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La Forêt des Mythagos

Il existe peu de livres-univers, que ce soit dans la S-F ou dans la fantasy ; je parle de véritables livres-univers, où vous n'êtes pas seulement dans un environnement pseudo-parallèle, mais dans un monde absolument autre. Le Dune de Frank Herbert, les Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett, ou encore, bien sûr, Le Seigneur des Anneaux de Tolkien... L'œuvre de Holdstock, La Forêt des Mythagos, fait partie de ceux-là. Comment rendre compte de la fascination qu'exerce sur le lecteur la forêt de Ryhope, génitrice de « mythagos », c'est-à-dire d'images mythiques, qui prennent forme et vie à partir des rêves des êtres humains et viennent bouleverser l'existence de certains d'entre eux ? L'ensemble ne se résume tout simplement pas.

Si l'on veut donner une idée de la matrice du récit — presque comme on donnerait la « trame du mythe » dans une étude anthropologique — , disons que, au départ, un savant du nom de Georges Huxley vit à Oak Lodge, un vieille demeure située sur le domaine des Ryhope, en bordure de la petite forêt qui couvre une partie du Herefordshire. Des phénomènes très étranges semblent s'y produire : un petit bateau, lancé par ses enfants sur le ruisseau qui la traverse, met plus de six mois à réapparaître, et ressort pourtant de là aussi neuf que lors de son lancement. Des créatures diverses rôdent en lisière, alors que d'autres vivent aux limites de votre champ de vision lorsque vous y entrez. Par ailleurs, on ne peut pas toujours pénétrer à l'intérieur de cette forêt : il existe des portes, qui ne sont pas toujours ouvertes. Il faut suivre la trace d'un mythago pour les franchir et, une fois franchies, le temps rejoint celui du « passé mythique », totalement en dehors de celui qui régit le monde des humains. Fasciné par une femme, Guiwenneth, Huxley fait de nouveau appel à son collègue Wynne-Jones pour repartir à l'étude de ce mystère. Il s'enfonce de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps au sein de la forêt, entraînant dans son destin toute sa famille : son épouse, qui vit mal cette « infidélité », mais aussi ses enfants, trop souvent oubliés, qui subiront d'ailleurs tous les deux la même attraction pour les mythagos. Au fil des cinq romans qui constituent le cycle, on saute de génération en génération, parfois vers d'autres familles, mais sans jamais perdre le lien avec l'histoire-source : l'histoire de ce qui a précédé est devenu un mythe en elle-même, qui donne naissance à ses propre mythagos. Ainsi, Tallis, l'héroïne de Lavondyss, que la forêt appelle dès son plus jeune âge, maîtresse des « masques » qui permettent de l'apprivoiser, retrouve-t-elle Wynne-Jones dans son voyage. La Femme des neiges, roman très bref au cœur du cycle, revient à Huxley et ses fils, mais en amont du premier roman, et remet ainsi en question tout ce qui s'est passé dans La Forêt des mythagos. Le même effet est obtenu dans le dernier volet, La Porte d'ivoire, qui reprend une part des événements du premier récit, mais saisi par un autre point de vue. Par deux fois, l'auteur nous invite ainsi à recommencer notre lecture au début, pour comprendre vraiment ce qui s'est passé, si tant est qu'on puisse imaginer, d'ailleurs, qu'il existe un seule version « véritable et pure » de l'histoire de la forêt. Seul Le Passe-broussaille, roman articulé autour du mythe de Gauvain, qui réintroduit le père de Tallis dans l'histoire de Richard et de son fils Alex, semble s'écarter un peu trop de la ligne maîtresse du cycle. Il est « à part », une sorte de quête du Graal pour un petit groupe de personnages, passionnante en soi, mais qu'on sent assez artificiellement rattaché à l'ensemble — une manière de réinterprétation du mythe originel par une peuplade colonisée, si vous voulez, pour ne pas sortir du domaine anthropologique.

