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La Révolte d'Albi

2056. Les grandes entreprises françaises du BTP gagnent le juteux marché de la reconstruction d’Alexandrie, partiellement détruite lors de l’effondrement du mur d’Aboukir, digue gigantesque élevée au XIXe siècle et qui n’aura pas résisté à l’élévation du niveau des mers. Cerise sur le gâteau, on reconstruira même le phare d’Alexandrie comme symbole de la renaissance de la ville meurtrie. En contrepartie, la France accueille quelques centaines de milliers de réfugiés égyptiens sur son sol. Accueil très temporaire, car il est acquis que, sitôt la reconstruction terminée, d’ici trois à cinq ans, les réfugiés devront rentrer chez eux. Le voudront-ils ? Les y forcera-t-on ?

Quatre personnages tentent de faire entrer le lecteur dans cette histoire. En vain, car d’histoire, au sens de progression narrative un tant soit peu intéressante, il n’y en a pas.

L’auteur décrit les destins de Renaud, anarchiste forcené en paroles mais velléitaire en actes, qui anime la radio libre d’Albi, Ahmed, conteur égyptien réfugié à Albi et révolté par les injustices faites à ses compatriotes, Robinson, fils de Renaud et ingénieur expatrié sur le chantier du Phare, et enfin Fathi, Berbère parti chercher sa voie dans la grande ville puis retourné dans son village pour y poursuivre le rêve, brisé à Alexandrie, d’une Commune réalisée. Pourquoi pas ?

Mais ce qui pêche, c’est le récit. Ahmed part pour la France, il arrive à Albi où il rencontre Renaud qui va faire de lui un intervenant régulier de ses émissions. Puis il participe à un mouvement de protestation contre le retour forcé des réfugiés, trahis par un gouvernement français en mal de contrôle. Robinson reconstruit le phare sans grand enthousiasme puis rentre en France, où il assiste à la conclusion du mouvement. Fathi part pour Alexandrie, y intègre une Commune lovée dans les ruines de la ville, puis, après la destruction de celle-ci par la police égyptienne, rentre dans son oasis pour en organiser une autre, qui finit par connaître le même destin. C’est peu car tout ceci est rapide, survolé, dépourvu d’affect émouvant ou de progression dramatique véritable. Trois ans entre le début et la fin du roman, sans rien entre les deux. Les évènements se succèdent sans qu’on y voie tension ni construction et servent surtout de prétexte à placer, comme pour s’en pourlécher, des marqueurs de l’anarchisme ou de la gauche progressiste. Le lecteur aura donc l’occasion de voir une France où la révolte de 2029 a imposé le revenu universel, des flics génériques bêtes et brutaux et des militaires génériques qui ne le sont pas moins, un gouvernement français, menteur, comme de juste, utilisant à bien mauvais escient une découverte scientifique dans le but de surveiller les individus, une population indifférente, des immeubles nommés Ravachol ou Bakounine au sein d’une Commune autogérée dans laquelle chacun donne selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, l’éducation des enfants décrite comme « fascisme, dictature du parti unique ». Et j’en passe.

Finalement, le roman pose une seule question intéressante. Une communauté anarchiste peut-elle échapper à la loi d’airain de l’oligarchie ? La réponse de Mamier n’est pas optimiste.

À éviter. Mieux vaut lire un tract.

Les Chants de Felya

« Les Chants de Felya », trilogie de SF de Laurent Genefort que Critic réédite aujourd’hui en intégrale, est un planet opera total situé dans cet univers des portes des Vangks commun à de nombreux (quasi tous, en fait) romans de l’auteur. Les races spatiopérégrines s’y déplacent d’un système planétaire à un autre par le biais de portes spatiales gigantesques construites par les Vangks, peuple disparu bien avant qu’on ne découvre leur réseau (lesdites portes), toujours fonctionnel.

La planète Felya doit son nom aux serpents fels, omniprésents sur sa surface. Colonisée pour ses ressources minières, elle abrite, dans une inégalité extrême, des tribus primitives hostiles à la technologie et des colons travaillant pour les « multimondiales ». Impérialistes, brutales, ces firmes n’hésitent pas à déporter des populations entières pour exploiter leurs territoires. Les exterminations de tribus ne sont pas inconnues, même si des traités tentent de limiter les atteintes à la vie des primitifs. Mais ces traités ne disent rien de leur liberté, et les déportés deviennent, au mieux les ouvriers exploités de leurs bourreaux, au pire des prostituées ou des supplétifs indigènes.

