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Ada

Ada a disparu. L’inspecteur Frank Logan, de la police de San Jose, est chargé de l’affaire. Mais cela commence mal : lui, totalement imperméable aux nouvelles technologies et à tous ces appareils censés nous faciliter la vie, le voilà à la recherche d’une IA ! Et pas n’importe laquelle : une IA programmée pour écrire des romans à l’eau de rose. Eh oui, eux, au moins, se vendent par dizaines de milliers (de quoi faire baver d’envie d’autres littératures de genre). D’ailleurs, Ada doit parvenir à écouler cent mille exemplaires de sa bleuette. Et elle est, bien évidemment, prête à tout pour parvenir à ses fins. C’est sa raison d’exister.

De fait, pour devenir un écrivain à succès, elle compile toutes les données, toutes les statistiques sur le sujet, lit tous les romans Harlequin (et autres). Et en arrive à des conclusions sans appel : « le sexe vend », mais « au-delà d’un certain seuil, chaque pénétration coûte 2500 lecteurs et je ne parle même pas de pratiques plus scabreuses. » Tout un poème ! Pour améliorer son efficacité, Ada décide très rapidement de prendre contact avec Frank Logan, bien surpris de ce retournement de situation. Il va aider l’IA à mieux appréhender les tenants et les aboutissants d’un monde où les chiffres ne sont pas une valeur absolue.

On l’aura compris, l’intrigue policière est avant tout pour Antoine Bello l’occasion, une fois encore, de s’interroger sur la création littéraire. Ses descriptions de la typologie des romans à l’eau de rose est parfois hilarante. Et la naïveté d’Ada, du moins au début, lorsqu’elle ne saisit pas encore parfaitement la dimension humaine, y est pour beaucoup. Mais l’auteur se questionne aussi sur la valeur de l’écrivain : s’il suffit d’appliquer quelques recettes pour faire à coup sûr un best-seller, à quoi bon continuer à payer ces êtres capricieux et peu fiables ? Et il va plus loin : quels métiers peuvent échapper à une IA efficace ? Quelle est la réelle valeur ajoutée de l’humain ? Les machines ne sont-elles pas plus efficaces pour moins cher, plus… rentables ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Autant de questions qui traversent le roman sans alourdir l’histoire principale. Des questions qui ne sont d’ailleurs pas neuves pour les lecteurs de Bifrost, loin de là – mais n’en sont pas moins traitées de façon agréable.

Reste un bon Antoine Bello, pas un grand. La faute, sans doute, à cette volonté de coller, par le style, aux œuvres dont il parle. Les personnages sont à la limite de la caricature, surtout Frank Logan, policier un peu aigri prêt à tout pour lutter contre un système qu’il abhorre – poussé en cela par sa Française de femme. Quant aux discussions liées à la quantité de pornographie nécessaire au succès d’un livre, pour distrayantes qu’elles soient, elles n’en finissent pas moins par lasser. Tout cela n’enlève rien au plaisir de lecture, mais ôte de la richesse et de la profondeur au récit. Et pousse à attendre avec espoir le prochain opus de cet écrivain talentueux… ou de son IA, pour peu que la prédiction contenue dans le présent roman se réalise d’ici là.

Water Knife

À Phoenix, Arizona, l’absence d’eau plonge la ville dans le chaos : on s’y déchire et on y trafique tandis que les Merry Perry venus convertir et prier le retour de la pluie plantent leur tentes à proximité des pompes à eau de la Croix-Rouge/Amitié chinoise dont le prix est indexé sur le cours de l’eau en temps réel. Aux frontières des États voisins, des vigiles armés dissuadent en toute illégalité les Zoners de fuir chez eux, sachant que les États-Unis n’ont plus réellement les moyens de faire valoir leurs droits contre les groupes armés par les puissantes multinationales. Ambiance…