Les éléments du mythe de la forêt se croisent donc au fil des pages, soutenus par des références précises aux mythes celtiques. Évidemment, pour un lecteur français, certaines allusions sont légèrement obscures, voire abstraites, ce qui rend la lecture quelque peu difficile. Cependant, malgré certaines longueurs — du genre de celles qu'on peut reprocher à Tolkien dans Le Seigneur des Anneaux — on se laisse entraîner avec les personnages au cœur de la forêt grâce à la puissance évocatrice des descriptions de Holdstock. Et la fin ? Eh bien, tout recommence, ou plutôt tout est là pour être recommencé, comme n'importe quel matériau mythique, disponible pour l'imagination. La Forêt des mythagos est un livre comme un « compagnon », une excursion permanente dans une forêt qui se lit à plusieurs niveaux. Un livre qu'on verrait parfaitement dit à la veillée, raconté à haute voix par un chaman autour du feu rituel.

La présentation qu'a choisie Denoël est parfaitement adaptée à cette image : deux épais volumes, en grand format, où l'on a l'impression d'entrer comme dans un grimoire, et qui semblent aussi long que l'histoire des mythes eux-mêmes. Le premier volume reprend La Forêt des mythagos et Lavondyss et traduit La Femme des neiges. Le second recueille Le Passe-broussaille et ajoute La Porte d'ivoire. En outre, les couvertures de Julien Delval fonctionnent parfaitement et participent à cette invite à l'étrange, au merveilleux, que sont ces deux forts volumes.

Un petit reproche pourtant : dans une intégrale, qui se donne même le souci d'une bibliographie exhaustive en fin d'ouvrage, on aurait pu attendre une préface, même rapide, en tête des romans, voire une postface, enfin quelque chose pour nous parler de l'inspiration d'Holdstock, de ses sources. Parce que, tout de même, un esprit aussi créatif, c'est quelque chose qui fascine...

Quoiqu'il en soit, voici une intégrale à ne pas rater, deux volumes qui rendent hommage à une œuvre majeure qui trouve ici l'espace qui lui faisait défaut. Une initiative éditoriale à saluer et des bouquins à dévorer : que du bonheur, quoi !

La Face perdue de la lune

Un peu plus de 300 pages menées à 300 km/h, voilà comment résumer ce roman. Aucun doute possible : le savoir-faire de scénariste, tant pour la bande dessinée que pour la télévision, de Benjamin Legrand, se fait nettement sentir à travers cette troisième incursion de l'auteur dans le domaine romanesque.

La Lune est devenue, depuis qu'une forme de « Renaissance » sociale et politique sous l'égide de la religion est née sur Terre, un satellite-poubelle où se trouvent rassemblées sous haute surveillance toutes les armes jamais inventées par l'homme. Armes chimiques, nucléaires, bactériologiques... rien n'y manque. Ces armes sont récupérées sur Terre par les « Diggers », puis convoyées, stockées et surveillées par le corps d'élite de ces éboueurs de l'espace, les « Dumpmen ». Teren vient d'obtenir son entrée dans ce corps prestigieux. Juste au moment où quelque chose se détraque dans une des cavernes de la zone Trixie 3 et, coïncidence, alors que deux prêtres-enquêteurs de la N.E.E, sorte de puissance politico-religieuse qui règne sur l'ensemble de la Terre, arrivent sur la Lune accompagnés d'une jeune médium afin d'éclaircir une affaire de trahison potentielle en haut lieu lunaire. Et c'est alors qu'une chose noire sort de ladite caverne de Trixie 3 et sème la pagaille la plus totale parmi les intelligences artificielles et biologiques dans un seul but : détruire, selon la philosophie qui avait présidé à la construction de toutes les armes ici stockées.

Dans une course folle, digne des meilleurs films-catastrophe, les humains, coupés de tout contact avec la planète Terre, luttent contre une « chose », une « présence », simple ombre noire qui plane, image vivante de la Grande Faucheuse, la Mort, le Léviathan, l'Apocalypse, l'Holocauste final de l'Humanité. Au fil du récit se dévoilent les ambitions dictatoriales d'un des membres du triumvirat terrien, au nom transparent de Floda Reltih, clone d'un allemand mort il y a bien longtemps, et qui envisage un règne de mille ans... Naît aussi un très belle relation amoureuse entre la jeune médium et l'entité maléfique, qui, ayant d'abord le pouvoir de prendre possession des humains, se laisse tenter par les avantages de leur conditions, en particulier lorsque le problème de l'amour est en jeu. Et le tour de force, c'est que tout cela se fait sans que de longues tartines sentimentales viennent entraver la marche forcée vers le dénouement. Jusqu'à une fin du texte qui, loin de verser dans le « happy end », laisse au lecteur de quoi réfléchir...

