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Jérusalem

« Béhémoth » romanesque (selon Alan Moore lui-même), Jérusalem résiste à toute tentative de le résumer, non pas du fait de son nombre de pages, mais de sa folle et prodigieuse ampleur formelle…

C’est au cœur de la verte Albion, et non pas aux portes des déserts du Moyen-Orient, que se situe la Jérusalem donnant son titre au roman. Puisque les Boroughs (quartier populaire de la cité anglaise de Northampton, où le scénariste de Providence naquit en 1953) en constituent non seulement le lieu principal, mais bien plus encore l’objet essentiel. Pourquoi pareille fusion entre la Ville trois fois sainte et ces marges prolétaires d’une cité provinciale d’outre-Manche ? Car à l’instar de la véritable Jérusalem qui, au-delà de sa topographie concrète, recèle une géographie toute mentale et puissamment agissante, les briques et le bitume des Boroughs dissimulent pareillement une fascinante ville psychique. Pour achever de révéler comme de magnifier le double occulte de son urbaine contrée – un travail entamé dans son premier roman La Voix du Feu –, le disciple proclamé de Iain Sinclair qu’est Alan Moore compose ici une abyssale fiction psychogéographique : reproduisant avec un étourdissant brio la méthode de l’auteur de London Overground, Jérusalem déploie en effet une narration exploratoire et iridescente.

Se calant sur les pas de figures anonymes – notamment les Vernall et les Warren, deux lignées de la working-class de Northampton courant de l’Angleterre victorienne à nos jours – ou plus fameuses – citons, entre autres nombreux people apparaissant dans Jérusalem, Thomas Becket et Dusty Springfield –, le roman parcourt les Boroughs selon une inépuisable dynamique multiscalaire. S’attachant ici au seul cadre du salon d’une demeure ouvrière, là à celui des Boroughs saisis dans leur totalité, à moins qu’il ne s’attarde dans une ruelle borgne ou sur un terrain vague, Alan Moore envisage chacun de ces espaces par le biais d’autant de filtres narratifs qu’il existe de genres littéraires.

Si tous ne relèvent pas du champ de l’Imaginaire (Jérusa lem est ainsi irrigué par la poésie romantique de John Clare ou le théâtre de l’absurde de Samuel Beckett), Alan Moore emprunte nombre de ses prismes aux auteurs plus particulièrement chers aux bifrostien.ne.s. Tel chapitre dépeignant l’arrivée d’un garçonnet tout juste décédé dans un au-delà peuplé par les « Enfantômes » fait irrésistiblement écho au merveilleux angoissant de Peter Pan. Tel autre, mettant en scène la confrontation hallucinée d’un peintre avec un archange, évoque l’horreur titanesque et la géométrie non euclidienne de H. P. Lovecraft. Jouant aussi avec son propre univers fictionnel, l’auteur de From Hell teinte par exemple certaines de ses pages d’un fantastique conspirationniste, pages sur lesquelles plane l’ombre du Ripper telle qu’il l’a redessinée. D’autres lignes retraçant la très fantastique chevauchée d’un diable et d’un garçonnet à travers un au-delà au baroque psychédélique évoquent, quant à elles, certains des épisodes les plus hallucinants de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires.

Restituée par la traduction de Claro, l’écriture métamorphique et poétique participe encore du pouvoir épiphanique de Jérusalem. Ainsi dévoilée, cette gigantesque cartographie psychogéographique des Boroughs affirme leur centralité absolue dans la psyché moorienne. Comme il le précise en conclusion de son roman (qui s’ouvre d’ailleurs avec la mention « D’après une histoire vraie »), Alan Moore a en réalité peuplé ses Boroughs occultes d’autant de doubles fictifs de ses proches. Les Vendall et les Warren sont en effet inspirés de membres morts ou vivants de la famille de l’écrivain. Pouvant dès lors être appréhendée, selon la formule de Melinda Gebbie, la coauteure de Filles Perdues chez Delcourt (et épouse d’Alan Moore), comme la « mythologie génétique » d’Alan Moore, Jérusalem constitue le plus beau et le plus profond des guides quant aux origines de l’imaginaire moorien.

