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Les critiques de Bifrost

Le Soupir de l'immortel

Le Soupir de l'immortel

Antoine BUÉNO
HÉLOÏSE D'ORMESSON
640pp - 25,00 €

Bifrost n° 58

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Pour un pavé, c'est un pavé ! Pas seulement pour ses 640 pages : après tout c'est désormais la norme ou presque. Mais 640 pages denses, compactes. Foisonnant, nous dit-on en quatrième de couverture. 640 pages de vraie science-fiction. Le roman proprement dit ne compte « que » 620 pages, auxquelles s'ajoutent 18 pages d'un glossaire bien utile et 2 pages de bande son constituée de rap, forcément antédiluvien, quoiqu'il ne semblât pas y avoir eu de déluge entre notre époque et l'an 570 AFT (après la Ford T — sortie en 1908), donc 2478.

« Après Ford », ça ne vous rappelle rien mes petits drouguis ? Non ? Encore trop occupé à rêver de moutons électroniques ? (p. 397).

« Quand Le Meilleur des mondes rencontre Alice au pays des merveilles », affirme encore la quatrième de couv'. D'Alice, peu de chose, dirons-nous. Sous forme de traces. Par contre, Antoine Buéno nous recycle le roman d'Aldous Huxley, un hommage bien plus qu'une suite, l'assaisonne d'Anthony Burgess et ne manque pas de nous glisser une allusion explicite à notre maître à tous, Philip K. Dick, et une autre à Asimov. Tant Burgess qu'Huxley sont des auteurs réputés de la littérature anglo-saxonne qui ont souvent lorgné sur l'autre face du monde d'où Dick les enviait. Dans Le Soupir de l'immortel, les éléments post-dickiens abondent et Buéno tient à nous faire savoir qu'il sait d'où ça vient. Le monsieur sait payer ses dettes d'un trait d'humour.

Antoine Buéno est né en 1978. Chargé d'études au Sénat, il enseigne également la littérature à Science-Po et c'est là son quatrième roman. Bref. C'est l'une de ces éminences grises qui pensent pour nos politiciens et enseignent la littérature dans une de ces taupes où se forment les futures élites de la nation. Qu'une personne chargée d'éclairer les décisions de nos politiciens soit férue de S-F est une bonne chose ; tous ceux qui aiment ce que cette littérature a à offrir de meilleur en sont convaincus. Buéno s'est abreuvé aux meilleures sources.

La quatrième de couverture, encore, est rédigée comme suit : « L'an 570 après Ford. Le monde est enfin durable et uniformisé. Plus de crise environnementale, plus de guerre, plus de misère. La planète est devenue un Eden ultralibéral, une jungle luxuriante d'humains bigenrés. Tout ne va pourtant pas pour le mieux. L'immortalité se paie au prix fort. » Le Soupir de l'immortel est un roman d'anticipation politique. L'univers qu'Antoine Buéno nous propose est une projection idéalisée de la droite contemporaine, qui aurait réalisé son discours considéré comme projet, ou serait en passe de le faire. L'auteur est capable de projeter tous les espoirs et l'optimisme qu'un libéralisme sans frein peut faire miroiter tout en le minant et en le sapant sans qu'il n'y paraisse. C'est l'œuvre de quelqu'un qui connaît la droite de l'intérieur comme aucun gauchiste ne la connaîtra jamais, de quelqu'un qui la pratique à défaut de l'embrasser. Le Soupir de l'immortel n'est en aucun cas à droite comme peut l'être La Paille dans l'œil de Dieu de Niven et Pournelle. C'est un roman de droite critique. Le clivage est proche de ce que l'on connaît aux Etats-Unis, entre Républicains et Démocrates, mais avec un important groupe centriste qui fait très européen.