On sent dans ce texte le souffle du space op' un peu à l'ancienne, sans que cela soit le moins du monde péjoratif. Legrand ne se perd pas dans les considérations métaphysiques qui émaillent un roman comme Mars blanche de Brian Aldiss, alors que, si l'on y regarde de près, la situation initiale est la même : une planète (ou un satellite) qui devient dépotoir et se trouve subitement coupé de la Terre. Là où Aldiss en fait une défense de l'Utopie, de la préservation d'un monde, Legrand choisit la voie de l'action pure et dure. Évidemment, la portée philosophique est bien différente, mais c'est, il faut le reconnaître, nettement plus lisible. Par ailleurs, l'insistance répétée sur la « défonce » perpétuelle des Dumpmen et leur langage particulier, extrêmement grossier, apporte, discrètement mais sensiblement, au lecteur un moyen de réfléchir à ce que peut susciter l'isolement d'un ensemble d'humains sur une planète, d'ailleurs de façon plus lucide que dans le roman d'Aldiss. Il convient par ailleurs de préciser que Legrand parvient à expliquer un monde, son passé et son avenir, dans une action qui se déroule en approximativement deux ou trois jours. Et si on tient compte du fait que les protagonistes ne dorment pas pendant cette période, on se rapproche ici d'une des règles de la Tragédie : une seule journée pour l'action. L'unité de lieu, elle aussi, est maintenue : seule la Lune compte. Même chose pour l'unité d'action : une seule lutte, contre une entité noire qui ressemble fort au destin antique. On frôle la tragédie moderne, en quelque sorte, constat qu'on ne peut faire de n'importe quel ouvrage venu — suivez mon regard...

En bref, voici une œuvre attachante et forte qui se lit avec plaisir — pour peu qu'on ne s'offusque pas en matière d'insanités. Legrand apporte, sous couvert de littérature populaire, autant de réflexions sur le monde contemporain que beaucoup d'autres auteurs actuels réputés « intellos ». Et s'il choisit la voie du roman d'aventures S-F, on ne peut que s'en féliciter, tant pour nous, lecteurs, que pour le genre en lui-même.

La Danse des six lunes

Tentons d'être clair — et ce n'est pas gagné d'avance... Bon, allons-y : sur Newholme, une planète régie par un pouvoir religieux ultra-matriarcal, les séismes prennent depuis quelques temps une ampleur inquiétante. L'Inquisitrice, androïde dotée de conscience qui s'assure que les édits de Haraldson — visant à l'égalité des droits de toutes les races — sont respectés sur tous les mondes habités, a vent d'un problème social sur ce monde et y débarque par surprise, accompagnée de deux personnages danseurs recrutés dans la Maison de l'Histoire — organisme qui veille à la conservation des souvenirs de la Terre originelle. Son enquête commence, croisant le chemin d'un apprenti-Chevalier — sorte de gigolo que les femmes de Newholme peuvent s'offrir après dix ans de mariage pour peu qu'elles en aient les moyens. Avec lui, un travesti marin. La conjonction des six lunes approche, avec le risque qu'un monstre mythique, en couvaison sur Newholme, laisse éclore son œuf. Pourquoi est-il là ? Parce que l'entité qui gérait ce monde avant la colonisation a trop bon cœur et l'a recueilli sans penser que l'énergie générée par son accouchement détruirait la planète. Donc, tous les siècles, il convient de calmer le monstre afin de l'empêcher d'entendre ses enfants réclamer le droit de sortir de l'œuf. Normalement, il faut pour cela une danse rituelle. D'où un problème : il y a sur la planète une race que les colons appellent les Invisibles, et qui servent à tous les bas travaux sans avoir le droit de danser, alors que ce sont eux les danseurs sacrés. Sans parler des chorégraphes, qui ont été pourchassés, exterminés pour leur fourrure... Ajoutez à cela une première vague de colons, dont on ne sait pas ce qu'elle est devenue, et le fait que s'il avait pu être prouvé, avant la première colonisation, que la planète était déjà habitée par une forme de vie intelligente, ladite colonisation n'aurait pas pu avoir lieu. Et que, par conséquent, les colons actuels seraient passibles de la peine maximale : l'extermination. Mais pas de panique : Bofusdiaga, l'entité maîtresse du monde, a tout prévu depuis le départ, gérant la naissance et l'hybridation du héros Mouche avec l'un des Invisibles, pour que la planète puisse être sauvée...

