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Les critiques de Bifrost

Sans âme

Sans âme

Gail CARRIGER
ORBIT
324pp - 16,50 €

Bifrost n° 62

Critique parue en avril 2011 dans Bifrost n° 62

Angleterre, époque victorienne. Depuis le règne d’Henry VIII, et de façon définitive par décision de sa fille, la reine Elizabeth, vampires et loups-garous sont sujets à part entière de la Couronne. Ajoutons quelques fantômes sans véritable importance dans une nation qui les accueille depuis toujours. Les lycanthropes sont organisés en meute que dirige un mâle Alpha, et les hématophages en ruche gouvernée par une reine. Chacune des communautés délègue un conseiller auprès de Victoria, ce qui a rendu possible l’Empire. Première originalité du roman s’il faut absolument évoquer l’uchronie : les changements ont rendu possible une situation politique telle qu’on la connaît dans notre réalité. La sphère sociale et son protocole rigide (nous parlons d’une époque où chaque coin corné d’une carte de visite a sa propre signification) se trouve renforcée par les mœurs des différentes ethnies. Dans cette trame serrée des usages évolue avec grâce mademoiselle Alexia Tarabotti. D’origine italienne par son père décédé, soumise à l’ennui britannique par le remariage de sa mère, cette voluptueuse vieille fille de vingt-six ans, dont la peau mate olivâtre et le goût pour les études ne sont pas forcément des atouts pour trouver mari, rencontre avec un savoureux déplaisir Lord Maccon, l’Alpha bourru écossais, au fil des bals et dîners qu’organise la Gentry. Maccon est par ailleurs le responsable du BUR, ou Bureau du registre des non-naturels, qui veille au devenir des deux communautés. A ce titre, l’aristocrate est au fait de la particularité d’Alexia : elle n’a pas d’âme, ce qui en fait une paranaturelle, singularité dans la taxinomie du Royaume. Tout serait bel et bon si, depuis quelques temps, vampires et loups-garous non affiliés à un groupe ne disparaissaient dans des conditions mystérieuses…

Le pur plaisir ressenti à la lecture de Sans âme repose sur trois effets distincts.

Le premier niveau, immédiat, tient à la qualité d’invention et de style. Les personnages sont bien campés et l’on suit avec délectation leurs échanges, l’héroïne jouant de toute la gamme des conventions selon qu’elle s’adresse à l’exquis vampire efféminé Lord Akeldama ou à sa meilleure amie, Ivy Hisselpenny, dont les chapeaux sont une offense au bon goût. L’intrigue constitue une variation intelligente à partir des thèmes bit lit, néologisme anglo-saxon créé en France pour désigner un genre d’ouvrages globalement américain. Le lecteur pourrait s’en tenir à ce premier degré et passer un excellent moment.

Le deuxième niveau est celui de l’ultra-référence totalement assumée. La quatrième de couverture évoque à raison Jane Austen et Charlaine Harris. Plus encore est-il question de l’évi-dent clin d’œil à Elizabeth Peters et son héroïne Amelia Peabody, archéologue qui collectionne les ombrelles. Et bien sûr P. G. Wodehouse. Tout comme son célèbre butler Jeeves, on sourit en imaginant que Floote, le majordome qui veille sur Alexia, appartient au club des Gentlemen’s gentlemen. L’Infernales machines de K. W. Jeter apporte également sa touche au récit. Ainsi, au fil de ces sincères hommages, le lecteur averti verra son plaisir augmenter.

Enfin, le troisième niveau offre une analyse extrêmement pertinente des préoccupations biologiques si prégnantes à l’époque victorienne. En novembre 1859, L’Origine des espèces de Charles Darwin présente un modèle évolutionniste du vivant. Chaque espèce connaît dans son développement des variations graduelles et transmissibles à la descendance. L’accumulation progressive des modifications entraîne à plus ou moins long terme l’apparition de nouvelles espèces en vue d’une meilleure adaptation à leurs conditions de vie. A quoi s’ajoute la compétition naturelle, le fameux « struggle for life », lutte pour la vie qui favorise les formes plus aptes à survivre. Le modèle de Darwin va gagner la réflexion sociale, repris aussi bien par la gauche (Marx et Engels) que la droite, celle-ci rejetant le modèle victorien sous l’impulsion de la révolution industrielle. Qu’est-ce qui sépare l’homme de la bête, le riche du pauvre ?

Dans le roman, les concurrences des espèces et des classes sociales sont inextricablement liées. Ajoutons le concept de Missing link ou « chaînon manquant », terme qui apparaît en 1851 dans le contexte des sciences natu-relles avant de connaître une véritable mode en politique et dans les arts. Pour la seule littérature, il suffit d’évoquer Robert Louis Ste-venson et son récit « L’Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde » (1886), le roman L’Ile du docteur Moreau de Herbert George Wells paru en 1896, et l’improbable aventure de Sherlock Holmes « L’Homme qui grimpait » que publie Arthur Co-nan Doyle en 1923. Parce qu’elle est privée d’âme, Alexia Tarabotti fait figure ici de chaînon manquant, théorisé dans le récit à partir de la « loi du contrepoids ».

Ce fond si sérieux est-il réellement présent dans un roman qui paraît ne pas se prendre au sérieux ? Assurément. Gail Garriger, de son vrai nom Tofa Borregaard, est diplômée en anthropologie avec une spécialisation en archéologie. Tout son talent est de présenter sa démonstration avec la légèreté d’un bon mot. D’ailleurs, public et critiques ne s’y sont pas trompés. Sans âme, premier titre d’une série, a été finaliste de nombreux prix, et mademoiselle Tarabotti figure sur la liste des best-sellers à chaque nouvelle aventure que pimentent des scènes coquines.

Vampires, tueuses et loups-garous, ce livre est fait pour vous : à lire au pieu, à poil.

Xavier MAUMÉJEAN

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