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Armageddon Rag

Années 80. Jamie Lynch, impresario-phare et sans scrupule des années 70, est retrouvé chez lui, le cœur arraché, étendu sur une affiche du Nazgûl. La scène rappelle une chanson de ce groupe mythique, qu’interprétait Hobbit, le leader, lorsqu’il s’est fait descendre en 1971, lors du concert de West Mesa. Sandy Blair, ex-contestataire devenu romancier insatisfait, est contacté par le magazine Hedgehog afin d’écrire un article. Sandy a été viré du Hog en 1976, quand la revue underground a dégénéré en publication branchouille. L’auteur accepte, motivé par une curiosité portant à la fois sur le meurtre et le devenir de sa génération, y voyant aussi la possibilité d’écrire « un roman inspiré de la réalité, comme De sang-froid ». Blair embarque à bord de sa superbe Mazda afin de retrouver Gopher, Di Maggio et Faxon, les membres survivants du Nazgûl. Très vite, cette recherche se double d’une quête personnelle, puisque Sandy va croiser ses anciens compagnons de lutte qui, comme lui, ont subi les effets du temps. Entre l’enquête factuelle, les réminiscences nostalgiques et la lucidité au goût amer, le journaliste va très vite comprendre qu’Edan Morse, millionnaire qui jadis finançait de dangereux groupuscules révolutionnaires sous divers pseudonymes, cherche à reformer le Nazgûl au complet.

Initialement paru en 1983, réédité aujourd’hui sous une couverture efficace de Clément Chassagnard, Armageddon Rag est tout sauf un roman nostalgique que l’on rangerait dans une armoire en bois de santal, posé sur une blouse indienne parfumée au patchouli. Si son thème apparent est, pour faire simple, le Flower Power, il ne pouvait être écrit qu’en pleine ère Reagan. Décennie qui a véritablement changé le monde puisqu’elle a instauré pour longtemps l’ère de l’ultralibéralisme. Il y a bien eu victoire de l’Amérique, seulement ce n’est pas celle que d’aucuns préparaient / espéraient. Les pages 211 et suivantes dressent ainsi un constat froid et argumenté d’une génération pour qui tout et trop souriait : « Les années soixante ? Nous étions à côté de nos pompes, des enfants gâtés qui parlaient à tort et à travers, sans rien savoir sur le monde et la façon dont il fonctionne. » Et parce qu’il n’est pas englué dans une mièvrerie nostalghippique, coincé dans la bulle du Yesterday, le roman taille aussi un costume, à épaulettes et manches relevées, aux années 80. A ce titre, Le Dernier magicien de Megan Lindholm, publié trois ans plus tard, parvient exactement aux mêmes effets dans sa description du paupérisme de Seattle et des séquelles du Viêt-Nam. Là où, par contre, des fictions proches formellement d’Armageddon Rag, comme « Whatever » de Richard Christian Matheson, publié dans son recueil Dystopia, ou « Planet of Sound » de Laurent Queyssi et Jim Dedieu paru dans Comme un automate dément programmé à la mi-temps, offrent un rendu séduisant, mais sans véritable objet.

En effet, George R. R. Martin se refuse à décrire une simple forme, quelle qu’en soit sa séduction. Deux détails que l’on pourrait tenir pour secondaires dans la narration illustrent parfaitement cette approche. Tout d’abord la Mazda du héros, à la carrosserie passée au polish, qui acquiert une identité au fur et à mesure que le bordel de boîtiers à cassettes et d’emballages de nourriture envahit l’intérieur. L’automobile devient alors DayDream, compagne d’une road-story. Et puis le triste devenir du magazine Hedgehog, anciennement revue de contre-culture qui s’est transformé en papier toilette glacé, à l’image des bien réels Interview et Rolling Stone. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’un de leurs rejetons à peine viable, Chronic’Art, ait vomi le roman de Martin. Le romancier parle pour dire le rien d’une époque, quand le mag’ tendance franchouille parle pour ne rien dire, et quelque part le sait. La crise qu’évoque Armageddon Rag ne touche ainsi pas les seuls Américains. De nos jours, Warren Ellis parvient à la même conclusion dans Artères souterraines, roman moyen mais qui affirme avec justesse qu’il n’y a plus d’underground possible, de contre-culture puisque tout est donné, à plat et dans le plus complet relativisme, sur le Net. Ou, pour le dire avec Martin : « Sandy avait su autrefois différencier les bons des méchants. A présent, tous étaient identiques à ses yeux. »

Cela, pour l’analyse. Mais il y a aussi l’énergie pure qui monte au fil de la lecture, jusqu’aux explosions des deux derniers concerts, décrits chacun sur plus de vingt pages, aux débordements évoquant le théâtre grec antique, qui nécessitait l’intervention des rhabdouques, service d’ordre de l’époque. Les scènes de public déchaîné annoncent la fureur du Trône de fer.

