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Armageddon Rag

Ce titre un peu abscons, c’est celui d’une chanson des mythiques Nazgûl, groupe dont l’ascension, à l’aube des seventies, a été interrompue par l’assassinat, sur scène, de son leader charismatique Patrick Hobbins. Au début de la décennie suivante, sous la présidence Reagan, les idéaux des années soixante paraissent loin, même pour un survivant comme Sandy Blair, à l’époque journaliste et activiste. Lui, il s’est rangé des voitures : devenu romancier, il a épousé une femme agent immobilier. Mais l’inspiration le fuit sur son quatrième livre quand son ancien associé à la tête du magazine jadis alternatif Hedgehog lui propose de mener l’enquête sur le meurtre, apparemment rituel, de Jamie Lynch, l’ancien manager des Nazgûl, dix ans jour pour jour après celui de leur chanteur, Hobbins.

Sandy voit là l’occasion de se sortir de son marasme. Il va aller au fond des choses, peut-être tirer un vrai livre de son odyssée : les musiciens du groupe à interviewer, les ami(e)s à revoir, les lieux à revisiter. D’autant que quelqu’un veut reformer les Nazgûl, ramener Hobbins d’entre les morts. Et ce n’est peut-être pas qu’une figure de style…

On trouve sans doute dans Armageddon Rag des éléments autobiographiques, car, tel Sandy Blair, Martin est un ancien journaliste devenu écrivain (ce roman est, de fait, son quatrième). En tout cas, il y a mis tout son cœur, donnant là une œuvre polysémique — entre le thriller, l’enquête sociologique et le fantastique mâtiné de SF, à la Lovecraft — qui dresse le bilan à la fois affectueux et critique de ces quelques années où les Etats-Unis, empêtrés dans la guerre du Viêtnam, secoués par la contestation, bientôt confrontés à un scandale sans précédent dans les hautes sphères du pouvoir, se sont retrouvés en situation prérévolutionnaire. On voit sans mal vers qui vont les sympathies de GRRM (indice : il n’a pas voté Romney) et à quel point le tournant conservateur pris par son pays le désole.

Mais il serait dommage de réduire ce livre à sa seule dimension politique, car c’est aussi un formidable bouquin sur le rock, sa créativité, ses ambivalences (sa capacité de transport et de destruction) et le portrait sans affèterie d’un groupe en tournée — on n’est pas loin de Presque célèbre, film assez autobiographique, là encore, de Cameron Crowe. (A titre de clin d’œil final, je signale que, parmi les gens que Martin remercie pour l’aide qu’ils lui ont apportée dans l’écriture de ce roman, figure un certain Lewis Shiner…)

La Balade de City

A la fin des années soixante-dix, John Shirley écrivait, et chantait dans un groupe de punk qui jouait à l’occasion dans les conventions de SF. Quand William Gibson et Bruce Sterling ont lancé le cyberpunk, il s’y est retrouvé naturellement. Plus tard, à la fin des années quatre-vingt-dix, il a écrit les textes de nombreuses chansons pour un de ses anciens groupes fétiches, le Blue Öyster Cult, reformé le temps de deux albums…

Quand sort La Balade de City, l’idée n’est pas inédite, mais encore inhabituelle : une ville, par l’ensemble des réseaux, d’eau, d’énergie, de téléphone, constitue une sorte de système nerveux, et peut acquérir une conscience. Et la ville est le biotope du rock. Celle qui intéresse Shirley, « City », c’est San Francisco, qui se manifeste sous forme d’un gaillard taciturne et inquiétant, affublé de verres-miroirs. Il lui faut des humains pour l’aider : ce sera la musicienne Catz Wailen, star montante de l’angst rock, et Stu Cole, propriétaire d’un club rock et connaissance de Catz. Stu et City ont un objectif commun : lutter contre les banques qui veulent mettre l’économie en coupe réglée en imposant leur monopole sur les moyens de paiement électroniques, les seuls qui soient désormais légaux…

Il y a pas mal de violence dans ce livre, plusieurs descriptions bien faites de concerts de rock comme décor de l’action, et un travail de précurseur du cyberpunk (de façon intéressante, le livre était vendu comme du fantastique et non comme de la SF lors de sa sortie). L’action est située en 1991, et si le développement des réseaux informatiques n’y est pas prévu, ou du moins pas de la façon dont il s’est produit, on y trouve de bonnes idées, comme la disparition de la presse papier au profit de versions électroniques disponibles contre paiement dans… les cabines téléphoniques. Matériel démodé, concept toujours moderne. Les protagonistes, eux, représentent une sorte de refus individualiste du monde technocapitaliste. Et le roman, bref et intense, est prenant.

