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Les Anges électriques

Après des années d'atermoiement et de galère, période méandreuse qu'André-François Ruaud évoque dans sa petite présentation sobrement intitulée « Envolée », voici que paraît Les Anges Electriques, une anthologie dont la première incarnation aurait dû être publiée sous le titre Fées & Gestes 2 et qui naît, enfin, sous la forme d'un numéro spécial de la (nouvelle) revue Fiction, dotée d'une couverture anti-commerciale à souhait et d'un prix exorbitant, 28 euros. Etrange destin… et aberration commerciale totale. Car il faut être téméraire ou désespéré pour rattacher une anthologie au thème fort, facile à identifier, autonome (les anges), à une revue Fiction qui ne marche pas en librairie, dont le nombre d'abonnés est insuffisant, dont le format, trop large, est inadapté à la lecture de récits… Parution suicidaire pour les uns, ultra couillue pour les autres, mal ciblée de l'avis quasi général, qui n'aidera ni Fiction ni Les Anges électriques et qui évoque surtout une chevauchée sabre au clair sus à l'ennemi : vingt chevaliers blancs (les auteurs, l'anthologiste, ses traducteurs, son maquettiste) contre les noires armées de la Big Commercial Fantasy, le tout soutenu par la musique quasi-wagnérienne du Carmina Burana de Carl Orff. Problème : ce genre de cavalcade martiale à un contre deux mille, même dans l'Excalibur de John Boorman, ça ne finit pas super bien.

Critiquer le contenu de ces Anges Electriques est difficile car les textes y abondent, dix-huit, excusez du peu. Et comme on peut s'y attendre, il y a des choses qu'on adore, d'autres qu'on déteste, d'autres qui laissent indifférent ou que l'on oublie une fois la dernière page tournée. Dix-huit textes, très différents (il y a de la fantasy, de la S-F, du fantastique, de la mauvaise littérature générale), où il n'est pas toujours question d'anges. Par exemple, dans « Carnation, Lily, Lily, Rose » de Kelly Link, le meilleur texte du lot à mes yeux, il n'y a pas de créatures ailées ; on y suit un « défunt » qui écrit une longue lettre et se promène sur une plage sise non loin d'un étrange hôtel, désert et impossible, comme surgi de l'œuvre de J.G. Ballard. Dix-huit textes, dont malheureusement, à la lecture, j'ai surtout relevé les écueils : fautes de mise en page (on ne foliote pas les pages d'illustration d'une anthologie, les tirets de dialogue sont à géométrie variable), fautes de français, d'orthographe, maladresses de traduction… Des écueils qui ne gâchent peut-être pas tout, mais font un dégât considérable, ambiance « trous dans l'emmental et grincements de dents ».

Comment accepter sans broncher de lire la nouvelle de Kelly Link, de tiquer après dix lignes, de recommencer le premier paragraphe et de comprendre que le traducteur n'a pas compris que c'est du prénom et non du nom de sa femme que le défunt ne se souvient pas ? Des prénoms féminins qui s'enchaînent, Mary, Coraline, Coralee, etc., jusqu'à la fin de cette magnifique nouvelle.

Sur la nouvelle de Rhys Hugues, qui évoque Le Troisième policier de Flann O'Brien (chef-d'œuvre de la littérature irlandaise disponible en poche chez Phébus, comme il se doit), c'est la traduction qui fout tout en l'air, ou presque :

« Son seul avantage était qu'ils étaient gênés par leurs déguisements. C'était là à l'évidence des membres de la police secrète. » p 140. On a emmuré vivant des traducteurs pour moins que ça.

La vraie catastrophe, en fait, en ce qui me concerne, ce n'est pas tellement ces désagréments de lecture, ces cahots sur la route, mais le nombre de textes que j'ai vraiment aimés : trois sur dix-huit, Kelly Link déjà citée, Paul Di Filippo (pour une formidable nouvelle de S-F) et Richard Kearns pour une nouvelle de fossoyeur, typiquement américaine, qu'auraient pu écrire Terry Bisson ou Ray Bradbury (on notera au passage la magnifique traduction de Jean-Daniel Brèque, qui excelle dans ce genre d'exercice).

Pour ce qui est des nouvelles francophones, beaucoup de déceptions : Christian Vilà revient sur les derniers jours d'Edgar Allan Poe, mais comme il n'est pas le premier (« In the sunken museum » de Gregory Frost), que son travail de recherches sur l'Amérique de l'époque a été insuffisant et que son style est loin d'être parfait, je n'ai pas vraiment accroché à son texte, où Poe, poursuivi par des anges de lumière, rencontre une pute grassouillette qui n'est autre qu'Annabel Lee ; Johan Heliot signe une pochade américaine ambiance hippie qui ne rime à rien et ressemble trop à un texte écrit par un petit frenchy pour fonctionner ; Xavier Mauméjean gagne en clarté mais perd en impact sur sa nouvelle « ImCom 15 » ; René Beaulieu écrit comme une patate et son texte s'impose comme le plus long de la sélection (« long » dans tous les sens que peut endosser l'adjectif). Seule bonne surprise francophone, Fabrice Méreste, qui frôle l'excellence, avec un texte trop sensuel pour être qualifié d'eganien, même s'il y a un peu de Greg Egan dedans ; dommage que la chute, qui pourrait être facilement considérée comme un tract catho anti-avortement, ajoute au texte une morale nauséabonde.

Alors, comment conclure ? Juste sur une évidence… Ce livre est beaucoup trop cher pour ce qu'il est et ce qu'il contient (je ne serai pas surpris qu'il reste largement invendu), mais André-François Ruaud, ancien capitaine du Yellow Submarine et actuel berger-chef des Moutons Electriques, mérite le soutien des lecteurs de Bifrost, parce qu'il publie des textes que vous ne lirez nulle part ailleurs, étonnants et souvent enthousiasmants (voir ma critique du quatrième Fiction, plus avant dans ce numéro de Bifrost). Ceux qui ont du cœur, ou mieux, une âme de militant anti-BCF, n'ont plus qu'à faire un tour sur le site pour y choisir un livre, histoire que cette belle aventure continue.

