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L'Éloquence de l'épée

Le Héros de fantasy a la peau dure. Ça ne veut pas mourir, un Héros. On le jette du haut d'une falaise, on le met au feu, aux fers, au fond d'une salle de torture ou sur une arène, on lui fait subir les pires tourments, il revient toujours. Au fond du trou de médiocrité où le genre croupit, on voit parfois cette chose étrange, à la fois lourde et légère, calibrée comme une intervention présidentielle : un best-seller bluffant. Ce type de best-seller exacerbe et multiplie la figure du Héros. Le Héros est une hydre comme le best-seller est polyphonique : il fait illusion, il distrait, rassure et console les lecteurs, avec la courtoisie tranquille et lisse d'un majordome.

Alambiquée, pleine de gros plans et de roulements de tambour, l'histoire est difficile à résumer, parce qu'au bout du premier volume on a toujours du mal a en saisir les tenants et les aboutissants. Adua, capitale de l'Union : on y complote, on y torture et on y assassine à tour de bras. Plusieurs factions luttent pour le pouvoir, sur fond de troubles géopolitiques majeurs. L'Union est menacée au Nord par le barbare Bethod et au Sud par l'empire du Ghurkul. L'intrigue se complique d'une prophétie qui annonce le retour d'un personnage légendaire à la fin des temps. Au cœur du dispositif narratif, il y a un mythe et un peu de magie. Deux frères ont créé le monde connu. L'aîné, Kanedias, est devenu fou et a tué son cadet, Juvens. Bayaz est le nom du personnage légendaire dont on attend le retour ; c'est l'un des douze mages disciples de Juvens, il a vengé son maître. Dans cette compagnie d'apôtres du surnaturel, certains se sont rangés du côté obscur. La volonté de puissance les a dévorés. Pour alimenter cette faim insatiable, à leur tour ils dévorent l'esprit des gens ; c'est pourquoi on les nomme Dévoreurs. Menés par un inquiétant prophète, ils menacent d'asservir les peuples libres.

Quelque éons plus tard, Bayaz joue toujours les filles de l'air et l'on fait connaissance avec les vrais protagonistes de l'histoire. Toute une théorie de personnages évolue dans le microcosme imaginé par l'auteur, comme des personnages de Tolkien ou de David Eddings, mais sans les phrases, juste avec les images. The Rock serait parfait dans le rôle du barbare ; la musique est signée Basil Poledouris. Il y a donc une brute, un bretteur fat, un inquisiteur boiteux, une sauvageonne, et un bon gros moine. Chaque personnage est une face du Héros ; une tête de l'hydre. Certaines têtes sont sympathiques (Logen, la brute, perpétuellement étonné de survivre à ses aventures), d'autres non (Glotka, l'inquisiteur). Bayaz finit donc par convoquer tout ce beau monde, car il ne supporte pas la menace des Dévoreurs et il a besoin du Héros pour contrecarrer leurs desseins. Ce devait être la révolution à Adua. Un mage légendaire vient de réapparaître là où il avait disparu ; il a vieilli, mais il est toujours aussi bavard, aussi chafouin ; sitôt revenu, il commence d'ailleurs à déplacer ses pions. Mais bizarrement, personne ne le croit ni ne reconnaît en lui la figure mythique à qui on a élevé une statue. Qu'importe. Il emmène ses sbires dans la Demeure du Créateur, tour sombre qu'on visite de fond en comble. Au sommet les attendent des souvenirs, et peut-être la clé qui permettra de résoudre l'énigme posée par le roman. Il est beaucoup question d'énigmes personnelles, de mémoire, de psychologie, de passé qui ne passe pas. Tous les personnages ont un lien entre eux, des morts et des souvenirs qu'ils n'arrivent pas à digérer, des têtes pleines de pensées en italique. L'introspection est un pli à la mode dans la Big Commercial Fantasy (voir Terry Goodkind pour l'exemple). Elle aime parfois jouir, selon des formes convenues, de la souffrance physique et morale que complaisamment elle expose. Derrière cette jouissance, on trouve un ressort habituel du genre : le Héros doit survivre à tout prix. « Encore en vie ! » Telle est la litanie du sauvage Logen. Pourquoi survivre ? On ne sait. A-t-on seulement survécu ? Quand Bayaz se met à parler dans la Demeure du Créateur, c'est pour faire comprendre qu'une part de lui est bien morte. « Quittons cet endroit qui ressemble à un tombeau. C'en est un, d'ailleurs. Nous allons le sceller une nouvelle fois, en y enfermant tous les vieux souvenirs. Tout cela fait partie du passé. » Mais les graines du passé contiennent les fruits du présent. Quel est le fin mot de l'histoire ? Pourquoi le Héros a-t-il été convoqué réellement ? Entre deux citations de Homère et de Brodsky sur la violence et le mal, Abercrombie préserve le suspense.