La Mauvaise tête

Etrange destin que celui de ce bouquin atypique. Publié en 1977 sous une forme inhabituelle (un grand format, style beau livre, somptueusement illustré par Ian Pollock, traduit par votre serviteur pour Denoël, en 1979) pour inaugurer une nouvelle collection qui ne dépassera pas trois titres, frais de fabrication obligent, Brothers of the Head / La Mauvaise Tête, devait sommeiller, quasi oublié, durant près de trente ans, jusqu’à ce que… mais on y reviendra.

Il faut d’abord dire que cette histoire fort cronenbourgeoise (pour le réalisateur canadien, pas la bière alsacienne), outre sa forme dérangeante (encore renforcée par le style graphique de l’illustrateur, ambiance Ronald Searle, revu par Gerald Scarfe…), se situait quelque peu à l’écart des canons de la SF ordinaire.

Qu’on en juge : le livre se veut le récit documenté (succession de fiches, interviews, témoignages, articles et documents divers, y compris les textes de chansons fournis en annexe) de la carrière aussi scandaleuse qu’improbable de deux frères siamois natifs d’un cap rocheux paumé, situé sur la côte du Norfolk (d’où le titre — avec un jeu de mots intraduisible, « Head » étant entendu ici comme tête, mais aussi comme cap, promontoire), frères siamois qui plus est affligés d’une troisième excroissance en forme d’ébauche de tête supplémentaire (qui tient à avoir son mot à dire — tel l’ineffable Zappy Bibicy du Guide  du voyageur galactique –, d’où le titre VF).

Deux frères siamois qu’un producteur malin et roublard va propulser dans le top 50 des rock-stars glam punk décadentes (on est en 1977 ! Ziggy Stardust a enfanté les Stranglers), tels deux (trois ?) Elephant Men qui, aujourd’hui, feraient intensément songer, prémonition, aux tristement célèbres (pour leurs frasques) frères Gallagher d’Oasis. Evidemment, tout cela va très mal finir…

Dans l’intervalle, on aura eu droit à un récit éclectique, éclaté, décalé, et d’une intense puissance poétique (quelque peu lovecraftienne ou stephenkinguesque), brumes côtières obligent… (les cultivés convoqueront Mlle Brontë et ses Hauts de Hurlevent).

Détail intéressant (et éclairant), Brian Aldiss a révélé, lors d’une interview ultérieure, que cette histoire passablement tordue était née de la crise que son couple traversait à l’époque, conjuguée à la narration d’un cauchemar vécu par sa fille, dont il avoue (point crucial et douloureux) qu’elle n’avait pas été vraiment désirée…

Sans doute est-ce là la raison pour laquelle les réalisateurs Keith Fulton et Louis Pepe décidèrent, près de trente ans plus tard (précisément, en 2005), de ressusciter le texte en le portant à l’écran sous la forme d’un faux documentaire techno-trash (sur le modèle du Projet Blair Witch en 1999, d’Incident at Loch Ness de Werner Herzog, sorti en 2004, sans oublier, bien sûr, plus récemment, Cloverfield), docu romancé que l’affiche présente comme situé « à la croisée de Cronenberg et Spike Jonze ».

Le livre (en VO comme en VF) étant désormais quasiment introuvable — ou alors à des prix indécents —, on pourra donc satisfaire sa curiosité avec le DVD (dispo, lui, du moins en VO), même si l’esthétique du film est bien plus radicale que celle du livre (dont la forme pouvait évoquer quelque conte macabre mais intensément poétique, tel un Petit Prince sous amphés…).

Si l’on a la chance de tomber sur les deux, l’un et l’autre se complètent admirablement.