Le Voyageur

Jean Douze Faucons fait donc partie de la caste des écrivains mystérieux. Personne ne l'a jamais vu, pas même son agent ou son éditeur. Si si ! Il utilise un téléphone satellite (comme ses persos), pour ne pas se faire repérer, et déguise sa voix avec un vocoder. Malin. C'est un peu le James Bond du thriller-SF. Il est publié par l'éditeur du Da Vinci code, aux USA comme en France. Un signe, non ? Oui, mais de quoi ? Son premier roman, Le Voyageur, est le premier volet d'une trilogie de cette pure science-fiction que les éditeurs préfèrent appeler thriller. Les trois phrases de quatrième de couverture sont tout aussi mystérieuses, au point de ne rien vouloir dire. L'histoire est parsemée de repères tellement énormes que ça clignote comme une guirlande de Noël en supermarché. Visez donc. Notre monde vit ses dernières années de liberté. Le gouvernement américain a développé un système de surveillance qui s'étend à toute la planète : caméras, réseaux informatiques et électroniques, personne n'échappe à la Grille. C'est un peu Matrix. Ce système est dirigé par un groupe appelé les Frères (ou la Tabula — rapport au massacre des Templiers, mais là, c'est trop long pour que je vous raconte) qui réprime toute tentative d'indépendance des citoyens. Comme dans 1984. Leurs ennemis sont les Voyageurs, des individus capables de se déplacer dans des mondes parallèles en projetant leur énergie… neurale ! C'est héréditaire. Ils reviennent de ces univers nantis de connaissances nouvelles, précieuses, sur d'autres civilisations inconnues, très dangereuses pour l'équilibre de notre société sécuritaire. Pour protéger ces Voyageurs, il y a les Arlequins, des guerriers initiés à la Voie du sabre et hypra-forts. Comme dans Kill Bill. Aujourd'hui, il n'en reste qu'un. Comme dans Highlander. Ou plutôt une, Maya, qui doit absolument sauver le dernier Voyageur sans se faire zigouiller, comme son père et ses autres potes Arlequins. Elle parcourt le monde avec son sabre et découvre qu'en fait il reste deux Voyageurs. Deux frères, dont l'un a déjà été capturé par la Tabula, qui le force à voyager sous son contrôle. Avec l'aide de compagnons sympathiques, Maya sauve l'un des deux frères (elle est carrément amoureuse de lui, ce qui est contraire aux règles des Arlequins, gare !), mais l'autre est passé dans le camp des méchants. Rideau pour cette première aventure, de quasi 500 pages tout de même…

Bon, voilà donc le nouveau prodige qui doit suivre les traces de Dan Brown. John Twelve Hawks a manifestement une certaine expérience de l'écriture : on sent la volonté du divertissement, la construction dynamique, les personnages stéréotypés mais pas pour rire, bref, du sur mesure aux petits oignons pour le prochain film de Ron Howard. Mais formater un livre de S-F pour en faire un best-seller, ce n'est pas si simple. Ça se saurait, du reste. Pourtant, dans une interview du monsieur que l'on trouve sur le site de l'éditeur (retranscrite de l'anglais — je vous la conseille vivement, c'est un morceau de philosophie tel qu'on se demande si, finalement, John Twelve Hawks ne serait pas le clone américain de Henri Lœvenbruck) on apprend avec stupeur que Douze Faucons est simplement un gros parano qui a peur de ces « gens invisibles » qui nous surveillent. Que ce livre est autobiographique, que tout ça, c'est la vraie vie. Alors là, je dis : arrête de regarder la série Alias, c'est pas bon pour ce que tu as. Et voilà pas que je me trompe lourdement : le monsieur n'a jamais vu ni Alias, ni même tous ces films joyeusement pompés dans son bouquin. Sauf le premier, Matrix, mais ça, c'est de la S-F, pas son bouquin, vous comprenez ? Le Voyageur est ancré dans le réel, dit-il. Et là je cite, pour le plaisir : « Personne ne volera jamais dans mes romans ».

Ça tombe bien, il n'y en aura peut-être pas d'autre.

Cid « Dix Vautours » Vicious

Un goût de rouille et d’os

S’imposer en un seul livre, et s’affirmer d’emblée comme un écrivain indispensable, c’est rare, mais ça arrive. La preuve avec Un Goût de rouille et d’os de Craig Davidson. Un premier recueil de nouvelles, huit textes âpres, durs, intenses. Pour une fois, la photo de couverture est à l’image du contenu du livre : on y voit un jeune boxeur, très concentré, prêt au combat. Et c’est exactement dans cet état d’esprit que Davidson a écrit ses nouvelles : frapper fort, tout de suite, de préférence là où ça fait mal. S’attaquer, en costaud, à des sujets difficiles, en laissant les bons sentiments au vestiaire.

Dès la première nouvelle, « Un Goût de rouille et d’os », le ton est donné : un jeune boxeur, par inconscience, a détruit la vie de son neveu. Alors il participe à des combats clandestins d’une violence extrême. Il le fait pour expier sa faute, pour simplement survivre à sa honte et à sa culpabilité. Voilà un texte qui fera date. Puissant, parfait dans sa construction, maîtrisé d’un bout à l’autre, soutenu par une écriture impeccable, précise et brutale à la fois. C’est du grand art. Mais c’est loin d’être la seule très belle surprise de ce recueil.

Dans « La Fusée », un jeune homme travaille dans un parc d’attractions, où il exécute un numéro spectaculaire avec une orque. Il est beau, arrogant, athlétique. Mais un jour, le numéro tourne mal, et l’orque lui sectionne une jambe. Lui qui vouait un culte à son propre corps, le voilà devenu unijambiste, infirme, obligé de s’inventer une nouvelle existence basée sur d’autres valeurs… Dans « Un Usage cruel », un jeune publiciste et sa femme élèvent des pit-bulls pour les faire concourir dans des combats de chiens. L’homme est stérile, ils ne peuvent pas avoir d’enfant. On comprend vite que pour ce couple en bout de course, ces pit-bulls sont devenus des enfants de substitution, une progéniture qu’on aime, qu’on chérit, mais qu’on emmène régulièrement à l’abattoir. Une manière comme une autre de faire l’expérience de la paternité… Il est d’ailleurs beaucoup question dans ce recueil de rapports père/ fils, de confrontations entre l’homme et l’animal. Chaque texte est habité, porté, magnifié par une sorte de tension interne, une électricité palpable, qui se communique directement au lecteur (et on pardonne aisément à Davidson le seul vrai faux pas de ce recueil, la nouvelle intitulée « De chair et d’os », nettement plus banale).

