007 dans Bifrost n° 48

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d'une main. En fantasy sans doute plus qu'en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l'exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu'une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s'y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d'une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s'émerveiller sincèrement de l'enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l'imaginaire et l'Histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l'affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l'espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l'auteur de quelques jeux de rôle, notamment d'un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu'on nous permette d'affirmer immédiatement qu'il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l'univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d'inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l'on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l'histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, qui est réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n'aura de cesse d'essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n'est qu'un préambule avant le coup d'accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d'année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : la République de Ciudalia. On troque par la même occasion l'introspection pour davantage d'action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l'assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d'une fois à songer à Laurent Kloetzer. Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n'a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu'à son terme… cynique. Après ce détournement d'archétypes, « Une offrande très précieuse » s'aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d'un barbare en fuite après l'échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d'une manière assez juste de la thématique du deuil. Pour l'émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l'auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C'est dans l'attente de celui-ci que s'écoule l'existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu'à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d'une grande tendresse, ce qui ne l'empêche pas de s'achever sur une note cruelle. Après l'émotion, « Jour de guigne » est d'une bouffonnerie bienvenue. L'auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d'un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l'auteur qui n'est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d'un tueur sadique… n'en disons pas davantage. Enfin, c'est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s'achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l'obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d'une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil ; en attendant un retour dans le Vieux Royaume que l'auteur nous promet pour bientôt.

Laurent LELEU

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