Exilé de sa tribu pour en avoir violé la coutume, le jeune Lorin entreprend un long voyage, ponctué de dangers et d’épreuves, qui le conduira à rencontrer une femme, Soheil, issue d’une tribu adverse. Ces deux-là s’aimeront, et auront une fille qui finira par changer la planète Felya.

Il te faut savoir, lecteur, si tu dois lire « Les Chants de Felya », que si tu apprécies les planet opera de Pierre Bordage, ces « Chants » sont faits pour toi, ils en ont les qualités et les défauts. Revue :

Dans une dénonciation explicite des brutalités coloniales et des méfaits environnementaux et sociaux des firmes délocalisées, Genefort livre un récit rythmé, nerveux, qui se lit d’une traite. L’action y progresse par succession d’épreuves que doivent surmonter les protagonistes, les amenant à visiter une planète qu’ils connaissaient peu et entraînant le lecteur à leur suite. L’imagination de l’auteur est foisonnante, elle invite à plonger dans un écosystème riche et inédit, et à rencontrer des organisations sociales, souvent symbiotiques, fondamentalement étrangères et toujours adaptées — mention pour la tribu qui vit dans des méduses. On ne sait plus où porter son regard tant Felya est décrite dans sa singularité.

Dépaysement, action nerveuse et dénouement favorable, que demander de plus ?

Mais le roman a aussi les défauts de son volontarisme. La vision du monde, en deux blocs adverses et inconciliables, y est très manichéenne — même si, à l’intérieur des blocs, les choses sont un peu plus complexes, les sentiments y sont décrits de manière si idéale qu’elle semble parfois puérile, une sorte de féminisme naïf imprègne le texte. Les traits sont forcés, les personnages ne surprennent jamais tant ils collent à leur rôle ; en voulant dire le bien, le texte verse dans un didactisme de situation qu’on pourra trouver trop simple.

Vous savez tout. À vous de décider.

Utopiales 2013

Cette année encore, l’anthologie du festival des Utopiales (la cinquième éditée par ActuSF) mêle auteurs étrangers à auteurs français, romanciers reconnus à plumes en devenir. Cette année encore, elle propose du bon et du moins bon.

Passons donc rapidement sur William Gibson et son « fantôme », anecdotique. Sur le texte de 1971, revisité (mais pas assez) de Jean-Pierre Andrevon, qui aurait pu rester dans les archives. Sur « Noël en Enfer » d’Orson Scott Card, gentillet, mais qui ne casse pas trois pattes à un canard. Sur « La Fontaine aux serpents », la longue nouvelle dispensable de Jeanne-A Debats, avec son vampire bisexuel, enquêteur peu convaincant.

Nombre d’auteurs de cette anthologie s’interrogent sur notre avenir, sombre, forcément. La technologie est souvent en cause. Dans « Trois relations de la fin de l’écrivain », Jean-Louis Trudel imagine un monde où l’écrit a disparu ; les implants suffisent à tout obtenir. Les pubs ne contiennent plus que des images : à quoi bon des mots, désormais ? Le narrateur, malgré tout, a choisi d’être écrivain, à ses risques et périls… Un texte riche en réflexions, efficace. Même vision noire dans « Les Fleurs de ma mère » d’Andreas Eschbach : à force de jouer avec les éprouvettes, l’humanité a fini par tuer sa flore. Un thème assez banal, mais toujours d’actualité et servi ici par un point de vue original : on découvre ce drame à travers les yeux d’un jeune déficient mental dont la naïveté apporte un regard neuf sur la catastrophe. Progrès (?) toujours, plus positif cette fois, chez Ian McDonald : « Trois futurs », ou trois visions d’un avenir de révoltes, de révolutions : l’informatique au service de populations défavorisées. Comme toujours, l’auteur du Fleuve des dieux évite l’ethnocentrisme et nous embarque à travers le monde. Lucas Moreno, de son côté, choisit le développement de l’intelligence artificielle pour imaginer la fin de notre civilisation. Le héros de « Comment je suis devenu un biotech » résume son parcours, de simple mortel à homme amélioré. Un peu long, mais convaincant. À l’inverse, « Nimbus » de Peter Watts aurait mérité quelques pages de plus. Abandonnant les abysses, l’auteur des extrêmes imagine une explication aux bouleversements climatiques — vertigineux, une fois encore. Trop court, aussi, « J’ai eu trente ans » de Thierry Di Rollo. Son « vampire » moderne, sans âme, manque un tantinet de souffle pour nous entraîner pleinement dans son monde.