Alors bien sûr, avec des thèmes et des personnages pareils, difficile de ne pas penser à un autre grand « cogneur » de la littérature contemporaine : Chuck Palahniuk. Et c’est vrai que l’influence est évidente. (Un Goût de rouille et d’os a d’ailleurs été salué à sa sortie par Palahniuk). Mais ce serait vraiment injuste de réduire Davidson à un simple suiveur. Il est déjà bien plus que ça. Car même si les thèmes abordés par l’un et par l’autre se ressemblent souvent, le traitement est très différent : là où Palahniuk favorise l’effet choc ; Davidson, lui, est tout en sobriété, en retenue. Il impressionne par sa maîtrise, et par sa maturité étonnante pour un écrivain si jeune (il n’a que 29 ans). Bref, Chuck Palahniuk s’est trouvé un sérieux challenger. Et on peut parier que Craig Davidson n’a pas fini de nous surprendre, comme le prouve la dernière nouvelle, «Précis d’initiation à lamagie moderne ». Un récit bouleversant à la lisière du fantastique (on pense à Clive Barker).

Au final, on sort de cette lecture un peu groggy, chancelant, limite KO. On a pris des coups, quelques uppercuts, et un ou deux directs au foie. Le combat a été rude. Mais on a aussi la certitude, en refermant ce livre, d’en savoir un peu plus sur la vie et sur l’espèce humaine. Et ça, c’est bien la marque des grands écrivains. 

Le Scarabée

Injustement méconnu en France, Richard Marsh (1857-1915), est un écrivain anglais à redécouvrir d'urgence. Excellente idée, donc, de rééditer Le Scarabée, un roman paru en 1897, mais d'une modernité étonnante, et qui fait de Richard Marsh un authentique précurseur du thriller fantastique contemporain.

En plein cœur de Londres, à la fin du XIXe siècle, une étrange créature apparaît. Venue d'Egypte antique, elle semble avoir traversé le temps pour accomplir une terrible vengeance. L'objet de toute sa haine est un certain Paul Lessingham, un jeune politicien, brillant orateur, promis à un grand avenir. Mais sous son apparence de citoyen irréprochable, Lessingham ne cache-t-il pas un lourd secret ? Tapie au fond d'une maison abandonnée, la créature dresse son plan d'attaque. Pour Paul Lessingham et son entourage, l'épouvante commence…

Et c'est parti pour 386 pages d'une course-poursuite haletante. Car Marsh est un écrivain pressé : une intrigue énergique, une écriture nerveuse, enlevée. Des chapitres courts, des rebondissements incessants. Tout est fait pour que lecteur, hypnotisé mais ravi, soit dans l'incapacité physique de lâcher ce livre avant d'en connaître la conclusion. Et de ce point de vue, Le Scarabée, malgré son grand âge, n'a rien à envier à certains thrillers fantastiques actuels. Mais Marsh n'est pas seulement un écrivain pressé, c'est un écrivain malin. Aussi construit-il son intrigue. Le roman se divise en quatre parties, et à chaque partie le narrateur change. Le procédé n'était pas nouveau à l'époque (Wilkie Collins, entre autres, l'a beaucoup utilisé), mais Richard Marsh le fait très intelligemment : les quatre récits successifs se complètent, s'enrichissent mutuellement, et les personnages du roman y gagnent en complexité. Il a aussi la bonne idée de faire que le narrateur de la quatrième et dernière partie soit un personnage nouveau, jusqu'alors totalement extérieur à l'action ; ce qui donne à son point de vue une distance bienvenue. Bonne idée, d'autant plus qu'il s'agit d'un détective privé. Résultat, cette dernière partie a un petit côté « enquête à la Sherlock Holmes » très excitant.

L'autre curiosité de ce roman, décidément plein de surprises, c'est le contenu sexuel très explicite de certaines scènes (et notamment celles où la créature apparaît pour la première fois). D'ailleurs, sous prétexte que cette créature se métamorphose à volonté, Richard Marsh s'amuse, tout au long du récit, à entretenir une certaine ambiguïté quant à l'identité sexuelle réelle de la créature. Mâle ? Femelle ? Difficile à dire… Dans l'Angleterre très puritaine de l'époque, il fallait oser ! Richard Marsh est donc aussi, à sa manière, un écrivain courageux.

Autant de raisons de se ruer sur cette réédition. En attendant — avis aux éditeurs — une édition française des autres romans fantastiques de Richard Marsh.

Chasseurs de chimères

De qui sommes-nous les enfants ?

Voilà une question à laquelle Serge Lehman répondait déjà, il y a presque dix ans, dans une anthologie-manifeste, publiée au Fleuve Noir et devenue depuis le symbole de l'émergence d'une nouvelle génération de la science-fiction française (SFF), de l'affirmation de son identité, Escales sur l'Horizon (cf. critique et interview in Bifrost n°8). Nous sommes « les enfants de Jules Verne », y affirmait-il. Ce n'était déjà pas rien de le rappeler, mais, comme aurait pu le lui reprocher Cyrano de Bergerac sous la plume d'Edmond Rostand, « c'est un peu court, jeune homme ; on pouvait dire bien des choses en somme. » C'est bien ce qu'il fait, aujourd'hui, dans la présentation de ses Chasseurs de Chimères. L'ouvrage est consacré à « l'âge d'or de la science-fiction française », dont nous avons, semble-t-il, laissé le souvenir se perdre, ou tout au moins s'altérer, jusqu'à le confondre avec ceux, plus récents, venus d'outre-Atlantique.

Serge Lehman, ainsi que J. H. Rosny Aîné lui-même l'avait fait en son temps, a jugé qu'il est temps de « prendre date », d'enfin permettre à nos grands-pères en Imaginaire de ne plus être « accusés de suivre ceux qui [les] suivent ». Cette vérité qui, jusque-là, nous était demeurée invisible, l'anthologiste nous met le nez dessus : il a existé une authentique science-fiction de langue française entre Jules Verne et René Barjavel. Dont acte. La SFF n'est pas la conséquence de l'essor de la S-F américaine née dans les pulps au cours des années trente et ayant conquis, par pollinisation, le marché français à partir des années cinquante. Même si les traductions de grands auteurs de l'âge d'or américain ont joué un rôle d'accélérateur, voire de dégrippant, nous ne sommes pas, au sens strict, les enfants de Lovecraft, de Heinlein, d'Asimov, de Van Vogt, de Dick, etc. Au mieux sommes-nous leurs collatéraux. Tous, nous faisons partie de la grande famille de ceux qui écrivent sur le monde en affectant de s'en éloigner, mais nos géniteurs sont bel et bien français et européens.

