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Dans la maison au coeur de la forêt profonde

Quatrième volet du « Dark America Quartet », Dans la maison au cœur de la forêt profonde apporte une touche fi­nale au portrait sombre que l’écrivain Laird Hunt dresse de l’Amérique. Après le déchirement de la ségrégation raciale (La Route de nuit), les ravages de la Guerre de Séces­sion (Neverhome) et l’iniquité intrinsèque de l’esclavage (Les Bonnes gens), l’auteur remonte à l’époque coloniale, peu avant le procès des sorcières de Salem. Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui des contes, et une atmosphère qui réjouira sans aucun doute les fans de The Witch de Robert Eggers – ils sont légion chez les lecteurs de Bifrost – on s’attache aux pas de Goody, une épouse de bonne famille, puritaine et travailleuse, comme il se doit à cette époque. Du moins, si l’on se fie aux apparences, car il s’avère assez rapidement qu’en parfaite narratrice non fiable, la jeune femme s’y entend pour taire certains faits et enrober son récit d’une bonne dose d’incertitude, el­lipses y comprises. Partie cueillir des baies sauvages à l’orée de la forêt, elle abandonne ses souliers sur les bords de l’eau vive d’une rivière, avant de plonger sous les frondaisons forestières, laissant derrière elle le confort et la sécurité du foyer pour s’abandonner à l’inconnu et ses dangers. Faisant fi des loups, des bêtes sauvages et autres natifs des lieux, elle s’enfonce au plus profond de la sylve, à la poursuite d’une petite fille habillée en jaune, plus par soif de liberté que par défi d’ailleurs. Elle ne tarde pas à s’y perdre, comptant sur sa bonne étoile et le hasard des rencontres pour assurer son salut, dans tous les sens du ter­me. Loin d’être déserte, la forêt semble en effet le refuge de nombreux habitants, essentiellement des femmes. D’abord Capitaine Jane, une amazone chasseresse ne craignant pas de porter secours aux égarés. Puis Eliza, une ravissante et joyeuse hôtesse, qui en plus du gîte et du couvert, lui offre son amitié sans compter. Enfin, une vieille femme, acariâtre et inquiétante, parfaite in­carnation de la sorcière. En leur compagnie, Goody en vient à reconsidérer sa condition de mère et d’épouse, se demandant même si elle s’est vraiment perdue et si elle ne cherche pas, plus simplement, à échapper à un destin funeste.

Avec Dans la maison au cœur de la forêt profonde, Laird Hunt s’approprie les ressorts et motifs du conte horrifique, distillant de façon subtile l’angoisse et le malaise. Au fil de l’errance de Goody, des pérégrinations à proprement parler cauchemardes­ques, l’auteur brouille, non sans malice, les contours tangibles du réel, déclinant un récit em­preint de réalisme magique. En franchissant la lisière de la forêt, on s’affranchit ainsi du cadre prosaïque de l’Amérique coloniale, pénétrant dans les contrées symboliques du rêve et de l’inconscient. Jouant avec les ambiguïtés de la narratrice, Laird Hunt ajuste progressivement les différentes pièces d’un puzzle dont on ne perçoit le fatalisme cruel de la figure d’ensemble qu’au tout dernier moment. Mais, au-delà de l’atmosphère fantastique et des sortilèges d’une forêt hantée par des créatures inquiétantes, se dessine aussi une histoire de femmes en colère, des femmes dé­cidées à s’émanciper, quitte à verser dans la sauvagerie et à flirter avec le mal absolu.

On ressort donc du roman de Laird Hunt quelque peu déstabilisé, convaincu du potentiel transgressif des contes, mais aussi envoûté par l’interprétation glaçante et mé­morable que nous en livre l’auteur. Bref, une lecture vivement recommandée.

L'Architecte de la vengeance

Lauréat du World Fantasy Award et du New England Book Award for Fiction pour la présente novella, Tochi Onyebuchi fait une entrée brutale dans la collection le département dirigé par Gilles Dumay, qui revient pour l’occasion en préface sur sa résolution de ne publier que des romans. Or, comme il l’avoue dans l’avant-propos, difficile de résister à la force de L’Archi­tecte de la vengeance, dont la prose, ici restituée par Anne-Sylvie Homassel sans en affaiblir l’énergie, confine à la puissance d’une grenade de désencerclement. D’où ladite novella chez AMI.