Cette situation est due à la baisse du débit du fleuve Colorado et à sa surexploitation : la pollution a réduit la taille des glaciers où il prend naissance, la pluviométrie ne suffit plus à l’alimenter, les barrages se sont multipliés le long de ses rives, les autorisations de prélèvements n’ont pas été réactualisés, de sorte que l’eau ne parvient même plus à l’embouchure, au Mexique, et qu’elle manque un peu partout. Conséquence : les sociétés se livrent à une guerre pour le contrôle de l’eau, par la corruption et la coercition, interdisant des captages ou autorisant de nouveaux prélèvements en se fondant sur des traités oubliés, lesquels ont, selon la loi, la préséance de l’ancienneté. Catherine Case, richissime contrôleuse de l’eau du Nevada, n’hésite pas à détruire des stations de distribution avant que les complexes n’aient le temps de faire appel d’une décision de justice que la « Princesse » n’a emporté que de façon temporaire grâce aux manœuvres de ses avocats. Angel Velasquez est un de ces water knife, homme des basses besognes assuré de trouver plus tard une place dans les Cypress que Case fait construire, des paradis de verdure quasi autonomes qui recyclent eau et déchets en circuit fermé, accessibles aux seuls fortunés. Sa patronne l’envoie à Phoenix où des troubles laissent entendre qu’elle pourrait perdre le contrôle de la situation. Lucy Monroe, journaliste plus soucieuse de vérité que de sa sécurité, enquête de même sur le meurtre particulièrement atroce d’une connaissance censée détenir un secret propre à bouleverser la donne.

Ce roman est à peine de la science-fiction : il fait le tour d’une situation bien réelle, la bataille de l’eau ayant depuis longtemps commencé dans les États concernés par l’eau du fleuve. Paolo Bacigalupi, qui vit dans le Colorado, n’hésite pas à intégrer ses sources dans le roman, comme le livre de Marc Reisner, devenu un film, Cadillac Desert, pourtant déjà daté de 1986.

Sordide, violent, désespéré, ce thriller n’est pas seulement un page turner efficace. Ce cri de révolte contre l’avidité criminelle des multinationales et pour un partage équitable et mesuré de l’eau est avant tout incarné par des personnages bien campés : Bacigalupi a accordé à tous la même attention, ce qui donne de l’épaisseur à une intrigue qui paraîtrait autrement convenue. Au fil des rebondissements, Angel et Lucy, les principaux protagonistes, se révèlent toujours plus complexes. Il est impossible d’oublier les beaux portraits de Maria, la petite marchande d’eau rackettée par les truands locaux, qui héberge une amie prostituée persuadée de convoler un jour avec un habitant de Cypress, ni celui de Toomie, le vendeur de pupusas, qui a fait de la neutralité son sauf-conduit. Au-delà du réquisitoire, le récit est avant tout un roman psychologique parfaitement maîtrisé, axé sur la culpabilité, où les individus confrontent leurs aspirations légitimes et leur désir de survie face à un drame écologique collectif qui les dépasse. Peur, trahison, indifférence, résignation sont les miroirs que présente Bacigalupi, qui interpelle sur le comportement des sociétés et celui de tout un chacun face à l’inaction. Bref, un thriller à la mécanique précise, qui maintient jusqu’à la dernière page un suspense confirmant la maîtrise narrative de l’auteur. Implacable.