L'an 570 AF, donc. Le monde a beaucoup changé ; le monde a très peu changé. Si on y construit un gigantesque artefact spatial capable d'héberger 70 millions de personnes, par de nombreux autres aspects, ce monde a l'air très proche du nôtre. Les thèmes de la campagne électorale (la notion même de campagne électorale, d'ailleurs) semblent tout droit sortis du premier siècle AF. Actuellement, nous assistons à une accélération du progrès, mais à terme, les mémoires informatiques pourraient avoir un effet inverse de préservation du passé dans le présent surtout si cet effet entre en résonance avec l'immortalité humaine. Le progrès, en ces temps à venir, ne cesserait alors de ressasser son passé en permanent mouvement revival ; un passé conservé dans ses moindres détails, les plus superficiels ou les plus triviaux. « … ses Dragibus à l'acide citrique, ses crocodiles en gélatine de véritables os d'animaux […] L'épicerie fine Saveur d'antan poussait le pittoresque très loin… » (p. 488). Tout le roman est semé de ce genre d'allusions qui font comme autant de coups de zoom et rapprochent de nous l'an 570 AFT. Ainsi, les humains de ce futur ont tous des implants cérébraux qui se sont développés concomitamment depuis le fœtus jusqu'à l'adulte. « Bonjour, vous êtes bien dans la tête de Lénina, mais là, j'ai l'esprit ailleurs » (p. 333), nous répond la boîte mentale du futur. Et ils sont immortels !

Ils sont immortels. Et ça, ça change tout. C'est-à-dire qu'ils ne meurent plus de mort naturelle, même s'ils ne sont pas à l'abri d'un accident ou d'un suicide ; meurtre et maladie ont disparu. Du coup, les enfants aussi ont disparu — ou presque. Et la famille avec : à la trappe. Enfin, la famille telle que nous la connaissions. En lieu et place, des cellules familiales composées avec des membres des diverses strates sociales : alpha, bêta, gamma. La naissance n'ayant rien à voir là-dedans. Ceux qui en ont les moyens adoptent un pupille fabriqué sur cahier des charges dans une couveuse. Ce changement-là est bien plus radical que tout ce que nous avons pu connaître. Pour qu'un enfant soit fabriqué, il faut qu'un humain ait quitté définitivement la Terre, soit pour l'outre-monde soit pour l'outre-tombe. Il faut respecter un numerus clausus sans quoi il y aurait une inflation démographique qui menacerait de ruiner tout le système. Ça apparaît certes nécessaire, mais ne fait pas que des heureux. « Serez-vous tenté par la vie éternelle ? » nous est-il demandé en bas de la couverture. Ce monde n'est pas la plus noire des dystopies. Ce n'est jamais tout blanc ou tout noir et c'est ce qui fait toute la force du roman d'Antoine Buéno. Il s'agit quand même d'une société offrant l'immortalité à tout le monde, d'office…

Le Soupir de l'immortel est constitué de vingt tableaux où apparaissent les membres de la cellule familiale de Karl Carnap, candidat centriste et favori à la Présidence Direction Générale du monde. Outre Carnap, la cellule est constituée de son pupille Mao Mach, des bêta John Stuart Minh et Léon Nozick et des gamma Lénina Comte, Aldous Comte, Marx Comte, et bien sur de Marvin, le domocile, intelligence artificielle tutélaire du foyer qui pratique, comme ses consœurs, une constante et obséquieuse ironie. Les liens entre les divers tableaux sont parfois très lâches, tous ne contribuant pas forcément à l'intrigue principale si ce n'est de loin en loin. Par contre, ils dépeignent ce monde par d'innombrables petites touches avec une pléthore de détails qui font émerger un tout remarquablement cohérent et surtout sans longueur ni lourdeur. Le flux principal des péripéties, somme toute fort limité, est d'une simplicité monacale sans que cela nuise à la construction du roman qui s'avère des plus fines, mais comme celui-ci n'étant que prétexte à véhiculer la réflexion, ça importe en définitive assez peu.

Le deuxième tableau, outre la présentation de la cellule familiale de Carnap, nous annonce que tout a mal tourné dans les jours qui ont précédé. Les dix-huit suivant expliqueront pourquoi et comment une élection gagnée d'avance finit par être perdue.