Changement complet d’optique avec « Vert dur », où Stéphane Beauverger nous propose un conte plus léger. La société y a inversé les rôles : les femmes sont aux commandes, les hommes ayant été jugés inadaptés. L’auteur s’amuse et fait réagir le lecteur avec les clichés revisités : c’est le mâle qu’on regarde pleurer avec gêne dans le métro, qu’on fait boire pour profiter de sa faiblesse. Troublant.

En fait, l’espoir tombe du ciel. Dans « La Main tendue » de Norman Spinrad, initialement publiée en 1991, le salut de la Terre vient des extraterrestres ; loin des envahisseurs qui peuplent nos écrans. Idem pour Sylvie Lainé, dont la « Grenade au bord du ciel » s’avère une chance pour notre planète — un beau récit à l’écriture sensible, vrai bain d’émotions brutes sur fond de passage cométaire.

La seule nouvelle de fantasy est signée Thomas Day. « La Femme aux abeilles » propose un de ces personnages durs, tranchants comme une lame bien aiguisée, si chers à l’auteur. Dans ce monde sans pitié, pas de tergiversation, aucune hésitation : il faut choisir et savoir tuer avant de l’être. Un texte intense qui donne envie de se replonger dans une œuvre riche.

Reste malgré tout, hélas, une anthologie dispensable, et ce en dépit de quelques nouvelles qui méritent le détour, la faute sans doute à la rareté de ces dernières, et à l’absence de texte porteur d’une vraie « claque ». Sitôt refermé, sitôt oublié.

L'Ouvreur des chemins

Petite piqûre de rappel. Sur Gemma, planète où règne un froid glacial, des hommes ont découvert les vestiges mystérieux d’une civilisation dont on ne sait rien. Le Grand Arc plane dans le ciel, menaçant ; des ruines indéchiffrables sont protégées par des tonnes de glace. Une équipe de scientifiques tente d’en découvrir un peu plus. À leur tête Ambre Pasquier, une belle jeune femme aux rêves troublants. Mais des intérêts financiers et politiques vont compliquer les recherches…

Vestiges, le premier tome de la trilogie « QuanTika », s’est achevé dans le désordre le plus total : une cuve a explosé, tuant plusieurs chercheurs et soldats, dévorant Ambre et un de ses collègues. C’est là que commence L’Ouvreur des chemins. Les dégâts sont importants et l’anarchie règne. La priorité de chacun est de sauver sa peau, de quitter ce souterrain où la terreur se mêle à l’horreur. Les militaires tentent de fuir dans un semblant d’ordre, les scientifiques d’échapper à leur emprise. De son côté, Ambre, qui a survécu (surprise !), voit son sort définitivement lié à celui de Tokalinan, cet extraterrestre qui la trouble tant. Vont-ils parvenir à se comprendre et à lutter contre les suites de l’explosion, un phénomène qui menace la planète elle-même ? Les rebelles doivent abandonner leur base. Les populations tentent de fuir. Mais comment faire quitter la planète à des centaines de milliers de personnes avant qu’il ne soit trop tard ? D’autant que, dans les situations de crise, la solidarité n’est pas la vertu la plus répandue…

Si Vestiges démarrait avec une certaine lenteur, L’Ouvreur des chemins plonge le lecteur au cœur de l’action dès les premières pages. On est en plein scénario catastrophe, avec des effets spéciaux aux dimensions planétaires. Les êtres comme les choses sont projetés dans un maelström dont ils ne sortiront pas intacts. Les bouleversements se succèdent, les retournements se multiplient, exacerbant les passions humaines et extrahumaines. Même les chapitres en italiques qui ouvrent les trois parties du roman et où l’on découvre progressivement la jeunesse d’Ambre et les raisons de son mal-être profond témoignent d’une certaine urgence.

