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Les critiques de Bifrost

Les Héritiers d'Homère

Les Héritiers d'Homère

Nathalie DAU, Jean MILLEMANN, Franck FERRIC, Marie-Catherine DANIEL, Claire JACQUET, Jess KAAN, Sophie DABAT, Éliane ABERDAM, Nadège CAPOUILLEZ, T.K. LADLANI, Jeanne-A DEBATS, Olivier BOILE, Fabrice CHOTIN, Charlotte BOUSQUET, Yan MARCHAND, Fabrice B
ARGEMMIOS
22,00 €

Bifrost n° 55

Critique parue en juillet 2009 dans Bifrost n° 55

Outre l'œuvre, dont on fait le point de départ de la littérature en Occident, la figure d'Homère continue de susciter des interrogations. Encore aujourd'hui, les spécialistes de la Grèce antique ne peuvent affirmer avec certitude s'il s'agissait d'un individu ou d'un collectif d'auteurs. Surfant sur cette ambiguïté primordiale, les toutes jeunes éditions Argemmios (créées par Nathalie Dau pour promouvoir ses propres écrits et qui s'ouvrent désormais à d'autres auteurs) étoffent leur catalogue d'une anthologie inspirée des grands thèmes et mythes popularisés par l'aède aveugle : au programme dix-huit textes (agrémentés d'un glossaire), dont la majorité de fantasy (héroïque et urbaine), plus quelques incursions dans l'inclassable, alors qu'on ne relève en tout et pour tout qu'un seul vrai texte de S-F.

Le détail, c'est ici :

Franck Ferric donne « La Bouteille, le barbu et le sens du monde » sans en donner la clé, ce qui expliquerait qu'on n'a pas vraiment réussi à pénétrer le sens de ce texte pourtant bien écrit. Déambulation alcoolique d'un manutentionnaire au trente-sixième dessous qui, fatalement, va finir par voir dans ses fonds de bouteilles des choses impossibles.

« La Caverne des centaures mâles », de Marie-Catherine Daniel, brode sur une histoire mille fois dite : le passage de l'enfance à l'âge adulte. L'imagerie pénètre bien la rétine (équidés, caverne primordiale, rut contrarié), mais la métaphore n'est pas d'une légèreté extrême et le texte non plus.

On reste dans la farce équine avec « La mort d'Héraclès », de Claire Jacquet, qui accommode le théâtre antique à la sauce vaudeville. Nessus, représentant en lessive qui lave plus blanc que blanc, joue le trouble-fête dans un triangle amoureux dont la résolution vire au Grand Guignol. Marrant.

« Le syndrome de Midas » transporte le mythe de l'homme aux doigts d'or dans la City des traders, au XXIe siècle. Racolé par un fond de gestion prestigieux, le narrateur goûte les joies du fric facile avant de subir un terrible revers qui, littéralement, le jette à l'égout. Convenu, mais Jess Kaan parvient à investir un sujet d'actualité (l'argent, les hommes qui le manipulent) d'une dimension surnaturelle assez prenante.

Sophie Dabat tente de dépoussiérer le mythe de Perséphone et la naissance des Erynies dans « Le Pacte d'Hécate ». Mais tout ça reste un peu paresseux.

« Aube » est une niaiserie romantique à haute densité lacrymale, signée Eliane Aberdam. Voilà un texte qui tient de la fanfic, mauvaise qui plus est, et qui se positionne d'ores et déjà pour le razzie de la pire nouvelle francophone.

« Cet éternel orgueil », de Nadège Lapouillez, propose une variation sur l'histoire d'Arachné, jeune fille punie parce qu'elle était trop talentueuse et trop orgueilleuse. L'héroïne, ici, ne finit pas en insecte velu mais en statue. Style sûr, classique, épuré. Pas mal du tout.

Si Elephant Man avait connu la chirurgie esthétique, il aurait peut-être épousé le destin du Narcisse imaginé par TK Ladlani dans « Prisonnier de son image » : avalé par son portrait, comme Dorian Gray. Belle réussite.

« Mayday » est une short short délicieusement cruelle où Jeanne-A Debats s'essaie à l'écholalie. Joli.