Vous avez mal au crâne ? Franchement, moi aussi.

L'imagination de Tepper est débordante, il faut le reconnaître. Mais La Danse des six lunes est une œuvre longue, très longue, trop longue, dont on a du mal à gérer le foisonnement. Le début est extraordinairement prometteur : beaucoup de fils de vies sont commencés, et on se demande comment ils vont finir par se réunir pour tisser un ensemble. Le récit des existences des personnages leur donne une réelle profondeur romanesque, particulièrement attachante. On regrette même que certains soient un peu « bâclés », en raison il est vrai du nombre de personnages qui interviennent et de la longueur, déjà considérable, de l'ouvrage. Mais l'auteur ne reste pas dans la simple psychologie à la Flaubert : le roman est riche en péripéties dignes des Mystères de Paris, auxquelles ne manque même pas l'incarnation du vice, Mrs Mantelby, sorte de partisane sadienne dans ce monde E.T..
Seulement voilà, alors qu'on se dit qu'on tient là un texte qui nous rappelle avec délices les premiers moments de l'Hypérion de Simmons, on est tout à coup très déçu. Mais alors très, très, déçu. On tombe dans la banalité, le commun, pour ne pas dire la niaiserie. D'abord, la fantasy prend largement le dessus sur la S-F, avec un penchant un peu trop prononcé pour l'esthétisme des scènes. Quant au dernier chapitre, alors là, franchement, mieux vaut encore le sauter, excepté pour ceux qui apprécient le roman de gare à la Cartland. C'est à en pleurer — pas de rire, malheureusement... Et puis il convient de faire un sort au personnage de l'Inquisitrice, mélange de R. Daneel Olivaw et de l'Inspecteur Gadget confinant au grotesque. D'autant qu'elle est peu crédible sur le plan scientifique, et que l'auteur s'en contrefiche totalement. Vous situez Destination : Vide de Frank Herbert, et tout le « Programme Conscience » ? Eh bien, ici, l'ensemble est traité en à peu près dix pages. Les scientifiques ont trouvé le moyen de créer une conscience mécanique capable d'être un juge universel et parfaitement juste. Point, à la ligne. Toujours au rayon des reproches : on soulignera l'extrême récurrence des problèmes d'identité sexuelle : ça confine à l'obsession et soutient la quasi-totalité de l'intrigue. Quant aux révélations successives qui émaillent l'enquête de l'Inquisitrice, elles sont toutes fondées sur le même thème : préserver un système matriarcal et éviter l'extinction de la colonie par le Conseil des Mondes. Difficile, par conséquent, d'être juste avec cette œuvre lancée sur les rails de quelques chefs-d'œuvre pour finalement s'échouer sur les rivages de l'exaspération. On sent bien, avec la maîtrise dont Tepper fait montre au départ, que la fin aurait pu se révéler tout autre... sentiment qui fait un peu plus que gâcher le plaisir de lecture. Au final, Tepper crée un univers d'une belle originalité mais saborde sa création avec un dernier tiers de livre inepte et ridicule. Dommage.

Féerie, la BO 1

Pour patienter d'ici la sortie de Féerie pour les ténèbres, découvrez les deux premiers morceaux de la bande originale des livres, composée par Jérôme Noirez, à écouter en ligne ou à télécharger gratuitement !

Razzies 2010

En attendant le palmarès 2011 des Razzies, à découvrir le 19 janvier dans le Bifrost n°65, voici les Razzies 2010, à lire ou relire (pour en rire ou non) sur le blog Bifrost !

La Parabole des Talents

[Critique commune à La Parabole du semeur et La Parabole des Talents.]

