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Le Camp

Le Camp, troisième roman du toulousain Christophe Nicolas, est présenté par son éditeur comme « un thriller d’une efficacité redoutable, entre paranormal et science-fiction ». Mazette ! Hélas, on est bien loin du compte…

Ici (un bled non loin d’Alès) et maintenant. Flora revient s’installer dans le hameau de son enfance, La Draille, voisin d’une base militaire. Avec elle, pour l’aider à déménager, Cyril, le compagnon de Marie, sa meilleure amie. Prise par son travail, cette dernière n’a pu les accompagner, elle les rejoindra demain, par le train. C’est le plan. Mais quand, à l’heure prévue, Marie arrive à la gare proche, personne n’est là pour l’accueillir. Prise en pitié par un aimable autochtone qui l’emmène à La Draille, elle ne peut qu’y constater l’incroyable : la disparition non seulement de Flora et Cyril, mais aussi de la vingtaine d’habitants du hameau. Seuls restent deux vieillards décédés et un bébé abandonné.

De là, le récit se déroule sur plusieurs fils plus ou moins entrelacés. Marie, la recherche des disparus, et les évènements terribles des mois suivants. Cyril et la mystérieuse réalité vécue de la séquestration, puis de la traumatisante libération dans un monde devenu inconnu. Le passé (six ans avant), avec un premier mystère mis à jour par un gendarme local lors d’une enquête, un gendarme que tous prennent depuis pour un fou. Quel est le fin mot de l’histoire ? Qui s’en sortira et comment ? Il faudra lire jusqu’aux dernières pages pour le savoir. Le suspense est donc là. Mais c’est tout.

Le roman n’est satisfaisant ni sur le fond ni sur la forme. Sur le fond, l’histoire est complètement invraisemblable ; on dirait un mauvais scénario de jeu de rôles. Sans compter un parallèle aussi évident que maladroit avec l’Occupation et l’inévitable sanglot algérien de l’homme blanc français, épicés d’un bon nombre de clichés et de quelques affirmations définitives et presque puériles sur le mal que l’homme fait et les nécessités de résister. La Controverse de Valladolid est aussi régulièrement invoquée dans le texte ; pauvre controverse, on a oublié que ce n’est pas son sujet qui en fait la valeur mais son dispositif argumentatif. Les personnages non plus ne sauvent pas le récit, ils portent leur personnalité et leur « message » sans subtilité aucune dans un manichéisme désespérément adolescent. Sur la forme, car c’est d’abord de leur forme incantatoire que pâtissent les appels tout sauf subtils du roman, ce n’est vraiment pas bon. L’ensemble du texte est écrit dans un style très plat, quelconque, qui devient vraiment faiblard lorsqu’on remarque quelques concordances des temps qui ne semblent pas très heureuses, des tournures ou des images bancales, ou l’explicitation lourde d’éléments qui n’ont pas besoin de l’être. À éviter.

Le Club

Qui n’a jamais lu, enfant, une aventure du « Club des Cinq » ? La rencontre est quasi inévitable, la série ayant connu des épisodes au-delà des vingt-et-un initiaux d’Enid Blyton, des adaptations BD, radiophoniques, télé et ciné, des jeux vidéo. Même les jeunes lecteurs actuels ont eu droit à des versions dénaturées, au vocabulaire élagué des mots les moins usuels et à la syntaxe simplifiée. C’est sur cette vague de nostalgie que surfe Michel Pagel en faisant se retrouver Claude et les cousins François, Mick et Annie qu’elle a invités pour un Noël à Kernach, trente ans après. Le chien Dagobert est mort, bien sûr.

Pagel manœuvre tout en finesse et avec une grande intelligence, s’appuyant sur une analyse minutieuse de l’œuvre. Ainsi, Claude, dotée d’une personnalité de garçon manqué, qui dédaignait répondre au prénom de Claudine, vit désormais avec Dominique, alternativement nommée Do ou Mi. Resté célibataire et sans attaches, François est devenu un policier coupant et froid, peu engageant en raison de sa propension à investiguer sans cesse. Alcoolique et dépressive, Annie, après ses mariages successifs, n’a aucune affection pour sa fille Marie. Mick, tombé amoureux de Jo, la Gitane croisée dans une précédente aventure, est le seul de la bande à former un couple solide, le seul à ne pas assister à ce Noël en raison de différends avec François et Annie.