« L'Esprit de l'Hellespont », une fantasy historique d'Olivier Boile, nous explique les vraies raisons du désastre de Salamine. À moins qu'il ne s'agisse d'un plaidoyer écolo ? Au début, c'est mou ; à la fin, aussi. Entre les deux, on s'ennuie féroce.

« Nyctale de Samothrace » explore la psyché inquiète d'une petite fille qui voit dans le noir et veut s'initier aux mystères d'Artémis. Fabrice Chotin livre là une fable trop nébuleuse pour nous.

« Le Chêne et le tilleul » : c'est l'histoire d'un mec qui se coupe les burnes par amour, avant de se transformer en plante verte. Les mythes grecs sont parfois très très bizarres, comme l'avait relevé feu Robert Graves. Charlotte Bousquet nous raconte ça avec un naturel déconcertant.

« L'Hospitalier », théâtral, empesé, démonstratif, n'en reste pas moins l'un des textes forts de l'antho. Agathon est aimé et chéri de Zeus, tant et tant qu'il finit par susciter la jalousie des autres immortels, qui n'auront de cesse de le faire déchoir. Le montage est aussi radical qu'efficace. Yan Marchand met en scène une galerie de personnages cyniques, capricieux, cruels comme des enfants — ou bien agaçants dans leur perfection même — avec une réelle jubilation et un style qui mérite d'être revu.

On n'est en revanche pas parvenu au bout de « La Descente aux Enfers d'Orphée et Eurydice », d'Anthony Boulanger, réécriture contemporaine et ratée de la première ghost story du monde.

« Pierce's Track : the Maid and the Higway » ressemble à un road movie hard boiled plein de sueur et de poussière. Nicolas Eustache s'essaie à un mix improbable mais, ma foi, pas désagréable, entre diverses influences américano centrées (frères Coen, Carpenter).

Voici (enfin !) une fantasy historique qui ne se contente pas d'une simple transposition littéraire : « Les Sept derniers païens » raconte, sur un mode décontracté, la mort programmée du christianisme dans une antiquité finissante. Le jeu de piste mis en place par Romain Lucazeau est enlevé, érudit et haletant, même si l'écriture ne tient pas toujours la distance.

« Sémélé », seule vraie nouvelle de S-F de l'anthologie, remporte la palme de la noirceur. Philippe Guillaut donne une version désenchantée, voire carrément sordide, de la conquête des étoiles. On sort remué par tant de mauvais sentiments.

Enfin, « Firestarter » n'est pas un pare-feu pour Linux mais un trip musical inspiré par Dionysos (déguisé pour l'occasion en dieu-cerf façon celtique), rédigé dans une forme syncopée qui veut coller au fond mais ne décolle pas vraiment. Le texte de Céline Brenne ne laissera pas un souvenir inoubliable.

Comme on l'a vu, le souffle des muses a touché inégalement les auteurs (dont beaucoup sont totalement inconnus ou presque), comme il en va d'ordinaire pour de tels projets. Le principal reproche qu'on peut leur faire — ainsi qu'au deux maîtres d'œuvre, Nathalie Dau et Jean Millemann — est de s'être complu dans une sorte de timidité (voire, pour certaines plumes plus confirmées, dans une certaine facilité) : trop de textes se contentent d'une simple transposition et n'arrivent pas à s'affranchir des mythes dont ils s'inspirent, problème qu'une approche moins consensuelle aurait peut-être pu résoudre. Les anthologistes n'en sont pourtant pas à leur coup d'essai, puisqu'ils avaient déjà travaillé ensemble, l'un en tant qu'auteur et l'autre, déjà, comme anthologiste, sur un recueil du même calibre (L'Esprit des bardes, Nestivqnen). Ces quelques réserves ne sont toutefois pas de nature à entacher le bilan d'un ouvrage globalement satisfaisant, qui devrait être suivi dans le futur d'initiatives similaires (un recueil sur les mythes scandinaves est annoncé). Le travail des éditions Argemmios, comme celui de toutes les micro-structures qui sévissent dans nos genres préférés et les font vivre, mérite à ce titre d'être salué et encouragé — et ce même si leurs livres ne sont guère présents en librairies ; privilégiez donc le Net en l'occurrence : .

Sam LERMITE

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