Une légère réserve toutefois concernant la traduction de Jean-Pierre Pugi. Page 173 : « à se taper le derrière par terre » sonne tout de même très pudibond au vu des protagonistes. Et, plus ennuyeux parfois, le renvoi en notes de bas de page qui paraît arbitraire, précisant des points qui ne le méritent pas vraiment, mais oubliant que, page 332, lorsque Sandy interpelle Gort d’un « Klaatu borada nikto », il est fait référence à l’injonction adressée au robot Gort dans Le Jour où la terre s’arrêta, film de Robert Wise (1951). Disons que la traduction est tout à fait recevable, mais nous fait parfois regretter l’approche de Jean Bonnefoy.

Armageddon Rag prouve de façon brillante, comme seuls quelques rares romans y parviennent, que la fiction littéraire exprime parfois plus fidèlement le réel que des essais à prétention objective. On ne croit pas aux morceaux des Nazgûl, on sait que l’on a rangé leurs albums quelque part.

Elle qui chevauche les tempêtes

Les deux premières parties de ce roman en forme de triptyque furent publiées à l’origine, aux USA, dans la revue Analog comme deux longues nouvelles en 1975 et en 1980. La dernière partie donna sa forme définitive à ce roman que l’on peut voir comme une trilogie en un seul volume. Trois récits qui découlent inexorablement l’un de l’autre pour retracer le destin d’une héroïne…

Mille ans après un naufrage stellaire, Mariss, fille d’un pêcheur disparu en mer, vit pauvrement avec sa mère sur Ambrée Mineure, l’une des nombreuses îles qui émaillent l’océan infini de Port Aux Tourmentes, où s’est instaurée une société plus ou moins féodale. Sur ce monde battu en permanence par des vents violents et dont la mer sans fin est hantée par des monstres voraces, la navigation est des plus périlleuses ; aussi les communications sont assurées par les Aériens : une caste fermée de femmes et d’hommes volants dont les ailes ont été taillées dans la voile solaire du vaisseau spatial naufragé. Irremplaçable, chaque paire d’ailes perdues affaiblit d’autant la société dans son ensemble. Cette menace semble encore trop lointaine pour que l’on en prenne conscience et s’en soucie au point de remettre en cause une tradition séculaire qui veut que tout Aérien transmette ses ailes à l’aîné de ses enfants lorsque celui-ci atteint sa majorité. Dans de rares cas, les ailes sont transmises à un puîné ou un pupille lorsque l’Aérien est resté sans descendance.

Enfant de rampants, Mariss n’a aucun espoir de devenir Aérienne, mais elle ne rêve que de vol. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, la chance lui sourit quand l’un des Aériens de l’île qui n’a pas d’enfant est victime d’un accident qui lui interdit de voler. Mariss peut alors réaliser son rêve et devient vite une Aérienne experte. Mais la chance est capricieuse, et comme les vagues, elle va et vient… Elle est venue avec l’accident de Russ. Elle s’en va avec la naissance sur le tard de Coll, fils de Russ, à qui reviendront les ailes à sa majorité. Ainsi le veut la tradition. Mariss pourrait se résigner à l’effondrement de son rêve si Coll voulait de ces ailes, mais il n’en veut point. Il a peur et n’a aucun talent d’Aérien. Il veut faire ce pour quoi il est doué : être barde. Mais la tradition est inflexible, les ailes doivent lui revenir quitte à ce qu’il se tue et les perde dans l’infini de l’océan. Aussi Mariss va-t-elle défier la tradition. La face de Port Aux Tourmentes s’en trouvera à jamais changée…