L'Eloquence de l'épée est un roman écrit pour ceux qui vont au cinéma : du montage et des images avant tout. Ce n'est pas un mauvais livre en tant que tel, c'est même plutôt bien foutu : l'auteur parvient à rendre ses protagonistes attachants, et le récit de leurs (més)aventures n'est ni pire ni meilleur qu'un autre. Mais si l'écriture est cette matière qui résiste, qui s'oppose un peu au déroulement linéaire de l'intrigue et à la banalité des regards qu'on peut porter sur le genre, le programme idéal d'un tel livre est de faire en sorte qu'elle disparaisse et qu'on l'oublie. Ecrire, ici, c'est imposer une certaine lumière : l'exclusivité du récit et l'élagage de tout ce qui pourrait permettre au lecteur de perdre son temps dans ces lieux de perdition, les phrases, où il ne se passe rien — sinon l'essentiel. On lit donc à chaque page des choses comme : « Toutes ces choses qu'il avait rejetées, en les considérant comme des inepties ou des fables de bonne femme, se transformaient en réalité sous ses yeux. Le monde devenait soudain un endroit différent de celui qu'il avait connu la veille, un endroit étrange, déstabilisant. Il en préférait de loin la version précédente. »

La permanence du cliché est nécessaire : c'est l'étiquette qui identifie situations et caractères, comme des produits. Elle explique tout, désigne tout, conformément à ce qu'attend le lecteur-consommateur. Détendu, rassuré, il peut tourner les pages. Les points d'exclamation, les retours à la ligne, l'usage des capitales ou des italiques sont les équivalents des zooms, des ralentis, des voix off, des violons. L'écriture n'existe jamais par elle-même : elle ne croit qu'en sa valeur d'image, mais elle y croit totalement. Ainsi rejoint-elle la pensée magique.

Sunny Park

À l'instar de Tourville, Sunny Park ausculte notre civilisation en chaussant des lunettes noires. Cependant, à la différence de Alex D. Jestaire, qui jouait sur la déréalisation et usait d'un langage SMS, Bernard Berrou fait le choix de décaler son roman très nettement dans le futur — à la fin du XXIe siècle, pour être précis — et il utilise une langue très travaillée, s'autorisant même quelques échappées clairement poétiques. Indiquons enfin que Sunny Park apparaît, au regard de la S-F, comme une œuvre qui s'inscrit de plain-(petit)pied dans le courant dystopique. Cette précision n'empêchera évidemment pas les laudateurs habituels — n'en doutons pas un instant — d'agiter l'épouvantail de l'anticipation sociale… Bref, passons.

Le synopsis de Sunny Park a de quoi séduire lorsque l'on parcourt d'un œil distrait la quatrième de couverture. Celui-ci nous présente la Ville — peu importe son nom — comme une entité qui s'étend quasiment désormais à l'ensemble du vieux continent. L'humanité y vit emmurée, coupée de tous ses liens avec la Nature, et nous apprenons que les montagnes sont peu à peu rabotées pour céder la place à de nouveaux quartiers et que les mers sont remblayées pour offrir des terre-pleins tout frais à l'irrésistible dilatation urbaine qui se nourrit des déchets de sa population ; eux-mêmes recyclés en un matériau de construction à bon marché : le compost-block. Ainsi la Ville croît-elle comme une tumeur cancéreuse, dévorant l'espace et la nature devant elle, à l'exception de la Forêt qui, semble-t-il, a décidé de passer à l'offensive pour repousser l'envahisseur. Dans cette Ville, la population est entrée en dévolution. Sa subsistance est assurée grâce à une allocation nourriture et elle se drogue au Ginger-up, une substance qui décuple son désir sexuel. Evidemment les livres, devenus superflus, sont stockés pour être détruits, et les habitants, devenus maladivement sédentaires, ne se contentent plus de sortir que pour fréquenter le miroir aux alouettes du Sunny Park où les loisirs et le spectacle sont permanents.

Si on mesure un roman à l'aune de ses choix thématiques, nul doute que Sunny Park a de l'ambition. Nous reviendrons plus tard sur la réalisation de cette ambition. Malheureusement, on mesure aussi un roman à son récit, sans quoi on achète un essai. Or, point de récit ici. Juste un fil conducteur bien mince que l'on a plus d'une fois envie de lâcher avec le livre. Nous suivons un couple — Gaspard et Sabine — qui baise à s'en faire péter les muqueuses une bonne partie du livre, pendant que la foule murmure dans la rue et que la Forêt, dopée par un savant fou, mine les fondations de la Ville. Et puis, on découvre les événements qui conduisent Gaspard et sa gourgandine à s'aventurer à l'extérieur. Mais en prenant son temps quand même… il faut éviter de casser le rythme effréné… Pendant ce temps, un troisième personnage nous assène, au cours de quelques exposés didactiques mollassons, l'histoire de la Ville. Que tout cela est lourd et ennuyeux, pense-t-on plus d'une fois… Et ce n'est pas le traitement des thématiques dystopiques qui nous tire de l'ennui profond où l'histoire nous plonge. Bernard Berrou recycle paresseusement des thèmes déjà vus dans Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley, dans Farenheit 451 de Ray Bradbury, dans l'œuvre récente de J. G. Ballard sans doute aussi, et dans Le Monde vert de Brian Aldiss, même si ce dernier titre n'est pas à proprement parler une dystopie. Et que nous propose-t-il ? Une ambiance de fin du monde dépeinte à grands coups de rouleau baveux. Des descriptions poétiques monotones et interminables. Des exposés plombés sur le pourquoi-du-comment du désespoir tranquille de l'humanité. Une apocalypse molle, une dévolution fainéante et inexorable que seul le coup de fouet d'un retour aux racines — un peu passéiste pour le coup — vient inverser, et encore, pas pour tout le monde… pour les élus peut-être ?

Au final, Sunny Park appartient à cette catégorie de fictions françaises (dans le même style, on recommandera Infabula d'Emmanuel Werner) que l'on pourrait appeler le roman philosophique désenchanté et nombriliste (je viens d'inventer le terme à l'instant). Somme toute, un candidat de poids sur la longue liste des réussites dans l'art d'inventer le caoutchouc mou.