Le texte de l’auteur américain d’origine nigériane oscille entre le fantastique et la dystopie, nous immergeant au cœur de ce qu’on appellera poliment la question noire nord-américaine. Un sujet d’affrontement remontant au moins à la période de l’esclavagisme. De cette époque, les Afro-américains ne semblent pas vraiment sortis, même si l’élection de Barack Obama a entretenu un temps l’illusion d’une issue optimiste. Le racisme systémique de la société américaine, la méfiance latente des blancs à l’encontre de la population noire, le cercle vicieux de la criminalité entretenu par les gangs et les violences policières récurrentes ont eu beau jeu de les ramener à la réalité de leur con­dition. Un contexte propice à la désespérance et aux flambées de violence émaillant une histoire des États-Unis passablement chargée sur ce point. Kev, le Riot Baby donnant son titre à la novella outre-Atlantique, est ainsi né durant les émeutes ayant suivi l’acquittement des policiers lyncheurs de Rodney King. L’événement pousse d’ailleurs sa mère et sa sœur, Ella, à quitter Los Angeles vers des cieux supposés plus cléments. Pas vraiment le genre du quartier newyorkais de Harlem où elles échouent. En proie à la menace des gangs et aux contrôles intrusifs de la police, Ella ne tarde pas à déraper, contenant de plus en plus difficilement son don pour la prescience et une aptitude à la télékinésie la poussant à décapiter les rats en guise d’exutoire à sa rage incontrôlable. Tiraillée entre les visions funestes que lui procure son ta­lent et les pulsions violentes qui menacent sa raison, elle peine à maintenir la bulle protégeant son frère de la cruauté du mon­de. Son départ entraîne naturellement sa chute. Kev se retrouve interné à la prison de Rikers, où il paie chèrement sa dette à la société pour un cambriolage raté.

L’Architecte de la violence ne partage pas le goût pour la parabole d’Octavia Butler. Il lorgne davantage du côté de Norman Spinrad, voire de N.K. Jemisin, nommément remerciée à la fin du texte. Le roman de Tochi Onyebuchi est animé par une colère sincère, cette colère généreuse défendue par George Orwell dans ses essais. Ce n’est certes pas l’espoir qui taraude l’au­teur américain, ce sentiment inodore et incolore prôné par une foi sourde et muette face aux figures multiples de l’arbitraire, toutes réductibles aux États-Unis à la couleur de peau. De tout cela, L’Architecte de la ven­geance témoigne et bien davantage encore, exprimant une rage sourde dont on ressent le paroxysme tellurique jusqu’au plus intime de ses certitudes. De quoi ressortir sérieusement secoué – ou énervé. De quoi s’interroger sur les motivations de Tochi Onye­buchi. Cela tombe bien, car la novella est accompagnée de deux articles passionnants de l’auteur, à lire en regard de son texte pour comprendre les tenants et aboutissants d’une colère dont le mouvement Black Lives Matter ne semble que la partie émergée.

Inutile de dire que voici une lecture recommandée.

Le Tango des ombres

Le Tango des Ombres est un recueil de cinq nouvelles, dont quatre inédites, qui per­met à son auteur de croiser deux passions, le tango et les littératures de l’Imaginaire.