Parmi les légendes de Port Aux Tourmentes, il y a celle d’Aile-en-bois. Rampant destiné à ne jamais recevoir une paire d’ailes mais en rêvant plus que tout, il se fabriqua de magnifique ailes en bois, se rendit à la falaise des Aériens, se lança dans les vents… pour s’écraser sur les rochers et mourir. Alors les Aériens présents prirent son pauvre corps disloqué et allèrent le jeter en mer ainsi qu’il sied à l’un des leurs. Aussi l’école de vol créée par Mariss prend-elle le nom d’Aile-en-bois. Mais les Ailes-en bois ont peu de moyens et ne peuvent s’entraîner comme les enfants d’Aériens Nés-Pour-Les-Ailes, et les Aériens défiés conservent-ils leurs ailes face aux Ailes-en-bois. Seul Val en remportera une paire en défiant une Aérienne en deuil qui se donnera ensuite la mort. Jamais les Aériens ne lui pardonneront. Il n’en a que faire ! Son histoire personnelle a fait naître en lui une haine implacable des Aériens qui l’ont affublé du surnom méprisant d’une-Aile, lequel sera étendu à tout rampant ayant remporté des Ailes.

Dans la dernière partie, la tradition continue d’être bousculée : les une-Aile ne volent pas forcément au-dessus des messages qu’ils transmettent, ils restent proches des rampants dont ils sont issus. A la suite d’une chute dans une tempête qui la laisse incapable de voler à tout jamais, Mariss essaie de se faire une nouvelle vie, sans aile, sur Thayos, où l’histoire en marche va la rejoindre.

George R. R. Martin n’est pas un écrivain spéculatif en dépit de quelques textes aussi remarquables que « Par la croix et le dragon »… C’est un auteur de fictions populaires de divertissement, certes, mais de diver-tissement de très haut de gamme. Selon la quatrième de couverture, Lisa Tuttle a créé nombre de personnages féminins plus impressionnants les uns que les autres et, manifestement, celui de Mariss ne déroge en rien à la règle, quoique Martin ait démontré qu’il n’avait besoin de personne en la matière. Les auteurs ont su créer, avec Port Aux Tourmentes, un de ces mondes océaniques qui font les choux gras de planet operas parmi les plus réussis, les plus denses. Ils ont su nous le faire ressentir, éprouver, bien davantage qu’ils ne nous le montrent. Quelques portions de rivages ici et là ; des salles de réunions ou d’auberge, quelques habitats et c’est tout. Pourtant, tout au long du livre, quasiment à chaque page, on ne cesse de ressentir toute l’âpreté de ce monde. On se prend à en sentir le sel sur les lèvres ; lire Windhaven (le titre VO repris par J’ai Lu pour la réédition en format de poche), c’est un peu comme faire de la moto sous la pluie… Tout est dans la sensation. Cette sensation des courants d’air et des vents qui permettent aux Aériens de chevaucher les ouragans.

C’est peut-être dans ce superbe roman qu’Alain le Bussy a trouvé l’inspiration de sa trilogie d’Aqualia (Deltas, Tremblemer, Envercœur), l’une des plus belles réussites des derniers temps du Fleuve Noir « Anticipation » dont le premier tome reçut le prix Rosny Aîné. Beaucoup d’éléments le donnent à penser…

Elle qui Chevauche les Tempêtes / Windhaven dépasse aisément le seul cadre de ses personnages, au premier rang desquels Mariss, bien entendu. Mais, on le sait, et les lecteurs du Trône de fer plus encore, c’est dans l’attention apportée par Martin aux personnages secondaires que réside l’une des qualités principales de son écriture qui fait la force de ses livres. En ce sens, Val une-Aile, qui n’a pas le plus beau rôle sans être aussi noir que Cerseï (Le Trône de fer), est exemplaire, son comportement s’explique par son histoire. Ce qui, dans la première partie, apparaît de prime abord comme une faiblesse de l’intrigue : quand un Aérien ne peut plus voler comme Russ, ou renonce à ses ailes comme Coll, le maître de terre en reçoit la garde en attendant de pouvoir les donner à un Aérien compétent. Elles pourraient donc revenir à Mariss. C’est l’orgueil traditionaliste de Corm qui s’y oppose et l’amène à demander une sanction disproportionnée à l’encontre de Mariss à qui il tiendra rancune sa vie durant.