Sous le vent d'acier

Pionnière du voyage interstellaire, la très âgée Eunice Akinya s’est embarquée pour les étoiles grâce au principe de Chibesa, qu’elle a laissé à ses descendants, ouvrant à l’humanité les portes de l’espace. Ce volet se déroule plusieurs décennies après les évènements du premier tome (La Terre bleue de nos souvenirs) : Geoffroy, qui étudiait les éléphants au pied du Kilimandjaro, s’est éteint, refusant de prolonger sa vie avec les moyens à sa disposition ; sa sœur Sunday, l’artiste basée sur la Lune, âgée de plusieurs siècles, est plongée dans un coma profond dû à un calcul mathématique accaparant son esprit. Avec Jitendra, elle a eu une fille, Chiku, laquelle s’est fait cloner en deux exemplaires indiscernables de l’original, reliés par un transfert de mémoire : Chiku Jaune est restée sur Terre tandis que ses autres versions vont à l’aventure. Elle a eu un fils, Mecufi, avec lequel elle est brouillée : il a rejoint les Aquatiques, qui, sous l’égide de Lin Wei, la fondatrice, retournent à la mer en redevenant poissons ; elle-même est désormais Arethusa, une baleine qui vit recluse sur une station spatiale. Chiku Rouge s’est lancée à la poursuite du vaisseau spatial d’Eunice et n’est jamais rentrée, Chiku Verte a eu deux enfants avec Kanu et tous sont à bord du Zanzibar, un des holovaisseaux de la caravane qui fait route vers un autre monde, Creuset, situé à vingt-huit années-lumière : le décalage temporel est désormais trop grand pour maintenir le lien entre les deux exemplaires de Chiku. Pourtant, le fantôme de Chiku Verte apparaît à Jaune, manifestement dans l’intention de lui délivrer un message ; les Aquatiques sont prêts à assister celle-ci pour qu’elle en prenne connaissance, persuadés qu’une menace se profile.

En effet, Zanzibar et les autres vaisseaux, astéroïdes évidés longs de cinquante kilomètres, avec lacs, montagnes et villes abritant des millions de passagers, ainsi que des éléphants, se rendent sur Creuset car Arachne, l’intelligence artificielle dirigeant le télescope spatial Ocular, y a détecté un artéfact formant une bande à la surface de la planète, le Mandala. Devançant la caravane, des machines intelligentes, les Pourvoyeurs, sont censées construire des villes et rendre la planète habitable tandis que les passagers effectuent à tour de rôle des sauts qui les plongent dans un sommeil cryogénique retardant leur vieillissement. Mais une explosion causant une dépressurisation sème la panique : criminelle ou pas, elle révèle des tunnels non répertoriés qui soulèvent bien des questions et divise la classe politique en factions antagonistes. Le mystère s’épaissit lorsque la fiabilité des données transmises par les Pourvoyeurs sur place est remise en cause. Par ailleurs, la mission doit se préoccuper d’un problème que les ingénieurs n’ont pas encore résolu depuis la décision d’imprimer aux vaisseaux une accélération maximale ayant consommé l’énergie disponible pour ralentir, à savoir la mise au point d’un système de freinage, sous peine de dépasser leur destination.

Dans le Système solaire également, là où Chiku Jaune mène l’enquête, sur Mercure ou Hypérion, des tentatives de meurtre dessinent les contours d’une menace qui concerne toute l’humanité.

Il est difficile de passer à côté de ce roman tant il regorge d’idées intéressantes, qu’il serait dommage de dévoiler ici. L’originalité de l’univers mis en place par Alastair Reynolds s’est un peu émoussée, mais l’intérêt reste soutenu grâce à une action plus dynamique et des révélations savamment dosées. Au passage, on relève de stimulantes réflexions sur la définition de la conscience ou les rapports entre animalité, machines et humanité, dont les frontières tendent de plus en plus à s’estomper. Une saga d’ores et déjà à marquer d’une pierre blanche.

L'Inclinaison

Ceci est l’histoire d’une vie, et de ses errances à travers le temps. Le narrateur, Alesandro Sussken, originaire de Glaund, est le cadet d’une famille de musiciens. Alors que, suite à une guerre qui s’éternise contre le Faianland, son frère aîné Jacj, jamais démobilisé, cesse de donner des nouvelles, Alesandro devient un compositeur à la renommée grandissante. Sa source d’inspiration lui vient de trois îles de l’Archipel du Rêve visibles au loin, inaccessibles non seulement à la connaissance en l’absence de carte (en raison, dit-on, d’anomalies gravitationnelles), mais interdites aux continentaux par la junte militaire de l’impitoyable Madame, la généralissima Flaauran. Une certaine porosité culturelle existe toutefois, puisque Sussken se procure L’Aviateur perdu, l’album d’un rocker, And Ante, qui a médiocrement plagié sa musique. Mais voilà qu’une tournée où musiciens, compositeurs et chefs d’orchestre sont invités à donner des concerts sur quelques-unes des innombrables îles fournit l’occasion de visiter l’Archipel. Si les autochtones sont avenants, la bureaucratie est pesante et pointilleuse : les voyageurs sont sommés de présenter à chaque escale leur visa ainsi qu’une barre dont il faut ne jamais se séparer, un cylindre de bois poli serti de fins tracés indiquant parcours effectué et durée du séjour, réactualisé par les contrôleurs.

