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La Reine du Pays-sous-la-terre

Wikipédia nous apprend que le titre de Miss Subways a été accordé à certaines femmes de la ville de New York entre 1941 et 1976. La Miss Subways du moment apparaissait sur des affiches placées dans le métro de New York et les rames, affiches complétées d’une brève description. En 1957, on estimait que 5,9 millions de personnes regar­daient quotidiennement les Miss Subways, grâce à 14 000 affiches disséminées dans le métro. Le programme était géré par la New York Subways Advertising Company. Et en­viron 200 femmes ont porté le titre de Miss Subways pendant la durée du programme.

Pourquoi vous raconter ça ? Parce que Miss Subways est le titre original du roman de David Duchovny, devenu La Reine du pays-sous-la-terre en VF ; donc, dès le départ, la promesse faite aux lecteurs n’est pas la même : le titre VO nous annonce un roman nostalgique sur New York, le titre français une fantasy de la Terre Creuse. Dans cette lettre d’amour à la Grosse Pom­me (longue missive parasitée par une cascade de digressions sur Donald Trump, Paul Manafort, Mike Pence, Rudy Giuliani et tant d’autres), on suit Emer, une femme d’environ quarante ans qui vit une histoire d’amour bancale avec Ken (oui, c’est son prénom VF ; en VO, c’est plus rigolo, c’est Con). Cette histoire est en fait une réplique de l’histoire irlandaise d’Emer et de Cú Chulain. Elle n’a globalement aucun intérêt, et comme David Duchovny ne tient pas son livre, changeant sans cesse de registre, de niveaux de langue et glissant de digression new-yorkaise en digression new-yorkaise, ben le lecteur français s’ennuie ferme. On ajoutera à cela une traductrice en grande difficulté avec le style de l’auteur, et qui peine à garder la tête hors de l’eau face au flot in­interrompu, ou presque, de références diverses et variées que nous inflige un Duchovny très logorrhéique.

De par ses éléments de fantasy urbaine, La Reine du pays-sous-la-terre fait penser à Neil Gaiman, American Gods, bien sûr, mais aussi Neverwhere. On préférera les œuvres originales, deux très bons bouquins, à cette copie de médiocre qualité. Si elle n’avait pas été signée David Duchovny, il y a fort à parier que personne n’aurait vrai­ment remarqué l’existence de cette romance new-yorkaise.

Le Dieu estropié (Le Livre des martyrs malazéens T.10)

Il y a bien des manières d’ap­préhender le « Livre des mar­tyrs malazéens ». Un point de vue savoureux et pas moins pertinent serait de contempler l’ensemble comme un plat de lasagnes. Un élément du CV de Steven Erikson, co-créateur de cet univers avec Ian C. Esslemont, nous intéresse particulièrement au sein de cette métaphore douteuse : il est anthropologue et archéologue de formation. Surtout, cet univers a été conçu non seulement comme une ma­tière littéraire, mais aussi ludi­que, ayant été arpenté lors de nombreuses parties de jeux de rôle par les auteurs. Ar­rivés ici, rappelons qu’une autrice légendaire de SFF a baigné toute sa vie dans l’anthropologie, et qu’elle est à ce jour la seule issue de ces mauvais genres qui nous parlent tant à avoir été pressentie pour le Nobel de littérature.

Pourquoi diable un plat de lasagnes ? C’est simple : un monde imaginaire dont l’histoire plonge jusqu’à 300 000 ans dans le passé, 45 peuples, une myriade de divinités et un système de magie qui ne puise pas dans la mystique abstraite, mais dans des lieux que les personnages arpentent. Vous suivez ?

N’ayez crainte. L’histoire n’est pas présentée à la manière d’une chronique telle que le Silmarillion. Ceci n’est « que » la base sur laquelle s’appuient les événements narrés. Durant les dix tomes de la saga principale. Des lasagnes, oui, mais de la taille d’une mai­son.

Le premier volume, Les Jardins de la lune, narre des événements se déroulant en l’an 1160 du Sommeil de Brûle (comprenez 301 160) et relate la fin d’une campagne militaire dirigée par l’empire malazéen pour soumettre un continent. Cette campagne, la première d’une longue série, donne le la pour la saga… Car l’un des fils rouges importants de l’ensemble est tressé de plusieurs campagnes. Et c’est là l’objet d’une merveilleuse ambivalence. Car si l’on suit souvent les déboires de soldats en marche, le caractère martial du récit est dynamité par deux des thématiques centrales de l’œuvre : l’irrévérence et la compassion.