Dans la nouvelle éponyme, il met en scène un monde post-apocalyptique où l’énergie, devenue rare, ne permet plus à tout un chacun d’avoir accès aux mémoires numériques de notre temps. Seul le régime politique en place peut en user pour maintenir sa terreur, et lutter contre ceux qu’il identifie comme des terroristes. Emilio, enquêteur au C-Sub, sorte de police politique, a pour mission d’in­filtrer un groupe supposé de ces terroristes, qui se réuniraient dans un club pour se livrer à une danse dont tout ou presque a disparu – le tango. Emilio va découvrir conjointement la danse et les motivations de ses pratiquants, jusqu’à une ultime révélation finale sur l’intelligence collective des danseurs. « La Nuit où tu m’aimeras » met en scène un sortilège de séduction construit autour de la figure mythique du chanteur Carlos Gardel. « Candombe » nous entraîne au sein d’une exoplanète sur laquelle se trouvent des ressources naturelles abondantes, dont des arbres-tambours mystérieux et des lianes qui vivent en symbiose avec eux, les capi. Comment la nature de cette planète va-t-elle résister à l’exploitation éhontée qui la me­nace ? Le secret réside dans une mystérieuse vibration du végétal… « Paso Doble » prend sa source dans le nom même de la danse et met en scène un jeune tanguero en prise avec son double sur les pistes de danse. Enfin, « Le Flot » raconte l’histoire de deux scientifiques, un homme et une femme, tous deux amoureux et amateurs de tango, en expédition aux confins du trou noir au centre de notre galaxie, pour tenter de percer le mystère du temps.

Sans surprise, car consacré à la musique et à la danse, ce recueil mêle sensibilité artistique et précision scientifique, sensualité et rigueur de la quête intellectuelle, sans oublier de soigner son rythme en alternant anticipation futuriste et fantastique ancré dans notre monde. Mais il n’était pas aisé de venir à bout de cette gageure consistant à allier un art exigeant et pas toujours facile d’accès à des considérations très modernes, aussi bien écologiques (surexploitation et épuisement de la nature, lien à construire avec elle), politiques (la question du genre, notamment, que pose à sa façon avec tant de justesse le tango, traverse tout le recueil) que scientifiques, telles que l’intelligence artificielle ou encore la gravitation quantique. Le projet de fond, au-delà de la satisfaction personnelle de son auteur de marier ses passions, semble de faire dialoguer des domaines bien trop cloisonnés de nos jours, en montrant comment ils peuvent s’éclairer l’un l’autre, dans une perspective humaniste affichée. La dernière nouvelle, la plus courte, la moins accessible, peut-être, mais aussi à mon sens la plus poétique, illustre cela à merveille en proposant l’exploration de l’inconnaissable par la mise en scène d’un couple de danseurs qui vont se fondre avec l’espace et le temps dans un tango infini…

Pour servir ce projet, la forme joue un rôle primordial, et Jean-François Seignol l’a soignée : tous les récits sont menés de façon très claire, les personnages campés avec ef­ficacité, l’ambiance polar accompagne très judicieusement certains textes. Un volume autant qu’un projet à découvrir !

Rêves de drones et autres entropies

Rich Larson a 30 ans. Il est canadien mais est né au Niger et a beaucoup bourlingué de­puis. Grand rédacteur de nou­velles (sans oublier deux ro­mans inédits, l’un pour un lectorat adolescent, l’autre pour adulte – ce dernier étant an­noncé au Bélial’), Rich Larson est l’une des étoiles montantes de la SF mondiale. Pour preuve, son recueil La Fabrique des lendemains (Le Bélial’) a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire 2021. Rêves de drones et autres entropies est son second recueil. Il est pu­blié par l’éditeur québécois Tryptique, dans une traduction d’Émilie Laramée, et devrait être disponible en France à l’heure où vous lisez ces lignes. Il compte treize textes, dont cinq déjà présents dans La Fabrique des lendemains.

Dans les mondes de Rich Larson, informa­tique omniprésente, réseaux sociaux intrusifs, modification cérébrale et élévation à la Brin sont la norme. On y croise des IA tristes ou devenues presque folles, des vaisseaux organiques en recherche de symbiotes, des consciences numérisées abritées dans des systèmes informatiques ou dans des corps de serfs volontaires poussés à l’effacement de leur individualité par la misère ou le dé­sespoir, sans oublier des aliens meurtriers dans le plus pur style Men in Black. Mais les histoires de Larson ne sont pas que des rêves/cauchemars techniques. On y trouve aussi une grande part d’humanité, que Larson loge à l’interface entre les miracles de la technologie à venir et les contingences et interrogations éternelles de l’humanité – là donc où le wetware rencontre le hardware.