Seules pauses, seuls moments de respiration, les tête-à-tête entre Ambre et Tokalinan. Mais une respiration haletante, saccadée tant la tension érotique est forte entre eux. Ce sont d’ailleurs les véritables scènes pivots du roman : ce couple étrange et pourtant évident cristallise le réel enjeu narratif du roman. Leur compréhension mutuelle semble la clef de tout, la solution. De leur dialogue maladroit dépend le sort de chacun. Jusqu’au Grand Arc, ce gigantesque vaisseau qui veille sur Gemma depuis douze mille ans…

Laurence Suhner ne déçoit pas dans ce deuxième tome. Au contraire, elle confirme la force de sa trilogie, sa puissance narrative et la profondeur de ses personnages. Autant dire qu’on attend déjà de pied ferme l’ultime volet de cette saga de pure SF.

La Sonate Hydrogène

Dans des temps lointains, les Gziltes, une espèce humanoïde, avaient décliné l’offre d’intégrer la Culture, par suffisance et prétention plus que par manque d’intérêt, en raison d’un livre sacré que leur ont remis les Zihdren, Le Livre de Vérité, qui leur prédisait un destin exceptionnel et ne serait pas devenu une Bible s’il n’avait décrit précisément chaque étape de leur évolution. À présent, parvenus à un très haut degré de civilisation, comme les Zihdren en leur temps, les Gziltes s’apprêtent à Sublimer, c’est-à-dire à transcender collectivement dans des dimensions cachées vers une forme supérieure de conscience. Mythe ou réalité ? Le voyage est sans retour, à de rares exceptions près, lesquelles se montrent toutes incapables de décrire le degré de félicité de cet ailleurs. Les vestiges de civilisation que laisse derrière elle une espèce ayant Sublimé sont pillés par des civilisations inférieures, méprisées par celles qui poursuivent leur évolution sans rien devoir à personne. Cette fois, deux Charognards, les Liseiden et les Rontes, postulent pour bénéficier de cet héritage. Quelle civilisation l’emportera ? On œuvre en coulisses… Sauf qu’un vaisseau de Zihdren-Reliquants, à savoir la fraction très minoritaire de Zihdren ayant refusé la Sublimation, et qui n’a plus le nom de civilisation, vient délivrer peu avant la cérémonie de Sublimation un message qui pourrait remettre celle-ci en question. Mais il est détruit par un bâtiment gzilte, comme l’est également un Quartier général gzilte. Les vaisseaux de la Culture, intrigués, décident d’enquêter sur ce qui se trame. C’est ainsi que plusieurs Mentaux se portent sur les lieux de l’action et sont amenés, parfois sous la forme de leurs avatars, à jouer un rôle dans une intrigue relativement complexe. Dans le même temps, Vyr Cossont, jeune lieutenant-commandant de réserve gzilte, qui s’est fait greffer une paire de bras supplémentaire pour pouvoir exécuter la Sonate Hydrogène, réputée injouable, voire inécoutable, sur l’improbable instrument de musique conçu à cet effet, l’Undécagone Antagoniste, aussi appelé onzecordes, doit reprendre du service pour retrouver un humain qu’elle a croisé, QiRia, plus vieux que la Culture, qui pourrait expliquer les raisons de ces massacres…

La trame est celle d’un roman d’espionnage, où chaque coup fait l’objet d’évaluations de la part des factions adverses. Les relances de la quête à chaque élucidation partielle permettent à Banks de poursuivre, par petites touches, sa réflexion sur l’immortalité et la vie après la mort. Le finale, très pyrotechnique, donne à ces questions métaphysiques une dimension tragi-comique que l’auteur exploite avec son sens du dérisoire. Le destin des civilisations et la question de la vie après la mort sont en effet au centre du roman. Dans une Galaxie grouillante de vie où des sociétés, par leur démesure même, accèdent à des statuts quasi divins, les sempiternelles questions du sens de la vie se posent selon des perspectives différentes. Mais sans aucune gravité : avec son sens du space-opera et son humour décalé, Banks joue de sa Sonate avec un grand sens de la mesure.

Par un ironique destin, cet opus revêt une portée encore plus particulière depuis que Iain M. Banks s’est à son tour sublimé dans une dimension cachée où se déploie désormais son univers de la « Culture ».

Le Meilleur des mondes

Les quatre romans qui composent cet Omnibus autour de la question du devenir de la civilisation, face aux progrès de la science et aux cauchemars totalitaires qu’ils engendrent, se suivent et se répondent.