Spin State

Le commandant Catherine Li est une dure à cuire. Officier d'active dans les forces spéciales de l'ONU, elle compte à son tableau de chasse plus de missions délicates que n'importe quel autre troufion de l'organisation de la Paix. Le corps upgradé et la mémoire régulièrement mise à jour — le procédé du saut quantique ayant la fâcheuse conséquence d'effacer peu à peu les souvenirs —, Li est le rouage efficace et sans trop d'états d'âme du bras armé de cette Onusie futuriste. Jusqu'au jour où, après un briefing aussi laconique et mystérieux que d'habitude, l'opération qu'elle dirige sur la planète Metz s'achève par une bavure. Son supérieur hiérarchique lui ménage alors un congé sabbatique, le temps que l'affaire se tasse. Bien entendu, pas question que la bête de guerre se repose. Elle est donc dépêchée sur le monde de Compson afin d'y enquêter sur le douteux décès accidentel d'une physicienne géniale. La mission n'a rien d'une sinécure car Compson est un monde stratégique d'où est extraite la matière première nécessaire à l'espace spinien, donc aux communications instantanées et aux déplacements supraluminiques dans la sphère d'influence humaine. Nous sommes donc en zone ultrasensible, sous les regards envieux de nombreuses puissances prêtes à dégainer au moindre accroc. Nous sommes aussi en terrain de connaissance pour Li, qui a un passé inavouable sur la planète et un passif encombrant à négocier avec certains de ses habitants.

Porter un nouveau-né sur les fonds baptismaux est une rude tâche, surtout si le braillard est pesant et joufflu. Mais il faut croire que c'est une tâche dont on peut s'enorgueillir, compte tenu de tout le cérémonial, souvent savoureux, qui l'entoure. En littérature, c'est sans doute aussi un honneur de parrainer un jeune auteur. C'est plus sûrement encore un argument commercial… Placé résolument par une quatrième de couverture aguicheuse sous le parrainage de David Brin et de Stephen Baxter, Spin State suscite irrésistiblement l'envie. Chris Moriarty y est présentée par nos deux parrains comme un dangereux talent. À ceci, il convient d'ajouter une seconde information. Spin Control, le second volet de cet univers, a été couronné en 2006 par le prix Philip K. Dick. Autant vous dire qu'une furieuse fringale succède à l'envie devant de telles références. Et puis survient la cruelle déception lorsque la montagne accouche d'une souris… Pourtant, après avoir été envieux et gourmand, je ne céderai pas à la colère et me contenterai d'énoncer tout ce que Spin State n'est finalement pas.

Pour commencer, ce livre n'est pas un roman noir recouvert d'un vernis science-fictif. Certes, on ne peut pas nier que Chris Moriarty connaît ses classiques. Elle aligne, en tirant allègrement à la ligne, tous les stéréotypes du genre : le patron retors, prompt à exploiter sans vergogne son prochain ; le nervi musculeux et vicieux, ennemi (forcément) de l'héroïne ; le petit jeune de la police, admiratif et idéaliste (il trahira, naturellement), la faible créature féminine, martyrisée et humiliée (elle se vengera) ; le médecin humaniste, sorte de mère Teresa (la coiffe en moins) ; l'illuminé de service qui entend des voix (et il a raison, le bougre), des dirigeant syndicaux prompts à imposer le Paradis du Prolétariat (Debout les damnés de la Terre !) ; une self-made intelligence artificielle… pour laquelle Li réfrène difficilement un béguin déraisonnable (ils s'avoueront mutuellement leur amour)… À défaut du noir, on se satisfera donc d'un roman rose foncé.

Quid du rythme que l'on nous promet haletant ? Pas de chance. Spin State est loin d'être un roman à la narration échevelée, et d'ailleurs c'est plutôt chauve qui peut… En dehors de la séquence d'ouverture (une quinzaine de pages assez bien menées quand même) et d'une opération de piratage de données très minutée (pages 393 à 414), le récit se traîne en longueur. Il s'enferre dans 540 pages de tourments psychologiques interminables, d'esbroufe bodybuildée à coups de joujoux technologiques et de pseudo suspense. Il ressasse sans cesse les états d'âme de l'héroïne, épiloguant de manière interminable sur sa blessure à l'épaule qui l'handicape beaucoup et l'empêche d'égaler les machos les plus caricaturaux. On se contentera donc d'un récit mollasson, idéal en livre de chevet lorsque l'insomnie vous cueille avec fourberie.

Reste, pour ressusciter l'intérêt désormais bien mort, l'univers post-humain esquissé en arrière-plan avec un souci de vraisemblance techno scientifique louable, comme en témoigne la bibliographie imprimée en fin d'ouvrage. Hélas, une fois de plus, aucune bonne surprise. Juste un air lancinant de déjà-vu. Spin state n'est pas le roman bouleversant qui propulse sur une orbite jamais atteinte auparavant la science-fiction du XXIe siècle. On s'accommodera à la place d'un ersatz qui rappelle fortement Dune de Frank Herbert. Pour cela, il suffit de remplacer l'épice par les condensats de Bose-Einstein, la Guilde par l'ONU, les Grandes Maisons par les Ligues et les Multiplanétaires, les Frémens par les mineurs du monde de Compson… Bon, je force sans doute un peu le trait car évidemment, Dune bénéficie d'un background autrement plus approfondi, d'une réflexion sur le devenir de l'humanité bien plus étendue et puis, il n'est pas question d'intelligence artificielle dans le roman de Frank Herbert, Jihad Butlérien oblige.