Prospectiviste autant que visionnaire, Lar­son pointe les dérives de notre temps, que la technologie accentue mais qu’elle ne crée pas. De ce point de vue, le premier texte, « Les Quinze minutes de la haine », s’il pouvait sembler déjà vu jusqu’à récemment, pro­voque une étrange sensation lorsqu’il est lu peu de temps après l’affaire Kurt Zouma, ce lynchage twitto-médiatique boursouflé qui suivit la publication de coups portés par le footballeur à son chat. Même représentation d’un réel amplifié avec « Corrigé » et ses thérapies de conversion neuro-administrées, ou le traitement extrême de la pédophilie imaginé dans « Salissure ». On appréciera aussi les désespoirs jumeaux de Cu et Bébé dans « De viande, de sel, et d’étincelles », ou la folle « Soirée en compagnie de Severin Gry­mes ». Dans cet océan de dysfonctionnements sociétaux, l’amour raconté dans « La Petite marchande d’air » fait l’effet d’une bouffée d’air pur, comme celles que vend l’héroïne chanceuse de l’his­toire.

L’ensemble est assurément bon, même s’il contient aussi un ou deux textes anecdotiques. Néanmoins ce recueil souffre de deux problèmes sans doute rédhibitoires. D’abord, il n’est pas traduit en français mais en québécois, ce qui rend certaines pages confuses – voire involontairement drôles. Ensuite, et ce n’est pas lié au québécois, la traduction est balourde et pataude. Elle enlève toute énergie à ces textes et donne l’impression qu’ils sont le fruit des efforts d’un auteur con­sciencieux mais débutant. Dommage. Très dommage.

L'étrange traversée du Saardam

Traverser les mers depuis les Indes néerlandaises jusqu’à Amsterdam au milieu du XVIIe siècle en indiaman (navire de transport avec quelques capacités militaires utilisé par les Anglais et les Néerlandais pour leur com­merce) n’avait rien d’une sinécure : attaques de pirates, incompétence du capitaine, révolte de l’équipage, tempête… Mais si on ajoute à cette liste une malédiction venue des temps anciens, il est entendu que le périple du Sa­ardam devait mal finir. Cependant, malgré tous les signes avant-coureurs, par cupidité ou par fierté, les instigateurs du voyage persistent, jusqu’au désastre.

Bienvenue dans une enquête en huis clos (le navire), avec un nombre limité (mais consé­quent) de protagonistes (et donc, de victimes et de coupables potentiels) et une dose non négligeable de surnaturel qui flotte au-dessus de tout ça. L’auteur, Stuart Turton, un habitué de ce genre de romans à tiroirs (son premier, Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle, avait convaincu de nombreux lecteurs, dont Xavier Mauméjean dans le Bifrost n° 96), veut étonner son public. Pour cela, il multiplie les pistes, à commencer par les fausses. Il aime jouer avec les apparences pour mieux tromper son monde. Et il n’hésite pas à dé­tourner les codes pour les tordre à ses be­soins. Ainsi l’un des protagonistes, Samuel Pipps, détective de renom très comparable dans la description de ses talents à Sherlock Holmes : il est capable de comprendre une intrigue avec un nombre minime d’indices et de déjouer n’importe quel complot. Or, à peine découvert, ce remarquable atout est mis de côté : accusé d’on ne sait quel crime, il passera une grande partie du roman à fond de cale, laissant la place centrale à un ancien soldat au corps gigantesque, sorte de roc inébranlable. En apparence, bien sûr…

On ne peut nier à Stuart Turton un certain talent pour mettre en place une situation et présenter ses personnages sans lasser ni montrer trop les ficelles. On ne peut lui retirer une imagination efficace, ni lui reprocher de narrer des scènes d’action de façon brouil­lonne ou lourde. Tout cela est à mettre à son crédit. En revanche, sa volonté de surprendre à tout prix le pousse souvent vers une intrication excessive de certains nœuds narratifs, ou a contrario vers des facilités dans l’explication des motifs ou des tours de passe-passe qui émaillent son récit. Par ailleurs, Bifrost oblige, force est de préciser que le côté surnaturel, la malédiction d’Old Tom qui sous-tend toute l’histoire, n’est finalement pas au centre du roman. C’est avant tout l’enquête et les liens entre tous ces personnages aux passés mystérieux et lourds de secrets qui dominent. C’est vers sa résolution que portent tous les regards. Pour le reste, pour peu qu’on aime les intrigues à tiroirs, les manipulations, les retournements de situation, les complots, les haines tenaces et les sentiments contraints, et qu’on ne s’attende pas à une claque aussi puissan­te que celle du premier roman de Stuart Turton, s’embarquer pour cette Étrange traversée du Saardam est un choix qui fait sens.