Lauren Olamina se serait satisfaite d'une existence paisible, faite de livres et de jardinage. Peut-être alors aurait-elle pu suivre la voie tracée par son père, professeur d'université et prêtre baptiste. Mais le monde où elle vit ne le permet pas. Nous sommes en 2024, et le réchauffement global a transformé la Californie du Sud en désert encore urbanisé, mais ravagé par une criminalité totalement incontrôlable qui n'épargne que des îlots de normalité. Les Olamina vivent dans un de ces îlots, un petit quartier à l'abri de murs hâtivement édifiés et des armes à feu que chacun apprend à manier dès son plus jeune âge. Mais toute expédition à l'extérieur est source de danger, et on ne peut pas résister indéfiniment aux multitudes qui peuplent la rue et aux drogués dont le produit de prédilection pousse à une pyromanie cataclysmique.
Lauren sait qu'elle sera un jour jetée sur les routes avec le flot des réfugiés qui essaient, au péril de leur vie, de trouver un sort meilleur plus au Nord. Elle se prépare, à la fois en apprenant les méthodes de survie et en inventant (en découvrant, insistera-t-elle) une religion nouvelle. Ou une philosophie nouvelle, puisque Dieu n'y est plus personnalisé : Dieu est le Changement, tout simplement, et le devoir de chacun est d'accepter cette réalité et d'apprendre à façonner le changement autour de lui.
Butler joue ici la partition d'une anti-Orson Scott Card. Comme dans la série de Basilica, une famille autrefois riche est forcée à l'exil et doit s'en remettre à un de ses enfants pour servir de guide au nom d'une religion nouvelle. Mais la cellule familiale de Lauren explose à l'occasion de l'exode, et Butler a sur la religion et l'autorité des vues bien différentes de celles de Card. Le père lui-même de Lauren, en dépit de ses multiples qualités humaines, incarne l'échec des théories paternalistes sur la famille et la religion : c'est la violence dont il fait preuve pour tenter de remettre son fils Keith dans le droit chemin qui précipite la chute (morale, et physique) de ce dernier. Et quand Lauren prend la route, elle recompose des familles avant de composer la sienne, en accueillant tous les cas de figure : couples avec des enfants biologiques ou adoptés, lesbiennes, mixité raciale, différences d'âge… la volonté de survivre ensemble, de refuser la violence ambiante, prime sur tous les préjugés.
À la fin de La Parabole du Semeur, Lauren a réussi à stabiliser une petite communauté. La Parabole des Talents présente une structure dramatique parallèle à celle du premier volume : un début relativement calme, traversé de péripéties ; une catastrophe-pivot, la destruction du cadre de vie — à l'exil du premier volume répond l'asservissement sur place et un difficile retour à la vie, conclu ici par une mise en abîme avec une avance rapide de quelques décennies montrant Lauren à la fin de sa vie, et le devenir de la religion qu'elle a fondé. Mais ce sont les pages centrales, les plus terribles, qui sont les plus marquantes. L'esclavage figurait déjà dans La Parabole du Semeur : menace périphérique sur l'adolescence de Lauren sous les formes encore lointaines de la prostitution ou du sort des employés enchaînés à leur employeur par une dette sans cesse croissante. Là, il touche Lauren et les siens de plein fouet, avec tortures, négation de la personnalité, dispersion des familles… Butler avait déjà mis en scène l'esclavage dans son contexte historique (Liens de Sang), mais ici elle le fait renaître dans un XXIe siècle terriblement proche.
Car ce roman se distingue en décrivant un effondrement de la société qui n'est pas tant un contraste avec le système contemporain qu'une extrapolation de ses côtés les plus désastreux. L'État fédéral américain ne disparaît jamais ; il abandonne simplement de vastes portions de son territoire et de sa population aux mains d'une délinquance incontrôlée, de milices ou de compagnies sans scrupules. Et quand il reprend du poil de la bête, c'est pour adopter un style fasciste bigot et persécuter à nouveau les citoyens — et principalement les plus basanés, cela va de soi.
Butler s'engage ici franchement sur des thèmes qui lui tiennent à cœur (féminisme, discrimination raciale). Avec d'autant plus de force que la narratrice et protagoniste est par certains aspects proche de son auteur. Elle ressent l'envie irrésistible d'écrire ; elle est grande et d'aspect plutôt masculin, et n'a aucune envie de se cantonner au rôle de petite fille soumise. Si le chemin de Lauren la conduit à la reconnaissance pour la postérité, il passe par tant de souffrances qu'elle aurait peut-être préféré mener une vie ordinaire…
Autant La Parabole des Talents que La Parabole du Semeur sont des livres passionnants, écrits dans un style sans ostentation qui ne laisse pourtant jamais le lecteur en répit, nourris par un humanisme sans faille et un sens dramatique aigu.

La Parabole du Semeur

[Critique commune à La Parabole du semeur et La Parabole des Talents.]