Bref, rien de vraiment nouveau dans ce roman qui ne dépasse pas le cap de la distraction conformiste et au final très ennuyeuse.

Peste

La parution en France d'un nouveau roman de Chuck Palahniuk est toujours un petit événement. Au moins auprès de ses fans ; regardez-vous dans un miroir avant de me contredire. Il faut cependant reconnaître que l'auteur états-unien nous avait beaucoup déçu avec ses derniers titres car, avouons-le sans ambages, il semblait s'enferrer dans une routine sexe/violence/provocation un peu lassante. Bonne nouvelle, avec Rant — abandonnons l'oubliable titre français — Chuck Palahniuk est de retour ! Et plutôt que de répéter l'argument du roman qui se cantonne à « comment ai-je rencontré Rant, que sais-je de sa vie et comment a-t-il transformé la mienne ? », décortiquons la mécanique de ce retour en verve.

Rant est un double portrait. Tout d'abord, le portrait d'un individu : Buster Casey, aussi surnommé Rant, depuis qu'il a joué un tour pendable à la communauté de Middleton qui l'a vue naître. Qui est Rant ? Un mythe ? Un héros ? Un prophète ? Un être malfaisant ? Le Superagent contaminant ? L'inventeur du Baiser qui Tue ? Un sale gosse, voire, plus simplement, un personnage insignifiant que le hasard a promu au rang de catalyseur collectif ? À vrai dire, peu importe. Rant existe, porté ici par le témoignage d'une soixantaine de personnes qui s'adressent successivement au lecteur et lui révèlent leur point de vue, forcément bien informé à leurs yeux, sur un personnage qu'elles ont côtoyé personnellement. Chacun y va ainsi de son anecdote « véridique ». Ces déclarations se recoupent fréquemment et apportent un éclairage différent sur un même événement. Elles se contredisent aussi et ceci impulse un dynamisme indéniable au récit qui, par la même occasion, se plaît à jouer avec les diverses intonations des multiples narrateurs. Mais au final, il faut se rendre à l'évidence. Rant n'existe que par la bouche de ces témoins et, à aucun moment, il n'est le narrateur de sa propre histoire. Au passage, le procédé rappellera quelques bons souvenirs aux lecteurs de Fight Club. Précisons tout de même que si Chuck Palahniuk réitère le coup du dénouement inattendu, celui-ci est d'une nature plus paradoxale et science-fictive.

Mais en même temps, tous ces témoins n'existent eux-mêmes qu'au travers de la contribution qu'ils apportent au récit. Et c'est un portrait en creux de leur vie qui s'esquisse progressivement. Un compte rendu de leurs comportements pathologiques finalement très contemporains. Le diagnostic d'un mal-être profondément ancré dans leur psyché. N'en rions pas trop vite, au risque de nous rencontrer au détour d'un chapitre. En se relayant, ils nous invitent aussi à découvrir leur univers. Un monde bien plus absurde que dystopique, à y regarder de plus près. Un monde fondé sur un apartheid qui divise la population en deux groupes : les diurnes et les nocturnes. Une société où le principal loisir consiste, au cours de soirées à thème surnommées crashing, à tamponner les autres voitures avec son propre véhicule afin d'y laisser une belle éraflure. Un univers où l'horizon événementiel de la population s'est figé dans un présent bipolaire — nuit/jour — et où il est devenu vain de se projeter dans l'avenir puisque de toute façon : « Ton avenir de demain ne sera pas le même que ton avenir d'hier. » (Dixit Rant Casey.) Un monde qui tourne en rond dans un déraisonnable mouvement perpétuel. Au final, un monde pas si différent du nôtre puisque les névroses s'y déploient aussi aisément. Et derrière le goût pour la provocation et l'ironie sardonique, on sent poindre chez Chuck Palahniuk une timide tendresse envers ses personnages paumés ou grotesques. On perçoit également que des questions essentielles sur l'être et la réalité affleurent au travers des divers témoignages. Si la réalité est un consensus, celui qui crée sa propre réalité, grâce à sa faculté à croire et à imaginer, détermine la réalité des autres : ceux qui ne peuvent plus imaginer ou qui ne peuvent plus croire. N'est-ce pas un peu ce qu'accomplit Rant… ?

Nec Deleatur

À l'exception notable de Gérard Klein, le lectorat de S-F n'a pas frémi à la nouvelle de la parution, à la fin de l'année dernière, du roman de Frédéric Delmeulle. Mais le lectorat a le dos large et reconnaissons, à sa décharge, que la confidentialité de l'éditeur et un positionnement beaucoup moins cœur de cible — comprendre, NSO vain et tapageur — ont beaucoup contribué à cette méconnaissance. Sans doute conscient de ce handicap, l'auteur a essayé de manière plus ou moins maladroite de susciter sur le Web un micro-buzz autour de son roman. Qu'il apprenne que ses efforts ont au moins généré un écho à Bifrost. Mais arrêtons là les bla-bla et consacrons-nous à l'objet de ce préambule.

1910. Le journaliste enquêteur Joseph Reboul, que ses collègues surnomment malicieusement Rouletabille, est dépêché à Londres par son journal L'Epoque afin d'enquêter sur une mort inexpliquée. En effet, celle-ci présente la particularité remarquable d'être une variation du crime en chambre close, crime prenant place ici dans la nef de l'abbaye de Westminster.