Pendant la totalité de la saga, Erikson s’entend à faire exploser diverses formes de structures, qu’elles soient sociales ou littéraires. Ainsi assiste-t-on à un carnaval incessant de soldats envoyant paître leurs supérieurs et désobéissant superbement à iceux, ou encore d’humains riant littéralement au nez des dieux. Notons que les civilisations peuplant les romans sont dépourvues de toute forme de sexisme. Il ne s’agit pas de mar­quer un bon point idéologique, il est simplement question d’une norme de cet univers, qui ne s’accompagne d’aucun réquisitoire pour asseoir sa légitimité.

La compassion ? Notre chère Ursula Le Guin écrivait dans son recueil d’essais Le Langage de la nuit que l’une des propriétés de la fantasy est de se saisir du spectre moral, d’en déplacer les curseurs et d’y poser de nouveaux jalons. Un enjeu brillamment saisi. Chaque peuple et chaque personne jalonnant le spectre moral posé peut être porteur d’antagonismes ou d’inimitiés ancestrales, tous solvables dans la compassion. N’imaginez pas pour autant que chaque chapitre se solde par un câlin, non. Ladite compassion est rendue possible par une polyphonie maîtrisée. Une telle variété de personnages est un des écueils du genre, car à trop vouloir peupler un monde, certains auteurs alignent les silhouettes, un défaut que l’on peut reprocher par exemple aux « Archi­ves de Roshar » de Sanderson, saga pas exempte de passages et figures dilatoires. Ici, le lecteur accompagne des figures dont le relief flirte parfois avec les sommets que Mervyn Peake a atteints dans « Gormen­ghast », pas moins. Il y a donc quantité de personnalités à apprécier, haïr, et qui souvent laissent un vide une fois que l’on referme l’un de ces pavés de 1000 pages.

Bémol relatif, Erikson émaille le récit de considérations philosophiques et/ou morales longues de plusieurs pages. Au fil de dialogues intérieurs (si chers à Frank Herbert) ou de débats entre protagonistes, l’auteur prend le temps de mettre en exergue les thématiques profondes du récit, au risque que cela soit perçu comme une dilution par les plus bouledefeuvores des lecteurs – on sent toutefois là l’inspiration assumée des « Annales de la Compagnie Noire » de Glen Cook, qui joue sur l’ambivalence du récit subjectif/objectif.

L’ensemble paraît touffu, mais la cohérence demeure. Maintenant que toutes ces choses sérieuses ont été dites, rappelons que l’ambition d’Erikson était de produire une fantasy littéraire et épique. Pari gagné ! Vous croise­rez des forteresses-lunes volantes peuplées de dragons, des morts-vivants se battant avec des épées en silex, des T-rex zombies, des gens qui deviennent des dieux, des dieux qui sont des gens, des épées buveuses d’âmes… c’est un véritable festival d’émerveil­lement ! En ce sens, Le Dieu estropié a tout d’un bouquet final réussi, un moment où toutes les cartouches de Tchekhov tapent dans le mille.

Après les tentatives avortées de Buchet/Chastel puis de Calmann-Lévy, grâce soit donc rendue aux éditions Leha d’avoir porté la saga jusqu’à son terme. Il est regrettable en revanche qu’une partie de ce qui fait la qualité littéraire de l’œuvre ait été gobée par un ver cosmique pendant la traduction. Enfin, bon, on peut pas tout avoir…

Mordew

De quoi Mordew est-il le nom ? D’une ville fictive, imaginée avec moult précision topographique par le britannique Alex Pheby, qui va jusqu’à nous en présenter une carte en ou­verture du roman. L’on y décou­vre une cité à la forme spirale, cernée sur son flanc oriental par une chaîne montagneuse dé­nuée de nom, et sur sa bordure occidentale par un océan pareil­lement anonyme. Entre monts et mer s’enroule donc sur elle-même Mordew, à la manière d’un gigantes­que escargot.