Mais de même que tout autre chef-d’œuvre autobiographique – ce qu’est Jérusalem, à sa manière absolument singulière –, le roman monstre et monde d’Alan Moore atteint certainement à l’universel. Nul doute en effet qu’au terme de cette phénoménale aventure littéraire, nombre de lecteurs et de lectrices auront fait des Boroughs leur propre capitale mentale. Car les unes comme les autres se seront reconnu.e.s dans son peuple d’outsiders magnifiques, conjurant leur marginalité par la magie de l’imagination.

En un temps où le négatif est plus que jamais à l’action dans le réel, Jérusalem dessine la possibilité d’une ville où l’Imaginaire est roi. On ne saurait trop remercier Alan Moore pour ce geste romanesque à la fois splendide et vital…

La Grève

De même que La Grève s’ouvre par une question énigmatique – « Qui est John Galt ? » –, on débutera cette chronique par une interrogation : qui est Ayn Rand ? Pas sûr, en effet, que cette polygraphe étasunienne (1905-1982) soit connue des bifrostien.ne.s. À moins qu’elles et ils ne soient aussi cinéphiles, tendance Cahiers du cinéma. Le film Le Rebelle (1949) de King Vidor – tenu pour l’un des sommets de l’âge d’or hollywoodien – fut en effet scénarisé par Ayn Rand d’après son deuxième roman, La Source vive (Plon). Le nom d’Ayn Rand sonnera aussi familièrement aux oreilles des féru.e.s d’histoire des idées. Hormis des romans et du théâtre, l’auteure de La Grève a en effet écrit des essais dont La Vertu d’égoïsme (Les Belles Lettres). Ayn Rand y définit l’Objectivisme, une philosophie aux implications éthiques et politiques. Parmi ses idées essentielles, l’Objectivisme compte la dénonciation absolue de l’altruisme. Considéré comme une erreur intellectuelle et morale, le souci de l’autre ouvre dans la perspective randienne une voie périlleuse amenant in fine au totalitarisme. À l’altruisme, l’Objectivisme oppose « l’égoïsme rationnel », faisant d’une approche strictement individualiste de l’existence la seule voie possible vers la liberté et le bonheur. Ce libéralisme radical – dont se réclament actuellement les « anarcho-capitalistes » libertariens ou bien encore les tenants du transhumanisme – sous-tend le roman lui-même extrême qu’est La Grève.

Se déployant sur presque 1400 pages, cette inscription de la pensée randienne dans un cadre fictionnel ambitionne rien moins que de doter l’Objectivisme d’une mythologie. Pour ce faire, Ayn Rand bâtit un récit polygénérique empruntant aussi bien aux formes fondatrices de l’Imaginaire qu’à ses déclinaisons modernes. Concernant celles-ci, La Grève — paru en 1957 – s’inscrit ainsi dans la vague dystopique répondant aux bouleversements de la première moitié du xxe siècle. En un futur que l’on suppose proche, Ayn Rand dépeint un monde dans lequel les nations sont devenues autant de «  Républiques populaires ». Sous couvert d’un étatisme généreux, leurs gouvernements en ruinent inexorablement les économies, amenant peu à peu leurs sociétés vers l’effondrement. Très rares sont celles et ceux ayant pris conscience de la catastrophe en cours. Parmi ces élu.e.s, on compte aux États-Unis Dagny Taggart – la dirigeante d’une société ferroviaire – et Hank Rearden, magnat de la sidérurgie, par ailleurs inventeur d’un métal inédit qui confère à La Grève une tonalité science-fictionnelle. Les protagonistes de La Grève sont traité.e.s sur un mode héroïque – Ayn Rand convoque à leur propos la figure de Prométhée –, voire super-héroïque. Dagny et Hank ont parfois des allures de Diana Prince et de Clark Kent de la grande entreprise. Comment ces deux incarnations exemplaires de la philosophie randienne sauveront-elles le monde ? En rejoignant une communauté olympienne de capitaines d’industrie, d’intellectuels et d’artistes fondée par le mystérieux John Galt. Alors utopique, La Grève dessine le projet d’une aristocratie (ultra) libérale, seule à même de ramener l’humanité sur la voie du progrès… C’est une singulière mythologie que constitueLa Grève : « ces tartufes de travailleurs sociaux [et] ces voleurs de fonctionnaires » y représentent « le mal à l’état pur » tandis que se forge une nouvelle « Atlantis » sous le «  signe du dol lar ». Faute d’y adhérer, on peut s’arranger de pareille vision du monde, d’autant plus que La Grève est souvent porté par un souffle expressionniste certain. Mais lorsque pendant des dizaines de pages, le roman se mue en exposé didactique de l’Objectivisme, l’ennui risque de guetter, voire même de frapper… Libre à chacun.e – histoire d’être in fine randien – de déterminer si la lecture au (très) long cours qu’est La Grève est (ou pas) tentante.