Cité - Métro Paris 2033 T.3

Clap de fin pour la version française de « Métro 2033 » initiée par la version russe de Dmitri Glukhovsky en 2005. Ultime volume de cette trilogie signée Pierre Bordage, Cité finit en apothéose, pres­que au sens propre du terme. Car, comme on le pressentait à la lecture de Rive droite (cri­tique in Bifrost n° 103), l’avenir est en surface. La vie dans les souterrains du métro a atteint ses limites : trop de haines, de passions violentes et contradictoires accumulées mettent en danger les équilibres trouvés au sein des dif­férentes parties du métro parisien, dans les clans aux coutumes diver­ses. Les mutants ont beau user de tous leurs pouvoirs, absorber au maximum les tensions afin de faire redescendre les risques de conflit, on s’approche du seuil fatal où l’humanité terrée dans les tunnels de la capitale française pourrait connaître une crise définitive après avoir survécu à l’apocalypse nucléaire. Mais, bien entendu, difficile de trouver un consensus. Chaque potentat y va de sa rengaine, à base de divinité ou de libéralisme bien senti pour conserver – voire accroitre – son pouvoir. Et ceux qui appellent à sortir de l’obscurité pour retrouver la lumière du jour passent pour des illuminés, des fous. Et ce d’autant plus que les condamnés envoyés à l’extérieur reviennent sous forme de ca­davres atrocement brûlés. La surface n’est-elle donc pas toujours mortelle ? Pourquoi, en ce cas, certains mutants affirment-ils que l’air est redevenu pur, et qu’il est possible de vivre comme avant et non plus comme des taupes ?

Voilà pour l’intrigue principale de ce ro­man. Qui sert, bien sûr, d’écheveau central à une série d’intrigues secondaires dignes de « Game of Thrones », voire, en ce qui concerne les passions humaines, et comme le clame la quatrième de couverture, de cer­taines œuvres de Victor Hugo (enfin, si on veut…). Pierre Bordage ne manque pas d’un certain souffle, il est vrai, et sa maîtrise narrative n’est jamais prise en défaut. D’aucuns lui reprochent d’ailleurs (on en connaît en Bifrosty !) de se contenter depuis bien longtemps d’user de vieilles recettes sans oser se mettre en danger. Possible. Reste que dans cette trilogie, il prouve une nouvelle fois ses qualités de conteur évidentes et son attache­ment à l’humain. Bordage croit fondamentalement à la bonté des individus. Pas tous, il n’est pas naïf à ce point. D’ailleurs, il n’hésite pas à décrire, comme peu savent le faire, des scènes d’une violence et d’une sauvagerie ré­pugnantes. Il met en scène des leaders effroyablement cruels et vénaux, dirigés par leurs seules pulsions égoïstes et morbides. Mais il offre aussi à ses lecteurs des personnages aux intentions plus altruistes, aux moteurs plus nobles. Et cela sans candeur, sans excès de sirop (quoique, peut-être un brin quand il décrit le jeune couple que composent Juss et Plaisance). Il confère à sa fresque une di­mension presque mystique, mais sans réelle religion : les pseudo-croyances sont étrillées tant elles sont le fait de fanatiques ou d’opportunistes. Non, Pierre Bordage croit en la femme et l’homme. En des êtres faillibles, mais ouverts à la culture et aux autres, portés non par des besoins égoïstes, mais par une envie de découvrir autre chose, d’aller plus loin, de progresser. Et la beauté de ce message, porté par une machinerie narrative redoutable, permet de pardonner certaines facilités. Cité clôt dignement un cycle qui, s’il ne marque pas un tournant dans l’œuvre de notre auteur, reste un représentant tout à fait honorable de son savoir-faire doublé d’une lecture véritablement immersive.