L'une rêve, l'autre pas

Nancy Kress revient ! En fait, pas vraiment. L’une rêve, l’autre pas n’est que la réédition en volume indépendant de la novella « L’une rêve et l’autre pas » parue dans l’anthologie Asimov présente : Futurs qui craignent en 1993. Une novella couronnée par le Nebula 1991, le Hugo 1992, le Prix des Lecteurs d’Asimov’s 1992 et le Grand Prix de l’Imaginaire 1995 — excusez du peu.

Il s’agit donc de l’histoire de deux sœurs, fausses jumelles. Leisha, la première, a bénéficié, sur l’initiative de son père richissime, d’une modification génétique qui lui permet de n’avoir jamais besoin de dormir ; la seconde, Alice, est un accident — et s’avère tout ce qu’il y a de plus normale. Comme tous les enfants Non-Dormeurs, Leisha ne rêve pas mais apprend mieux et plus vite. Alice rêve, et reste normale. Leisha réussira dans la vie, c’est écrit… Peu à peu, les Dormeurs se mettent à craindre les Non-Dormeurs, qui leur sont supérieurs intellectuellement. D’autant que la modification génétique permet aussi à ces derniers de vivre plus longtemps. La peur se mue bien vite en haine, et les Non-Dormeurs de se retrouver peu à peu victimes de discriminations alors que leur désir n’est rien d’autre que d’aider.

Si la relation entre Leisha et sa sœur est une part du récit, le titre original de la novella, « Beggars in Spain », permet de saisir son véritable enjeu : donnera-t-on un sou à un mendiant en Espagne ? Oui. Et à cinq ? Oui. Et à cent ? Non. Mais n’y a-t-il que des mendiants en Espagne ?

L’une rêve, l’autre pas rappelle ce que Nancy Kress avait prouvé avec Danse aérienne (le Bélial’) : elle excelle sur la distance de la novella. Si ce texte est d’une indéniable qualité, on en regrettera les quelques coquilles (les logiciels de reconnaissance optique des caractères sont si facétieux). Surtout, on s’interrogera sur la pertinence de cette réédition, sachant que l’anthologie Futurs qui craignent est aisément trouvable d’occasion (avec, pour un prix divisé par deux ou trois, cinq textes de plus) et que, par la suite, Nancy Kress a étendu cette novella en un roman, Beggars in Spain (dont L’une rêve, l’autre pas ne forme que le premier quart), qu’ont suivi Beggars and Choosers et Beggars Ride, l’ensemble formant le cycle « Sleepless ». Peut-être de quoi donner des idées à un éditeur ?

Le Dernier Chant d'Orphée

Les éditions ActuSF poursuivent leur travail autour de Robert Silverberg : après Les Vestiges de l’automne et Hanosz Prime s’en va sur Terre, voici Le Dernier Chant d’Orphée, troisième (court) volume du maître à leur actif. Une novella inédite, qui est par ailleurs le dernier long texte en date de l’auteur (la VO date de 2010). Le titre est sans ambiguïté sur le contenu : on a là affaire à la légende du chantre grec, dans la lignée mythologique entamée par Gilgamesh, roi d’Ourouk. Et il sera à nouveau question de voyage, de mort et du mythe : un condensé de Silverberg.

L’histoire, qui ne la connaît déjà ? Orphée lui-même la connaît aussi : pour lui, vivant dans un éternel retour nietzschéen, passé et futur ne font qu’un. Sous une forme incantatoire, l’aède raconte avec lucidité l’histoire de sa vie à son fils Musée : sa rencontre avec Apollon et son initiation à la lyre et aux mystères de l’univers auprès du dieu, la (trop courte) idylle avec Eurydice, la descente aux Enfers qui s’ensuit pour amadouer Hadès, l’exil en Egypte, puis l’expédition avec les Argonautes, et la fin sanglante du poète auprès des furieuses Bacchantes, qui refusent de comprendre qu’Apollon et Dionysos sont deux faces de la même réalité.