Les cercles les plus périphériques de ce semblant urbain de coquille en abritent les Bas-fonds. Des quartiers aussi déshérités qu’insalubres et dont les contours à la fois sordides et étranges révèlent certaines des influences de Mordew. On note d’abord celle de Charles Dickens dans la peinture du lumpenprolétariat s’entassant dans ces Bas-Fonds, y survivant plutôt mal que bien sous la menace des attaques répétées de phénix. Évoquant le pandémonium chimérique peuplant la Nouvelle-Crobuzon de China Miéville, ces créatures mi-cheval, mi-lézard sont dépêchées contre Mordew par la cité adverse de Malarkoi. Sous l’emprise d’une puissante sorcière simplement appelée la Maîtresse, Malarkoi semble avoir voué Mordew à une perte dont la protège un autre mage nommé tout aussi sobrement le Maître. Exerçant son ministère magique depuis un baroque palais à l’architecture improbable rappelant le « Gormenghast » de Mervyn Peake, le Maître de Mordew protège aussi bien les plus miséreux de ses habitants que sa bourgeoisie d’allure là encore dickensienne et vivant dans la Plaisance – c’est-à-dire les beaux quartiers de Mordew, que Nathan Treeves, un garçon pourtant né au plus profond des Bas-fonds, découvre à l’oc­casion d’aventures formant la matière de ce volume inaugural d’une trilogie intitulée « Les Cités de la trame ». Notamment lors­que le garçon rejoint les rangs d’une bande de voleurs et voleuses pareillement jeunes, comptant dans ses rangs les « Joes », singulière déclinaison locale d’une fratrie siamoise.

Ne se contentant pas de se confronter aux différences clas­sistes d’une cité à la structure sociale violemment inégalitaire, Nathan va encore en découvrir les versants occultes (par exem­ple via l’exploration des extraordinaires égouts) mais aussi occultistes. Sous ses fragiles apparences de gamin loqueteux, le jeune Nathan dissimule un puissant talent sorcier désigné sous le nom de Démange. La possession de celle-ci lui permet d’imposer sa volonté à « la Foudre […] cette chose […] qui anime toutes les choses im­portantes dans les mondes matériel et im­matériel », et donc d’imprimer sa volonté aux unes comme aux autres… Ce que le Maître de Mordew ne tardera pas à remarquer, faisant dès lors de Nathan son disciple, le recrutant dans la guerre l’opposant à la Maîtresse de Malarkoi. Et c’est alors que se révèle la véritable et majeure référence de Mordew, c’est-à-dire J. K. Rowling et son héros universel…

L’on comprend en effet fort rapidement que sous sa foisonnante marqueterie lexicale et derrière ses monstres politico-gothiques, Mordew consiste pour l’essentiel en un décalque des récits consacrés au fameux jeune sorcier. Donnant in fine la décevante impression de n’être rien d’autre qu’un produit (témoignant certes d’un certain savoir-faire) à destination du rayon « Young Adult », Mordew n’a en réalité rien à voir avec les auteurs susmentionnés et auxquels il n’emprunte que superficiellement. De même est-on ici à des années-lumière de la singularité titanesque du Jérusalem d’Alan Moore (cf. Bifrost n° 88) auquel l’éditeur compare bien imprudemment ce formaté et dispensable Mordew en quatrième de couverture…

Immobilité

[Critique commune à Immobilité et L'Antre.]

Publiés par deux éditeurs différents, Im­mobilité et L’Antre forment pourtant un diptyque. Il est l’œuvre de Brian Evenson, adepte d’une weird fiction génériquement bigarrée, mais à la forte homogénéité stylistique et spéculative. L’auteur a créé une écriture à la froideur clinique parsemée d’é­clats d’une violence parfois extrême. Sobre et irradiant pourtant d’une cruelle tension, cette prose se fait l’implacable médium d’une ré­flexion sur une (in)humaine condition oscillant entre absurde beckettien et noirceur sadienne.

Ainsi en va-t-il d’Immobi­lité et de L’Antre, inscrits dans un même univers, futur et post-apocalyptique. Des événements constitutifs du « Kollaps », c’est-à-dire le dé­sastre au fondement des deux livres, on ne connaît d’emblée que des bribes selon la description lapidaire qu’en fait Immobilité. Le point de vue du premier volet de ce diptyque post-apo épouse celui, lacunaire, de son protagoniste Josef Horkaï. Arraché en ouverture du roman à un coma cryogénique l’ayant privé du souvenir du Kollaps, Horkaï s’en avère aussi ignorant que lecteurs et lectrices. Et pour découvrir ce monde frappé d’anéantissement généralisé, il leur faudra donc suivre les pas d’Horkaï…