Tout le monde le sait, même sans l’avoir lu : Le Meilleur des mondes peint une société d’individus clonés et formatés en fonction des besoins, où seul le sommet de la pyramide connaît des plaisirs illimités (l’amour libre étant la norme et la fidélité prohibée), mais où la base est également satisfaite de son sort, du fait de sa prédestination, du lavage de cerveau mais aussi d’une drogue relaxante dépourvue d’effets secondaires, le Soma, consommée à tous les étages de la société. Longtemps imposé par l’Education nationale, il n’est pas sûr que le roman ait poussé vers la science-fiction un jeune lectorat, en raison de l’absence d’intrigue digne de ce nom, celle-ci n’étant pas dévolue à la mise en scène de la société résultante, mais prétexte au discours philosophique. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce livre, paru en 1932, n’en est pas moins visionnaire. Il s’agit d’ailleurs moins d’une anticipation que d’une allégorie rédigée avec une verve satiriste. La satisfaction des besoins est plus efficace que la terreur pour exercer le pouvoir  en ce sens, Brave New World préfigure bien des travers contemporains, des techniques de marketing à la promotion de la société des loisirs, du refus de l’individualité et de la connaissance au profit d’une culture de masse comme lien social.

Inversion du précédent, Temps futurs, rédigé en 1948, présente l’échec de la science. Fortement influencé par Hiroshima, il peint une société post-cataclysmique où on voue désormais un culte à Bélial, la sexualité libérée du Meilleur des mondes faisant place à de rituelles copulations collectives à périodes fixes, imposées par des instances religieuses ; le contrôle des naissances consiste ici à éliminer les bébés malformés. La méfiance envers le progrès et le refus de toute croyance obscurcissant la raison sont à présent un leitmotiv. On retrouve les naïvetés dont Huxley ne parvient pas à se départir, comme l’exacte inversion des rituels catholiques pour illustrer le nouveau culte : le signe des cornes, la prière in nomine Babuini, l’expression sur la Terre comme en enfer, etc.

Malgré un moralisme pesant, l’intrigue est plus alerte, la présence d’une expédition néo-zélandaise menacée de mort dans cette Californie irradiée injectant quelque tension. On y trouve aussi un discours écologique avant l’heure, qui porte aussi bien sur la pollution que l’épuisement des ressources planétaires.

Publié en 1962, Île se veut être une version positive des précédentes dystopies. Pala, société utopique ayant pris le meilleur des civilisations orientales et occidentales, n’a résisté au consumérisme que parce qu’elle vit en autarcie. Rendang, la nation voisine gouvernée par un dictateur, convoite d’ailleurs son or et son pétrole. Les seuls prosélytes du monde moderne à Pala sont malheureusement ses instances dirigeantes : le jeune Rajah, dévoyé par ses études à l’étranger, et sa mère manipulée par un médium.

On se rend vite compte que cette société ne marche que sur le papier. Sous des dehors généreux, elle est aussi critiquable que le Meilleur des mondes dont elle reprend les principes eugénistes, dans le but de produire une race meilleure (le frère aîné d’Aldous, Julian, était un prestigieux biologiste promoteur d’un eugénisme modéré) et l’éducation pavlovienne, que cautionne la noblesse de la cause. On peut d’ailleurs estimer raté ce roman utopique puisqu’il s’achève par sa fin annoncée.

Retour au Meilleur des mondes, bien qu’antérieur à Île, figure en fin de volume en tant qu’essai revenant sur les idées de l’ensemble. Débarrassé des atours de la narration et de la mise en scène, Huxley s’y révèle tout simplement passionnant.

Cet Omnibus permet d’appréhender Huxley dans sa globalité, et non à la seule aune de son livre le plus célèbre. La préface, brillante, de Maxence Collin, et la postface biographique de François Rivière, restituent l’œuvre dans son contexte et son époque. Une somme à lire, pour les commentaires mais aussi les saisissantes fulgurances de ce fin observateur de son époque.

Docteur Sleep

Cher Monsieur Esménard,

C’est avec une émotion toute particulière que je tenais à vous féliciter pour ce nouveau Stephen King. Amateur de longue date du maître de l’horreur, j’attendais avec impatience, comme beaucoup, cette suite donnée à Shining, trente-six ans après la chute de l’hôtel Overlook. J’ai donc couru l’acheter et n’ai pu le lâcher qu’une fois décortiqué dans tous les sens.