Celestopol

Connu avant tout comme traducteur et rédacteur en chef du site Elbakin, Emmanuel Chastellière commence également à se faire une certaine réputation en tant qu’écrivain. Après Le Village, son premier roman paru l’an dernier, les éditions de l’Instant publient aujourd’hui Célestopol, recueil de quinze nouvelles qui imaginent la Lune colonisée par la Russie tsariste au début du xxe siècle. Cette fantasy steam punk ne s’embarrasse d’aucun détail historique ou technique pour expliquer la fondation de cette cité. Pour l’essentiel, elle ne constitue que le décor des histoires mises en scène par l’auteur. À dire vrai, d’ailleurs, et c’est l’une des carences du livre, leur action, à quelques aménagements près, aurait pu se situer n’importe où sur Terre, tant à aucun moment on ne ressent le fait de se trouver sur la Lune. Ni la gravité, modifiée par quelque procédé technique, ni l’horizon, à peine évoqué, pas même les conditions de vie, ne viennent jamais nous le rappeler.

Chacun des récits est indépendant, mais on y croise quelques personnages récurrents, en particulier le Duc Nikolaï, maître incontesté des lieux, au courant de toutes les manigances, qu’elles se trament dans les arcanes de son palais ou dans les bas-fonds de sa cité, ainsi qu’Arnrún et Wojtek, improbable duo de mercenaires – elle, Islandaise, lui, habitant le corps de l’ours qui l’a tué. Et puis il y a les automates, ces êtres mécaniques chargés des plus basses besognes à Célestopol, tantôt manœuvres, tantôt poupées sexuelles.

Une bonne partie des nouvelles raconte des destins à la fois ordinaires et tragiques, celui de deux frères dont les relations conflictuelles vont atteindre le point de non-retour, celui de ce viticulteur incapable de produire autre chose qu’une piquette infâme, ou celui de ce réparateur d’automates amoureux de l’un de ces êtres. Les textes qui mettent en scène ces derniers renouent avec une thématique SF traditionnelle, qui les amène à s’interroger sur leur nature et leur place au sein de la société dès lors qu’une étincelle de conscience apparaît. Pour le reste, l’auteur puise volontiers dans le répertoire fantastique classique en réinventant le conte de Baba Yaga, en visitant un magasin hanté ou en faisant ressurgir les fantômes de l’histoire de la conquête lunaire.

Malheureusement, à une ou deux exceptions près, aucune de ces nouvelles ne fonctionne vraiment. De manière systématique, Emmanuel Chastellière prend le temps de construire posément l’histoire de ses personnages, avant de balayer d’un revers de main tout son travail en optant pour une chute abrupte et incongrue. Il arrive un moment où il ne semble plus savoir où conduire ses héros, ni comment boucler leur histoire. Au bout du compte, on garde de la lecture de ce recueil quelques ambiances bien rendues, le plaisir d’une écriture fluide et suggestive, mais surtout une grande frustration à voir chacune des constructions de l’auteur s’effondrer avant terme. Frustrant.