Au sein d’une œuvre où rien n’est à jeter, le présent roman reste l’une des pièces

[Lire l'avis de Claude Ecken dans le Bifrost n°17.]

L'Agonie de la lumière

A l’aube de sa carrière, George R. R. Martin a créé un univers de space opera où s’inscrivent nombre de ses nouvelles, dont la novella Le Volcryn, le roman Le Voyage de Haviland Tuf, et bien entendu L’Agonie de la lumière, qui en est le fleuron.

Des siècles avant que ne débute le roman, l’expansion de l’Humanité dans la galaxie s’est violemment heurtée à deux espèces étrangères, les Fyndii et les Hrangans. Cette Double Guerre a provoqué l’effondrement de l’Empire Fédéral auquel a succédé un long Interrègne durant lequel les communications spatiales entre les mondes ont quasiment disparu. En l’absence de contact avec les autres mondes, les diverses civilisations se sont singularisées. Cette perspective historique est indispensable à la bonne compréhension du roman (à ce titre, on conseillera de lire plutôt deux fois qu’une, et de s’y reporter aussi souvent que nécessaire, le lexique d’une vingtaine de pages proposé en fin de volume).

Des siècles plus tard, la civilisation a repris son essor. Une planète errante surgie de l’espace intergalactique, Worlorn, suit une trajectoire hyperbolique qui l’amènera à proximité de la Couronne d’Enfer, un curieux système stellaire, peut-être artificiel, composé de l’Œil de Satan — une géante rouge —, et de six naines jaunes disposées à des points troyens les uns des autres. Durant quelques années, Worlorn va devenir habitable, aussi est-il décidé qu’il s’y tiendra un festival des Marches ; un sorte d’exposition universelle pour laquelle chacun des quatorze mondes des Marches construira une cité pour en représenter la culture. Ces mondes sont séparés du reste de la galaxie par la nébuleuse opaque du Voile du Tentateur, et bordés par le noir océan des espaces intergalactiques où nulle étoile ne brille… Le roman commence après la clôture du festival, alors que Worlorn s’enfonce de nouveau dans la nuit intergalactique et n’est déjà plus qu’un monde lugubre et crépusculaire baigné par la lumière de plus en plus lointaine de la Roue de Feu, et où s’attardent les derniers spectres du festival.

C’est sur ce monde mourant qu’arrive Dirk t’Larien, appelé par son ancien amour Gwen Delvano grâce au joyau-qui-murmure… Dirk devra côtoyer deux kavalars qui s'opposent : Bretan Braith et Jaan Vikary…

A la suite des horreurs de la guerre contre les Hrangans s’est développé sur Haut Kavalaan une société dure, machiste et raciste, voire paranoïaque, dont le duel est une coutume fondamentale. Divisée en étaux (qui ne seront pas sans évoquer, pour le lecteur de SF, les Sietch de Dune) plus ou moins progressistes, cette culture repliée sur elle-même a bien du mal à reprendre contact avec le reste de la galaxie. Pour les Kavalars les plus réactionnaires, ceux de l’étau de Bretan Braith, les gens des autres mondes ne sont que des simulacres qu’il faut tuer sans pitié aucune. Alors que sur Haut Kavalaan, les anciennes traditions cèdent malgré tout du terrain, les pires des Kavalars sont venus sur Worlorn agonisante pour s’autoriser à chasser selon leurs anciennes coutumes. Le noble Jaan Vikary, duelliste émérite, qui a étudié l’Histoire sur Avalon, en deçà du Voile du Tentateur, ne l’entend pas de cette oreille et fait tout son possible pour protéger les outre-mondiers des autres Kavalars. Il rejette les anciennes traditions jusqu’à rompre avec son propre étau, pourtant le plus progressiste de Haut Kalavaan, celui de Jadefer.