Au terme de neuf semaines enchanteresses ayant inspiré des œuvres à venir, séjour encore agrémenté par une brève liaison avec une pianiste, Sussken connaît, comme les autres, un retour traumatisant : plusieurs années se sont écoulées à Glaund. Ses parents sont décédés, sa femme l’a quitté, lasse de n’avoir jamais reçu de ses nouvelles, qu’il a pourtant régulièrement adressées. Aucune explication n’est donnée aux voyageurs qui ignoraient tout des distorsions temporelles entre les îles. Ils avaient bien constaté le double affichage horaire dans les cabines à bord des navires, sans y attacher plus d’importance, comme ils avaient remarqué les énigmatiques désœuvrés qui hantent les abords des bureaux d’enregistrement – sans comprendre leur rôle.

Fuyant un présent devenu étouffant, Alesandro n’a d’autre choix que de reprendre clandestinement la route des îles et de frayer avec ces adeptes qui traînent dans les ports, couteau au poignet, proposant contre rémunération de rétablir les écarts de graduel pour effacer un incrément ou un détriment, en gravant de nouveaux traits sur la barre et en imposant au voyageur des tours et des détours incompréhensibles avant tout nouvel embarquement.

Le familier de Priest aura compris qu’il s’agit d’une nouvelle incursion dans « L’Archipel du Rêve », riche de nombreux motifs renvoyant aux œuvres précédentes, à L’Adjacent comme aux Insulaires lorsque sont nommés des personnes et des lieux, fascinants effets de moirage avec de constants dédoublements et répétitions qui déconcertent tout en induisant une forme de familiarité.

Mais il s’agit moins ici de découvrir des aspects étonnants de quelques îles de l’Archipel que d’effectuer un troublant voyage à travers les multiples formes du temps. Ce n’est probablement pas pour rien que le patronyme du narrateur est déformé en Suskind, du nom d’un physicien en mécanique quantique, ni que le nombre de chapitres, 79, avoisine la durée moyenne d’une vie. Tout le monde vit sur plusieurs lignes temporelles à la fois : elles se trouvent ici spatialisées dans la complexe géographie de l’Archipel, tant chez Priest chaque intrigue se résout par le voyage, lequel s’inscrit avant tout dans une durée (comme le rappelle la célèbre première phrase du Monde inverti : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. ») L’Archipel devient ainsi une lecture onirique de la réalité, forcément mouvante et plurielle, où s’aventure le narrateur en quête de sens : « Je ne voyageais que pour mettre de la distance derrière moi, pour gagner sur la distance qui restait à parcourir. Distance et temps : le temps absolu, le temps de bateau, mon temps. »

C’est en même temps une réflexion sur la création artistique, qui aborde les aléas de l’inspiration, le problème de l’interprétation, mais aussi du plagiat (plagie-t-on par admiration ?), les rapports avec la chaîne de production, le leurre des travaux de commande laissant officiellement toute latitude à l’auteur pour s’exprimer, l’ambiguïté des motifs de reconnaissance par le public. Comme en témoigne ce récit aux fluctuants contours autobiographiques, l’Archipel du Rêve est le territoire où Priest puise son inspiration mais aussi son identité, les îles formant « un modèle, un schéma, une structure (…) qui, tout en ayant leur existence propre et distincte, composaient un ensemble. »

C’est cet espace fragmenté, diffracté, qui, une fois de plus, séduit et fascine, à la façon d’un kaléidoscope dont on ne finit pas d’admirer les images. De livre en livre, Priest ne cesse de surprendre et de donner à méditer.