Ce Dernier Chant d’Orphée ne jette aucun éclairage nouveau sur la vie de l’aède grec, mais l’amateur éclairé pourra s’amuser à déceler les différences (mineures) entre la légende et la réécriture qu’en fait Silverberg. Toutefois, tant qu’à lire un texte inédit de l’auteur, on aurait préféré une relecture plus originale du mythe. Pas de quoi bouder son plaisir cependant : la novella est d’une lecture agréable, prouvant que son auteur n’a rien perdu de son talent, et est rehaussée d’une courte mais intéressante introduction de Pierre-Paul Durastanti ainsi que d’une interview menée par Eric Holstein, ce qui permettra de nous rassurer sur ce point : Le Dernier Chant d’Orphée n’est en rien « Le Dernier Texte de Silverbob ». Ouf !

Dans les veines

La nuit, Bordeaux a peur. La métropole girondine est terrorisée par un tueur. La jeune Lily s’en moque. Ado en mal de sensations fortes, elle traîne ses guêtres et son mal-être au lycée. Le monde est merdique, mais tout peut toujours empirer, comme lorsqu’elle rencontre au Bathory, la boîte de nuit qui sert de repaire à la frange glauque de la faune nocturne bordelaise, un beau brun ténébreux aux yeux violets répondant au doux nom de Damian. Entre les deux, c’est le coup de foudre. Lily pour les yeux de Damian, Damian pour le sang de Lily. Car Damian est un vampire, membre d’une « famille » particulière composée de Seiko, l’aguicheuse Ja-ponaise, de J. F., le punk dont le groupe aurait pu détrôner les Sex Pistols en leur temps, et du jeune Gabriel, une âme pourrie enfermée dans un corps de gamin (sans oublier un molosse nommé Dracula). Les ennuis ne font que commencer, tant pour Damian que pour Lily et son flic de père…

« Les gentils vampires, ça n’existe pas », annonce la quatrième de couverture. On pourrait supprimer le mot « vampire », ça serait la même chose. Dans les veines suit différents personnages, sans privilégier outre mesure l’un d’entre eux, et il en ressort une chose : ils sont tous pourris. Pas un pour sauver l’autre. Pas le beau Damian, bellâtre qui n’a rien d’un Edward Cullen ; pas le flic, Gustave Baron, père incestueux ; pas Lily, idiote romantique persuadée de trouver refuge dans la non-mort vampirique… Faune interlope, keupons, camés, vampires de pacotille ou réels… Stupre, viol, inceste, drogues, torture… Il coule du sang, de la sueur, des larmes, du sang, du sang, du sperme, de la dope et encore du sang. Ça dé-ouline et ça suinte de partout. On a droit à la totale. Autant avoir l’estomac bien accroché. On pourra cependant reprocher au roman quelques longueurs et une surenchère parfois fatigante dans le gore. Qu’importe : avare en concessions, Dans les veines revendique l’influence de Poppy Z. Brite, et s’affirme un coup de poing bien senti dans la face de toutes les twilighteries. Ça défoule, et tant pis si ça en incommode certains (certaines ?).

Les âmes sensibles et les allergiques aux vampires passeront leur chemin, les autres pourront se pencher sur ce roman en forme de crachat rageur en se demandant avec curiosité ce que la jeune Morgane Caussarieu, 24 ans au compteur, pourra nous proposer par la suite. Une chose est sûre : punk’s undead.

New Victoria

On ne devrait jamais s’engager à la légère… Quand j’ai choisi ce livre pour fin de critique dans Bifrost, je me suis laissé tenter par la très belle couverture steampunk signée Didier Graffet. Le titre, également, m’attirait : que pouvait donc bien être cette « New Victoria » ? Certes, l’auteure m’était inconnue, mais ça n’en fait pas un motif de méfiance ; j’aurais dû lire la quatrième de couverture…

Toutefois, une fois les premières pages parcourues, j’avais compris, et m’attendais au pire. Qu’on en juge : une jeune femme, Nora Dearly, qui a perdu son père, vit des relations conflictuelles avec sa tante, cette dernière ayant décidé de lui trouver un bon parti, dans un monde post-apocalyptique où la société a pris des allures néo-victoriennes. Des dirigeables croisent dans le ciel, et les artefacts steampunk côtoient des résidences souterraines où le ciel prend la forme d’écrans à cristaux liquides. Un jour, Nora se trouve confrontée à des zombies, et, de fil en aiguille, se voit propulsée au cœur d’une guerre…