1993, Dudinka, au bord de l'estuaire de l'Iénisseï. Aleksandr Stolper attend l'arrivée d'un voyageur étranger qu'il doit piloter le temps de son court séjour sur place. Stolper ne connaît rien des motivations exactes de celui-ci. Une seule chose est sûre : c'est un visiteur fortuné, et c'est bien tout ce qui compte dans la Russie post-communiste où tout est à vendre depuis la catastrophe.

Début du XXIe siècle. Child Kachoudas, un jeune enquêteur free-lance habitué à fouiller les archives poussiéreuses et à surfer dans les arborescences des réseaux d'informations numérisées, est sur le point de succomber à l'impensable. Comme son métier ne lui apporte que peu de satisfaction personnelle, il se laisse convaincre par son oncle Jose-Luis de Almédia — par ailleurs misanthrope notoire — d'embarquer pour un voyage dans le temps.

Entre ces trois époques, il existe évidemment un fil directeur que Frédéric Delmeulle se propose de nous faire remonter.

Nec Deleatur est le mariage d'une S-F exigeante et de l'esprit vintage du roman-feuilleton. On ne met effectivement pas longtemps à relever la touche volontairement surannée qui teinte le récit et qui, par la même occasion, ressuscite quelques souvenirs de lecture. Les descriptions très didactiques, les personnages stéréotypés — le jeune novice et son mentor — , les dialogues laborieux et bavards, l'atmosphère Belle Epoque de la première partie nous ramènent à la mémoire les romans scientifiques d'antan. On pense immédiatement à H. G. Wells ou à Jules Verne. Fort heureusement, ces réminiscences n'alourdissent pas de manière fatale une intrigue maîtrisée dans le moindre de ses détails. D'ailleurs, on est assez vite happé par l'histoire et par ses fausses pistes successives. Tout au plus peut-on reprocher à Frédéric Delmeulle de vouloir trop étaler son intrigue et de pousser son dénouement un poil trop loin. Un chapitre superflu ; rien de vraiment rédhibitoire.

Mais tout ceci n'est que la chair qui habille un squelette solidement charpenté dont les composantes rappelleront sans doute à certains Universal War One de Denis Bajram, le deus ex-machina de la bande dessinée en moins. Nec Deleantur n'est en effet pas un énième roman rétro-futuriste ou une vaine « steampunkerie » accouchée pour la plus grande douleur du lecteur. Non, Nec Deleatur est un vrai roman de S-F, seul genre littéraire capable d'encourager le lecteur à s'affranchir des frontières de son univers familier. Le vertige spéculatif prend ici pour vecteur le thème archi-classique du voyage dans le temps. Il met à contribution la physique quantique afin d'en fournir une explication logique. Et cette spéculation amène naturellement un questionnement sur le sens de l'Histoire qui, au final, se révèle être le principal enjeu du roman. Nec Deleatur est donc un formidable voyage dans l'Histoire et surtout dans ses angles morts ; un voyage qui génère les traditionnelles interrogations sur le sujet. Le passé est-il définitivement écrit ? Peut-on modifier une action de celui-ci pour rendre le présent meilleur ? À ces questions, Frédéric Delmeulle répond d'une manière définitive et très logique qui exclut les paradoxes classiques et met un terme à toute velléité uchronique. Le récit et ses rebondissements sont ainsi les éléments constitutifs d'une démonstration implacable qui valide une conception déterministe de l'Histoire en lui ôtant en même temps toute arrière-pensée idéologique. Un bien beau premier roman.

La Vallée du temps profond

Magnifique pavé qui comblera les fans de Michel Jeury, La Vallée du temps profond fait assurément partie des livres qui durent. Format carré, épaisseur de bon aloi, maquette impeccable et illustration soignée font de ce recueil de nouvelles un objet aussi superbe qu'alléchant, d'autant que les Moutons électriques inaugurent avec lui une toute nouvelle collection, « La Bibliothèque voltaïque », qui démarre clairement sous les meilleurs auspices (avec un Colin en approche, notamment, ce dont personne ne se plaindra). Dire que de nombreux lecteurs attendaient avec impatience le retour de Michel Jeury est un doux euphémisme. Parti depuis vingt ans sous d'autres latitudes littéraires (le roman paysan), Jeury nous revient en grande forme et choisit le moment où (hasard ou perversité ?) Alain Robbe-Grillet décide, lui, de partir définitivement. Le rapprochement entre Jeury et le Nouveau Roman n'est pas aussi saugrenu qu'il y paraît, tant les techniques littéraires de certains textes (Le Temps incertain, pour ne pas le nommer) ressemblent aux exigences esthétiques de ce courant intellectuel qui mérite le détour. Jeury nous revient, certes, mais les textes rassemblés ici n'ont rien de récents (quasiment tous ont déjà été publiés ici ou là), et si deux sont inédits, le lecteur curieux cherchera plutôt ici une sorte de recueil raisonné couvrant l'essentiel d'une œuvre en quelques textes essentiels. Des textes qui, on s'en doute, abordent le décidément très joli concept de la Chronolyse, trouvaille narrative qui rejoint l'esthétique dans la répétition déviante d'une boucle temporelle se dégradant peu à peu. Ailleurs, c'est le sexe qui prédomine, les relations hommes/femmes et d'autres thèmes profondément ancrés dans l'imaginaire des années soixante-dix. Cette datation ne manque certes pas de charme, mais les lecteurs modernes (entendre « nouveaux ») de Jeury risquent d'être déroutés par une plume de haute tenue, bien sûr, mais passablement vieillotte. Si la prose de Jeury ne manque pas de charme, elle risque de lasser ceux qui ont « commencé à lire » un peu plus tard et qui ont totalement intégré les nouveaux codes narratifs (en S-F ou ailleurs). D'où la tentation de réserver La Vallée du temps profond aux inconditionnels, même si on a tout de même tendance à le recommander à tout le monde, notamment pour son aspect historique, son intelligence, sa profonde humanité et son indéniable beauté. Car Jeury cisèle ses phrases et peaufine ses scénarios. Ici, pas de roue libre, mais l'œuvre habile d'un artisan du verbe qui sait pertinemment où il va et — surtout — où il emmène son lecteur… Quant au voyage, il est déroutant par endroits, mais il vaut largement le détour. Pour accompagner le novice comme l'habitué, les Moutons électriques ne font pas les choses à moitié : préface de Serge Lehman, analyse d'André-François Ruaud, préface à l'édition américaine du Temps incertain par Theodore Sturgeon himself, sans oublier la cerise sur le gâteau, une courte (ou moins courte, d'ailleurs) notice de Jeury en fin de volume expliquant le contexte (créatif, biographique, éditorial etc.) de chaque nouvelle. Une véritable mine.