Ainsi l’intrigue s’articule autour d’une femme, Gwen, évidemment, et de trois hommes. L’un tient son prestige de sa femme et entend le conserver, quoiqu’il y ait bien davantage dans leur relation que ne le comprend la société de Haut Kava-laan. Le deuxième n’a pas encore fait son deuil de leur lointaine relation. Le troisième soupire en secret à ses côtés, sans lui déclarer sa flamme, dans une attitude conforme à sa culture d’origine. Rien là qui ne relève de la science-fiction. Des passions tout ce qu’il y a de plus humaines. Mais celles-ci, prises dans les marées et les remous de la société kavalare en mutation, fournissent la trame d’un roman SF tout à fait somptueux. Le travail sur les personnages, leurs actes et leurs motivations tient de l’orfèvrerie littéraire. Tout est à sa place. Chaque élément joue son rôle comme les pièces d’une partie d'échecs vouée à devenir une inéluctable tragédie. Les personnages ne sont pas de simples vecteurs d’une action somme toute mouvementée qui tient davantage du bonus que des péripéties nécessaires à tenir le lecteur en haleine. L’attention portée aux personnages secondaires, tels Arkin Ruark, ou, comme toujours chez George R. R. Martin, au méchant de service, Bretan Braith, relativise l’importance des têtes d’affiche.

Quand on se prend à regarder les « méchants » que nous propose l'auteur, qu’il s’agisse de la reine Cerseï (le plus beau personnage du Trône de fer avec ses frères), de Val une-Aile dans Elle qui chevauche les tempête, de Bretan Braith ici, ou de l’entité qui sévit à bord du vaisseau spatial dans Le Volcryn, jamais on ne croise la moindre force du mal. La sombre beauté de ces « méchants » tient à ce qu’ils sont le produit d’une histoire et des contingences. On ne naît pas méchant, on le devient. Cette historicité du mal nous le fait toucher du doigt, le « devenir mauvais » est quelque chose que l’on comprend comme pouvant nous arriver. Tout le monde a résisté, nul n’a collaboré… Bien sûr ! C’est ce qui fait que les fictions de Martin sont de ce si beau noir qui fascine tout autant qu’il effraie. Sous sa plume, le lecteur danse sur le fil du rasoir à se vouloir héros au risque de choir dans l’abîme de l’erreur, du mauvais choix, du manque… D’une fatalité qui n'en a que l'apparence. Le mal n’est pas une force métaphysique qui s’empare de vous ; ce sont des faits, des jugements, parfois portés a posteriori, en fonction des aléas de la vie et de l’histoire, de la fortune des armes… Et parfois, au détour d’une phrase, on sent son ventre se serrer. Le mal vous guette. L’honneur vous en garde, au risque de vous piéger…

L'Agonie de la lumière a l’âpre beauté crépusculaire de Worlorn ; il vous laisse un goût ô combien délicieux de cendre et de suie.

Dragon de glace

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

[Lire également l'avis de Jean-Pierre Lion sur Dragon de glace dans le Bifrost n°64.]

Les Rois des sables

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

[Lire également l'avis de Jean-Pierre Lion sur Les Rois des sables dans le Bifrost n°51.]

Des astres et des ombres

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

Chanson pour Lya

[Critique commune à Chanson pour Lya, Des astres et des ombres, Les Rois des sables et Dragon de glace.]

Lire un recueil de George R. R. Martin, c'est à coup sûr lire au moins deux, voire trois ou quatre nouvelles ou novellas exceptionnelles. Des textes de SF, la plupart du temps, ce qui tranche évidemment avec l'image actuelle qu'on a du démiurge de Westeros.

Chanson pour Lya illustre parfaitement cette assertion avec la novella-titre, une des plus belles histoires d'amour jamais écrite en SF, mais aussi « Au matin tombe la brume » et son mystère planétaire, « Pour une poignée de volutoines » et ses contrôleurs de cadavres à la recherche de pierres insynthétisables. Si ces trois textes accusent légèrement leur âge (1973, 1971, 1972), ils possèdent aussi le charme particulier, romantique, d'une SF à la charnière de deux époques : l'âge d'or est derrière, mais son sillage reste magique, la SF moderne audacieuse (celle de John Varley et William Gibson, entre autres) fait les cent pas juste devant, on la devine au détour d'une phrase cruelle, d'une description très explicite, d'une idée forte. On trouve dans ces trois perles des accents silverbergiens, vancéens, zelazniens (surtout) — que de bonnes références. « Chanson pour Lya », la novella, fait partie des textes qu'on n'oublie pas, qu'on relit avec passion, découvrant des ponts, des pistes qui nous avaient sans doute échappé à la première lecture. Amour, secte, séduction par la foi, désespoir, altérité, impuissance face à une tragédie en marche ; il y a là une richesse thématique qui manque à bien des romans d'aujourd'hui. Ce qui arrive à Lya, c'est comme voir Eddard Stark se faire [censuré par la rédaction au bénéfice des derniers lecteurs ou téléspectateurs innocents]… Il y a le choc, et une forme de surprise : oui, l'auteur est allé jusqu'au bout, un jusqu’au-boutisme sans outrance, dans la maîtrise parfaite des mots et des images. Au-cun deus ex machina. Ce qui devait arriver survient, tombe, comme il se doit. Le pire est presque la norme. Noire est la couleur.