Parmi les autres personnages récurrents de la série figurent Pierre-Louis Lagarde, Pilou, qui vient avec sa toute jeune compagne Mélodie, et Cécile, la mère de Claude, qui décède au cours de la nuit, apparemment assassinée alors que la neige isole la maison située dans une zone blanche, sans possibilité de communiquer. Contraste saisissant avec la série pour la jeunesse, la mort est décrite avec les détails sordides qui inscrit cette aventure du Club dans une perspective réaliste, autrement dit adulte.

C’est de façon quasi machiavélique que Pagel jette des ponts non seulement vers l’enfance et l’imaginaire qui la caractérise, mais tisse des liens avec les éléments de la série : les membres du Club savent qu’ils sont devenus des personnages de romans, dont seuls les premiers épisodes sont tirés d’aventures qu’ils ont vécues. Au passage sont mis en évidence des contradictions, comme le fait que dans la version originale, les prénoms et les noms de lieux diffèrent. Par une habile mise en abîme, l’ouvrage contient Le Roman qui n’a jamais été écrit, qui est aussi leur dernière aventure, la plus marquante sans doute, la plus définitive, celle de la puberté, où l’on voit les personnalités se cristalliser et le groupe se fragmenter.

Le réel se diffracte toujours davantage, au cours d’un huis clos étouffant. C’est bien une nouvelle aventure du « Club des Cinq » qui démarre, sur un mode adulte qui en évacue le charme enfantin, et qui porte surtout sur la nature même des protagonistes : comment une romancière britannique qu’ils n’ont jamais vue aurait-elle pu écrire leurs aventures en changeant leurs noms pour leur donner une consonance anglaise ? À la croisée des mondes où enfance et imaginaire se confondent, Michel Pagel ne cesse de multiplier les jeux de miroirs avec une maestria sans pareille. Récit sur le dédoublement, sur l’identité sexuelle et fictionnelle, adossant l’adulte à l’enfant qu’il ne peut plus être, ce roman sans temps mort ne laisse pas le lecteur indemne, à qui on donne l’occasion de méditer sur le chemin parcouru depuis l’enfance et sa fin irrémédiable. En alchimiste mêlant les genres, Michel Pagel se révèle, une fois de plus, excellent.

Dimension Sexe

« Do ya do or don’t ya don’t – SEX
Bet yer lyin’ if ya say ya won’t – SEX
 »

SEX – Frank Zappa
(The Man from Utopia – 1983)

 

Les miliciens du bonpenser auront beau bramer leur désapprobation moralisatrice, une anthologie mêlant imaginaire et érotisme reste à l’esprit ce qu’une boîte de chocolats est aux papilles. Sept ans après Chasseurs de fantasmes (Griffe d’encre) et 69, l’anthologie SFQ (ActuSF), voici venir Dimension sexe aux éditions Rivière Blanche (les esprits mal tournés détecteront d’eux-mêmes tout le potentiel calembouristique d’une pareille association de mots). Ouvrons donc cette boîte de chocolats dont la décoration, certes affriolante, n’évoque malheureusement ni fusée, ni chimère ?

Commençons par l’anecdotique : on oubliera facilement la nouvelle d’Élodie Meste , « Pour toujours, deux sans moi », pas déplaisante mais un peu brouillonne et pleurnicharde ; même sort pour « Les Voiles de Déméter » de Feldrik Rivat, dont les bonnes idées interstellaires s’effacent derrière une réalisation un peu faible. Le goût épouvantable de « Belle, allons voir si la rose » de Steve di Giorgio sera, lui, difficile à oublier. Si on pardonne la panne (subite ?) du correcteur orthographique [non… ce n’est JAMAIS la faute de l’auteur, ah ah ah !], on peut difficilement prendre la répétition (à chaque page, pour tout dire) du substantif « mouille » pour autre chose qu’une insulte à Ronsard et Apulée [rappel : dans exercice de style il y a… STYLE – même si cela peut paraître péremptoire à certains…].