D'emblée, une crainte pourrait être formulée : cette démarche ne risque-t-elle pas de briser des liens très forts qui, des deux côtés de l'Atlantique, font cette richesse, cette transversalité, de la SF internationale ? La réponse vient d'elle-même : la quête d'une identité perdue n'implique pas le rejet de l'Autre, mais, au contraire, sa reconnaissance en tant qu'interlocuteur. Rendre hommage à ses ancêtres n'est pas faire œuvre de chauvinisme. Cette recherche généalogique à laquelle nous convie Serge Lehman est précisément le meilleur rempart contre d'éventuels réflexes nationalistes ou communautaristes qui proviendraient justement d'un sentiment de dilution de notre identité propre dans l'impérialisme culturel américain. Savoir qui nous sommes, c'est libérer l'expression de notre différence dans le grand concert de l'Imaginaire, sans pour autant en faire une exception menacée.

L'Âge qui Dort doit se réveiller

Si l'on en croit Serge Lehman et ses prédécesseurs (Versins, Van Herp, Lofficier, Baudou, pour n'en citer que quelques-uns), il n'y aurait donc pas de solution de continuité dans la production francophone entre Jules Verne et René Barjavel. Et, effectivement, c'est un pan entier d'histoire que l'on découvre : trois mille textes, dont les plus lisibles, à la fois en terme de style et de pertinence, viennent d'être réveillés par les soins de l'anthologiste. Tous ressortissent au domaine du « roman merveilleux-scientifique », selon l'expression de son premier grand théoricien, Maurice Renard.

Pour ce dernier, l'émergence de ce nouveau genre tient essentiellement à la tentative des auteurs français d'intégrer la science dans le roman. La plupart des auteurs n'entendaient faire qu'une expérience littéraire, le plus souvent ponctuelle. Pour autant, dans leur entreprise, ils ne sont pas restés isolés. De leurs échanges est né ce « roman merveilleux-scientifique » dont Maurice Renard énumère les différents instruments narratifs : « admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques (…) prêter certaines propriétés d'une [notion] à l'autre (…) appliquer des méthodes d'exploration scientifique à des objets, des êtres ou des phénomènes créés dans l'inconnu par des moyens rationnels d'analogie et de calcul, avec des présomptions logiques. »

Il s'agit bien, ici, de marier le formalisme du roman bourgeois le plus conventionnel à la rigueur froide du raisonnement scientifique. En somme, faire du feu avec de la glace. Maurice Renard, comme le relève à juste titre le préfacier, livre dans un article datant de 1909 (!) une analyse bien plus fine que la profession de foi, un peu naïve, qui sera celle de Hugo Gernsback quelques trente ans plus tard. Bien avant les Américains, il y fait l'éloge du « sense of wonder » et insiste sur sa compatibilité avec l'élégance littéraire qui, en France, au moins, doit caractériser le roman : « il nous découvre l'espace incommensurable à explorer en dehors de notre bien-être immédiat (…) Il brise notre habitude et nous transporte sur d'autres points de vue, hors de nous-mêmes ».

Cet appel à l'évasion, suivi d'un retour à la réalité, que l'on perçoit, dès lors, avec un regard neuf, constitue la quintessence de la S-F, comme chacun le sait. Nombreux ont été les théoriciens à la revendiquer, depuis Renard. Dans un article érudit, Jacques Goimard évoque le passage entre les « premier et second vraisemblables » que seule la science-fiction permet d'opérer (cf. Critique de la SF, Pocket « Agora »). Nous avions tort de croire que ce savoir-faire nous venait exclusivement des Américains, maîtres de l'émerveillement grand-angle. Nos « classiques », sur ce point, sont d'une déroutante modernité : le célèbre André Maurois, que l'on redécouvre ici comme l'un des maîtres de la manière française, ne le cède en rien à Lovecraft en terme d'accroche et de ressort dramatiques ; le méconnu Claude David pratique l'étrangeté avec l'aisance consommée d'un Van Vogt ; le rare Raoul Brémond livre une novella de pure hard science, assise sur un raisonnement que n'aurait pas renié un Greg Egan. Et ils sont nombreux ces grands-pères dont, petits-enfants indignes, nous avions laissé le legs prendre la poussière du grenier ou se corrompre dans l'humidité de la cave.

Et puis, dominant toutes ces photographies jaunies et émouvantes, il y a Rosny, bien sûr, notre « aîné » par excellence. Qui, parmi nous, avait réellement relu ses Xipéhuz ? Qui prenait la peine de se frotter à son œuvre, à sa Force mystérieuse, à ses Navigateurs de l'infini ? Qui se rappelle que cet illustre prédécesseur regardait déjà, en face, La Mort de la Terre ? Pourtant, l'un des plus importants prix de la SFF porte son nom. Mais nous en avions fait un symbole, oubliant l'auteur caché derrière. Une erreur que nous ne commettrons plus.

Puis, le témoin passe, avec une belle régularité, de 1863 à 1950, jusqu'à échoir à B. R. Bruss, qui incarne ce « réveil », quelque peu brutal, mais salutaire, de la famille française du « roman merveilleux-scientifique », provoqué par les voix tonitruantes, vives et irrévérencieuses, venues d'outre-Atlantique. Mais la manière américaine n'a pas ensemencé des terres incultes. Elle a simplement agi comme une bonne rincée, permettant aux arbres séculaires de donner de nouveaux fruits.

 

Hypermondes conservateurs

Régis Messac, autre homme-orchestre de cette « école » française qui n'a jamais réussi à se considérer comme telle, aurait pu donner corps à une vraie « communauté S-F » comme l'ont fait les pulps aux USA. Sa revue Les Hypermondes, avait toutes les qualités requises, dont certaines même que les revues américaines n'avaient pas. Il ne lui en a manqué qu'une : la pérennité. La guerre a brisé son élan. Là encore, l'équilibre entre l'ambition du propos, la volonté de mettre en perspective le discours scientifique, et le souci de divertir le lecteur est revendiqué dès le premier éditorial de Messac : « Ce sont des mondes hors du monde, à côté du monde, au-delà du monde, inventés, devinés ou entrevus par des hommes à la riche imagination de poètes. Il faut, pour les visiter, entreprendre les voyages imaginaires, les voyages impossibles ». La revue, dont le premier numéro date de 1935, aurait constitué un vivier pour les jeunes auteurs français, puisqu'elle appelle à découvrir, au-delà de Verne, Wells et Poe, « les étrangers que l'on n'a jamais songé à traduire et les Français qu'on ne songe pas à lire ». Il ne fait pas de doute qu'elle aurait même formé des auteurs « maison » qui, bien plus tôt que nous ne l'avons fait, aurait pu échanger d'égal à égal avec les ténors américains, peut-être même leur faire baisser les yeux, pour réfléchir à leur tour.