… ou plutôt ceux des « mules » chargées de transporter à travers la désolation un héros privé non seulement de la mémoire, mais encore de l’usage de ses jambes. Les mules sont des humanoïdes, artificiellement engendrés par ce qui demeure d’authenti­ques humains. On use de ces esclaves géné­tiquement modifiés lorsqu’une mission doit être accomplie à l’extérieur de « la ruche », soit le complexe souterrain protégeant de l’atmosphère fatalement viciée par le Kollaps. C’est là qu’Horkaï émerge de sa narcose. Il s’entend alors ordonner par Rasmus, le leader de la ruche, de partir en quête d’un mystérieux cylindre conservé par une autre communauté de survivants. Rasmus explique encore à Horkaï que bien que paralytique, il présente entre autres extraordinaires capacités aux échos transhumanistes celle d’être immunisé face à l’indéterminé poison am­biant. Confié à deux mules nommées Qanik et Qatik, porté tantôt par l’une, tantôt par l’autre, Horkaï s’engage dès lors dans l’amas de ruines qu’est devenu le monde…

Le périple ainsi entrepris donnera tout son sens au titre du roman. N’évoquant pas uniquement l’hémiplégie d’Horkaï, le terme d’Im­mobilité renvoie encore à la sclérose d’un univers tétanisé par le Kollaps, et surtout à celle de la psyché humaine à l’origine de la catastrophe. Explicitement inspiré par la pessimiste pensée de Thomas Ligotti exprimée dans The Conspiracy Against the Human Race(inédit en français), Immo­bilité met en scène une humanité à jamais enferrée dans ses erreurs ontologiques. Et de même que Thomas Ligotti voit dans l’extinction par la nulliparité de notre espèce la seule réponse quant à son aberrante existence, Immobilité dépeint une humanité au bord du précipice comme l’heureuse conséquence de l’Armageddon qu’elle a elle-même déchaîné.

Cette peinture de notre annihilation comme un sort aussi inévitable que souhaitable est encore au cœur de L’Antre, l’opus du diptyque le plus complexe car le moins narratif. Prenant la suite chronologique et théori­que d’Immobilité, L’Antre condamne tout espoir de conjurer son extinction pour l’humanité. De celle-ci, il ne demeure bientôt plus personne pour assister à la progressive agonie d’un nommé X. C’est-à-dire un huma­noïde transhumaniste conçu pour abriter dans son seul corps les esprits de dizaines de personnes. In fine inéluctable, l’effondrement de cet Antre psychique dessine l’horizon d’un anéantissement en réalité sal­va­teur…

Et c’est ainsi une relecture aussi inattendue que troublante du genre post-apocalyptique que propose le toujours iconoclaste Brian Evenson, en faisant de l’impuissance de l’espèce humaine à échapper à la disparition un paradoxal motif d’espoir !

IA 2042 — dix scénarios pour notre futur

À l’heure où l’intelligence artificielle, par le biais de ChatGPT, Dall-E et autres Mid­jour­ney inquiète et fait trembler le petit monde de la création et de l’édition, il est temps de faire le point sur les possibilités qu’elle offre, les risques qu’elle entraîne et les détournements et recours que pourraient utiliser les humains pour ne pas perdre la main face à elle. Et c’est exactement ce que nous propose IA 2042 – dix scénarios pour notre futur en alternant nouvelles de science-fiction et articles scientifiques décortiquant les modes de fonctionnement de l’intelligence artificielle et l’état de l’art sur le sujet, sachant que la première parution de ce livre date de 2021. Avant d’entrer dans le vif du sujet, deux précautions tout de même. Première­ment, si les deux auteurs sont chinois, la traduction française n’a pas été faite à partir de cette langue, mais à partir de l’édition anglo­phone parue chez Currency, sans qu’il soit possible de savoir si les textes ont été écrits directement en anglais, ou s’il y a eu une première traduction. Avec, dans le cas d’une langue-relais, la possibilité de perdre un peu plus la signification d’origine. Deuxièmement, les deux au­teurs ont tous deux travaillé pour Google, et Chen Qiufan reconnaît lui-même se servir de l’intelligence artificielle – plus spécifiquement de Midjourney et de Wordkraft.ai – pour s’aider dans la création de ses œuvres (L’Île de Silicium, son roman paru à l’automne 2022 et critiqué dans notre précédent numéro, n’est pas concerné, car écrit avant les premières ébauches d’intelligence artificielle dans la création de contenu). Vous n’aurez donc pas de biais réso­lument négatif sur l’usage de l’intelligence artificielle.