Vous avez beau ne pas être près de moi, je vous imagine sourire… Dubitatif ? On vous l’a sans doute déjà dit : passée la satisfaction de retrouver Danny Torrance, le jeune héros de Shining, et de découvrir ce qui lui est arrivé après avoir échappé à son père dipsomane, il ne se passe pas grand-chose de bien original. Danny sombre dans l’éthylisme avant de trouver la rédemption par le travail et une stricte assiduité aux réunions des Alcooliques Anonymes. Le fils doit faire face au même démon que son père, et résister à l’appel du côté obscur pour devenir le maître d’une jeune apprentie, Abra, chez qui le Don se révèle très puissant. Si puissant qu’elle devient la proie du « True Knot », troupe nomade de vampires psychiques prêts à tout pour se nourrir de sa « vapeur », figuration gazeuse de l’âme, d’autant plus nourrissante qu’elle est riche en Don.

King a favorisé avec brio un thème qui lui est cher : la sobriété. Dommage qu’il n’ait pas insisté sur celui des maisons de retraite : il n’effleure que la surface d’un problème qui lui aurait permis de terrifier ses lecteurs comme au bon vieux temps. Docteur Sleep, même en restant sympathique, apporte peu à l’Œuvre. La seule réelle surprise vient d’une écriture râpeuse comme jamais, truffée d’expressions incohérentes ; bref, d’un style ne correspondant pas à ce qu’on connaît de King dans la langue de Molière, ni dans celle de Shakespeare. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Vous avez réalisé une véritable prouesse. Vous êtes fort, Monsieur Esménard. Très fort.

Reconstitution : le nouveau King arrive dans vos locaux, rue Huyghens. Verdict : sympa, mais pas terrible. Très en dessous de 22/11/63. Souci : il vient pour la première fois en France faire sa promotion ; si les fans ne s’y retrouvent pas, tout est foutu. Et là, vous avez l’idée de génie : rappeler Nadine Gassie aux affaires et lui laisser carte blanche.

Quelle astucieuse stratégie qui ne risque pas de réveiller un grand public acquis aux vacuités stylistiques d’un Werber ou d’un Chattam ! Il ne doit pas être facile de saboter le style fluide de King, qui sait créer l’illusion d’être là, avec vous au coin du feu, par une nuit sombre ; pas facile de rendre grotesques ses personnages si finement ciselés qu’on peine à croire qu’ils sont fictifs ; pas facile de faire taire cette voix qui nous raconte le quotidien de l’Amérique depuis plus de trente ans.

Vous sauvez ainsi les aficionados de la déception en recentrant le débat sur la piètre qualité de la traduction. Nous avons donc joué à Où est cachée Nadine ? et je ne peux résister à l’envie de partager avec vous quelques truculences choisies.

Passons le « True Knot » transformé en un navrant « Nœud vrai ». Nadine a su rendre ses méchants plus sordides que ceux de King en les adaptant aux clichés franchouillards sur les Gens du voyage — qui parlent forcément le langage peu châtié des parias malfaisants. C’est à la mode, ça tombe bien.

Après 169 pages à m’érafler les yeux, j’ai eu droit à une épiphanie. Bérurier est toujours vivant ! Il travaille dans un hospice au fin fond de Belleville du New Hampshire : « Qui c’est qu’a clamecé et qui t’as foutu sur les endosses ? » pour le plus naturel « Who died and left you in charge ? » (« Qui est mort et t’a laissé te débrouiller seul ? »). Madame Gassie n’utilise pas que son fabuleux sens de l’exportation idiomatique, elle dénature aussi à merveille les registres de langage. Ainsi, page 240, « He fooled you, Brad. » (« Il t’a trompé, Brad. ») devient « Il t’a entubé, Brad ». Les deux procédés peuvent être maniés conjointement pour doubler l’effet comique. Prenez « But give me another kiss first. Maybe a little of that educated tongue, for good measure » (« Mais donne-moi d’abord un autre baiser. Et peut-être un peu de cette langue experte, pour faire bonne mesure. » - p. 355). En croisant les effluves (et en rajoutant un peu n’importe quoi), elle obtient : « Mais fais-moi encore un bécot avant de partir. Une bonne grosse galoche, tiens avec cette belle langue sucrée que tu as. » Combo ! Avec Nadine Gassie, c’est tout de suite plus sexy. Surtout quand les filles de treize ans « mouillent leur culotte pour les mêmes chanteurs » au lieu de « couiner » (« All of them (...) moan over the same band. » - p. 379).