Crimes, aliens et châtiments

Étrange projet que ce Crimes, aliens & châtiments, qui réunit sous une même couverture trois auteurs aux styles très différents et les invite à partager le même univers le temps d’une novella chacun. Quoique, corrigeons d’emblée ce terme d’univers partagé, tant les trois textes en question présentent peu de cohérence entre eux, et considérons plutôt qu’ils possèdent à la base une idée en commun, celle d’un monde où les extraterrestres ont débarqué en masse, et où les écrivains de science-fiction, faute de faire encore rêver les foules avec leurs histoires de petits hommes verts, ont dû se tourner vers la profession pas forcément plus lucrative de détective privé.

C’est Laurent Genefort qui donne le ton avec « Jennifer a disparu  », enquête sur le rapt d’un alien sosie du Totoro de Miyazaki. En compagnie d’une équipe improbable composée de la compagne du disparu, un Petit Gris baptisé Tony et une mante religieuse géante, l’ex-romancier se lance dans un road-trip fauché dont il se serait bien passé. Si, sur le fond, le récit évoque la xénophobie dont sont victimes les extraterrestres de la part d’une partie non négligeable de la population, sur la forme, le ton sait garder une certaine légèreté tout du long et fait sourire, en particulier lorsque Genefort met en scène sa propre déchéance, condamné à mener des enquêtes miteuses dans des conditions dégradantes. Un texte assez atypique de sa part, qui n’en est pas moins réussi pour autant.

Avec « Où es-tu, mon Choo ? », Pierre Bordage œuvre dans un registre similaire, signant une comédie teintée par moments d’une certaine gravité. Le racisme anti-aliens y est plus prégnant, en particulier lorsqu’est abordée la question des relations sexuelles interraciales. Mais on s’y amuse également, en particulier lorsque Bordage fait intervenir ses Clamartis babillants, improbable duo d’extraterrestres que n’aurait pas renié Roland C. Wagner.

Dans « L’Affaire du LBG », qui clôt ce volume, Laurent Whale prend le contrepied de ses camarades en optant pour des aliens assez antipathiques, installés dans des zones désormais interdites aux humains. Mais ce contexte n’est que le prétexte à une longue course-poursuite à la recherche d’un Mac-Guffin cosmique aux propriétés improbables, où l’auteur se voit pourchassé par plusieurs factions qui chacune leur tour endossent le rôle du méchant. On doute tout du long qu’il sache vraiment où il nous emmène, mais le rythme soutenu et le ton goguenard de l’auteur suffisent à faire passer la pilule.

Au final, Crimes, aliens & châtiments est le genre de petit plaisir qu’on aurait tout à fait tort de bouder.

L'Académie de l'éther

Johan Heliot est probablement l’un des auteurs français les plus polyvalents en activité aujourd’hui, passant sans mal du thriller pour ados à la science-fiction pure et dure, mais c’est quand il revisite l’histoire qu’il se montre le plus à l’aise, quelle que soit la période qu’il choisit d’aborder. Preuve en est L’Académie de l’Ether, premier tome d’une nouvelle trilogie baptisée « Grand Siècle ». Situé au tout début du règne de Louis XIV, pas l’époque la plus visitée par ce genre de récits, le roman vire très vite à l’uchronie lorsque des marins repêchent en pleine mer un artefact extraterrestre, créature artificielle mais pensante qui va influer sur le cours de l’Histoire et accélérer quelques découvertes scientifiques cruciales pour mener à bien ses propres objectifs.

Dès les premiers chapitres, Johan Heliot nous plonge dans ce xvii e siècle parallèle et en souligne toute la diversité et toutes les contradictions, passant avec aisance de la cour du Roi aux bas-fonds de Paris, des intrigues feutrées des uns aux règlements de compte sanglants des autres. Et comme dans toute uchronie qui se respecte, on y croise plus ou moins longuement quelques visages connus, sous un jour parfois inattendu : Louis XIV, bien sûr, mais aussi Mazarin, Condé, Pascal, D’Artagnan et quelques autres. Mais les personnages les plus attachants sont probablement les cinq jeunes orphelins dont le roman va nous conter le parcours chaotique, depuis leur Lorraine natale jusqu’à Paris. Chacun connaîtra au fil des ans un destin bien différent, activisme politique pour l’une, criminalité pour l’autre, tandis qu’un troisième sera amené à jouer un rôle majeur dans les révolutions scientifiques et technologiques en cours. L’occasion également pour l’auteur de mettre en scène la vie quotidienne de cette époque, domaine où il excelle. Et le récit fonctionne d’autant mieux qu’il sait également adapter à merveille son écriture pour nous immerger en permanence dans la période qu’il met en scène.