Lauren Olamina se serait satisfaite d'une existence paisible, faite de livres et de jardinage. Peut-être alors aurait-elle pu suivre la voie tracée par son père, professeur d'université et prêtre baptiste. Mais le monde où elle vit ne le permet pas. Nous sommes en 2024, et le réchauffement global a transformé la Californie du Sud en désert encore urbanisé, mais ravagé par une criminalité totalement incontrôlable qui n'épargne que des îlots de normalité. Les Olamina vivent dans un de ces îlots, un petit quartier à l'abri de murs hâtivement édifiés et des armes à feu que chacun apprend à manier dès son plus jeune âge. Mais toute expédition à l'extérieur est source de danger, et on ne peut pas résister indéfiniment aux multitudes qui peuplent la rue et aux drogués dont le produit de prédilection pousse à une pyromanie cataclysmique.
Lauren sait qu'elle sera un jour jetée sur les routes avec le flot des réfugiés qui essaient, au péril de leur vie, de trouver un sort meilleur plus au Nord. Elle se prépare, à la fois en apprenant les méthodes de survie et en inventant (en découvrant, insistera-t-elle) une religion nouvelle. Ou une philosophie nouvelle, puisque Dieu n'y est plus personnalisé : Dieu est le Changement, tout simplement, et le devoir de chacun est d'accepter cette réalité et d'apprendre à façonner le changement autour de lui.
Butler joue ici la partition d'une anti-Orson Scott Card. Comme dans la série de Basilica, une famille autrefois riche est forcée à l'exil et doit s'en remettre à un de ses enfants pour servir de guide au nom d'une religion nouvelle. Mais la cellule familiale de Lauren explose à l'occasion de l'exode, et Butler a sur la religion et l'autorité des vues bien différentes de celles de Card. Le père lui-même de Lauren, en dépit de ses multiples qualités humaines, incarne l'échec des théories paternalistes sur la famille et la religion : c'est la violence dont il fait preuve pour tenter de remettre son fils Keith dans le droit chemin qui précipite la chute (morale, et physique) de ce dernier. Et quand Lauren prend la route, elle recompose des familles avant de composer la sienne, en accueillant tous les cas de figure : couples avec des enfants biologiques ou adoptés, lesbiennes, mixité raciale, différences d'âge… la volonté de survivre ensemble, de refuser la violence ambiante, prime sur tous les préjugés.
À la fin de La Parabole du Semeur, Lauren a réussi à stabiliser une petite communauté. La Parabole des Talents présente une structure dramatique parallèle à celle du premier volume : un début relativement calme, traversé de péripéties ; une catastrophe-pivot, la destruction du cadre de vie — à l'exil du premier volume répond l'asservissement sur place et un difficile retour à la vie, conclu ici par une mise en abîme avec une avance rapide de quelques décennies montrant Lauren à la fin de sa vie, et le devenir de la religion qu'elle a fondé. Mais ce sont les pages centrales, les plus terribles, qui sont les plus marquantes. L'esclavage figurait déjà dans La Parabole du Semeur : menace périphérique sur l'adolescence de Lauren sous les formes encore lointaines de la prostitution ou du sort des employés enchaînés à leur employeur par une dette sans cesse croissante. Là, il touche Lauren et les siens de plein fouet, avec tortures, négation de la personnalité, dispersion des familles… Butler avait déjà mis en scène l'esclavage dans son contexte historique (Liens de Sang), mais ici elle le fait renaître dans un XXIe siècle terriblement proche.
Car ce roman se distingue en décrivant un effondrement de la société qui n'est pas tant un contraste avec le système contemporain qu'une extrapolation de ses côtés les plus désastreux. L'État fédéral américain ne disparaît jamais ; il abandonne simplement de vastes portions de son territoire et de sa population aux mains d'une délinquance incontrôlée, de milices ou de compagnies sans scrupules. Et quand il reprend du poil de la bête, c'est pour adopter un style fasciste bigot et persécuter à nouveau les citoyens — et principalement les plus basanés, cela va de soi.
Butler s'engage ici franchement sur des thèmes qui lui tiennent à cœur (féminisme, discrimination raciale). Avec d'autant plus de force que la narratrice et protagoniste est par certains aspects proche de son auteur. Elle ressent l'envie irrésistible d'écrire ; elle est grande et d'aspect plutôt masculin, et n'a aucune envie de se cantonner au rôle de petite fille soumise. Si le chemin de Lauren la conduit à la reconnaissance pour la postérité, il passe par tant de souffrances qu'elle aurait peut-être préféré mener une vie ordinaire…
Autant La Parabole des Talents que La Parabole du Semeur sont des livres passionnants, écrits dans un style sans ostentation qui ne laisse pourtant jamais le lecteur en répit, nourris par un humanisme sans faille et un sens dramatique aigu.