Des astres et des ombres est un recueil tout aussi riche que le premier. Plusieurs nouvelles sortent du lot : « Les fugitifs » et « Equipe de nuit » qui malgré leur relative brièveté sont saisissantes, « La Tour de cendres » et « Un luth constellé de mélancolie » pour leur romantisme assumé. Le recueil ne contient que des nouvelles de science-fiction, mais dans certaines des images de fantasy pointent volontiers le bout de leur nez, notamment dans « Un luth constellé de mélancolie ». Terriblement violente mais inaboutie, « Sept fois, sept fois l'homme jamais » annonce en partie « Par la croix et le dragon », un des chefs-d’œuvre de l'auteur, et partage quelques points communs troublants avec le film Avatar. Des astres et des ombres contient aussi une curiosité : « La Bataille des eaux-glauques », longue nouvelle co-écrite avec Howard Waldrop, plaisante mais définitivement trop sage.

Les Rois des sables est sans doute le meilleur des recueils J'ai Lu, même s'il contient la très dispensable « Aprevères », qui mêle sans grand succès space opera et clichés de fantasy. On y lira surtout « Par la croix et le dragon », saisissante histoire d'inquisition future d'une richesse inouïe pour vingt-cinq pages seulement ; « La Dame des étoiles », récit de la descente aux enfers d'une femme contrainte à la prostitution dans un étrange astroport, et « Les Rois des sables », dernier et meilleur texte du recueil où un homme riche, d'une arrogance sans limites, achète des créatures extraterrestres fascinantes, les rois des sables, dont il ne s'occupe pas assez bien. Pire, il les affame et les tortures, ce qui ne sera pas sans conséquences. A noter que cette novella a été adaptée en 1995 comme épisode de la série Au-delà du réel, l'aventure continue, avec Beau Bridges (frère de) dans le rôle principal.

Dragon de glace, chez Actusf, est encore une fois un très beau recueil. Contrairement aux précédents, il n'est pas constitué pour majorité de textes de science-fiction ; en fait, il n'en comporte aucun. Si les deux nouvelles de fantasy, « Dragon de glace » et « Dans les contrées perdues », se lisent avec plaisir, surtout la première, ce sont les deux textes d'horreur, « L'Homme en forme de poire », et l'inédit « Portrait de famille », qui frappent le plus fort. « Portrait de famille », qui raconte comment un écrivain utilise un événement atroce dont a été victime sa fille afin d'écrire un livre à succès, ne cesse de monter en puissance jusqu'à la chute, remarquable d'élégance cruelle et de puissance tranquille. On ne peut s'empêcher de penser à Stephen King quand il met en scène des écrivains. On regret-tera toutefois la traduction française de ce texte, médiocre. Rien de catastrophique, mais c'est agaçant.

On l'a vu… dans chacun de ces quatre recueils, il y a toujours au moins deux grands textes. Si vous aimez la science-fiction, et supportez de lire des textes très marqués par les années 70, commencez par Une Chanson pour Lya ; si vous êtes plutôt intéressé par le fantastique moderne, alors Dragon de glace est pour vous. Par contre, autant vous prévenir, aucun de ces recueils ne séduira l'amateur pur et dur de fantasy médiévale, qui pourra néanmoins se rabattre sur Le Chevalier errant suivi de l'épée lige, préludes au Trône de fer, chez J'ai Lu.