En tant que premier volume d’une série, L’Académie de l’Ether remplit tous ses objectifs, le moindre d’entre eux n’étant pas de susciter chez son lecteur une impatience certaine à voir paraître sa suite dans les meilleurs délais. Mission accomplie.

Le Son du cor

Mnémos réédite un étrange roman de 1952, dû à un auteur britannique rare au pseudonyme de Sarban. Le Son du cor a son titre de gloire : il est probablement la première uchronie usant du thème ensuite rebattu de la victoire des nazis durant la Seconde Guerre mondiale – dix ans avant Le Maître du Haut-Château.

Mais catégoriser ainsi le roman n’est peut-être pas si évident : on a pu contester son caractère d’uchronie, ou de roman de science-fiction – on soulignera aussi une certaine ambiguïté sur le mode onirique (peut-être tout ceci n’est-il qu’un cauchemar), sans oublier de constater que l’horreur prime sans doute sur tout le reste, une horreur empruntant son thème au film de 1932 Les Chasses du comte Zaroff ; autant parler, quitte à risquer l’anachronisme, de survival.

Le roman s’ouvre sur un aimable débat dans un salon so British, peu après la victoire des Alliés ; les convives discutent de la chasse à courre, pro et contra… mais Alan Querdillon ne goûte pas la plaisanterie – il associe ce loisir à la terreur, à l’indicible…

Il en confesse la raison : prisonnier de guerre en Allemagne, il a fait une tentative d’évasion en 1943 qui a mal tourné. Il s’est évanoui… et s’est réveillé dans une chambre d’hôpital, dont le personnel allemand se montrait plutôt bienveillant – inattendu, pour un évadé… Mais les bizarreries s’accumulent, et Querdillon comprend enfin, sans savoir comment ni pourquoi, qu’il se trouve en l’an 102 du Reich de Mille Ans ! Car les Nazis ont gagné la guerre il y a longtemps…

Ils ont édifié un monde hideux et régressif – l’oppression y est toujours de mise, et le comte Hans von Hackelnberg, Grand Veneur du Reich, la personnifie… lui dont le loisir est de chasser des êtres humains ! Et bientôt Querdillon.

C’est le cœur du roman : une longue et éprouvante séquence de chasse… qui a aussi sa part de fantasme sordide, à l’évidence. Le roman a quelque chose de sadien, et les nazis de ce Silling forestier peuvent anticiper les fascistes du Salò de Pasolini… Ce qui a amené quelques commentateurs à se pincer le nez : roman « répugnant », « ambigu », « suspect »… Autant de jugements moraux qui tiennent du préjugé regrettable. Le roman n’a en fait rien de suspect ou d’ambigu – et, pour en finir avec Sade, il est assurément inoffensif au regard des écrits les plus outranciers du Divin Marquis. C’est finalement une œuvre assez morale – et peut-être même au sens conventionnel… Sans l’hypocrisie des films de « nazisploitation » qui connaîtraient bientôt un improbable succès d’exploitation. Mais il joue bien d’une certaine forme d’excitation perverse – plutôt avec réussite, d’ailleurs : c’est un beau cauchemar, aux scènes puissantes, et tant mieux s’il est dérangeant…

Il n’est cependant pas sans défauts, et, s’il constitue un document intéressant, est-ce pour autant un bon roman ? Forces et faiblesses font la balance – mais relevons un rythme guère assuré, un didactisme parfois malvenu, un jeu d’équilibriste qui n’échappe pas toujours au ridicule, et une plume insipide (peut-être pas aidée par la traduction).