Analog/Virtuel

Le changement climatique aidant, les pays ont dû évoluer. Tous ne sont pas parvenu à se sortir indemnes des désastres du ré­chauffement. En Inde, à Bangalore, c’est une société privée, Bell, qui a pris le contrôle. Et a réparti les habitants en trois grands groupes : les 20 % supérieurs, qui ont tous les privilèges et sont les décideurs ; les 70 % du milieu, qui vivent selon les préceptes de Bell, et tentent d’accéder aux 20 % en faisant croître leur indice de rentabilité ; enfin, les 10 % inférieurs, abandonnés à l’extérieur du bouclier de protection érigé autour de la ville, soumis à une chaleur im­placable et à la pauvreté, et dont les membres sont régulièrement « moissonnés », autrement dit tués afin de récupérer leurs organes. Tout le monde est sous la perpétuelle surveillance des machines qui examinent les progrès et les reculs de la Productivité de chacun, décidant ainsi du sort des citoyens.

Pour faire découvrir sa société de l’intérieur, l’autrice fait vivre au lecteur le quotidien de nombreux habitants. La majorité du roman est en fait une série d’histoires plus ou moins courtes mettant en scène des personnages sans lien entre eux (en tout cas au début, car peu à peu, quelques connexions apparaissent, jusqu’au feu d’artifice final) issus de toutes les catégories. Un panorama en mode mosaïque, en somme, de cette so­ciété soumise aux volontés de quelques-uns, portée par le réseau et ses influenceurs/ influenceuses : des hautes sphères des dirigeants des grandes entreprises et des ré­seaux sociaux, tous dirigés vers la productivité et logés dans la partie protégée d’Apex City, jusqu’aux bas-fonds, de l’autre côté du bouclier électrique, du Méridien carnatique, dans le monde des Analogs. Lavanya Laksh­minarayan dresse des portraits variés de personnages divers, mais aux psychologies malheureusement souvent peu originales. Les habitants d’Apex City sont pour beaucoup des stéréotypes déjà vus ailleurs, ce qui donne à sa ville un côté hélas superficiel, et ceci en dépit du mélange des influences de l’autrice qui contrebalance cet aspect factice avec bonheur.

Reste un patchwork pas toujours bien agen­cé, au rythme bancal, mais attachant dans son message et la fraîcheur de certaines figures. Le côté très ancré dans les réseaux sociaux et leurs codes agace par moments, sans pour autant amoindrir le charme d’une histoire touchante. On aurait aimé vibrer davantage pour les tentatives de révolte des Analogs, réduits à l’état d’animaux par des Virtuels confits dans leur supériorité et suant la suffisance par tous les pores. Mais si la promenade manque parfois de structure, elle marque par son souffle différent de la production courante. Pour les curieux.

Les Quatre vents du désir

Les éditions du Bélial’ publi­aient en 2018 le recueil de nou­velles Aux douze vents du monde d’Ursula K. Le Guin (cf. Bifrost n° 91), alors inédit en français depuis sa publication originale en 1975. Poursuivant la mise en lumière de la forme courte dans la production pléthorique de l’autrice célébrée pour ses cycles de romans, l’éditeur réédite cette année le recueil Les Quatre vents du désir, d’abord publié aux États-Unis en 1982, puis sorti en France chez Pocket en 1988. Ces deux recueils ont en commun la particularité d’avoir été établis par l’autrice elle-même, et leur présentation, l’agencement des nouvelles, fournit le regard interne de l’architecte sur une œuvre en construction. Ainsi le choix des textes, dans son éclectisme, se doit d’être lu lui-même comme un geste de création, et une prise de parole de l’autrice par-delà les textes individuels. Pour accompagner ce témoignage à la première personne, cette nouvelle édition s’ouvre sur une magnifique préface de David Meulemans, fondateur des éditions Aux Forges de Vulcain, et grand connaisseur d’Ursula Le Guin, et se referme sur un long entretien mené par Hélène Escu­dié en 2002 dans le cadre de la thèse qu’elle a consacrée à l’autrice. Ces deux contributions à l’ouvrage offrent un paratexte tout à fait exceptionnel, qui éclaire la démarche littéraire et les thématiques qui imprègnent les écrits d’Ursula Le Guin.