Passé le moins bon arrive le meilleur : les bonnes surprises, donc. Magali Couzigou contourne habilement la zoophilie sans s’y fourvoyer avec « Chatons à vendre » ; Guillaume Lemaître transcrit avec brio son imaginaire sexuel débordant avec « Palingenèse » ; Chris Duparc livre avec « Les Coucous » une très bonne nouvelle SF où la libido joue un rôle inattendu dans un conflit cosmique ; de même, Fabien Clavel glace le sang du lecteur avec « L’Œuvre de chair », où une religion impose à ses adeptes les pires horreurs génitales.

Piliers de l’anthologie, délicieux comme les deux vieux du Muppet Show, Christian Vilà et Jean-Pierre Andrevon sont tous les deux de la fête : le premier atténue la noirceur de « La Nuit éternelle » à grands coups de sa merveilleuse gouaille provocatrice tandis que le second déploie dans « Quel bordel ! » mille et une trouvailles absolument hilarantes qui décoinceront les plus grippé(e)s d’entre nous.

Mais le statut de friandise suprême revient sans aucun doute à Pénélope Labruyère, dont les deux bijoux finement taillés sèment trouble et émotions mêlées : « Esclave » et « L’Appel », dont on ne dévoilera rien pour ne pas les gâcher. Deux grands moments qui font écho.

Entrecoupée des micros-nouvelles souvent amusantes de Jacques Fuentealba, Dimension sexe mérite donc qu’on s’y attarde quelques petits coups, voire plus si affinités.

Les Anges radieux

On ne plaisante pas avec William T. Vollmann. Atypique, obsédé, fouineur, démesuré, provocateur, ce globe-trotter d’origine californienne est sans doute l’écrivain le plus titanesque de la littérature occidentale actuelle, le genre de type rare qu’on imagine bien laisser une empreinte forte sur plusieurs générations, l’éternité n’existant pas.

Il suffit de se plonger dans Les Anges radieux pour comprendre pourquoi ce mastodonte de 830 pages n’a été publié en France que vingt-neuf ans après sa parution initiale. Outre les problèmes de traduction, maintenant résolus par un Claro qui se révèle l’homme de la situation (comme avec Pynchon), on peut comprendre que nos éditeurs hexagonaux aient paniqué en découvrant ce pavé couvert d’encre où l’on cherche encore les dialogues, les phrases courtes, les retours à la ligne et, de manière générale, tout ce qui aère un tant soit peu la lecture. Ah, si ! Il y a des illustrations de l’auteur !

Pour être honnête, Les Anges radieux peinera à séduire un lectorat en quête d’évasion, même si une partie de celui-ci retrouvera des éléments qui lui sont familiers. Car ce premier opus de Vollmann est bel et bien une féérie, un ouvrage régi par les (non-)règles du merveilleux, comme le déroutant Féérie pour une autre fois de Louis-Ferdinand Céline, qui, lui aussi, pourrait être classé dans deux rayons différents d’une même librairie.

Au travers d’un patchwork de scènes éparpillées sur un siècle et demi s’affrontent trois factions : les réactionnaires, maîtres des mystérieux globes bleus, conquérants de l’espace qu’ils marquent en créant leur réseau électrique tentaculaire ; les révolutionnaires, qui s’opposent à eux et à cet american way of life courant du massacre des Amérindiens à l’administration Reagan, du télégraphe aux satellites ; les insectes, qui représentent la nature et toutes les minorités qui subissent plus qu’elles ne s’expriment.

Si les insectes s’allient très vite aux révolutionnaires, Vollmann ne manque pas de détailler à quel points ces factions sont à géométrie variable : rivalités entre réactionnaires, trahisons chez les révolutionnaires qui concluront une étrange alliance avec des insectes aux intentions hermétiques… Même la narration de Bug, le chef révolutionnaire modèle et expérimental, se fait régulièrement parasiter par le dangereux Big George. On l’aura compris, Burroughs n’est pas loin non plus, pas plus que Dick (mais comme Dick est toujours partout…).

