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Les critiques de Bifrost

Les Maîtres enlumineurs

Les Maîtres enlumineurs

Robert Jackson BENNETT
ALBIN MICHEL
640pp - 24,90 €

Bifrost n° 103

Critique parue en juillet 2021 dans Bifrost n° 103

La magie est au cœur de la cité de Tevanne. Mais pas n’importe quelle magie  : celle des Enluminures, ou comment des sceaux extrêmement complexes réalisés par des Maîtres permettent aux objets d’acquérir des fonctions ou des pouvoirs qu’on ne leur connaissait pas : les roues de véhicules se mettent à rouler sans qu’on les propulse, les murs gardent la mémoire des conversations qu’ils ont entendues, des portes s’ouvrent toutes seules… Les Maîtres Enlumineurs se répartissent en quatre familles qui se partagent — se disputent, plutôt – le pouvoir dans Tevanne, vivent dans des enclaves aisées alors qu’au dehors, les quartiers populaires pâtissent d’une qualité de vie médiocre. Sancia fait partie de ces laissés-pour-compte ; jeune voleuse, elle subsiste via de menus larcins. Jusqu’au jour où elle est embauchée pour voler une clé dans une garnison surveillée ; elle s’acquitte de sa tâche, mais son commanditaire est assassiné. Et, surtout, pourquoi la clé se met-elle à lui parler ? Ce n’est que le début d’une longue aventure, qui révélera à Sancia les sombres secrets des familles de Tevanne…

Après Mr. Shivers, puis plus récemment le monumental American Elsewhere, Les Maîtres Enlumineurs est le troisième roman (1) publié en France de Robert Jackson Bennett, et l’opus initial d’une trilogie. Je ne sais pas si le système de magie est le meilleur jamais inventé, comme le proclame le bandeau du livre en librairies, mais il est diantrement efficace car virtuellement illimité. Prenez un objet, n’importe lequel, analysez ses fonctions d’origine, conférez-lui une autonomie pour les accomplir ou inventez-lui en d’autres, et vous aurez le principe qui sous-tend cet univers. On n’ose imaginer ce qu’un esprit fécond comme celui de Bennett peut trouver comme possibilités, mais ce premier tome en recèle déjà un nombre impressionnant. Ces inventions procurent une vitalité évidente au roman, que vient amplifier un sens du rythme qui jamais ne faiblit : Bennett s’y entend comme personne pour agencer les rebondissements de son histoire. Un peu comme un maître des échecs lirait à cœur ouvert dans la stratégie de son adversaire, il a toujours un temps d’avance sur son lecteur, et sitôt que celui-ci pense savoir où veut en venir l’auteur, il se voit proposer un nouveau mouvement inattendu qui le déstabilise. Une telle construction de l’intrigue ne servirait à rien si elle ne reposait que sur du vent, aussi le monde de Tevanne est-il particulièrement travaillé. Fidèle à la tradition de grandes cités jalonnant la plupart des sagas de fantasy, Bennett ne déroge pas à la règle et met tous les ingrédients pour favoriser au maximum l’immersion du lecteur dans son univers. En outre, l’aventure n’est jamais gratuite, tant elle prend pour cadre un contexte social clivant où riches et pauvres ne se mélangent pour ainsi dire jamais. Cette coexistence va néanmoins peu à peu vaciller à travers les aventures de Sancia, à mesure que la jeune femme se trouve des alliés parmi les différentes strates de la population ; l’occasion pour Bennett de déployer une galerie de personnages pour la plupart très crédibles, tiraillés qu’ils sont entre leur soif de pouvoir, leurs défauts bien humains, mais aussi leurs moments de grandeur insoupçonnés.

Au final, Les Maîtres Enlumineurs se révèle un enthousiasmant premier tome d’une saga aux allures de fantasy brodant sur une trame classique, mais en la vivifiant par un vrai sens du rythme, une inventivité incessante, et un décor propice à de nombreux développements ultérieurs. De la Big Commercial Fantasy qui aurait conservé toute son âme, et tout son mordant – ça n’est pas si fréquent. On en redemande.

Notes :
(1). Sans oublier Vigilance, court roman paru dans la collection « Une heure-lumière ».

Bruno PARA

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