Ceci étant posé, que vaut IA 2042 ? Pour la partie nouvelle, comme tout recueil, sur les dix histoires présentées, certaines parleront plus aux lecteurs que d’autres, suivant les sensibilités de chacun. Personnellement, ce sont « Derrière les masques » et « Apocalypse quantique » qui m’ont le plus séduit au niveau purement fictif, en raison des personnages et des thèmes abordés. En revanche, le style de Chen Qiufan n’est pas particulièrement éblouissant, mais peut-être est-ce un problème de traduction-relais ? La partie article scientifique et essai se montre, elle, très approfondie, tout en restant parfaitement accessible. Les dix scénarios envisagés par Chen Qiufan et Kai-Fu Lee s’appuient sur des technologies déjà existantes (le machine learning, les vé­hicules autonomes, les deepfakes, les métavers) et sur des scénarios connus comme dans « L’amour sans contact » et ses confinements, mais poussent encore un peu plus loin sur l’échelle des possibles. En s’attachant à montrer comment l’IA peut être détournée ou sa puissance retournée contre elle pour redonner une marge de manœuvre à l’humanité. Parfois de façon… artificiellement trop optimiste ? Possible, mais ce livre ouvre de belles pistes de réflexion alors que l’actualité de ce début 2023 s’emballe sur les risques de l’intelligence artificielle.

Fumée

Vendu comme un Maigret chez les fées, Fumée est un OLNI ou objet littéraire non identifié comme sait si bien en faire « La Bibliothèque dessinée » des Moutons électriques. Roman graphique – ou plu­tôt novella graphique – sans être réellement une bande des­sinée, il propose une balade dans le Paris de la fin des années 50, encore meurtri par l’Occupation, la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Indochine, et où l’agitation des « Événements » d’Algérie provoque des remous jusque dans la pègre et le milieu interlope de la capitale. Nous y suivons un inspecteur de la Sûreté mis au placard, car traumatisé par son passé. Il doit enquêter sur la disparition d’une certaine Nicotine, fée de son état. Sa recherche et ses errances le mèneront à visiter différents endroits de Paris et de sa banlieue et le conduiront à affronter les démons de son passé. Dans les tons bleutés comme le précédent roman graphique de Melchior Ascaride (Eurydice déchaînée), Fumée constitue un bel objet, avec de pleines pages dessinées particulièrement évocatrices et une mise en page intéressante évoquant les méan­dres des ruelles ou les volutes de tabac. Sur le fond, l’enquête de l’inspecteur sans nom s’ap­parente davantage à une errance, et son comportement évoque davantage le commissaire Adamsberg de Fred Vargas que le commissaire Maigret de Georges Simenon. L’atmosphère des lieux et de l’époque est particulièrement bien restituée, au point d’avoir l’impression de voir un vieux téléfilm sur écran cathodique en lisant le texte. Mais l’intérêt de l’enquête en elle-même reste maigre, la façon dont les fées et autres créatures magiques se mêlent aux humains est à peine exploitée, tandis que l’inspecteur nous livre un trop-plein de pensées assez décousu. Finalement, la dernière page tournée, ne restent plus que quelques traces de fumées et une légère odeur de tabac en guise de souvenir.

La Fille du Docteur Moreau

Après le très plaisant Me­x­ican Gothic, Silvia Moreno-Garcia revient avec un nouveau roman qui emprunte une fois encore à la littérature anglaise de la fin du XIXe siècle. Elle a cette fois jeté son dévolu sur H.G. Wells en revisitant l’un de ses plus cé­lèbres récits, L’Île du Docteur Moreau. Pas une suite, plutôt une réécriture dans un cadre différent – une manière de fan fiction, en somme. L’île perdue au milieu de nulle part est remplacée par la péninsule du Yucatan, au sud-est du Mexique, à une époque où les populations autochtones se soulèvent contre les grands propriétaires terriens. Dans ce contexte, la création par Moreau d’hybrides mi-hommes, mi-animaux, prend une toute autre signifi­cation, puisqu’il s’agit ici de donner nais­sance à une main-d’œuvre bon marché et peu re­vendicatrice.

Le roman alterne les points de vue de deux personnages, Montgomery, le major­dome des lieux, qui partage avec le per­sonnage homonyme du roman de Wells un sérieux penchant pour la bouteille, et Carlota, la fille du docteur, qui a grandi au milieu des créations de son père et ne connaît du monde extérieur que ce qu’elle en a lu dans les livres.

Là où le récit de Wells s’avérait frénétique d’un bout à l’autre, La Fille du Docteur Moreau est un roman qui prend son temps pour poser son décor et ses protagonistes. Moreau n’y apparaît plus comme un tor­tionnaire sadique, mais comme un homme de son époque pour qui science et progrès social vont de pair, quand bien même il s’agit au final de remplacer une population exploitée par une autre. Dans le cadre très corseté où elle évolue, Carlota va bientôt découvrir que la liberté dont elle jouit est toute relative, et que l’amour de son père s’arrête là où ses intérêts entrent en jeu.