Roman intéressant conspué pour de mauvaises raisons ? Oui, probablement. Bon roman ? C’est plus douteux – au pur plan romanesque, Le Son du cor, inégal, est sans doute un peu médiocre — constat d’autant plus regrettable que ce qui fonctionne, dans ce roman étrange, fonctionne très bien…

Et si le diable le permet

1930. Sachem Blight, baroudeur canadien anglophone, doit enquêter dans le plus exotique des cadres, Montréal, pour retrouver le fils d’un architecte qui s’est fait la malle. Il aurait bien besoin de l’assistance d’un autochtone maîtrisant le français local, et même le joual, sociolecte propre à la métropole québecoise. Et ça tombe bien : sa demi-sœur Oxiline, qu’il n’a jamais vue, y végète dans une institution religieuse, et il est bien temps pour l’adolescente de découvrir le vaste monde ! Sauf qu’il y a quelque chose qui sent mauvais dans cette affaire…

Troisième roman de Cédric Ferrand, Et si le diable le permet témoigne à nouveau de la double casquette de l’auteur, à la fois écrivain, créateur et scénariste de jeux de rôles. Mais cette fois il se frotte à un jeu qui lui est extérieur : L’Appel de Cthulhu. Lequel est bien sûr censé émuler les récits d’horreur cosmique de Lovecraft et de ceux qui l’ont suivi, mais a fini par constituer une mythologie et des codes qui lui sont propres.

Et si le diable le permet est-il donc le « pulp lovecraftien » présenté par l’auteur ? Probablement pas – ni dans la conception orthodoxe à poil dur, ni dans son antithèse à base de zeppelins nazis et de dynamite : dans ces deux registres, c’est la lovecrafterie rôlistique qui est travaillée au corps.

D’où un jeu réjouissant et qui sent le vécu avec plusieurs dimensions attachées à la pratique de L’Appel de Cthulhu – incluant des investigateurs qui ne comprennent absolument rien à l’intrigue à laquelle ils sont mêlés (mais qui sont d’autant plus attachants qu’ils sont losers et gaffeurs !), quantité de rencontres « optionnelles » guère utiles à l’avancement de l’enquête, et un usage extensif du « Baedeker », cet ancêtre du Guide du routard qui constitue la source de bien des cadres de jeu « réalistes » de L’Appel de Cthulhu.

Or cela a son impact sur la narration, et surtout le rythme du roman – qui se veut distrayant, et l’est, mais progresse lentement, en étant semé d’anecdotes sur Montréal et sa région, des plus terribles (comme l’explosion de Halifax) aux plus triviales, incluant légendes indiennes locales et notations gastronomiques, ou des figures historiques telles que le nasillons Adrien Arcand. D’aucuns pourront trouver ce rythme déconcertant et dénoncer la « gratuité » de tout cela – mais c’est un outil d’ambiance de choix, et que l’auteur manie bien.

Dans un registre assez proche, il faut mentionner les divers jeux linguistiques, du français « littéral » de Sachem Blight au joual si fleuri, toujours compréhensible de par la magie du contexte, et qui nous vaut quelques joutes oratoire épiques et hilarantes – mais jamais acides, encore moins méprisantes, car il y a toujours l’idée d’une langue à part entière, avec un contexte culturel pris au sérieux.

Plus ennuyeux, le souci de rythme affecte surtout la fin du roman, hâtivement expédiée, voire bâclée – c’est fâcheux, car didactique et brutal, frustrant dès lors, et légitimer le procédé par une nouvelle référence rôlistique serait pousser le bouchon un peu trop loin…

Ce souci pris en compte, Et si le diable le permet demeure un roman qui remplit son office — distrayant, enjoué, instructif et drôle, bien plus futé qu’il n’en a l’air. Il est par contre à craindre que seul un lectorat relativement limité puisse en apprécier tout le sel.

Et la suite ? Est-ce du lard ou du cochon, on nous annonce une nouvelle enquête de Sachem Blight et Oxiline, intitulée Le Tour du monde en un jour. Si jamais, on ne s’en plaindrait certes pas !