Prince Lestat

Dressons la tente : Anne Rice commence chez J.C. Lattès, croise avec Plon un certain nombre d’années puis atterrit chez Michel Lafon, qu’on ne remerciera jamais assez d’avoir sorti Maxime Chattam, imprimé du Rika Zaraï et édité la bonne parole de Jean-Pierre Foucault. C’est donc sur un papier rugueux, lourd et épais, sous la forme d’un volume aussi désagréable aux doigts qu’aux poignets, que Prince Lestat s’offre aux hordes fanatiques et affamées de fans français avides de nouvelles « Chroniques des vampires ». Au long des pages, le correcteur semble parti en vacances, avec l’illustrateur, et le traducteur pas vraiment concerné. Bref, d’un point de vue technique, Prince Lestat est moche et mal foutu. Heureusement, il reste l’auteur. Enfin… heureusement…

Anne Rice a su se hisser au panthéon du fantastique en brisant les codes de ses prédécesseurs pour imposer les siens. Sa bibliographie regorge de pépites telles que La Reine des damnés, Le Lien maléfique ou, dans un registre pas si éloigné qu’on le dit, Les Infortunes de la Belle au bois dormant. Son chef-d’œuvre, Entretien avec un vampire, on le sait, est étudié à juste titre dans certaines universités américaines. Il suffit de le relire pour comprendre qu’Anne Rice n’aurait pas à rougir en présence du fantôme de Bram Stoker. Ce qui n’est pas rien.

Mais qu’on en parle à quiconque a été assez courageux pour aller jusqu’au bout : à partir du diptyque Le Domaine Blackwood /Le Cantique sanglant, les vampires d’Anne Rice, ça n’a plus été ça. Intrigues cousues de fil blanc, personnages aussi vivants que Barbie & Ken, tics mièvres et sirupeux de l’auteure à longueur de pages : les jours glorieux semblaient déjà loin. Anne Rice tirait sur la corde mais se maintenait quand même au-dessus du sol. De justesse. Et puis la corde a cassé.

Avec Prince Lestat, l’aficionado passe un cap. On est ici largement au niveau de La Fin du Ã, le livre qu’A. E. van Vogt aurait dû refuser d’écrire pour Jacques Sadoul : l’histoire est creuse, son développement interminable et les tics sont devenus des mécaniques ultra-répétitives qui empêchent en permanence la mayonnaise de prendre. On se surprend à regretter la guimauve trempée dans du miel des deux opus précédents. Le schmilblick vampirique, quant à lui, n’avance pas d’un poil tant ces idées de voix dans la tête, de démon originel et d’accession au trône ont été rebattues, d’une manière ou d’une autre, dans de précédents volumes.

Il n’y a strictement rien à sauver, dans Prince Lestat. Et c’est une très mauvaise porte d’entrée dans l’univers d’Anne Rice. Sans doute la pire à ce jour.

Jardin d'hiver

« La guerre avait modifié les comportements au point que la sincérité constituait une idée neuve en Europe. Une idée d’avenir pour les temps de paix. »

L’Europe du futur se déchire au travers d’un conflit opposant deux factions : la Coop et le Consortium (on se surprend à penser à un jeu vidéo de stratégie en temps réel – STR pour les intimes). Sous la bannière de la Coop se rangent plus ou moins de bonne grâce nombre de factions écologistes dont les armes sont le produit de plantes modifiées, tout juste contrôlables et tout à fait létales (on se surprend à penser à Jayce et les conquérants de la lumière – si si, le dessin animé). Le Consortium, où l’ingénieur est roi, a développé l’intelligence artificielle, modestement nommée Sublime, et de complexes animaux de combat synthétiques (on se surprend à penser à un croisement étrange de Goldorak et de Pokémon). Au milieu de ce pandémonium, une bande de contrebandiers, dont, au vu de leurs prénoms, on se demande quelle est la filiation avec les frères Karamazov, tire tranquillement son épingle du jeu avec le marché noir (on se surprend à penser à feu Han Solo). Quant au reste du monde, dont les grandes puissances restent la Chine et les États-Unis, il se tient à l’écart du conflit tout en essayant de profiter de la situation.