Au final, La Vallée du temps profond est un recueil important, dont l'ampleur et la densité permettent au lecteur d'y revenir régulièrement, tout heureux d'y trouver à chaque fois de nouveaux niveaux de lecture. Un recueil qui fait date, un recueil qui dure, c'est exactement la définition de « La Bibliothèque voltaïque ». Longue vie.

Matter

[Critique de la VO parue chez Orbit en janvier 2008]

Dernier roman de Iain M. Banks intégré au formidable cycle de la Culture, Matter fait partie de ces livres attendus au tournant par toute une génération de lecteurs ayant repris goût à la S-F grâce au talent de cet écrivain écossais hors normes. Et il y avait fort à faire, tant Le Sens du vent, paru en France en 2002, semblait constituer une sorte de point final à une série aussi flamboyante qu'incorrecte, aussi drôle qu'intelligente, et finalement aussi pro-SF qu'anti-SF. Avec une plume d'une rare acuité et un sens de l'humour à la fois nostalgique et absurde, Iain M. Banks a tout simplement rénové l'un des plus vieux sous-genres de la S-F, le sacro-saint space opera, dont les lourdeurs (parfois) et le ridicule (souvent) n'en faisaient pas le mets préféré des esthètes. Chez Banks, rien d'impossible, surtout pas les clichés. Empires galactiques, guerres meurtrières, vaisseaux spatiaux intelligents, extraterrestres de toutes sortes — tout y passe. Pourtant, avec un certain respect rigolard et distancié vis-à-vis d'un genre poussiéreux, Banks explose tous les stéréotypes du genre en les utilisant jusqu'au bout, entendre en les poussant au maximum. Empire galactique, d'accord. Mais alors une société égalitaire à tendance anarchisante, sans valeurs capitalistes et intégralement vouée au plaisir et à l'altruisme. Des guerres meurtrières, ok, mais alors réalistes, avec des morts, des victimes, des destructions insupportables, et des vétérans de guerre (de chair ou d'acier) traumatisés par ce qu'ils ont vécu. Des intelligences artificielles, soit, mais sans anthropocentrisme. Des vaisseaux intelligents, des habitats titanesques intelligents, des missiles intelligents, bref, quantité de personnages souvent plus intéressants que ces pathétiques humains et dont la marotte consiste à se donner des noms ridicules (Service Couchette et quelques autres dont le très joli It's my party and I'll sing if I want to dans le présent roman). Bref, coup de maître, Iain M. Banks détruit la S-F avec les armes de la S-F… Et fait naître une sorte de nouvelle S-F débarrassée de ses défauts de jeunesse. Résultat : des romans passionnants, drôles, sérieux et divertissants, tout en restant extraordinairement crédibles.