La Folie de Dieu

Au début du XIVe siècle, Ramon Llull a déjà derrière lui la plus grande part de son œuvre de polygraphe — poète, philosophe, romancier, logicien, théologien, en latin, en arabe, et en catalan (il est considéré comme le fondateur de l'emploi littéraire du catalan). Mais la curiosité, et le désir de convertir les infidèles par la démonstration logique de la véracité de la religion catholique, le poussent sans cesse à voyager. Il se rend à Byzance à l'invitation de son compatriote Roger de Flor, chef des mercenaires almogavars, qui s'apprête à épouser une nièce de l'Empereur. Mais surtout, Roger a besoin d'aide pour partir à la recherche du mythique royaume du prêtre Jean. L'existence de ce bastion chrétien et d'une richesse fabuleuse au milieu des territoires infidèles pourrait n'être que légende, et pourtant des siècles auparavant ses envoyés auraient sauvé Constantinople d'un premier siège par les musulmans. Les croisés ayant perdu leurs dernières têtes de pont en Palestine, et l'Anatolie grouillant de Turcs, l'expédition affronte des dangers de toute sorte et se réduit vite à un petit groupe, Roger et ses almogavars retournant à Constantinople pour régler leurs comptes avec leurs commanditaires grecs. Ramon Llull, lui, continue vers Samarcande…

Ce roman adopte la structure d'une histoire de monde perdu — le dangereux voyage de découverte, la réception dans la Cité secrète et utopique, la lutte contre un péril tout aussi surprenant qui pèse sur la Cité, et le retour final au monde ordinaire, sans espoir de jamais revoir la Cité. Avec une inversion d'importance — les mondes perdus de la littérature populaire du début XXe ramenaient jusqu'au présent des reliques du passé parfaitement conservées (ainsi Tarzan pouvait affronter des Romains, ou le Professeur Challenger des dinosaures). La cité d'Apeiron, qu'atteignent Llull et ses compagnons après force tribulations, a poursuivi la voie matérialiste ouverte par Aristarque de Samos, mais rejetée par l'immense majorité des philosophes grecs et totalement étouffée pendant des siècles par l'aristotélisme officiel de la chrétienté. En conséquence, le développement technologique des Apeironites — et par suite, point plus litigieux, leurs conceptions morales — les rapprochent considérablement du monde occidental actuel. Même si leur force motrice de prédilection est la vapeur (fans de steampunk, prenez note) avec cependant pour combustible le pétrole des environs de la Caspienne. C'est donc la vision du monde rationaliste, mais médiévale, de Llull, qui est confrontée à la modernité d'Apeiron. Et aussi à la réalité de la présence du Mal sur Terre, dans les passages les plus S-F du livre.

De quoi faire du « Docteur Illuminé » (dont les œuvres furent effectivement condamnées par le Pape quelques décennies après sa mort en 1316) un gibier d'Inquisition, et le récit est présenté comme une déposition écrite de Llull devant les enquêteurs du Sacré Collège, tenue secrète et relue des années plus tard par Nicolau Eimeric (le célèbre Inquisiteur d'Aragon nous étant ici désigné sous une graphie catalane plus moderne que celle qui apparaît dans les œuvres de Valerio Evangelisti). La comparaison est inévitable, et force est de constater qu'en dépit de ses tourments intérieurs (sa vocation et sa passion pour l'étude sont obscurcis par le péché originel d'une passion extra-maritale et de l'abandon de sa famille : le Docteur Illuminé avait connu une vie tumultueuse), le Ramon Llull d'Aguilera n'a pas la démesure morale et dramatique de l'Eymerich d'Evangelisti ; et La Folie de Dieu passe beaucoup plus de temps en batailles sans cesse plus spectaculaires qu'en interrogations existentielles. Mais nous avons là un très bon roman d'aventures, servi par le choix fort documenté d'une époque, de personnages historiques et de lieux peu connus et fascinants — fin de l'Empire Byzantin et dernières croisades, Llull et les almogavars, Asie centrale traversée par les influences helléniques, persanes et turques. À lire.

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