Contenant les ferments de l’œuvre à venir, et notamment de ce chef-d’œuvre sans pareil qu’est Central Europe, Les Anges Radieux est un bouquin riche et difficile, la mauvaise porte d’entrée sur l’univers de Vollmann, un passage obligé pour qui y est déjà installé, un roman qu’il faudra savoir digérer longtemps. Mais comme tout travail mérite salaire…

Techno Faërie

Avec sa belle couverture entremêlant le lierre et les câbles, le livre se présente au lecteur comme un grimoire mystérieux, sans visage mais pas sans âme. Techno Faerie est divisé en deux parties. La première propose des histoires et des personnages, l’autre déplie toute une galerie d’illustrations accompagnées de fiches – différents types de fées, anciennes ou nouvelles, remises au goût du jour ou inventées par Sara Doke.

Auteure et traductrice, présidente du prix littéraire Julia Verlanger, Sara Doke nous vient de Belgique et compte à son actif de nombreuses nouvelles. Techno Faerie perpétue une œuvre multiforme et sincère ayant toujours eu des racines dans les légendes et des branches tournées vers l’avenir.

Passé cette première originalité, on rentre dans le livre non sans quelques questions : s’agit-il d’un roman, d’un guide touristique, d’un compte-rendu de promenade sous hypnose dans les jardins de la fée Morgane ? Le mystère s’éclaircit à mesure qu’on progresse dans sa lecture. L’histoire commence par un monologue. Le ton est direct et frais. Il laisse planer le doute et donne envie de continuer. L’aventure change de style et de ton dans le deuxième chapitre, qui raconte une fugue de jeunes Goonies. Du monde féérique, ils décident de partir à la découverte de notre bon vieux quotidien de macadam et de vilains lampadaires. Viennent les troisième et quatrième chapitres, et à chaque fois style et forme changent : articles de journaux, interviews, lettres, nouvelles, l’auteure varie les plaisirs tout en gardant un fil directeur.

Ce fil, composé de sève et de jus électrique, d’écorce et d’octets, raconte l’invasion de notre monde par les fées qui, après de longues années recluses dans leurs forêts, décident de venir nous chatouiller les doigts de pieds. Sous le vernis de l’aventure se cachent ainsi d’éminentes questions et de fulgurantes envolées.

L’influence d’André-François Ruaud (éditeur aux Moutons électriques) pour la classification et la passion de Pierre Dubois (docteur en elficologie…) se ressentent, sans trop dévorer d’espace pour autant. Le jeu de rôle Changelin (White Wolf Publishing) est peut-être aussi de la partie. Ce livre est un cabinet de curiosités qui se serait fait envahir par une salle informatique. Un reproche, toutefois : sa trop large étendue. Ainsi, l’histoire se perd parfois dans les explications au détriment de l’intensité. Sans oublier le décalage, qui, s’il fait l’originalité de l’œuvre, peut dérouter.

Terminons sur une note fleurie et saluons les illustrations venues de tous les horizons : de Philippe Caza à David Calvo (si si !). Féru d’aventures trépidantes et de narration TGV, passez votre chemin : il convient d’avoir le temps de laisser pousser ses pensées pour goûter semblable ouvrage.

Une bien étrange compagnie

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le monde est frappé par une terrible épidémie. Le virus Wang tue d’abord des millions, puis des milliards d’êtres humains.

« Et la mer s’en est allée pour de bon. » (page 9)

En 1951, Jean habite seul dans le village désert de Saint-Benoît, en Normandie. Il vit dans une belle maison, hanté par ses souvenirs, notamment ceux de sa femme Éléonore, qui lui manque, tant sur le plan intellectuel que physique. Une frustration sexuelle que Jean transforme en poèmes, plus ou moins maladroits. Un jour d’hiver, des hommes armés débarquent à Saint-Benoît : des étrangers. Ils viennent de l’est, ils ont traversé les ruines paisibles de l’Europe et se dirigent vers Nantes, où il leur reste à accomplir une obscure mission d’espionnage. Bien malgré lui, Jean se retrouve embarqué dans une aventure qui le dépasse.