Pourtant, la guerre ne suffit pas à tout expliquer. Serge Lehman pointe du doigt les causes endogènes de l'échec de l'âge d'or à la française : celles-ci sont à la fois d'ordre formel et substantiel. Sur la forme, aucun auteur français, au contraire des chantres de l'imaginaire américain prompts à se doter des instruments idoines, Heinlein en tête, n'a cherché à adapter le style à la nouveauté du propos. Tous les français, essentiellement par souci de reconnaissance littéraire, se sont coulés dans le sacro-saint modèle du « roman bourgeois ». Ce que Jacques Baudou appelle le choix de « la voie lettrée », par opposition à « la voie populaire » qui fut celle des pulps. Ce dogmatisme formaliste est l'une des raisons fondamentales de leur échec, comme le souligne Daniel Drode, en stigmatisant, non sans humour, « le héros du roman d'anticipation [qui] se sert toujours du langage que lui a légué une époque perdue loin dans le passé ». Sur le fond, c'est l'absence d'un enthousiasme pour la Science et les potentialités nouvelles qu'elle apporte à l'Homme. Fruit amer de cette coupure pathologique typiquement française entre l'univers des sciences en prise directe avec le présent et celui de la littérature qui se veut intemporelle. Comme si les modifications quotidiennes de notre environnement technique ne méritaient pas la même attention que l'introspection de l'amoureux transi ou trompé. Tous les romans ou presque, comme le relève l'anthologiste, contiennent une morale conservatrice qui se traduit par la destruction finale de la « merveille scientifique » et la restauration de l'ordre tranquille de la société bourgeoise. Sur ce plan, les auteurs réunis ici partagent « le pessimisme foncier, la haine du peuple et le désir de manger à l'heure », quand leurs confrères anglo-saxons et américains, eux, pensent déjà la société d'après-demain. Pour le dire plus clairement encore, les français n'anticipent rien. Au contraire, ils refusent d'affronter le futur, quand bien même, ils en perçoivent, à l'instar de leurs pairs, l'inéluctabilité : du coup, ils se réfugient dans la « rétrofiction » et les mondes perdus, et laissent derrière eux un corpus réactionnaire, parfois nationaliste, voire xénophobe. Comme un cri de colère de se savoir condamnés, laissés en arrière, par le monde « des grandes organisations, des monstres froids, des dictatures aussi, où l'idéal humaniste du bourgeois n'a plus de place ni même de sens ». Au lieu de combattre, ils choisissent de fustiger. Et ce n'est pas, je le crois, la moindre des leçons que nous livre cette anthologie.

Saurons-nous abattre le mur du futur ?

D'une certaine manière, ces auteurs du « roman merveilleux-scientifique » français reflètent l'idéologie dominante de l'entre-deux guerres : tout en identifiant les prémices d'un nouveau chaos avec une saisissante clarté, ils refusent pourtant d'agir pour le conjurer. Ils se complaisent dans le thème de la catastrophe, riche d'une esthétique crépusculaire de nature à toucher les lecteurs au cœur. Rarement l'histoire de la S-F aura connu un tel contresens ontologique. Mais celui-ci fait écho au contexte littéraire et diplomatique : l'Europe des années trente, France en tête, traumatisée par la première guerre, ne peut se résoudre à intervenir en son sein avant qu'il ne soit trop tard. La science-fiction française est aussi pusillanime. L'une connaîtra l'occupation, l'autre mourra. Avant de renaître, langée de pulps et bercée par les super-héros américains au sourire éclatant.

Et c'est là où cette anthologie prend tout son sens historique. Certains traits de caractère de nos ancêtres en Imaginaire ne se retrouvent-ils pas dans la production française la plus récente ? Cette appréhension de l'avenir, ce pessimisme foncier, cet amour du noir, qui confine parfois au gothique et se mue souvent en catastrophisme, nous rappelle celui qui tonalise cette anthologie. Qu'il soit tissé d'une volonté marquée de réformation n'est pas un argument suffisant pour l'en démarquer. Il y a là comme un déterminisme contre lequel il ne faut pas nécessairement lutter, mais dont il faut avoir conscience.

Quant à la « rétrofiction » évoquée par Serge Lehman, comment ne pas y voir un écho dans le goût, voire la mode, très contemporain(e) des auteurs de SFF pour l'uchronie et le steampunk, sans même parler des fantasy, de plus en plus sophistiquées, puisant sans discernement dans les grandes figures de l'Histoire, depuis la gloire des Anciens rois jusqu'aux Lumières de la raison, en passant les Grandes Découvertes ? N'y a-t-il pas là, non seulement le souci d'une reconnaissance culturelle, mais aussi un rejet du futur trop sombre qui nous attend ? Avons-nous à nouveau si peur du monde qui vient, qu'il nous faille nous réfugier dans un passé réinventé ? Ou un futur antérieur auquel on ne prêterait guère que les artifices techniques, autant dire sa portion congrue, du futur réel ? Comme le relève Lehman, c'est exactement ce qu'a fait la bande-dessinée franco-belge des années 1940 (Edgar P. Jacobs en tête). Sommes-nous en train de renoncer à notre acuité anticipatrice au profit de la « retrocipation » ?

Si c'est le cas, nous ne sommes pas les seuls. La thématique, si contemporaine, de la Singularité, ce fameux « mur du Futur », est un révélateur puissant de l'esprit de l'époque. Il nous dissuade, voire nous interdit, la simple tentative d'appréhender l'après-demain avec pertinence. Mais, depuis quand risquer de se tromper est-il une raison suffisante pour ne pas essayer ? La S-F ne se confond pas avec la prospective, puisqu'elle est supposée nous parler du présent. L'erreur reste l'un de ses principaux ressorts narratifs. Elle ne doit donc pas être redoutée. Cette anthologie vient précisément au bon moment pour nous le rappeler. Ayant accompli notre « devoir de mémoire », nous pourrons dès lors repartir, sereins et en pleine possession de nos moyens créatifs, à la conquête des futuribles ? Ou les ignorer, mais par choix, non par démission.

En dernière limite, ce souci de sortir du ghetto, de redorer le blason littéraire de la science-fiction française, voire, à travers le rejet de la notion de genre qui ne serait donc qu'un greffon américain, d'insister sur son statut de littérature transversale, ou « transfiction » selon les propres termes de Francis Berthelot (Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Folio « SF », cf. critique in Bifrost n°41), pourrait n'être que l'expression de la nostalgie d'un temps où l'on pouvait écrire de la S-F, sans forcément n'écrire que ça. Etre auteur, tout simplement, et goûter aux joies du mariage entre sciences et fictions ; puiser, en toute liberté, dans le meilleur des deux mondes.

La science-fiction française libérée !