Tout se déroule cependant derrière le ballet ondoyant des multiples voiles de l'humour. Parce que si Le Soupir de l'immortel est un roman politique, c'est aussi un immense roman humoristique. Avec un sourire goguenard, Buéno lubrifie un propos grave qui, sans cela, pourrait paraître bien aride. Ainsi, en 570 AFT, la spiritualité, c'est la sexualité la plus débridée. Les églises comme Saint Nicolas du Chardonnet sont toutes devenues des baisodromes avec donjon SM en clocher. Pour un candidat à PDG mondiale, « prier », c'est-à-dire sucer, fait partie des figures imposées où tous les média sont là pour couvrir l'événement tel Léon Zitrone à un couronnement. « On dirait qu'il va prier un coup pour se mettre en jambes. » (p. 86) Ce thème ne cessera de courir comme un fil rouge tout au long du roman. « Elle avait conduit le petit à son cours hebdomadaire de catéchisme dans la sacristie. C'était là que les enfants étaient initiés à la spiritualité. […] Après l'avoir lâché au milieu des pédophiles… » (p. 90) Buéno n'hésite pas à recourir à l'humour le plus grinçant, jouant délibérément du mauvais goût pour mettre l'accent sur les changements sociétaux qu'il tient à mettre en exergue. « Les voies du seigneur sont aussi pénétrables que celles de la vierge ! Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes (Huxley) avant l'immortalité ! » nous déclare un prédicateur star du stupre dans son show. « Léon déchiffra plusieurs titres : Le Matin des magiciens, L'Ecume des jours […] Le Triptyque de l'asphyxie. Il n'avait jamais entendu parler des quatre premiers mais le cinquième lui disait quelque chose. » (p. 205) Et pour cause, c'est le précédent roman d'Antoine Buéno. Buéno sera aussi le nom du directeur de l'institut Pasteur dans ce roman, où l'on découvrira encore que « le bouton de peyotl a inspiré de célèbres écrivains tels qu'Antonin Artaud, Henri Michaux, Aldous Huxley ou Antoine Buéno » (p. 260), et « Yapou, la conscience du Yuan » (p. 401) qui nous renvoie bien sûr à Yapou, bétail humain (Désordres, Laurence Viallet) l'énorme (et lourdingue) trilogie de S-F sadomaso du japonais Shozo Numa. C'est un véritable feu d'artifice.

Il nous faut revenir au tableau VII, « Sécurité », pour se placer en plein cœur du roman, sur son cœur thématique même. « Une humanité sans corps humain, c'est ça, l'Humanité élargie, la transhumanité. Alors seulement la révolution surmoderne sera achevée. Alors seulement nous pourrons tirer un trait sur la modernité et la postmodernité. Nous enrayerons les trois révolutions coperniciennes sur lesquelles sont fondées la modernité et la postmodernité. Freud a ravalé la conscience au rang d'illusion, nous avons donné conscience au moindre grille-pain. Darwin a chassé l'homme de l'origine de la création, nous avons pris le relais de l'évolution. Copernic, enfin, a chassé la Terre du centre de l'univers, et nous étendons la Terre à l'échelle de l'univers ! » (p. 229). On retrouve-là des choses telles qu'on a pu les lire presque mots pour mots dans l'essai de Jean-Michel Besnier : Demain, les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? (Hachette). Nous entrevoyons, à travers ce credo positiviste, qui dans le roman est le discours de Proudhon et des Républicains, les raisons du choix des noms de la plupart des personnages : Comte (Auguste), Carnap, John Stuart Mill.

À partir d'une situation politique qui est celle que nous connaissons, Antoine Buéno nous entraîne à sa suite dans une réflexion sur la manière dont il serait peut-être possible d'approcher la Singularité. Rien de moins. C'est dire l'énorme ambition du propos. Le Soupir de l'immortel est un roman de partage. À travers le livre, l'auteur semble avoir envie de nous inviter à réfléchir dans cette direction, il nous aide à nous poser des questions qui pourraient être les bonnes quant à un futur qui est de moins en moins loin mais sur lequel on semble cruellement manquer de vue. C'est également un livre à part en cela qu'il renoue avec une certaine foi dans le progrès que l'on voit ici transcender les jeux politiciens des personnages.

Le Soupir de l'immortel est un roman foisonnant, énorme, goguenard, déjanté, profond, monstrueux, jubilatoire, mais c'est tout sauf un roman écrit juste pour le fun. Il va sans dire que cet ouvrage est entre tous une priorité. J'avais dit de Ptah Hotep de Charles Duits qu'il était une splendeur pour ses mots, ses sons, sa poésie ; de Mat de Ronan Brennan qu'il était remarquable pour sa narration et l'exposition des personnages ; Le Soupir de l'immortel est tout aussi bon mais c'est en raison de l'intérêt des problématiques qu'il évoque.

Jean-Pierre LION

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