Les vingt textes ici regroupés datent de 1974 à 1982. Ils sont organisés suivant six directions et autant de parties constituantes du recueil : Nadir, Nord, Est, Zénith, Ouest, Sud. Très astucieusement, le premier texte donné à lire est « L’Auteur des graines d’acacia », qui, en quelques pages consacrées à la thérolinguistique, c’est-à-dire l’étude du langage des bêtes sauvages, tente une définition de la poésie, et de l’art de la communi­cation. Puis, tout s’y mêle : de la poésie pure (« Premier rapport du naufragé étranger au Kadanh de Derb ») à l’humour potache (« Intra­phone »), de la fable linguistique (« L’Auteur des graines d’acacia ») au récit d’exploration extrême (« Sur »), jusqu’à l’inversion des figures classiques (« Le Récit de sa fem­me »). Mais ce qui frappe le plus à la lecture de ce recueil, c’est la force des récits dystopiques, montrant un futur des plus som­bres (« La Nouvelle Atlantide », « Le Test », « Le Journal de la Rose »). Le lecteur, suivant ses inclinations, ne trouvera pas un intérêt égal à tous ces textes. Il y a une claire volonté de montrer les différents aspects des expérimentations littéraires – et c’est le terme qui s’impose – entreprises par l’autrice. Mais il y a des perles, ces textes qui rendent incontournable le recueil : « Le Test », « Le Journal de la Rose », « L’Œil transfiguré », « Les Sentiers du désir », « Sur ». Ce dernier, récit féministe et humoristique, a d’ailleurs reçu le prix Locus en 1983 – à l’image de l’ensemble du recueil, d’ailleurs. La réédition en grand format de Les Quatre vents du désir s’inscrit dans une activité éditoriale hexagonale plus vaste qui replace Ursula K. Le Guin sur le devant de la scène depuis quelques années. Ce recueil en est l’une des étapes essentielles. En attendant la suite…

Nous sommes les chasseurs

Maison hantée dans le Doubs, possession, créatures extraterrestres malfaisantes, univers parallèles, Xavier Dupont de Ligonnès, loups-garous, sorcières, sacrifices humains, pandémie, meurtres en série, secte apocalyptique, découverte de l’homosexualité mas­culine, cérémonie satanique, pédophilie, énig­mes criminelles plus ou moins célèbres, chuchoteurs (ces citoyens qui vous surveil­lent pour le compte d’un gouver­nement obsédé par le contrôle de sa population) – et l’inventaire est loin d’être clos –, voilà en partie ce que vous trouverez dans ce faux roman faux recueil de nouvelles dont le fil rouge semble être l’actrice Nathalie Wood, qui, sorte de gadget nar­ratif, de balle rebondissante, ap­paraît dans tous les segments, à toutes les époques : jeune, cé­lèbre, pas encore morte, resca­pée du destin tragique qu’elle a connu dans notre monde (noyade accidentelle ? meurtre ?).

Jérémy Fel, dont c’est le troisième roman, après Les Loups à leur porte (2015) et Helena (2018), ne manque pas d’ambition. Il fait parfois preuve, mais pas toujours, d’une maîtrise narrative impressionnante qui le rap­proche de Stephen King, peut-être en un peu plus aride. Mais voilà, boum patatras, Nous sommes les chasseurs est trop long, la multiplication des thèmes et des personnages (certains à peine esquissés, d’autres totalement interchangeables) finit par lasser là où elle avait sans doute l’intention d’impressionner. Arrivé à un peu plus de la moitié (vers la page 400 sur 720) le lecteur commence à s’enliser. Les nom­breux points de repère culturels (David Lynch, évidemment, mais il y a tant d’autres références pop ici et là) apportent une sorte de vernis écaillé, assez peu con­vaincant, qui tombe au sol à me­sure qu’il est appliqué. On re­grettera aussi la référence aux deux précédents romans de l’auteur sous forme de notes de bas de page. Sur le moment, le procédé semble puéril, évoque des béquilles trop courtes, inu­tiles.