Je pourrais vous en noircir des pages entières, votre « traductrice » étant capable de tout, même d’inventer le verbe « cradosser » pour rendre « make the mess » (« mettre la pagaille ») un peu plus pittoresque.

Madame Gassie a bien rempli la mission que vous lui avez confiée. Vous pouvez maintenant la renvoyer chez Harlequin.

Vôtre,

Le Sang des fleurs

C’est l’histoire d’un père, entrepreneur de pompes funèbres et apiculteur amateur, d’un fils, végétarien et terroriste écologique, et d’un grand-père, propriétaire d’un élevage bovin. C’est une histoire d’hommes écrite par une femme. Nous sommes en 2025, le climat change en Finlande et, comme partout dans le monde, les abeilles disparaissent sans qu’on sache vraiment pourquoi (le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles est à ce jour un phénomène que la science n’a pas expliqué de façon convaincante). Au tout début du roman, le père, Orvo, s’aperçoit qu’une de ses ruches est vide, et dans le même temps il prépare l’enterrement de son fils. C’est le plot. Le contre-plot, c’est le premier puis le second blog de son fils, militant de la cause animale.

Livre un peu ancien, chroniqué ici presque un an après parution, ce Sang des fleurs valait toutefois qu’on s’y attarde pour plusieurs raisons : c’est de la science-fiction, et de la bonne (même si l’auteur en refuse la quincaillerie), il n’y en a pas tant que ça ; et c’est un extraordinaire roman sur le deuil et l’écologie. Deuil d’un père qui répond à l’agonie et de notre planète, et de notre mode de vie de surconsommation criminelle. Si Le Sang des fleurs met bien soixante-dix pages à démarrer, une fois qu’on a compris de quoi il allait être vraiment question, le roman ne se lâche plus jusqu’à ses dernières pages, inoubliables. Roman militant, engagé pour la cause écologique et celle des animaux — Sinisalo cite souvent le Faut-il manger les animaux ? de Jonathan Safran Foer —, Le Sang des fleurs ne tombe jamais dans le prêchi-prêcha. L’auteur ne professe pas, confronte les points de vue et évite le cucul la praline et la mort de la mère de Bambi. Roman remarquable servi par une traduction non moins remarquable d’Anne Colin du Terrail, la traductrice attitrée d’Arto Paasilinna, Le Sang des fleurs est à offrir à tous les gros mangeurs de viande rouge qui risquent entre autres joyeusetés un cancer du côlon, sans doute pas le plus sympa de la famille…

Vampires à contre-emploi

C’est l’évidence : au sein de l’ensemble du bestiaire fantastique à la mode ces dernières années, les zombies et les vampires figurent en tête de liste. Connaissant l’appétence de Jeanne-A. Debats pour ces derniers (Métaphysique du vampire, critique de Xavier Mau-méjean dans notre n°68), c’est sans surprise qu’on les retrouve en sujet de cette anthologie dirigée pour le compte des éditions Mnémos, volume anniversaire des dix ans du festival de l’imaginaire de Sèvres riche de onze auteurs et autant de nouvelles.

Si la thématique du vampire peut s’avérer glissante par ce qu’elle véhicule comme clichés, les différents auteurs ont ici su les détourner et se les approprier pour éviter de paraître redondants, ou trop classiques. Sans doute est-ce là le point commun de toutes ces nouvelles : la volonté de faire original dans le cadre d’un bornage thématique éculé, le tout avec des auteurs, plus ou moins capés, n’ayant encore jamais touché à la figure imposée. Le résultat, lui, s’avère satisfaisant dans l’ensemble. Certaines nouvelles peuvent malgré tout laisser le lecteur sur leur faim : ainsi « Pire que le vent » en ouverture du recueil, signée Philippe Curval, déçoit tant l’ambiance inquiétante distillée dès les premières pages retombe rapidement. D’autres sont plus poétiques, à l’image du récit d’Ugo Bellagamba, « Icare hermétique », narrant non sans sensibilité le calvaire d’un condamné sur Mercure. Science-fiction et fantastique sont ici de mise, avec notamment « La Cure », d’Olivier Gechter, qui prend pour cadre un vaisseau spatial de colonisation. Bien que légère et convenablement écrite, cette histoire se révèle elle aussi quelque peu décevante du fait d’une fin trop facile. Ce qui est loin d’être le cas de « Quelques Moments dans la vie d’un homme d’affaires », de Christian Léourier, pertinente plongée dans l’univers de la finance et du business (qui vampirise qui ?) servie par une poignée de références à même de faire sourire le lecteur, même fatigué des longues canines. Impossible, aussi, de ne pas mentionner la nouvelle de Timo-thée Rey, « S’il te plait, désenzyme-moi un inMouton », dont la particularité principale, outre que le narrateur soit une intelligence artificielle, réside dans un choix narratif pour le moins osé : en alexandrins, et dans son intégralité ! Le style et l’univers ne manquent pas d’intérêt, de même que sa mise en œuvre, malgré des notes de bas de pages agaçantes car trop présentes.