Une bien étrange compagnie débute comme un roman post-apocalyptique « classique », à l’ancienne, disons, et évoque immanquablement La Terre demeure de George R. Stewart. Avec l’arrivée du Moldave et de ses soldats d’infortune, le récit glisse lentement vers l’espionnage (plus John Le Carré qu’OSS 117), avant le salto final où, tête la première, le tout plonge dans l’océan des possibles, celui sans limite de l’uchronie (avec une guest star de poids !). Ce qui séduit ici, en tout premier lieu, c’est l’écriture poétique de l’auteur. On pense à Gracq, Hugo, Giono, une certaine « qualité française ». Un beau style, agréable, au vocabulaire choisi, qui sert une histoire simple mais peuplée de personnages forts, aux questionnements profonds, parfois philosophiques. Vient ensuite une seconde couche, historique, qui fleurit en une théorie de notes aussi roborative que séduisante, dimension uchronique qui prend peu à peu de l’ampleur.

On aimerait conseiller sans réserve Une bien étrange compagnie… malheureusement, il faut bien reconnaître que ce roman n’a pas été édité (alors que ses plus gros défauts auraient pu être facilement gommés : la scène à l’OMS, inutile, le poème de trop). On se permettra aussi de grogner contre un prix de vente, 25 euros, totalement abusif.

Au final, Une bien étrange compagnie est un premier roman très séduisant qui manque de peu l’excellence. Il parlera bien davantage aux amoureux d’Histoire qu’aux fans de Mad Max 2 (malgré deux ou trois belles scènes d’action et/ou de tension, crues et réalistes). Il est fort à parier que chez un éditeur spécialisé, l’arrivée de Thierry Cladart en terres d’Imaginaire serait passée nettement moins inaperçue.

Annihilation

La Zone X. Un endroit dangereux. En expansion. De nombreuses expéditions s’y sont perdues, parfois corps et âmes. Certains de ces explorateurs sont réapparus chez eux, on ne sait trop comment, différents, puis sont morts quelques mois plus tard, terrassés par un cancer foudroyant. D’autres se sont suicidés ou ont disparu sans laisser de trace. Une douzième expédition est envoyée dans la Zone X, composée de quatre femmes. La Psychologue mène. La Biologiste observe, enquête et raconte. Aucune de ces scientifiques n’aura jamais de prénom.

Annihilation est le premier volume de la trilogie new weird du « Rempart Sud ». Un livre précédé par une aura pour le moins flatteuse : best-seller aux USA, traduit dans vingt-quatre langues et en cours d’adaptation cinématographique par Alex Garland (l’auteur du très bon La Plage, à qui on doit la bonne surprise cinématographique Ex Machina).

Pour le lecteur qui ne connaît rien à la science-fiction des pays de l’Est (ou a fortiori qui ignore tout de la SF), Annihilation est un choc alangui, une découverte envoûtante. Malheureusement, pour le lecteur qui a lu et apprécié Stalker des frères Strougatski et Solaris de Stanislas Lem, Annihilation apparaît avant tout comme une étrange tambouille américaine, un bancal remix de deux chefs-d’œuvre de la science-fiction mondiale. Et il est difficile d’être un dieu de faire abstraction de cet aspect « gênant ». Les scènes dans la zone rappellent Stalker (mais Stalker était avant tout une histoire d’hommes, alors qu’Annihilation est avant tout une histoire de femmes), la description des relations difficiles de la Biologiste avec son mari, revenu différent de la zone X, nous ramènent à Solaris et à son discours filé sur l’impossibilité pour deux espèces étrangères de communiquer autrement que de façon détournée et oblique. Pour l’observateur extérieur, l’homme et la femme ressemblent alors à s’y méprendre à deux espèces étrangères… Paradoxalement, alors que l’ouvrage est traversé d’horreurs et de merveilles (comme dans les meilleures nouvelles de Lovecraft), c’est l’aspect mainstream qui s’impose comme le plus réussi dans le roman. On tombe sous le charme des souvenirs de la Biologiste et on s’ennuie doucement dans cette zone X, ce désert des Tartares aux règles trop floues. Autre écueil, et pas des moindres, le roman alterne passages extrêmement littéraires (les flashbacks) et passages quasi-scénaristiques calibrés pour une adaptation audiovisuelle.