En définitive, et ce n'est guère surprenant de la part de Serge Lehman, Chasseurs de Chimères est moins une anthologie qu'un Manifeste (j'assume la majuscule). Le corpus réuni, qui s'étend de 1863 à 1950, ne saurait véritablement prêter à contestation (il y a bien quelques absents, mais il y en a toujours). Ces « Hypermondes » nous retracent une HISTOIRE qui est la nôtre. Serge Lehman nous en dessine l'infrastructure, nous réconcilie avec notre identité culturelle.

Et celle-ci n'est ni une exception, ni une malédiction.

Voilà bien la leçon implicite que nous adressent, par-delà la tombe, ces Chasseurs de Chimères : nous devons avoir confiance en notre capacité d'inventer, thème après thème, enjeu après enjeu, découverte après découverte, la science-fiction d'expression française ; nous en avons la légitimité. Notre conscience historique est enfin rétablie. Plus rien ne nous empêche d'avancer… à la rencontre de nos propres chimères !

Cette anthologie constitue d'ores et déjà un document historique. J'estime comme un privilège le fait d'être contemporain de ce rappel, de cet appel. Peut-être sera-t-il rapidement oublié, mais, quelque part en aval dans le temps, il jouera son rôle. Comme celui de Renard et de Messac en leur temps. Il servira de balise identitaire, guidant ceux qui se reconnaîtront comme nos enfants. Ceux des singes et du furet, ceux des ombres et de l'aube radieuse, ceux du pollen et du big bang, ceux du sabre et de la trame, etc. Puissent-ils être légion…

JHB 07/05

Au fin fond des bois, retrouvez la suite des aventures de Francis Valéry sur son blog !

Elric et la porte des mondes

C'est à l'heure de l'édition en un volume unique du Cycle d'Elric (chez Omnibus) que paraît cette anthologie, non seulement cent pour cent francophone, mais qui plus est inédite, sous la férule de Richard Comballot, le tout agrémenté d'une présentation de Michael Moorcock himself. Une occasion dont le père d'Elric profite pour revenir sur son œuvre de fantasy en général et Elric en particulier, évoquer très largement sa future adaptation cinématographique (on y apprend notamment le goût de Moorcock pour le cinéma hexagonal) et expliquer pourquoi, en conclusion, il tourne a priori définitivement le dos à la fantasy — même si on s'autorisera quelques doutes sur ce « définitivement ».

Suivent les dix-neuf récits, dont deux rédigés à quatre mains, qui composent cette copieuse anthologie. Le niveau global va, à quelques exceptions prêtes, du vraiment bon à l'excellent. Passons donc sur la nouvelle peu convaincante et bâclée d'un Fabrice Colin englué dans le Multivers, et sur Jonas Lenn, imitateur poussif du souffle moorcockien, pour nous intéresser au meilleur. On peut d'emblée scinder l'anthologie en deux parties, avec d'un côté les orthodoxes, fidèles à Melniboné, et de l'autre les expérimentateurs, qui se lancent à l'assaut de l'œuvre de Moorcock, voire au-delà.

Du coté des orthodoxes, chapeau bas à Pierre Pevel. Expédiant Elric à la rencontre de la sage-femme qui l'a mis au monde, il restitue la violence et la barbarie de cet univers lointain avec une réalisme certain, et confirme par l'occasion tout le bien qu'on pensait de l'auteur des Ombres de Wielstadt (Pocket). Question barbarie, Richard Canal signe lui aussi l'une des réussites majeures du recueil — avec entre autres une fin à couper le souffle. Christian Vilà reste également dans l'orthodoxie du multivers, lançant notre prince albinos à la poursuite de… Jerry Cornelius, tandis que Daniel Walther, au meilleur de sa forme, nous livre l'une de ces histoires sombres, sensuelles et cruelles dont il a le secret. Passons maintenant aux hétérodoxes, avec un Xavier Mauméjean, fidèle à son parcours personnel, qui oppose Elric à des créatures bibliques dans une épique bataille vétérotestamentaire où Stormbringer se révèle une alliée précieuse. Ayerdhal signe un steampunk digne de Réouven dans le Londres glauque de Jack l'éventreur, où l'opposition entre Elric et Stormbringer prend un tour politique, ce qui ne surprend guère de la part de l'auteur des Chroniques d'un rêve enclavé (le Diable vauvert). Pierre Bordage, redoutable d'efficacité, projette Elric dans un monde qui n'est pas sans évoquer « L'Unique » de Claude Ecken (in Le Monde tous droits réservés — le Bélial', 2005), tandis que Johan Héliot expédie Elric aux origines du rock, avec une formidable guitare qui n'est autre, bien sûr, que Stormbringer.

Enfin, last but not least, on ne peut imaginer une anthologie de Richard Comballot sans la participation de quelques-uns des membres du défunt groupe Limite.

Commençons donc avec le beaucoup trop discret Jean-Pierre Vernay. Elric croise Gilles de Rais et quelques autres protagonistes du Chaos en notre monde, sans oublier de lorgner du côté de la Bible et de la sorcellerie. Comme toujours, l'écriture est superbement ciselée. Enfin, histoire de clore le recueil en toute beauté, tant sur le fond que sur la forme, parlons du feu d'artifice de Jacques Barbéri. Son texte, particulièrement audacieux et totalement maîtrisé, réussit la gageure d'établir une jonction entre le multivers moorcockien et l'univers développé par Barbéri dans son propre et dernier (mais aussi excellent !) roman, Le Crépuscule des chimères (Flammarion « Imagine » — 2002).

À l'instar de toute anthologie, il y a bien sûr quelques rares textes superflus. On passera outre pour se ruer sur ce volume d'un niveau global excellent, tout en saluant le courage éditorial : publier une anthologie francophone à l'heure actuelle, même centrée sur un personnage aussi porteur qu'Elric, c'est un acte de foi.