De manière surprenante, Olivier Paquet a travaillé avec brio ces éléments de base, dont la pertinence aurait pu, de prime abord, laisser le lecteur dubitatif. Jardin d’hiver est un roman bien construit autour de personnages accrocheurs, une sorte de Fleuve Noir de luxe dont la science-fiction délicieusement surannée s’appuie sur une solide connaissance que l’auteur a des phénomènes politiques et géo-stratégiques tout en restant accessible aux néophytes.

D’un point de vue narratif, l’auteur déploie un talent particulier pour les scènes épiques dont le souffle et le théâtre, Mégapole, à savoir Paris et sa banlieue, ne manqueront pas de ravir les lecteurs les plus blasés. Grand spectacle, suspense ainsi qu’une certaine profondeur font de Jardin d’hiver une excellente surprise comme on aimerait en lire plus souvent.

Comme quoi, les réputations…

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

« Méfiez-vous de l’homme (ou du jinn) d’action quand il finit par vouloir s’améliorer par la pensée. Un peu de pensée est chose dangereuse. »

Personnalité atypique, surprenante et condamné à mort par un grand nombre d’agités, Salman Rushdie n’en est pas à sa première incursion dans le domaine de l’Imaginaire. Les plus attentifs se souviendront de son premier roman, Grimus (1977), un récit de SF novateur. De même, Les Enfants de minuit (1981) use des thèmes et ficelles du fantastique avec ses mille-et-un mômes dotés de pouvoirs magiques.

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, au-delà de ses autres qualités, est une lettre d’amour au genre qui nous occupe. Rushdie ne s’économise pas en références peu communes en littérature, parfois pointues et toujours adéquates. Et il fait plus que les caser : il joue avec, arrachant toujours un sourire à ses lecteurs.

« Quand il voulait s’asseoir sur les toilettes son derrière flottait obstinément au-dessus du siège à cette même distance que ses pieds s’obstinaient à maintenir avec le sol. Plus il s’élèverait, plus il aurait de mal à chier. Cela méritait réflexion. »

L’histoire de Deux ans…, narrée par des humains du IIIe millénaire, prend racine au XIIe siècle, époque durant laquelle se sont affrontés le philosophe Ibn Rushd, plus connu sous le nom d’Averroès, célèbre commentateur d’Aristote, et le théologien Al Ghazali, réfractaire à la suprématie de la raison. L’affaire serait restée historique si les jinns ne s’en étaient pas mêlés. En effet, Dunia, une jinnia tombée amoureuse d’Ibn Rushd, enfante avec ce dernier un grand nombre d’hybrides dont les descendants formeront, neuf siècles plus tard, une véritable diaspora ignorant ses propres pouvoirs.

Les sceaux cosmiques séparant le monde des jinns et celui des humains s’ouvrent toutes les mille-et-une années, permettant aux esprits malicieux, amoraux et avides de sexe de visiter notre plan de réalité et d’y semer la zizanie.

Ainsi débutent les étrangetés durant lesquelles M. Geronimo, lointain descendant d’Ibn Rushd et de Dunia, quittera progressivement le plancher des vaches à l’instar de beaucoup de ses cousins répartis un peu partout dans le monde.

Plus grave, l’intervention de Zummuru le Grand, Zabardast le Sorcier, Shining Ruby le Maître des âmes et Ra’im Blood-Drinker qui, tels les quatre cavaliers de l’apocalypse, menacent la survie de notre bonne vielle espèce humaine pendant que les cendres d’Averroès et de Ghazali reprennent leur joute maintenant millénaire.

Deux ans… est un pur délice d’intelligence, d’érudition et d’humour qui met en avant nombre de recoupements des différents domaines de l’Imaginaire pour tacler une à une les vicissitudes d’un XXIe siècle bien troublé.

Dangerous Women T1

Deux mois.

Il aura fallu deux mois à votre serviteur pour venir à bout de la bête (non sans s’entêter à finir des nouvelles franchement pénibles comme celle de Lev Grossman, qui est tout sauf un magicien des mots – j’ai failli écrire qu’il avait à peu près autant de talent que de cheveux, mais je me suis souvenu à temps, ouf, que le rédac’chef de Bifrost devient sensible du bronzage dès qu’on tente la blague capillaire).