Annihilation, qui a valu à Jeff Vandermeer une reconnaissance mondiale, est un premier acte, presque une introduction à la zone X. On attend maintenant les deux tomes suivants, pour voir si l’auteur s’affranchit avec brio de ses pesantes figures tutélaires : Stalker et Solaris – deux orages venus de l’Est encore bien vaillants qui font d’Annihilation un pétard à moitié mouillé.

Vostok

S’inscrivant dans l’univers déjà dessiné par Anamnèse de Lady Star, le science-fictionnel Vostok projette ses lecteurs et lectrices dans un futur aussi proche que sombre : se déroulant au mitan du XXIe siècle, il participe de la même géopolitique du chaos que celle campée par Anamnèse de Lady Star. Dans le Chili où débute Vostok, le gouvernement est réduit au rôle de supplétif dans la lutte opposant sur son territoire le Cartel et la Fédération andine. Cette dernière est une déclinaison futuriste des guérillas sud-américaines contemporaines. Les Andins fondent leur redoutable pouvoir sur un terrorisme high-tech combinant, entre autres innovations, d’énormes drones bombardiers et le « Vault, un système de communication décentralisé, sécurisé, présent dans le monde entier ». Quant au Cartel, il constitue une version pareillement upgradée des mafias actuelles. Tenant plus de la firme transnationale que du syndicat du crime, il tire lui aussi sa puissance inédite de sa maîtrise des avancées technologiques imaginées avec soin par Laurent Kloetzer. C’est donc en toute logique que l’espace numérique forme un champ de bataille essentiel dans la guerre entre ces révolutionnaires et ces truands 3.0. Juan Albornoz – un jeune mais déjà très redouté lieutenant du Cartel – s’efforce ainsi d’obtenir le code d’accès au Vault des Andins pour en prendre le contrôle. Une entreprise qui emmène ce caïd des antipodes encore un peu plus loin au sud. Puisqu’il doit chercher la clef informatique du darknet de la Fédération en Antarctique – une contrée déjà parcourue par quelques grands de l’Imaginaire tels Edgar Allan Poe, Jules Verne, Howard Phillips Lovecraft, René Barjavel ou plus récemment Alan Moore… Là-bas se trouve Vostok, un complexe scientifique russe déserté de longue date. La base repose sur trois mille mètres de glace sous lesquels se tapit un lac souterrain, recélant lui-même une bactérie unique au monde. Le code génétique de l’organisme endémique a inspiré à Veronika Lipenkova – une ex-chercheuse de Vostok ralliée à la Fédération andine – le mot de passe du Vault. Or la Russe a emporté dans la mort la formule du génome bactérien, contraignant le truand chilien à aller la récupérer à Vostok même. Mais rien ne se passe comme prévu après que Juan et son équipe ont rallié ces extrêmes confins du monde… Le techno-thriller futuriste qu’est d’abord Vostok se mue dès lors en survival polaire dont la tension paranoïaque fait irrésistiblement écho à celle de The Thing, le maître-film de John Carpenter. D’une forte rigueur descriptive quand elle évoque l’emprise destructrice de machines nouvelles sur Valaparaiso, l’écriture de Laurent Kloetzer dépeint avec une identique précision les corps et les psychés de ses personnages prisonniers du désert austral. Le romancier s’attache plus particulièrement aux sensations de Leo, la jeune sœur de Juan, en réalité l’héroïne de Vostok. L’homme du Cartel l’a emmenée en Antarctique en guise de « porte-bonheur ». Heureuse intuition. Seule Leo s’avère à même de percer les nombreux mystères de Vostok. Le Vault et la bactérie polaire ne forment, en effet, que le sommet immédiatement visible de l’énigmatique iceberg science-fictionnel dessiné par Laurent Kloetzer avec Vostok. Épaulée dans sa quête par un « Ghost » – une entité virtuelle aux formes humanoïdes, capable de lire dans le passé –, l’adolescente se transforme peu à peu en une manière de chamane cyberpunk. Son talent visionnaire se déploiera pleinement lors d’un trip à la fois magique et numérique, constituant l’acmé littéraire de Vostok. Devenant elliptique, adoptant une temporalité éclatée, la narration de Laurent Kloetzer restitue alors avec une force incantatoire certaine le voyage mental de Leo au-delà des apparences glacées de Vostok. Les vérités mises à jour par la (super)héroïne du roman dépasseront de très loin le seul cadre de l’aventure criminelle initiée par Juan. Devenue une femme puissante – Vostok est aussi, et à sa singulière manière, un récit de formation et d’empowerment –, Leo tirera notamment de son extraordinaire expérience de quoi redonner l’espoir à une humanité en proie à la pandémie apocalyptique évoquée dans Anamnèse de Lady Star… Riche d’une séduisante générosité générique, Vostok s’ouvre sous les auspices du polar et de la hard-science pour se clore de manière mystique et hallucinatoire. Un roman qui aurait pu aussi s’intituler 2051, l’Odyssée de la glace

Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman

« Il était une fois un jeune homme du nom de Desiderio qui partit en voyage et fut bien tôt complètement perdu. Quand il pensa avoir atteint sa destination, celle-ci s’avéra n’être que le point de départ d’un autre voyage infiniment plus dangereux que le premier. » Ces quelques lignes des Machines à désir infernales du Docteur Hoffman donnent un aperçu de sa riche substance littéraire – légendaire et ironique, d’une inquiétante étrangeté – ainsi que de sa fascinante intrigue. Paru aux États-Unis en 1972, cet extraordinaire roman est l’œuvre d’Angela Carter. Morte en 1992 à l’âge de 51 ans, la Britannique a composé une œuvre mêlant journalisme, théâtre, poésie, nouvelles (dont « La Compagnie des Loups » adaptée au cinéma par Neil Jordan) et romans. Alliant flamboyance stylistique, puissance imaginative et réflexion politique – notamment féministe –, l’univers d’Angela Carter compte parmi ses admirateurs Jeff VanderMeer. Le praticien et théoricien de la weird fiction a ainsi consacré un essai (inédit en français) aux Machines à désir infernales du Docteur Hoffman, selon lui « le plus beau roman surréaliste des trente dernières années. » Un jugement que le lectorat francophone peut enfin vérifier grâce à la belle traduction qu’en proposent les éditions de l’Ogre. Se déroulant en un temps peu déterminé – le récit semble s’inscrire dans un large XXe siècle – et en des lieux pareillement vagues – l’action se partage entre une Amérique et une Afrique imprécises –, le livre dépeint une version alternative et symboliste de la réalité. Soit un cadre particulièrement propice à l’épanouissement de son intrigue fantastique et métaphorique. Non seulement délirant récit de voyage, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman est aussi le roman d’une guerre rien moins que conventionnelle opposant défenseurs de la rationalité et partisans de l’imaginaire. Ceux-ci sont emmenés par le Dr. Hoffman, inventeur d’une technologie incarnant dans le réel les fruits les plus extravagants de l’imagination. La cible des assauts hoffmaniens – fantasmes authentiquement réalisés ? illusions géniales ? – est une cité simplement nommée « la ville », dirigée par « le Ministre ». Rationaliste intransigeant, le potentat tente de libérer sa cité du « règne arbitraire du rêve. » Parmi ses affidés, le Ministre compte Desiderio qu’il charge d’aller débusquer Hoffman pour le tuer. Mais le protagoniste et narrateur du roman est un agent passablement trouble. Comme le trahit son nom, Desiderio possède un imaginaire fécond, particulièrement en matière amoureuse. À un degré tel que l’incertain agent du réalisme épouse bientôt la cause adverse. Ses incroyables pérégrinations sont autant d’occasions de s’abandonner à la force de l’imaginaire sous son aspect le plus lumineux comme le plus sombre. Les épisodes sadiens – durant lesquels Desiderio fait l’expérience tantôt volontaire, tantôt contrainte de sexualités transgressives et dominatrices – rappellent qu’une fantasmatique puissamment aliénante se tapit parfois dans la psyché. Mais l’imaginaire peut aussi être un formidable outil d’émancipation. Comme lorsqu’il permet à Desiderio de mettre en œuvre le « Je est un autre » rimbaldien en des pages ludiques et libératrices. Enfin, l’imagination est source de beauté. Ce que prouve la forme même du livre par son art de l’image, splendide et luxuriant, ou par sa brillante architecture hybridant, par exemple, le roman gothique, la science-fiction spéculative et le conte philosophique deleuzien. Prodige réflexif et esthétique, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman constitue un singulier et passionnant chef-d’œuvre des littératures de l’Imaginaire.