Super triste histoire d'amour

Lenny Abramov est quelqu’un d’à peu près normal. Employé des services post-humains de la Staatling-Wapachung Corporation à New York, il travaille dans le domaine de l’extension de la vie, et son job consiste à trouver des ICPE (individus à capitaux propres élevés). En d’autres termes, il doit dénicher de vieux riches désireux de rester jeunes. Agé de presque quarante ans, avec son torse poilu et son petit bedon, Lenny fait cependant figure d’ancêtre, tant auprès de son patron, qui paraît le tiers de ses quatre-vingts printemps, que de Eunice Park, jeune femme d’origine coréenne qu’il a rencontrée lors d’un voyage en Europe et pour qui il a ressenti un immédiat coup de foudre. De retour à New York, Lenny et Eunice s’installent ensemble, mais forment néanmoins un couple assez mal assorti — elle est une accro du shopping, il est un amoureux des livres. Mais les livres, mon bon monsieur, ça pue ! Dans l’avenir proche dépeint dans Super triste histoire d’amour, plus personne ne lit, tout le monde est vissé à son äppärät, une sorte de super tablette/smartphone plutôt indiscret qui permet de connaître entre autres la masculinité des uns ou la baisabilité des autres. Qui permet aussi de s’informer un tant soit peu sur l’actualité. Les USA sont un pays en crise, au bord de l’effondrement économique, gouverné par le parti bipartisan, avec un Ministre de la Défense hargneux prêt à faire des courbettes devant les banquiers chinois (d’autant que le dollar est désormais indexé au yuan), et dont les citoyens sont surveillés par l’aussi omniprésente que paranoïaque Autorité de Rétablissement de l’Américanité. Et on connaît la chanson : les histoires d’amour finissent mal — en général. Et celle de Lenny et Eunice ne fera pas exception à la règle. Ce qui est, on s’en doute bien, super triste.

A l’image du titre, forcément ironique, et entre le début et la fin de cette (super triste) love story, le lecteur se sera bien marré. Quitte à rire jaune, parfois. Alternant entre les extraits du journal de Lenny, amoureux transi tellement falot qu’il en devient remarquable, et les messages de Eunice sur son compte GlobAdos, qui la révèlent post-ado superficielle, ce troisième roman de Gary Shteyngart est une satire, quoique à peine exagérée, de notre présent. Un futur où l’on se dévoile sans aucune pudeur, tant sur les réseaux sociaux que dans la rue, avec des marques de sous-vêtements aux noms aussi suggestifs que MouleEnFoule ou RedditionSansCondition, où l’on entretient un culte pour la beauté et la jeunesse, où la paranoïa est de mise. Comme aujourd’hui, en somme, mais en pire (un peu).

Un roman réactionnaire, Super triste histoire d’amour ? Pas vraiment. Lenny Abramov, en qui l’on pourra voir un double à peine démarqué de l’auteur, se fait une certaine idée de la culture et déplore l’inculture générale grandissante (Lenny hésite à lire des extraits d’un roman de Kundera à Eunice, de peur qu’elle ne comprenne pas). Nostalgique d’une époque, sûrement.

Reconnaissons que si Super triste histoire d’amour est, dans sa première moitié, d’une lecture jouissive, l’intérêt s’émousse quelque peu au fil de l’eau. Mais on en tient pas moins là un super bon livre, aussi drôle que provocateur et, en définitive, assez triste.

Les Rivières de Londres

« Je dois parler à ce troll, déclara Nightingale.
– Monsieur, je pense que nous sommes censés les appeler des “sans-abri”.
– Non. Lui, c’est un troll. »

Croiser des trolls, traquer des vampires, voilà désormais le quotidien du sergent Peter Grant depuis qu’il a été promu apprenti du capitaine Nightingale de la Police Métropolitaine de Londres. Nightingale, dernier magicien de la police. Et mieux vaut pour Peter devenir apprenti magicien que de terminer dans quelque placard de l’administration de la PM. Tout cela ne serait pas arrivé si Peter, présent pour monter la garde sur une scène de crime, n’avait pas eu l’heur de croiser un témoin des plus spectraux — le fantôme d’un acteur, décédé depuis quelques siècles. Mais Peter n’a guère le temps de jouer les apprentis sorciers : il lui faut désamorcer le conflit latent entre le Vieil Homme du Fleuve et Mama Tamise, deux individus qui ressemblent à s’y méprendre à des divinités et qui se disputent la rivière, ne pas se laisser piéger par leurs enfants-affluents, et surtout mettre fin à cette étrange série de meurtres, dont les victimes ont toutes en commun d’avoir eu les traits ravagés d’une manière qui n’a rien de naturel. Mais que faire si le responsable présumé de ces crimes semble être un Guignol anarchiste, tout droit échappé d’un spectacle de marionnettes pour enfants ?