Vous avez maintenant une petite idée du gloubiboulga que constitue ce livre qui, à trop vouloir mélanger les thèmes, devient une espèce de roman-pudding d’une lourdeur (plus de quatre cents pages serrées, tout de même) et d’une niaiserie incommensurables. Un petit coup d’œil à la quatrième de couverture m’a conforté dans cette impression : « Lia Habel a une vingtaine d’années, […] elle est fascinée par les monstres depuis sa plus tendre enfance — avec des geeks pour parents. » Parents geeks, si jamais vos enfants veulent un jour embrasser le métier d’écrivain, détournez-les très vite vers des jobs plus à leur mesure, tels ingénieur informaticien ou brasseur de bière !

Finalement, le principal problème de ce livre, c’est son positionnement. Il s’agit là clairement d’un ouvrage pour jeunes adultes (mais alors très jeunes, et pas trop précoces non plus), ce que confirme une visite au site de l’auteure, intitulé « Zombies are Love » et où Lia Habel se décrit comme « author of young adult fiction ». Du coup, ce roman aurait davantage eu sa place chez Castelmore — label clairement estampillé jeunesse — que Bragelonne. Comment ? Qu’apprends-je ? Ce livre, comme d’autres auparavant, est sorti à la fois chez Castelmore et chez Bragelonne ? Alors là, j’avoue ne plus rien comprendre à la politique éditoriale de certains éditeurs. Je veux bien que certains livres puissent plaire à tous les publics (Gaiman, Connolly), mais cela ne saurait être le cas de New Victoria, romance niaise à l’eau de rose mâtinée de zombies qui, eux, ne sentent pas la rose !

Le Parti des Coïncidences

Le narrateur, naguère architecte renommé, a touché le fond depuis le décès mystérieux de son épouse dont on ne sait s’il s’agit d’un accident ou d’un meurtre. Un temps suspecté, ayant perdu toute vie sociale et se retrouvant à la rue, il répond à une étrange proposition d’emploi : « Vous maîtrisez les coïncidences ? Alors qu’attendez-vous pour devenir l’architecte de nos projets ? Vous êtes celle ou celui que nous attendons ! » Le projet, à dimension internationale, est supervisé par Uparlac, juriste à la personnalité nébuleuse et homme de pouvoir. C’est lui qui conduit l’entretien d’embauche. Pour décrocher l’emploi d’architecte des coïncidences, il faut apporter la preuve irréfutable que votre construction influence l’existence des habitants qui y vivent En dépit de ses réalisations prestigieuses — Alamo Plaza à deux pas des Twin Towers ; palais aux 365 fenêtres de Kobé — le narrateur peine à convaincre. D’autres candidats, majoritairement non Occidentaux, paraissent plus qualifiés. Contraint par Uparlac qui le pousse dans ses derniers retranchements, l’architecte va jouer son va-tout : évoquer la mort de sa femme au sein de la demeure qu’il avait bâtie pour le couple. Une maison jumelle de celle construite pour son meilleur ami, mort lui aussi. Or chaque habitation ne peut être comprise qu’à partir de l’autre…

Une citation de Fritz Lang en exergue donne d’entrée le ton du roman : « La construction d’un édifice détermine ce qu’il s’y passe. Certaines pièces suscitent la violence et le meurtre. »

Le récit, qui se présente sous la forme d’un dialogue tranchant comme une lame, entrecoupé de réminiscences et d’exposition théoriques, confronte deux personnalités d’exception. Uparlac, initiateur du projet, dé-fend une architecture où les coïncidences provoquées font que l’environnement déter-mine le comportement de l’habitant. Passer commande à un architecte des coïncidences, c’est lui confier sa future existence : « La vie du client ne devient dès lors qu’une partition que lui dicte l’architecture, c’est-à-dire l’architecte. » Celui-ci inscrit au cœur de son ouvrage des intentions de bonheur et de malheur, en proportions égales. Leur influence dépend de l’interprétation. Dans tous les cas il s’agit d’effets dormants qui peuvent se déclencher des années après l’activation des coïncidences. Lorsque la conséquence survient, elle « nous trouve distraits, inattentifs ».