Le Secret du chant des baleines

« Il glissa et tomba dans l'énorme mollard de baleineux qu'un des mâles qui le poursuivaient avait craché à ses pieds. S'il avait pu respirer, il aurait pu crier à la tricherie, mais au lieu de ça il lutta pour se relever alors que deux mâles se rapprochaient de lui en souriant de toutes leurs dents en forme de poignard. « Oh, mon Dieu ! Ils vont me bouffer ! » pensa-t-il, puis il s'aperçut qu'ils venaient de dégainer leurs longs pénis roses et fonçaient sur lui, le pelvis en avant. « Oh, mon Dieu, pensa-t-il, ils vont m'enculer ! » »

Bienvenue chez Christopher Moore, l'écrivain dont les héros se font enculer par des trucs qui ressemblent à des baleines…

Nathan Quinn est un biologiste spécialisé dans le chant des baleines. Nathan Quinn bosse à Hawaï, et Nathan Quinn n'a pas de chance. Son ex-femme l'a quitté pour se mettre à la colle avec une nana après avoir été malencontreusement prise pour une baleine femelle par un mâle en rut ; sa principale source de financement est une vieille folle persuadée que les cétacés lui parlent ; ses collègues se foutent de lui en permanence et le prennent pour le dernier des loosers ; son assistant fume des pétards gros comme le bras et pense que les baleines chantent pour célébrer la grâce de Jah et conspuer Babylone ; sans parler du fait que son laboratoire vient d'être saccagé alors qu'il s'apprêtait à déchiffrer le chant de baleines. Oui, vraiment pas de chance. Jusqu'au jour où il se fait bel et bien boulotter par une baleine et qu'il passe brusquement du niveau 1, « j'ai vraiment pas de chance », au niveau 2, « je suis vraiment dans la mouise »…

Il faut lire Christopher Moore. Parce que ses romans sont drôles, décomplexés, épatants d'incorrection, d'une inventivité unique et d'une sensibilité rare (la tendresse de l'auteur pour ses personnages est palpable, notamment dans le présent bouquin). Chaque livre de Moore est un vrai moment de bonheur, un vent de liberté littéraire tout ce qu'il y a de salutaire. Et si Le Secret du chant des baleines n'est pas son meilleur livre (on n'atteint pas ici le brio déjanté du Lézard lubrique de Mélancholy Cove), il n'en reste pas moins une ode aussi vibrante qu'hilarante à la nature et à ceux qui s'efforcent de la préserver, doublé d'un roman de science-fiction hommage au Jules Verne de Vingt mille lieues sous les mers assez renversant. Du tout bon, en somme. Du Christopher Moore, quoi…

Le Roi des rats

Onze mois après la sortie des Scarifiés (même éditeur), et alors que nous arrive la réédition poche (Pocket) des deux volumes de Perdido Street Station, voici donc le nouveau China Miéville sous une couverture signée Alexis Lemoine du plus bel effet. Nouveau ? Pas tant que ça, en fait, puisque Le Roi des rats est le premier roman (publié en 1998 au Royaume des Sex Pistols) de celui que la presse anglo-saxonne ne cesse d'encenser dès qu'il aligne deux mots (comment ? comme Charles Stross ! ?), l'homme qui rafle les prix littéraires plus vite que la lumière. Difficile donc d'imaginer trouver ici la justification d'un tel engouement (sauf à espérer que le premier roman de Miéville soit plus abouti que les deux suivants, ce qui est toujours possible mais peu probable), ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse s'attendre à un bon moment de lecture avec le présent bouquin.

Verdict ?

Après quelques jours passés sous la tente, dans la campagne du Suffolk, Saul retourne à Londres, dans la demeure familiale qu'il occupe avec son seul père, sa mère étant décédée en le mettant au monde. Parce que les relations entre le père et le fils n'ont pas l'air simple, parce qu'il est crevé et qu'il préfère éviter une confrontation qu'il imagine pénible, Saul regagne directement sa chambre en évitant de déranger son paternel, qui, visiblement planté devant la télé, ne l'entend pas rentrer. Après une nuit de plomb, c'est le brutal martèlement des flics à sa porte qui réveille Saul. Il est six heures du matin, son père vient d'être retrouvé à l'état de steak tartare sur le trottoir après un passage éclair à travers la fenêtre du salon… L'univers quotidien de Saul vient d'en prendre un sacré coup, et ce n'est que le premier. Ainsi, sitôt emprisonné, après s'être vu accusé du meurtre de son géniteur, Saul rencontre un drôle de type débarqué dans sa cellule sans que personne ne le remarque. Un type dont il ne parvient pas à distinguer le visage. Un type qui a tout du clochard faisandé. Un type qui pue comme une rue marseillaise après un mois de grève du service des éboueurs. Un type qui affirme à Saul qu'il est sorti du monde. Un type qui prétend qu'il peut aller où il veut, que rien ne peut le retenir. Un type qui affirme être un roi, le Roi des rats… Et le pire, c'est que c'est vrai ! L'initiation peut débuter. Saul va se transformer en arme, la seule à même de venir à bout du plus mortel des ennemis du Roi des rats — un certain joueur de flûte ayant fait un tabac quelques siècles plutôt en Allemagne…

On l'a dit : nous sommes en présence du premier roman de China Miéville. Point donc ici de Nouvelle-Crobuzon, cycle dans lequel s'inscrivent tous les romans de l'auteur depuis Le Roi des rats, à savoir Perdido Street Station et Les Scarifiés pour les titres disponibles en français (le troisième opus, Iron Concil, étant attendu pour 2008 au Fleuve Noir). Exit aussi ce mélange de science-fiction, de fantasy et de fantastique caractéristique du cycle précité : on se contentera d'une fantasy urbaine mâtinée d'horreur. Exit enfin Crobuzon elle-même, la monstrueuse mégalopole étant ici remplacée par Londres. Ainsi donc retrouve-t-on, dès son premier roman, la fascination qu'exerce sur Miéville l'environnement urbain. Et finalement, c'est là qu'achoppe Le Roi des rats. En effet, quoique les trois premiers livres de Miéville soient tous très différents, ils fonctionnent sur le même mode : une plongée initiatique au cœur du côté obscur d'une cité tentaculaire. Crobuzon pour Perdido…, Armada pour Les Scarifiés, Londres pour Le Roi des rats. Sauf que si Crobuzon et Armada fascinent, il en va différemment du Londres de Miéville.

Londres n'est pas Gotham (en dépit des nombreuses références à Batman qui émaillent le récit), pas plus que Miéville n'est Neil Gaiman. L'auteur aura beau faire, accumuler les descriptions, les ambiances, les couleurs, le Londres qu'il nous dépeint échoue a acquérir toute dimension mythique, au contraire de celui que Gaiman exposait avec une exceptionnelle réussite dans le non moins remarquable Neverwhere (Neil Gaiman signant là, lui aussi, son premier roman solo, un bouquin qui, comme celui de China Miéville, parut outre-Manche en 1998…).

Faut-il pour autant passer à côté du Roi des rats ? Pas nécessairement. Car en dépit de quelques longueurs agaçantes, de références et d'ambiances musicales destinées aux seuls amateurs de techno et de jungle, sans oublier une traduction française répétitive et peu inspirée, le livre n'en reste pas moins plaisant — principalement du fait du « méchant » de l'histoire, fort convaincant, et grâce à quelques scènes tout ce qu'il y a de spectaculaires. Voici en somme une réécriture moderne du Joueur de flûte d'Hamelin digne d'intérêt mais qui reste ce qu'elle est : un premier roman aux ambitions avouées mais inabouties.

