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Les critiques de Bifrost

Sakhaline

Sakhaline

Édouard VERKINE
ACTES SUD
448pp - 23,00 €

Bifrost n° 101

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

Sakhaline est le premier roman « adulte » d’Edouard Verkine, jusqu’ici plutôt abonné à la littérature jeunesse. Il serait du reste intéressant de connaître la nature de ses œuvres pour un public plus jeune, parce que Sakhaline est l’un des livres les plus sombres qu’on ait pu lire récemment. Dans ce qui résonne fatalement avec l’actualité la plus brûlante, un virus empoisonne le monde ; mais l’analogie s’arrête là, car le virus de Verkine (la MOB) transforme les hommes en zombies. Dès lors, seuls les endroits un peu isolés sont préservés. C’est le cas de l’île de Sakhaline, que les Soviétiques annexèrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après quatre décennies de partage avec les Japonais. Dans le présent ouvrage, elle est revenue dans le giron du Japon – les Russes ayant majoritairement souffert de la MOB sur le continent – qui, par son protectionnisme, a réussi à la préserver. Lilas, une jeune étudiante en futurologie appliquée, arrive sur Sakhaline en vue de dresser un état des lieux prospectif. Pour sa sécurité, on confie sa protection à un soldat, un « enchaîné à la gaffe », sorte de mercenaire extrêmement puissant ; ensemble, ils vont parcourir un décor dévasté, où le long passé carcéral de l’île a durablement transformé la société, où les violences entre ethnies sont monnaie courante (même si certaines tiennent davantage lieu de défouloir, comme ces séquences de lapidation), où l’on fait commerce des cadavres pour les transformer en combustible pour se chauffer… et où, au final, la mission de Lilas se transforme en lente descente aux enfers sans rémission.

Verkine reprend ici la trame des carnets de voyage d’Anton Tchekhov lors de sa visite à Sakhaline à l’été 1890. Si la lecture de L’Île de Sakhaline - notes de voyage n’est sans doute pas nécessaire, une connaissance un peu plus poussée de l’histoire et de la société de l’île n’est pas superflue, au risque de ne pas saisir tous les codes de ce roman (ce qui, il faut bien l’avouer, est le cas du présent chroniqueur). Bien sûr, il emprunte également au récit post-apocalyptique, mais il le fait d’une manière qui ne ressemble guère à ce qu’on a déjà pu lire (au moins dans la première partie, la deuxième sacrifiant davantage aux codes du genre), car même si la violence reste parfois gratuite, elle est intimement liée au passé de Sakhaline, de ses affrontements russo-japonais et de ses populations opprimées, coréens et aïnous, et fait ainsi sens. Il sera nécessaire d’avoir le cœur bien accroché, car le voyage proposé ici ne sera pas de tout repos, Verkine ayant choisi une narration assez froide, sans effet tape-à-l’œil ni distanciation ironique (même si quelques traces d’humour noir affleurent çà et là). Une aridité qui démultiplie l’effet de cette description des plus noirs abîmes de l’âme humaine, même si l’accumulation de noirceur, un peu trop monolithique, finit par nuire à la crédibilité globale de cet enfer ; il aurait sans doute été souhaitable que ce roman soit un peu dégraissé pour éviter toute dilution inutile. La quatrième de couverture évoqueLa Route de McCarthy ; s’il partage le même désespoir, Sakhaline ne peut prétendre à la force d’évocation de l’œuvre de l’écrivain américain, dont la sécheresse du style répondait à celle de l’univers décrit. On regrettera également le côté un brin mécanique du roman : chaque nouveau personnage voit défiler son curriculum vitae avant de vraiment interagir avec Lilas, et le voyage reste assez sagement linéaire, sans réelle surprise.

Malgré ces imperfections, Sakhaline reste une étonnante descente en enfer, sans concession et irrespirable, dans un décor à la fois dépaysant et effrayant, puisant tant à la source de la littérature russe qu’aux ouvrages de genre : un mélange rare.

Bruno PARA

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