Si on peut aisément faire l’éco­nomie de cette lecture harassante, on se permettra toutefois de garder à l’esprit que Jérémy Fel est un auteur à suivre et qu’il n’est pas du tout à l’abri de nous pondre un chef-d’œuvre un jour. En tout cas, il a bien compris quel est le cœur battant de la grande lit­térature : rien de moins que la nature du mal.

On ne félicite pas l’éditeur, qui signe pour l’occasion le texte de quatrième de couverture le plus pourri de l’année.

Le Silence de la cité

En rééditant Le Silence de la cité, paru pour la première fois chez « Présence du futur » en 1981, Mnémos poursuit son travail de remise en avant d’Élisabeth Vonarburg, grande figure franco-canadienne de la SF. Une démarche éditoriale qui avait débuté en 2019 par la réédition du splendide Chro­niques du Pays des Mères (cf. Bifrost n° 98). Ce dernier imaginait une Terre future régie par des sociétés matriarcales, dont la genèse est éclairée par Le Silence de la cité.

S’intercalant entre notre présent et le futur lointain de Chroniques…, Le Silence de la cité débute dans l’une de ces « Cités » enfouies sous la surface d’une Terre ravagée par une apocalypse protéiforme, peuplée d’une humanité ensauvagée et clanique. Organisées à la manière de villes d’une mo­dernité inentamée, ces Cités ont été réservées à une oligarchie politico-économique s’étant ainsi protégée des effets régressifs du Déclin. Sortes de « gated communities » futuristes, entretenus par des androïdes baptisés « ommachs », ces édens souterrains sont autant de laboratoires high-tech. Tel est notamment le cas de la ville abritant Élisa, protagoniste dont le roman suit les pas, de la naissance à l’âge adulte. D’abord subordonnée au confortable et illusoire horizon de l’enfance, la jeune fille que devient Élisa perce peu à peu la nature de l’extraordinaire projet scientifique dont les Cités forment le théâtre occulte. Une entreprise dont Paul – celui-là même qu’Élisa appelle « Papa » – est l’un des principaux maîtres d’œuvre, avec pour prométhéen dessein de libérer l’humanité de la mort. Après avoir compris que le chercheur démiurge l’a destinée à jouer un rôle aussi singulier qu’éminent dans cette quête de l’immortalité, Élisa se dérobe à ce destin génétiquement déterminé. Notamment parce que la fille – ou plutôt le cobaye de Paul – a compris que le rêve d’éternité de Paul se doublait d’un fantasme de toute-puissance. Celui-là même qui mena une première fois l’humanité à sa perte.

Forte des dons dont Paul l’a nantie, les retournant contre lui en un geste d’empouvoirement, Élisa s’engage dès lors dans une aventure libératrice à plus d’un titre. S’aven­turant pour ce faire dans ce « Dehors » où les tribus commencent à se muer en proto-États, Élisa va par son action influer sur cette géopolitique en cours de redéfinition. Tou­jours au nom de son idéal émancipateur, et de retour dans sa Cité natale, elle prend la suite expérimentale de Paul pour concevoir une humanité affranchie de l’aliénation. Mais Élisa sera bientôt contrainte de constater que redessiner le réel n’est pas une entreprise aisée. Douloureusement et par­fois même tragiquement surprenante, la voie ainsi initiée par Élisa amènera à l’avènement du monde féministe de Chroni­ques du Pays des Mères

Tout comme ce dernier, Le Silence de la cité s’inscrit donc dans le registre d’une fiction spé­­culative d’autant plus passionnante qu’elle déploie une ré­flexion d’une fine complexité. Aussi séduisant que Chroni­ques…, Le Silence de la cité convainc toutefois moins quant à sa facture narrative. La faute notamment à des dialogues trop fréquents, rendant le souffle évocateur du Silence de la cité un peu court. Et ce même si l’ouvrage n’est pas exempt de visions ponctuellement saisissantes, telles celles liées aux étranges talents d’Élisa. L’on sera donc in fine tenté de réserver ce Silence de la cité à celles et ceux que passionne l’ample monde de Chroniques du Pays des Mères. Les unes et les autres éprouveront sans doute un plaisir réel à y trouver des réponses à certaines des questions que le maître-ouvrage d’Élisabeth Vonarburg laisse en suspens.

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