Bienvenue à Night Vale

Bienvenue à Night Vale est la transposition romanesque de Welcome to Night Vale, un univers initialement développé sur le Net par le biais d’un podcast. Depuis 2012, et à raison de deux livraisons par mois en anglais (www.welcometonightvale.com), Joseph Fink et Jeffrey Cranor pratiquent ce que l’on appelait à l’ère prénumérique l’art de la dramatique radio. Manifestement avec un talent certain, puisque dès 2013 Welcome to Night Vale s’est imposé parmi les podcasts les plus appréciés des internautes étasuniens. Il a depuis touché un public mondial, notamment francophone grâce au site www.valnuit.blogspot.fr. Créé en 2015, ce dernier propose – à l’heure où ces lignes sont écrites – une quinzaine d’épisodes traduits en français par des admirateurs de la série. Grâce au travail (bénévole) de ces « Valnuitains », ainsi que se désignent les fans hexagonaux de Welcome to Night Vale, les non anglophones ont pu prendre l’étrange mesure d’un monde agrégeant quelques-unes des références majeures de l’Imaginaire américain contemporain. Déclinaison fictive d’une Amérique urbaine et provinciale, la localité de Night Vale constitue un évident pendant méridional – la cité est encerclée par le désert – des villes du Maine profond créées par Stephen King. À l’instar de l’auteur de Dead Zone, Joseph Fink et Jeffrey Cranor peuplent leur ville imaginaire de personnages appartenant à la lower middle class. Il en va ainsi de Jackie Fierro et Diane Crayton, leurs deux héroïnes. La première, une jeune femme, tient le mont-de-piété de la cité. La seconde, une mère célibataire dans la trentaine, travaille au service marketing d’une entreprise anonyme. Là encore « kingien », le duo créateur use du fantastique pour métaphoriser les questionnements très humains taraudant leurs protagonistes. Âgée de 19 ans depuis des décennies, Jackie témoigne par son singulier blocage temporel de sa difficulté à accepter de devenir adulte. Quant aux constantes métamorphoses de Josh – le fils de Diane, capable d’arborer une peau orange pâle ou une paire de cornes –, elles incarnent aussi bien les mutations pubertaires que l’angoisse dont se teinte à leur propos le regard parental. Non dénués d’empathie et d’humour, ces portraits psychologiques placés sous le signe de l’insolite forment la part la plus intéressante du roman. Ce dernier convainc en revanche bien moins lorsqu’il emprunte au conspirationnisme ufologique des X-Files ou bien encore au kitsch cauchemardesque de Twin Peaks, deux de ses évidentes sources télévisuelles. Manquant alors de force d’évocation, l’écriture peine à faire style et sens, lors de ces échappées d’inspiration « carterienne » ou « lynchienne ». Désertés par l’ange du bizarre, ces moments à l’extravagance un peu vaine tendent – longueur romanesque oblige – à se répéter de manière bien mécanique. Et au terme de quelques chapitres, l’ennui finit par poindre malgré l’attachement suscité par les figures de Jackie et Diane… Sans doute Joseph Fink et Jeffrey Cranor sont-ils meilleurs dramaturges que romanciers.

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