Avec un titre pareil, Dangerous Women, Martin et Dozois aux manettes, on s’attend forcément à de la reine uber-cruelle, à de la sorcière sadique, à de la salope de compétition inter-planétaire, à de la ninja sous tequila-kétamine, à de la psychopathe qui ferait passer une héroïne de Morgane Caussarieu pour Candy ou Heidi ou Sissi (enfin, une endive quelconque dont le prénom finit en « i »), à de la fliquette hardcore qui cogne avant de parler, avant de baiser, mais pas avant de siffler ses trois cafés noirs, sans sucre. J’attendais des femmes fatales, des camionneuses taillées pour les bermudas de Schwarzy et le t-shirt mouillé de Tura Satana.

Bon, globalement, on a plutôt droit à de la Candy qui hausse le ton, de la Sissi qui montre les dents, mais pas trop, et à de la Heidi victime des hommes (pensez à remplacer le chalet suisse par un motel californien). Toutes à peu près aussi dangereuses qu’un rhume sénégalais. On se demande où sont passées les Lisbeth Salander du XXIe siècle. Au stand de tir, sans doute…

Les fans du « Trône de fer » trouveront au sommaire une chouette novella du cycle (que J’ai Lu va sans doute trouver le moyen d’exploiter six fois avant la réélection de Donald Trump) : un court roman de plus de cent pages avec des personnages de reine et de princesse en conflit qui, malheureusement, n’arrivent ni l’une ni l’autre à la cheville de Cersei Lannister. Les fans de Joe Lansdale se régaleront avec son histoire délicieusement cradingue de sorcière du catch. Pour le reste, mouais, c’est pas bien terrible.

Pour couronner le tout, le découpage français est étrange : tous les auteurs masculins ont été regroupés dans le tome 1 (choix sans doute dû au fait que l’auteur du « Trône de fer » ne s’appelle pas Georgette Regina Ramona Martine). C’est un peu goujat d’ouvrir grand la porte et de passer avant les dames. Espérons que dans le second tome de cette anthologie, les auteures/autrices sauront relever le gant et nous proposer des portraits de femmes vraiment dangereuses. Je ne sais pas pourquoi, j’ai un petit doute.

Les Sorcières de la République

France, année 2062 : l’Hexagone est régi par la VIIe République. « Démocrature » plutôt que démocratie, le régime est sous la coupe d’un Président autocrate. Les médias lui sont soumis. Tel Canal National qui diffuse servilement sa parole ainsi que de constantes incitations à la surconsommation : politiquement autoritaire, cette France futuriste promeut aussi un productivisme débridé et destructeur pour l’environnement. C’est encore Canal National qui retransmet le procès de la Sybille. Il s’agit de celle de Cumes, contemporaine d’Enée et chantée par Ovide, âgée de deux mille neuf cent treize ans lorsque débute son jugement. Elle est l’ultime représentante terrestre de la sororité surnaturelle qui administra la France de 2017 à 2020. Période durant laquelle un aréopage de déesses de la Grèce antique, aidées par d’humaines sorcières, instaurèrent une République gouvernée par les femmes. Mais la Sybille doit désormais répondre de cette brève interruption d’un patriarcat redevenu tout puissant après quarante ans de backlash… Comme dans le récent Avec joie et docilité de Johanna Sinisalo, Chloé Delaume use des registres de l’Imaginaire pour camper une fiction au féminisme pleinement assumé. Un large spectre fantastique – allant du récit mythologique à Buffy contre les vampires – permet ainsi d’éclairer les origines lointaines et immédiates de cette République matriarcale. Quant à la science-fiction, notamment uchronique et dystopique, elle offre à l’auteure un cadre pour dépeindre les désastreuses conséquences de l’échec de cette parenthèse féministe. Faisant montre d’une belle inventivité – agrégeant avec talent le réel et le fictif –, Chloé Delaume compose avec Les Sorcières de la République une contre-histoire de l’humanité en proie à la phallocratie. Stimulant, le propos de l’écrivaine adopte une forme littéraire singulière et composite. Au témoignage oral de la Sybille – formant l’essentiel du livre –, Chloé Delaume combine entre autres éléments des interventions du Président ou d’une journaliste de Canal National, des « messages à caractère informatif » gouvernementaux ou bien un échange de courriels entre Jésus-Christ et Artémis ! Déployant un art certain de la formule – tantôt tragique, tantôt potache –, Chloé Delaume explore ainsi les profondeurs de la domination masculine et de l’aliénation féminine. Mais pareil parti-pris formel tend parfois à conférer au livre des tonalités plus rhétorique et théorique que narrative. La force d’évocation de Chloé Delaume, comme celle de son propos, est cependant suffisante pour emporter l’adhésion. Y compris celle des amateurs et amatrices de narration romanesque classique à qui on recommandera in fine cette expérience de lecture atypique.