Le narrateur affirme être un attracteur à coïncidences, sans que l’on sache s’il dit vrai ou ment pour décrocher le poste. Il soutient que son épouse était un rempart contre les coïncidences, parvenant à les tenir à distance. Puisqu’elle est morte, le narrateur ne peut que se laisser submerger et s’impose comme l’homme de la situation. Le dialogue, fait de tensions et d’une étrange connivence, en vient à évoquer l’origine de l’architecture qui se trouve dans le corps humain, naissance et développement, et en contrepoint dans les constructions funéraires. Au cours de leur duel, les interlocuteurs en viennent à évoquer une antique tradition. Celle de l’architecte tueur, initiée par Vitruve au premier siècle de notre ère, améliorée par Alberti, maître architecte florentin, et étendue aux constructions psychiques par Freud et Lacan. La question s’impose au narrateur : a-t-il tué sa femme, utilisé l’architecture de leur maison comme arme du crime ?

Ecrivain rare, auteur de trois romans et un essai en presque vingt ans, Mohamed Boudjedra publie ici, en littérature blanche, un roman qui surpasse en audace et invention l’essentiel de la production contemporaine au sein de l’imaginaire français, quoi que l’on estampille comme tel. On pense à Guy Debord et sa théorie de la « psychogéographie ».

Le Parti des coïncidences, dont la qualité vaut en soi, est ce roman que nous étions en droit d’attendre. Par chance, le voici publié. A l’heure où nous écrivons ces lignes, il est finaliste du prix Renaudot.

[Parlant de coïncidence… De manière fort curieuse, la plaisanterie de Bifrost évoquant une rentrée littéraire imaginaire, mentionne nombre de romans fictifs qui se rapprochent dans leur intention du livre de Boudjedra. L’humour aurait-il mis au jour un manque, le déficit d’invention évoqué dans ce papier ? On peut en juger ici.]

Contrepoint

Parce qu’elle est offerte, excellente stratégie qui permet de ne pas payer pour être heureux, l’anthologie Contre-point autorise de parler gratuitement des auteurs. Ne loupons pas cette occasion en dressant le constat suivant : Colin Marchika en son temps, et Laurent Gidon il y a peu, n’ont eu besoin de personne d’autres qu’eux-mêmes pour se torpiller. Le premier par défaut de sociabilité qui a conduit à un suicide éditorial ; le second par excès d’autopromotion qui a engendré la lassitude, curieux rapport au public pour un homme qui vit de la publicité. Cette observation pourrait sembler vaine si elle ne portait sur deux éléments au cœur même de cette anthologie : le rapport de l’écrivain aux aléas de la vie (ce que signifie précisément le mot heur, décliné en « bon » ou « mal »), et l’engagement de Gidon comme maître d’œuvre du recueil.

C’est donc en préfacier qu’il s’exprime. En soi, le projet est incontestablement séducteur : une liberté thématique assortie toutefois d’une contrainte : « raconter une histoire en évitant les ressorts narratifs de l’affrontement, de la compétition, du combat ou de la fuite devant une menace ». Comme souvent chez Gidon, la forme est variable, alternant les jeux agaçants sur les mots (tout le début), l’expression claire et étayée (paragraphe 5), et l’usage de clichés éculés, ici « Bisounours », que Thomas Day lui renvoie d’ailleurs en pleine face dès la première ligne de sa nouvelle. Rare exemple de totale empathie entre un écrivain et son directeur d’ouvrage. Reste que l’intention intrigue et invite à découvrir les textes.

« L’Amour devant la mer en cage » ouvre le bal, occasion d’affirmer à nouveau que Timothée Rey est un authentique styliste. Mais parce qu’il est probablement le seul écrivain français adepte du grand dieu Pan, sa contribution pourra sembler oraculaire. Belle première impression, au sens littéral, qui n’appelle aucune réflexion du lecteur, déni intentionnel de raison.

Suit David Bry et « Le Chercheur de vent », récit qui tient autant du rite initiatique que de la sélection naturelle. Très agréable nouvelle dont l’écriture fluide et légère sert parfaitement le propos.