Comme annoncé, donc, Vampires à contre-emploi prend bel et bien son thème central à rebrousse-poil, tout en y intégrant une touche d’humour, de poésie, de tragique et même, oui, de sensualité (on pense à « Femme Fatale », de Marianne Leconte, racontant les chasses nocturnes d’une femme et de sa moto). Et si l’ensemble pêche par l’absence d’un texte ou deux à même de mettre tout le monde d’accord, demeure une anthologie qui, malgré quelques accrocs, n’en mérite pas moins un peu plus qu’un coup d’œil.

Qui a peur de la mort ?

« Mes amis, craignez-vous la mort ? »
Patrice Lumumba, seul premier ministre élu démocratiquement de la République du Congo.

 

Demain, l’Afrique, après une terrible catastrophe qui a provoqué en grande partie la fin de la technologie et la résurgence, brutale, de magies partiellement oubliées…

Née du viol, Onyesonwu (ce qui signifie « Qui a peur de la mort », sans point d’interrogation) est promise à devenir une sorcière. Elle est ewu (métis) et eshu (en contact avec le monde des esprits) ; elle peut se transformer en animal, et son préféré est le vautour. Plus important encore, il a été prophétisé qu’elle mettrait fin à la guerre entre les Okekes (le peuple de sa mère) et les Nurus (le peuple de son père, seigneur de la guerre et dangereux magicien). Pour devenir sorcière, Onyesonwu devra d’abord convaincre le vieux Aro de la former. Ce sera très difficile, il ne prend pas d’apprenti de sexe féminin. Les femmes n’apportent que des malheurs.

Premier roman adulte de Nnedi Okorafor, lauréat du World Fantasy Award 2011, Qui a peur de la mort ? est assurément une des plus belles découvertes de ces derniers mois. D’abord, l’objet-livre — 530 pages avec rabats pour 16 euros seulement — est magnifique, agréable à manipuler. Et la traduction de Laurent Philibert-Caillat m’a semblé absolument impeccable. Apre, chatoyant, érotique, féministe (évidemment), passant sans cesse du sordide au sublime, de la tendresse à la cruauté, de la romance aux étreintes sous contrainte, du noir et blanc au chamarré, voilà un roman qui nous happe sans mal, malgré quelques défauts : la seconde moitié est (beaucoup) trop longue, les tics « jeunesse » de l’auteur surgissent parfois ici et là, entre un viol et une excision, ce qui a tendance à minimiser l’impact de certaines horreurs décrites. Le destin d’Onyesonwu nous marque longtemps, sa première quête (retrouver son clitoris excisé) pourrait être « ridicule », mais non, on la suit avec intérêt et quand, enfin guérie, elle se donne au grand amour de sa vie, Mwita, on est content de la savoir jouir sans limites. Le sexe est alors présenté comme une immense source de joie et une voie vers la plénitude, ce qui contraste évidemment avec l’éprouvante scène d’ouverture. Roman dur, qui commence donc par un long viol, continue par une excision, atroce tant dans son déroulement que dans sa raison d’être, et se poursuit avec diverses joyeusetés dont une terrifiante scène de lapidation, Qui a peur de la mort ? n’est sans doute pas le roman « fédérateur » qu’il aurait pu être, mais son cadre africain et sa radicalité (même si elle bute un peu sur les réflexes jeunesse de l’auteur) méritent d’être salués. Moi je dis : Caddie !

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