Os de lune

Tout commence par une chronique de vie, douce et banale. Celle de Cullen, jeune New-Yorkaise, dont nous suivons le flux des souvenirs. À l’instar de ceux qui concernent son voisin qui a tué sa famille à la hache, ou encore ceux de ses tristes histoires d’amour, de son avortement et de ses souffrances. Jusqu’à sa rencontre avec Danny, joueur professionnel de basketball. Les deux êtres se rapprochent, se complètent, découvrent l’Europe ensemble et fondent une famille. Ce n’est pas la fin de l’histoire, loin de là. Cullen commence à faire des rêves de plus en plus intenses, des fantasmagories peuplées de créatures fantastiques qui l’entraînent dans le monde de Rondua.

Là, avec son fils Pepsi, ce fils qu’elle n’a jamais eu, elle part en quête des Os de lune à même de sauver le royaume de Rondua. À la tête d’un groupe iconoclaste – oui, le dromadaire et le chien parlent –, ses aventures prennent parfois un tour inquiétant et menaçant. Jusqu’à ce que la frontière entre le rêve et l’illusion, entre le réel et le tangible se fasse dangereusement ténue…

Pour court qu’il soit, ce roman donne pourtant l’impression de prendre son temps, avec une économie de moyen qui explose littéralement dans les dernières pages, absolument magistrales. Jonathan Carroll pose d’abord un cadre réaliste, subtilement mené, où ses personnages prennent une belle épaisseur. À peine le lecteur s’est-il habitué que les premiers glissements s’opèrent : on entre dans un monde onirique de plus en plus déstabilisant. Le plaisir est bien évidemment dans les jeux de miroirs déformants qui lient le rêve à la réalité, le tout fonctionnant grâce au magnifique portrait de femme qui nous est ici offert.

On y ajoute une préface de Neil Gaiman délicate à souhait, et nous voilà avec un incontournable absolu. Quoi d’autre pour convaincre l’indécis ? Cette réédition – datant de 1987, le roman a été publié en France en 1990 — dans une traduction révisée est un des plus beaux cadeaux que vous puissiez faire à votre bibliothèque, un pur chef-d’œuvre signé par un des auteurs les plus sous-considérés du domaine ; une tentative de réhabilitation à ne pas rater.

Point du jour

Aube ou crépuscule ? C’est la question qu’on peut légitimement se poser en découvrant pour la première fois ce recueil de nouvelles, de Léo Henry à la plume et de Stéphane Perger au crayon. Certaines ont déjà été publiées, d’autre non. Peu importe, le livre attire et séduit l’œil et la main par son élégance – comme souvent chez cet éditeur. En apparence fin, l’objet aimerait se faire passer pour court, rapide à lire. Raté.

Car si la plume virtuose captive immédiatement le lecteur, elle s’envole très vite, hors de portée, très haut, libre, brillante et vive, et le laisse prisonnier dans une cage de mots et de lignes taillés avec soin pour frapper, pile, là où ça fera mal, là où ça fera bien. Le sens, lui, doit s’apprivoiser. Sauvage, d’abord, féroce même, il mord, se camoufle ou bondit en rugissant pour mieux jouer avec sa proie, pauvre lecteur, égaré ou retrouvé, selon l’humeur, la chanson choisie, le rayon de soleil, le nuage d’obscurité, la chronologie de la narration ou la chronologie de la collation… « Dessiner Point du jour c’est choisir un détail et s’imposer une discipline. » Le lire une première fois, se prendre une claque, détester. Retenir les mots, marqués au fer rouge dans l’esprit, leur souvenir qui tourne comme un rat affamé. Y revenir une deuxième fois, se surprendre à aimer, puis à haïr l’incontrôlable lecture, les dessins si cruels et si doux, cet univers d’une dureté apocalyptique, ces troupeaux d’humains – lombrics, rats, baleines – putréfiés dans leur monde, si lointain et pourtant si proche… En redemander, shooté au style, et à cette volonté de faire sens à tout prix. Se prendre une deuxième claque, et rester, desséché, les ailes brûlées, sur le sable cramé, mais dans le brouillard, à digérer des impressions de lecture qui vous dépassent.