« Petits arrangements intra-galactiques » nous permet de retrouver Sylvie Lainé adéquate à elle-même, à savoir dans l’exercice de son plein talent décliné ici en deux manières : sa façon personnelle et le pastiche d’entrée revendiqué de Robert Sheckley. La contrainte est respectée quand bien même le bonheur, ou l’absence de malheur, n’est pas le fait de l’humain.

Avec « Nuit de visitation », Lionel Davoust réussit un tour de force : proposer un texte d’Eugène Dabit si l’auteur d’Hôtel du Nord avait écrit de la science-fiction. Des prénoms aux références, rien n’est laissé au hasard, un petit bijou de fiction française, ce prédicat n’étant pas accidentel mais valant pour choix.

Quoiqu’en adéquation avec ses préoccupations personnelles, « Tammy tout le temps » de Laurent Queyssi souffre d’un déséquilibre. Au vu des maux remémorés, la délivrance paraît rapide : chacun sait que le malheur a sur le bonheur l’avantage de durer.

« Avril » de Charlotte Bousquet est servi par une écriture impeccable en dépit d’une malheureuse répétition à la toute fin. L’essence féminine départie de ses attributs se scinde puis se recompose, au fil d’une narration dont la candeur ne peut être que sincère.

Avec « Permafrost », Stéphane Beauverger propose la version digest et empesée de La Horde du contrevent. Le texte parle de clan, l’auteur réaffirme son appartenance à sa tribu la Volte (éditeur bien connu par ici), tout cela est cohérent mais n’a d’intérêt que si l’on fait du référentiel une fin en soi.

« Mission océane » de Xavier Bruce repose sur un postulat intéressant : la découverte dans l’étable du père Gayout d’une entité radicalement étrangère, propre à transformer l’appréhension du réel chez un soldat. Toutefois le style, sans être catastrophique, connaît de nombreux défauts. Un texte qui s’oublie aussitôt lu.

Hélas pour moi, le texte de Thomas Day est bon. J’aurais préféré le descendre, dans une molle et peu sincère tentative démagogique visant à reconstituer mon capital Sympathie auprès des contempteurs des Razzies. Pouvais-je sacrifier la vérité à la mauvaise foi ? J’y ai songé. Seulement « Une semaine utopique » est une telle réussite dans l’exercice incertain de l’autodérision (et une authentique punition intime que s’inflige l’auteur), que l’on rit franchement. En se laissant séduire par l’écriture, encore et toujours de haute volée : les pages 121 et 122 sont de la pure poésie orale beat que l’on rêve d’entendre marteler par l’auteur.

Au final, Contrepoint offre un moment agréable de lecture, sa valeur artistique dépasse sans peine sa valeur financière. On retiendra les textes de Bry, Lainé, et Bousquet pour le traitement et l’adéquation au thème, ceux de Rey et Davoust pour l’angle d’attaque, enfin celui de Day pour offrir l’unique contrepoint, ô combien pertinent. Reste que l’on peut regretter que la belle intention initiale ne soit ici qu’effleurée, qu’à l’image de Georges Duhamel dans son Journal de Salavin (1927), nul ne se soit demandé pourquoi le malheur ne rend pas forcément malheureux, pourquoi le bonheur ne garantit pas d’être heureux.

Brigade des crimes imaginaires

Avant de devenir éditeur et écrivain, Daniel Nayeri a semble-t-il exercé de nombreux métiers, dont celui de chef pâtissier. Manque de chance, le millefeuille est indigeste, un empilement de novellas qui visent à explorer différents genres de l’imaginaire. Le dossier de presse prend soin d’évoquer l’écriture magistrale, adaptée à chacun des récits. Las, on peine à y voir plus que ce dont est capable le premier auteur de fan-fiction venu. On est loin, dans l’exercice difficile de la variation, de Paul Di Filippo et son Pages perdues. La faute n’en revient pas à Valérie Le Plouhinec, traductrice émérite qui a fait ses preuves en littérature jeunesse, mais bien à l’auteur qui semble tout droit sorti d’un atelier d’écriture, tics narratifs compris.

Dans un dernier effort on cherche à invoquer Neil Gaiman, Jasper Fforde ou Christopher Moore, mais finalement on se dit que Nayeri c’est long, lent, et que la vie est courte.

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