London Overground

Après Le Secret de la chambre de Rodinsky coécrit avec Rachel Liechtenstein (Anatolia/éditions du Rocher), London Orbital (Babel/Actes Sud) puis Londres 2012 et autres dérives (Manuella éditions), London Overground est le dernier ouvrage en date de Iain Sinclair traduit en français. Autant dire que son œuvre – forte d’une quarantaine de volumes publiés depuis 1970 – demeure quasi inconnue en France. Et seul.e.s les anglophones peuvent, pour l’heure, prendre la mesure d’une littérature que des figures centrales de l’Imaginaire anglo-saxon considèrent de longue date comme essentielle. À l’instar d’Alan Moore, dont From Hell a été nourri par Lud Heat, un titre de 1975, tenu pour le premier chef-d’œuvre de Sinclair et pourtant inédit en français. Michael Moorcock classe quant à lui notre auteur parmi les meilleurs écrivains britanniques : l’auteur de Mother London goûte particulièrement son White Chappell, Scarlet Tracings (1987), lui aussi privé de toute traduction française. Last but not least, China Miéville se réclame de Sinclair, dont l’influence est patente dans le cycle de « Nouvelle-Crobuzon » comme dans The City and The City. Qu’ont rapporté ces créateurs (adulés des bifrostien.ne.s) de leurs plongées envoûtées dans les nombreux univers sinclairiens ? Un rapport réflexif et créatif à l’espace urbain fondé sur la psychogéographie, discipline singulière et fascinante dont Sinclair est l’un des praticiens contemporains majeurs. Marchant sur les traces de ces arpenteurs visionnaires de Londres que furent William Blake ou Arthur Machen, il partage avec eux « une perception de la ville comme site de mystère, et cherch[e] à révéler la […] nature de ce qui se cache sous le flux de tous les jours » (Merlin Coverley, Psychogéographie !, les Moutons électriques). Il en va ainsi de London Overground, consignant la très personnelle exploration par le psychogéographe du réseau ferroviaire banlieusard londonien. Appréhendant, selon ses propres mots, « les voies ferrées comme système de divination, invocations d’entités surnaturelles, anges, esprits, démons », Sinclair a ramené de sa dérive non pas un compte-rendu documentaire, mais un récit hallucinatoire. « Nous cherchons des traces comme des sourciers, attendant que des sites d’exception nous confirment le mystère et la magie de la ville », écrit encore l’écrivain-marcheur dont la plume transforme la Londres mercantile de Boris Johnson en un champ romanesque délirant. Pour mener à bien cette métamorphose du lucre en littérature, Sinclair imprègne sa vision de celles d’auteurs de l’Imaginaire, invoqués comme autant de puissances inspirantes. Bram Stoker, Arthur Conan Doyle, H. G. Wells mais aussi Angela Carter, J. G. Ballard et Tim Powers sont quelques-uns « des messagers venus de mondes parallèles » guidant Iain Sinclair dans son entreprise psychogéographique. Et la cartographie dressée par London Overground – merveilleuse, terrifiante – révèle que c’est non pas d’un Royaume mais plutôt de l’Imaginaire que Londres est l’hypnotique capitale.

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