Avec Matter, l'auteur pousse son envie encore plus loin en synthétisant fantasy et S-F débridée dans un seul et même texte. Une fois de plus, le décor vaut le détour. Sur Sursamen, un monde creux comme il en existe encore quelques-uns disséminés à travers toute la galaxie (une sorte de planète artificielle gigantesque et creuse, avec plusieurs niveaux, chacun dédié à une espèce particulière), les niveaux 8 et 9 se font la guerre. Sociétés barbares (mais raffinées, en un sens) comparables à notre époque médiévale (une constante, chez Banks), les deux niveaux sont en quelque sorte des royautés de droit divin (ou presque, voir plus bas), avec châteaux, soldats, épées, poudre à canons et fusils (deux petites nouveautés pas totalement indépendantes des célèbres Circonstances Spéciales), sauf que tout le monde a bien conscience de vivre dans un monde totalement artificiel créé il y a des millions d'années par de mystérieuses entités volatilisées depuis, et que les espèces « supérieures » (plus évoluées techniquement) qui habitent au-dessus, et plus loin encore, dans la galaxie, sont connues des habitants, à défaut d'être totalement familières et acceptées. Quant au centre du monde creux, c'est le domaine du Dieu-Monde, là encore créature de chair et de sang (et admise comme telle, d'où une construction religieuse légèrement déviante par rapport à notre imaginaire judéo-chrétien), sorte d'alien en phase de sublimation et dont les voix sont aussi impénétrables que celles de nos dieux à nous. Bref, on le voit, Sursamen est quelque chose d'assez particulier dans une galaxie pourtant peu avare en merveilles. D'autant que plusieurs civilisations (dont la Culture) s'intéressent de près à ces mondes creux et aimeraient bien percer leurs mystères. D'où viennent-ils ? Qui sont les créatures qui les ont assemblés et disséminés un peu partout ? Pourquoi une autre espèce, apparue plus tard et disparue depuis, a-t-elle voué son existence entière à leur destruction (et a bien failli y arriver, d'ailleurs) ? Autant de questions auxquelles Iain M. Banks n'apporte évidemment pas le moindre semblant de réponse. Les faits sont là, et il n'y a pas de raisons que le lecteur lambda en sache plus que les Mentaux de la Culture. D'autant qu'il ne s'agit là que d'un décor. Certes formidable dans sa démesure et dans son délire, mais décor quand même. Banks, lui, c'est une habitude, s'intéresse avant tout à ses personnages. Et ça tombe bien, Matter n'en manque pas. Au premier rang desquels vient le roi Hausk du huitième niveau, lâchement assassiné en pleine bataille dès les premières pages du livre par Tyl Loesp, l'éminence grise dont la loyauté ne faisait pourtant aucun doute. Unique témoin du drame, Ferbin, l'un des fils du roi, choisit la fuite car il sait qu'une fois Tyl Loesp installé aux commandes, sa vie ne tiendra plus qu'à un fil. Accompagné de Holse, son serviteur, Ferbin décide de gagner les niveaux supérieurs pour trouver de l'aide où il peut. Notamment en contactant sa sœur, ancienne fille du royaume et désormais membre des Circonstances Spéciales de la très ambiguë section Contact. Et pendant ce temps, Oramen, le plus jeune fils du roi, se découvre le titre de prince-régent (en attendant son couronnement officiel par Tyl Loesp lui-même dès qu'il sera en âge de gouverner) tout en réalisant assez vite que l'intrigue de cour est un sport particulièrement mortel et qu'il a tout intérêt à faire très attention s'il veut voir le soleil (en l'occurrence, des étoiles mobiles accrochées au plafond) se coucher.

De ce scénario archi classique en fantasy, Banks tire un roman de S-F impeccable, prenant et passionnant, mais, hélas, malheur, désolation, s'enlise complètement dans son propos et — à l'instar de L'Algébriste (cf. critique dans Bifrost n°37), qui souffre très exactement des mêmes défauts — au final, très inégal. D'une rare lenteur (faste et splendide, pourrait-on dire) au début, avec quantité de descriptions plus ou moins nécessaires, Matter s'accélère au fur et à mesure que les complots se dévoilent les uns après les autres et passe en vitesse lumière dans les soixante dernières pages (dont on ne dira rien ici, si ce n'est qu'elles sont… déroutantes) pour achever son récit à la hâte devant un lecteur incrédule. Pourquoi ? L'éditeur le menaçait avec une hache s'il ne finissait pas son texte sur le champ ? Mystère. Reste que si Matter s'offre quelques passages extraordinaires et plane à quelques kilomètres au-dessus de la production S-F habituelle, force est de constater qu'il s'agit malgré tout d'un roman raté, d'un roman bancal, d'un roman qui aurait mérité un sérieux recadrage. Personnages décrits pendant des pages et des pages qui, pouf, meurent comme ça ; motivations curieuses et jamais clairement dites dont on ne sait rien et qui finissent par tomber à plat — autant de défauts qui laissent supposer que Matter était trop gros, Matter était trop ambitieux, Matter était trop monstrueux, même pour un auteur de l'envergure de Iain M. Banks.

Ne boudons toutefois pas trop notre plaisir, c'est toujours un vrai bonheur que de s'aventurer plus profondément dans les recoins les plus sombres de la Culture, même si ce roman-là laisse le lecteur beaucoup plus perplexe et déçu que satisfait. Une suite ? Pas au programme, non. Iain M. Banks reprend d'abord du service en tant que Iain Banks. Du mainstream. On l'aime aussi pour ça.

STYx

Sans en vouloir personnellement aux éditions Glyphe (à qui nous souhaitons une vie longue et heureuse) où à Jean-Michel Calvez lui-même (à qui nous souhaitons la même chose), force est de reconnaître que STYx est un roman qui fâche. Non quant à sa supposée nullité (qui interdirait tout bêtement d'en parler — encore que…), mais plutôt à son côté « raté » dans les grandes largeurs, malgré l'évidente sincérité de l'auteur, son style intriguant et ses développements inattendus. Trop long, mal découpé, parfois ridicule (quand les amants s'embrassent, on entend la musique des sphères et il y a du vent), fatiguant et passablement ennuyeux, STYx n'est pas vraiment une expérience littéraire inoubliable. Pourtant, son thème a de quoi séduire : le Sida. Transposé sur une planète lointaine colonisée depuis une dizaine d'années par l'humanité et dont les habitants souffrent parfois du STYx, Syndrome Transmissible par les Yeux, maladie mortelle qui aurait la pitié comme catalyseur. Jolie trouvaille, d'ailleurs, mais hélas, question Sida, il est difficile de s'affranchir du magnifique Rivage des Intouchables de Francis Berthelot qui plane quand même à quelques kilomètres au-dessus… Bref, le pari n'était pas gagné au départ, et Jean-Michel Calvez va droit dans le mur en négligeant un aspect fondamental dans la littérature (quelle qu'elle soit, d'ailleurs) : la crédibilité. S'il fallait résumer STYx en un seul mot, on pourrait dire qu'il est incroyable. Au sens le plus strict. On n'y croit pas. Pas une seconde. Jamais. Amer constat qui fait vite basculer le roman dans le ridicule et, hélas, l'agaçant. Comment croire à l'histoire d'Orfeu, journaliste un peu miteux traumatisé par un amour perdu qui cherche à comprendre la nature du STYx sur une planète à peine colonisée depuis dix ans, avec des indigènes (les « lutins ») qui respirent de l'oxygène (pratique), qui sont humanoïdes (pratique), qui servent parfois d'objets sexuels (pratique), qui s'expriment correctement en français (pratique) et dont les humains ne savent à peu près rien ? C'est simple, on ne la croit pas. Et ce n'est pas en cumulant l'histoire (trop ressemblante, qui plus est) d'Orfeu et celle de son frère Lucio, que Jean-Michel Calvez réussit à nous intéresser. Au contraire, même. On a plus l'impression d'avoir affaire à un roman bricolé à la hâte qu'à une œuvre construite, ambitieuse et au propos douloureux. Raté pour cette fois, donc, mais la plume de Calvez est suffisamment étonnante et intelligente pour nous donner envie d'en savoir plus.