La Légende des Frahmabores

Le planet opera est une variété du sous-genre space opera dont l'action est circonscrite à un unique monde. Dune, de Frank Herbert, en est le chef-d'œuvre incontesté, et on compte nombre d'ouvrages remarquables parmi lesquels on peut citer Parade nuptiale de Donald Kingsbury, Les Fils de la sorcière de Mary Gentle, la trilogie d'Helliconia de Brian W. Aldiss ou encore, dans l'œuvre d'une spécialiste, Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés. Citons aussi Le Chant du Drille de Ayerdhal pour illustrer le domaine français. C'est à cette variété qui permet de produire une S-F à la fois ambitieuse et aventureuse qu'appartient Déloria. Le planet opera a occupé la place laissée vacante par le défunt récit d'exploration, après que Stanley et Livingstone se sont rejoints au beau milieu de l'Afrique. À défaut d'autres cultures inconnues pour nous tendre un miroir, il a fallu en imaginer. Permettant ainsi, par exemple, à Ursula Le Guin de prendre davantage de champ que la réalité n'en autorisait à Margaret Mead. Bien entendu, à l'autre bout du spectre, cette variété de récit peut, comme chez Jack Vance, n'offrir qu'un théâtre exotique et coloré à des aventures trépidantes. Déloria aurait pu confronter l'Occident à l'altérité, comme dans la trilogie Enfer, Purgatoire, Paradis de Mike Resnick, devenant le révélateur impitoyable de son impérialisme, Richard Canal ayant aussi beaucoup vécu en Afrique.

Depuis plusieurs siècles, l'humanité s'est installé sur Déloria et ça ne se passe pas trop mal — il faut bien dire que Déloria est davantage riche de mystères que de ressources minières. Les geyns — que l'on peut lire à la fois comme les « gens » et comme les indi« gènes » — semblent faire contre mauvaise fortune bon cœur face à la civilisation terrienne.

On suit trois lignes narratives. Sur la première, l'ambassadeur terrien Aymoric de Boismaison échappe de justesse à un attentat lors de l' « enterrement » d'un Geyn de l'ethnie Fu avec lequel il avait établi un embryon de communication, car de Boismaison, comme l'ensemble de la communauté terrienne, ne comprend strictement rien à la société Geyn.

La seconde ligne nous présente Unger Torhn, militaire de son état, et Gary Ulmerson, un chercheur qui étudie les Mornes, d'étranges et incompréhensibles artefacts répandus sur toute la planète. Là encore, malgré toute leur science, le mystère résiste aux Terriens.

Et enfin on suit Lynyk. Un Geyn qui, avec son frère Muizdi, a été investi d'une mission par un enfant qui a un très grand pouvoir en matière de mots. Car sur Déloria, les mots ont un pouvoir métaphysique. Un pouvoir qui va bien au-delà du pouvoir sémantique du langage, et bien au-delà, quoique d'une nature peut-être voisine, de celui des « modules étranges » de Dune. Prononcé dans les conditions idoines, un mot a un pouvoir réel sur l'univers physique. Abracadabra et la saleté s'en va ! C'est la formule magique dans un contexte typiquement S-F et sans substrat technologique. Les deux frères doivent chercher et ramener au Gymnase une femme, une diseuse de mot qui doit permettre de dire le Dernier Mot qui mettra fin au cycle en cours.

Et pour que le passage au cycle suivant ait lieu dans de bonnes conditions, il faut que les Terriens aient quittés Déloria. Sans quoi il se pourrait bien qu'ils dominent le cycle prochain et acquièrent le pouvoir des mots…

Ce roman est extrêmement proche de La Septième saison (Fleuve Noir « Anticipation », 1972), de Pierre Suragne (alias Pierre Pelot). La principale différence tient à ce que dans le livre de Suragne, c'est une entité planétaire globale qui rejetait l'envahisseur terrien. La nature n'a pas ce rôle actif dans le roman de Canal. Elle est dominée par une « magie » plus efficiente que la science terrienne, mais au bout du compte, les Terriens doivent quitter Déloria comme ils ont dû quitter Larkioss dans La Septième saison, la queue entre les jambes. Le roman de Canal est plus élaboré, moins punchy, mais vraiment proche.

Déloria est incontestablement un livre plaisant où nulle place n'est laissée à l'ennui. C'est un bon roman et, pourtant, c'est un roman terriblement frustrant. L'un des pires qui soient. Que les explications fassent simplement défaut ou échappent au lecteur à force de subtilité, quantité d'éléments restent inexpliqués, ne s'intègrent pas à une trame intelligible. Ainsi, on ne comprend pas pourquoi de Boismaison doit perdre la mémoire, ni comment sa prise de drogue influe sur l'intrigue. On en reste à conjecturer. Nous appelons mourants les gens à l'article de la mort, bien qu'ils soient encore vivants ; pour les Geyns, dès la naissance on est un mourant. Cette vision du monde renvoi à Cioran, plusieurs fois cité, mais n'explique nullement en quoi la curiosité des Terriens est inefficace sur Déloria. Au final, on ne sait même pas ce que sont les Frahmabores, ni quelle est leur légende. On comprend que les Geyns ont un rapport aux Mornes différent des Terriens pour qui ils ne restent que de terribles et insondables attracteurs. Quel lien y a-t-il entre les Mornes et le pouvoir métaphysique des mots sur Déloria ? Mystère encore. En suivant Gundersen, dans La Septième saison, les mystères des profondeurs de la terre finissaient par s'éclairer pour le lecteur comme pour le personnage. Ainsi la résolution, dans le bouquin de Suragne, pour succincte qu'elle soit, n'en était pas moins suffisante, et donc satisfaisante, ce qui n'est pas le cas de Déloria. Peu importe que les personnages comprennent ou non ce qui se passe si la lecture doit s'amorcer de cette façon — l'éclaircissement sera alors le moteur de lecture —, mais elle ne saurait se conclure sans que lecteur ait, lui, compris de quoi il ressortait. Or, on referme le livre dans la position même où on quitte de Boismaison. Peut-être est-ce un effet voulu par l'auteur, de laisser en fin de compte le lecteur dans une position identique à celle du personnage au terme du roman afin qu'il éprouve la frustration due à l'incompréhension d'une altérité qui lui échappe définitivement. Auquel cas, c'est très réussi.

Reste donc un livre bien agréable à lire et terriblement frustrant une fois lu.

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