Le proverbe bien connu enjoint de ne pas juger un livre sur sa couverture, et c’est bien le cas pour Les Rivières de Londres, roman à qui son illustration ne rend absolument pas justice. Elle tendrait à le faire classer du côté des sous-Harry-Potteries, alors que, à la lecture, on se situe plus volontiers du côté de séries comme Torchwood ou Doctor Who. Et pour cause : Ben Aaronovitch n’est pas exactement ce que l’on appellerait un auteur débutant, étant donné qu’il s’est exercé avec l’écriture de scénarios et de novélisations de… Doctor Who. Il a eu le temps de perfectionner sa plume avant de se lancer (avec bonheur) dans une série bien à lui. Le jeune sorcier à la cicatrice peut donc dormir tranquille, Peter Grant ne viendra pas le concurrencer. D’autant que le boulot de notre apprenti-sorcier ne lui laisse que peu de temps pour perfectionner sa pratique de la magie. Une magie qu’il tente d’appréhender avec ses quelques connaissances en physique, ce qui nous vaut des interrogations amusantes sur la conservation de l’énergie ou l’origine de l’énergie de cette fameuse magie. Moins sombre que celui dépeint par Neil Gaiman dans Neverwhere, le Londres que traverse Peter Grant est à son image : métis et cosmopolite (ainsi, Mama Tamise est une plantureuse mama noire), quadrillé de caméras de vidéo-surveillance. Une Londres des plus actuelles, en somme, peuplée de personnages bien croqués servis par des dialogues truculents, et qui prennent place dans une intrigue joliment menée jusqu’à son dénouement. Sans oublier une traduction au diapason. Ce premier tome d’une série de trois, d’une lecture des plus plaisantes, s’avère tout à fait recommandable.

Enola Game

Au début, il y a l’événement : une grande lumière blanche. Une explosion nucléaire, autre chose ? Par analogie avec Hiroshima, une mère de famille surnomme l’incident et la situation qui en découle Enola Game. Evidemment, cela n’a rien de ludique. Bientôt, voici des soldats qui arpentent les rues, qui distribuent des rations et qui ordonnent aux gens de ne pas quitter leurs domiciles. Quelque part dans un quartier résidentiel, cette mère et sa fillette restent donc cloîtrées chez elles, en attendant que la situation s’améliore. Si tant est que les choses reviennent à la normale. Les soldats disparaissent, sont remplacés par des pillards. A mesure que le temps passe, on va vers le dénuement. Plus d’eau, plus d’électricité. Parce qu’il fait froid, il faut sacrifier les meubles, les livres, les souvenirs qui s’y associent. Jusqu’à finir par sacrifier ce que l’on possède de plus précieux.

Ce court roman s’apparente à un négatif de La Route. Comme dans le récit de Cormac McCarthy, il y a eu une catastrophe, et l’on suit deux personnages anonymes. Ici cependant, nul voyage : on ne quittera pas la maison. Quand il sera temps de partir pour la mère et sa fille, c’est déjà trop tard. Et tandis que les personnages de La Route avancent dans un éternel présent, la mère dans Enola Game arpente le passé, passe en revue ses souvenirs (chaque objet dont elle doit se séparer fonctionne comme une madeleine de Proust), repense à sa vie d’avant et ses velléités, ce qui, précisément, fait le sens d’une vie, à l’avenir de sa fille, qui sera irrémédiablement marqué par cette catastrophe dont on ne saura rien.

Ceux qui s’attendent à un bon vieux post-apo, plein de bruit et de fureur, ont le droit de passer leur chemin. Divisé en très courts chapitres émaillés de citations, Enola Game est la chronique très intimiste d’une mère confrontée à la disparition progressive de tout ce qui constituait sa vie. Les uns (probablement les unes ?) trouveront cela sensible et réussi, mais il est à craindre que les autres s’ennuient ferme.

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