Les Murailles de Jericho

Quatrième et dernier volume d'une œuvre inclassable qui accumule les superlatifs, Les Murailles de Jéricho prolonge et développe les thèmes abordés lors du roman précédent (Ombres sur le Nil), procédé somme toute logique, car axé sur la seconde partie du vingtième siècle avec son cortège d'horreurs indicibles. Mort, destruction, lassitude, nostalgie de ce qui aurait pu être, tristesse quant au sentiment général d'avoir gâché sa vie, mais aussi espoir, joie, amitié et amour, autant d'ingrédients qui font de ce quatrième tome une sorte de roman total, indescriptible, fourmillant et, au final, tout simplement magnifique. Œuvre monstre aussi folle qu'incomparable, Le Quatuor de Jérusalem fait partie de ces textes qui transcendent tous les genres et méritent le titre de chef-d'œuvre. Au sens le plus strict. Avec pour parrains les fantômes de Conrad, de Borges, de Joyce, de Peake et de quelques autres tout aussi prestigieux. Une entrée en matière qui ne doit surtout pas effrayer le lecteur, tant la plume de Whittemore se montre tour à tour enjouée, légère, sombre, grave, hilarante ou tragique. Comment résumer la vie en quelques adjectifs ? Whittemore s'y emploie avec talent, et on se prend à rêver d'une littérature française qui possède ce souffle, ce talent, cette humilité et cette douceur parfois stupéfiante qui font du Quatuor de Jérusalem une expérience de lecture sans pareil, et des Murailles de Jéricho un intense moment d'angoisse existentielle jubilatoire. Certes, Whittemore ne s'adresse pas à tout le monde. Il faut sans doute une certaine expérience de la vie et une tournure d'esprit bien particulière (deux aspects à ne surtout pas prendre d'un point de vue péjoratif) pour apprécier les tourments et les affres dans lesquels l'auteur plonge ses nombreux personnages. Car c'est bien de ça qu'il s'agit, de personnages aussi immenses que tout petits, dépassés par une Histoire qui les englobe, les dévore, les transfigure parfois, mais n'oublie jamais de les tuer. En l'occurrence, celle d'Israël après sa fondation en 1948, jusqu'à la guerre civile libanaise au début des années 80 et à la désastreuse intervention de l'état Hébreu, scellant d'une pierre funeste le temps des idéaux pour s'engluer dans le pragmatisme le plus cynique et le plus violent. Malgré ce contexte éminemment casse-gueule, Whittemore (et on peut parler ici de véritable tour de magie) réussit la prouesse de rester à l'écart du monde tout en touchant d'un doigt très sûr ses plaies les plus purulentes. Evoquer l'histoire d'Israël par l'intermédiaire d'un agent du Mossad infiltré en Syrie sans jamais prendre parti tout en démontrant par là même un amour immense à l'égard du Moyen-Orient dans son ensemble, il fallait le faire, et Whittemore le fait sans problème, l'air de ne pas y toucher. Pour un peu, on ne le remarquerait presque pas, tant la splendeur du paysage, le poids de l'Histoire, l'intensité des sentiments et l'âpreté de la vie dans ces contrées rocailleuses, minuscules et immenses nous coupent le souffle. Axé autour (largement autour, même) de la vie de Yossi, infiltré à Damas sous le nom d'Halim et qui, grâce à sa réputation d'incorruptible, devient peu à peu la conscience idéaliste Arabe, Les Murailles de Jéricho est de ces romans qui rendent littéralement meilleur. De la fondation d'Israël au bourbier libanais en passant par la Guerre des Six Jours et la Guerre du Kippour, le roman navigue de décennies en décennies, de personnages en personnages et d'histoires personnelles en anecdotes, toujours tragiques, toujours désastreuses, souvent belles et profondément humaines. Jeune parachutiste israélien traumatisé par les affrontements sanglants au cœur de Jérusalem en 1967, journaliste libanais terrorisé par une existence ratée, responsable du Mossad éclopé aux motivations d'une rare (et crédible) noblesse, sans oublier la figure des trois rois mages, ici-bas décalée comme sait si bien le faire Whittemore, dont l'heureuse contemplation du monde fait partie des pages les plus inoubliables du roman, autant de personnages qui hantent longtemps l'imaginaire du lecteur, et ce bien après en avoir fini avec ce quatrième tome.

On l'aura compris, Le Quatuor de Jérusalem est une œuvre qui a quelque chose de terrifiant… Œuvre monstrueuse, soit, mais surtout œuvre monstre, magnifique, simplement indispensable.

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