L’histoire ? Il y en a plusieurs, il n’y en a qu’une, impossibles à cadrer, impressions soleil fuyant, mais auxquelles on ne peut se permettre de ne pas croire. On s’attache à des personnages, à des lieux, on les oublie pour mieux les retrouver, plus tard ou plut tôt, tout dépend de la façon de se perdre dans la symphonie.

« Point du jour est vide de bonté. Cherchez-la ! Arpentez monts et vaux ! Avancez, intranquilles ! Vous êtes des milliers, hors des tribus, à espérer qu’un jour surgira une lumière. À rêver à un monde qui ressemble à un rêve. Point du jour est chiche en grâce, aride et capricieux. L’effort infini seul y accouche parfois de trésors ambigus. »

Abstractions, formes, le lecteur s’accroche à tout ce qui lui tombe sous les yeux, au-dessus du gouffre séduisant, et halète. Ferme les pages. Pose ce livre, là, pas loin, en ayant l’impression, de ne pas avoir tout lu, tout vu, tout entendu. Et cette tentation dévorante de refaire encore, à la sortie de la nuit, un tour à Point du jour.

LÎle de Peter

Nombreux s’y sont frottés, nombreux s’y sont piqués, nombreux ont piqué… Du Peter Pan de Loisel au Hook de Spielberg, du Tiger Lily de J. L. Anderson au film de P. J. Hogan, beaucoup ont espéré pouvoir naviguer, grand-voile déployée, sur le mythe créé par J. M. Barrie. Peu y sont vraiment parvenus, épuisant les réserves de poussière de fée, et s’écrasant lourdement plutôt que s’élevant avec élégance. Le roman de Nikolavitch, lui, hésite. Prenant un envol plutôt réussi et intriguant dans l’obscurité d’une poursuite policière à New York, il semble chercher ensuite la bonne étoile pour tenir jusqu’au matin. Dommage.

L’idée de départ aurait pu être fantastiquement et psychédéliquement fructueuse. Wednesday, policière têtue, compte bien faire tomber King Joab, un caïd de la drogue qu’elle traque de manière opiniâtre. Depuis quelques temps, sa cible a déclaré une obsession : Joab surveille les moindres faits et gestes d’un vieux marin en quête d’herbes bien spécifiques. Jusqu’au jour où il essaie de le capturer, en vain. Alors que la policière et le caïd poursuivent ce marginal, ils inhalent la fumée dégagée par l’étrange mixture de… Mouche. Car oui, le loup de mer, c’est bien lui. Et tous se retrouvent projetés sur une île tropicale que Joab semble mystérieusement connaître mieux que sa poche, une île peuplée de personnages aux noms qui résonnent depuis des décennies dans la conscience collective, une île familière que Wednesday a toujours cru imaginaire. Et dont le sable (même s’il vient des plages de la lagune aux sirènes) immobilise un récit qui s’enlise, peu à peu, sans vraiment s’échouer, grâce à quelques ponctuelles bonnes trouvailles. Dans cette réécriture plutôt banale, seul Mouche surprend un peu, lui qui manipule toutes les cartes et réussit à sortir les siennes du jeu, marin marionnettiste fatigué qui tire les ficelles de sa vieille histoire et de celle de l’île de Peter… et qui réussit presque à émouvoir et amuser.

Les voyageurs habitués et amateurs des méandres et aventures qui poussent à foison à Neverland y prendront peut-être un certain plaisir. Pour les autres, allez plutôt dévorer l’excellent Les Saisons de Peter Pan de Christophe Mauri, illustré par Gwendal Le Bec, chez Gallimard Jeunesse. Par son style impertinent, léger et profond, drôle et sensible, triste et joyeux, ce roman de littérature jeunesse se pose en héritier beaucoup plus légitime des premières aventures des Enfants perdus et de leur célèbre chef impertinent, innocent et sans cœur, et nous rappelle avec intelligence que si tous les enfants, excepté un, grandissent, les adultes, eux, se souviennent.

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