Aussi agréable à lire soit-il, le roman de Moreno-Garcia n’est pas pour autant exempt de tout reproche. En premier lieu, il fonc­tionne trop en huis-clos pour donner à voir la réalité histori­que et sociale sur laquelle il s’appuie, préférant s’appesantir sur les émois amoureux de son héroïne. Plus gênant, tout s’y enchaîne de manière bien trop prévisible, jusqu’au coup de théâtre révélé aux deux tiers du livre, mais que l’on devinait sans mal dès les premiers chapitres.

Malgré tout, La Fille du Doc­teur Moreau n’est pas un mau­vais roman, Carlota est un per­sonnage suffisamment touchant pour qu’on s’attache à elle et qu’on prenne plaisir à lire son histoire, mais il n’est pas raisonnable d’en attendre davan­tage.

La Première ou Dernière (Noon du Soleil noir T.2)

Huit mois tout juste après le tome inaugural, le cycle « Noon du soleil noir » revient déjà avec un nouveau roman, La Pre­mière ou dernière. Et la fin de l’ouvrage nous apprend qu’un troisième, Le Désert des cieux, est en projet. Ce tome 2 peut éventuellement se lire de façon indépendante, bien qu’il soit plus logique, pour avoir une meilleure idée des personnages et de l’univers, d’avoir lu Noon du soleil noir d’abord. Avant de parler de l’intrigue, précisons que si l’influence romaine, mêlée à celle (principalement) de Fritz Leiber, était visible dans ce dernier livre, elle l’est encore plus dans ce nouvel opus, même si elle se décale de Rome à Constantinople. En effet, on re­trouve l’énorme importance sociale, et même politique, des courses de chevaux caractéristique de l’histoire byzantine, jusque dans les noms des « factions » (des « clubs de supporters ») ou des nobles familles de la cité de la Toge noire (on pensera aussi à «  La Mosaïque sarantine», de Guy Ga­vriel Kay). Et la guerre civile qui menace est un reflet, bien que de causes légèrement différentes, de la Sédition Nika dans l’Histoire réelle. N’allez toutefois pas croire que l’influence de Fritz Leiber ou celle d’autres grands écrivains d’Imaginaire s’efface : l’œil averti captera des références à Issek, Nin­gauble ou à un avatar de Nyarlathotep…

Revenons-en à l’intrigue : Noon, Yors et leur servante Meg assistent à la grande cour­se, au cours de laquelle le cheval quasi-mythique du cavalier le plus emblématique de la cité disparaît ni plus ni moins de la piste, happé par magie… ailleurs. Provoquant ainsi la victoire de l’équipe de la faction jusqu’ici minoritaire. Ce qui serait déjà ennuyeux si la mort subite, probablement due à une malédiction, dudit célèbre cavalier, n’empêchait l’Inversion, la passation de pouvoir entre factions, menaçant de faire éclater une guerre civile. Le tout sur fond de mariage princier, l’héritière de la dynastie régnante devant épouser un prince Mingol (peuple leiberien emblématique). Noon mènera l’enquête, tout en devant composer avec un sorcier mort, le maître-mage du palais, une intrigue politique sor­dide, un assassin, un artefact indicible, et deux royaux personnages qui n’en font qu’à leur tête !

Si ce deuxième volume n’est en rien moins bon que son ex­cellent prédécesseur, il laisse toutefois une impression différente, celle d’être plus « posé », de davantage prendre son temps, sans doute du fait qu’il est un tiers plus long. Les auteurs ont ainsi de la place pour développer leur intrigue mais aussi leur cité (en profitant pour combler quelques vides, dont la nature de la Chose au plafond), se démarquant de Leiber sans le renier. On en décou­vre davantage sur la puissance réelle de Noon (de même que sur sa dimension sanguinaire, voire impitoyable), et Yors, narrateur omniscient peu avare en adresses au lecteur, n’en devient que plus sympathique. Nicolas Fructus, qui avait déjà placé la barre très haut, fait encore mieux (l’ouvrage, de toute beauté, s’avère abondamment illustré, au point qu’on s’interroge sur la faisabilité d’autant d’images – rien moins qu’une tren­taine – en si peu de temps !), et les Kloetzer démontrent une fois encore ici leur talent de conteur remarquable. La Première ou der­nière s’avère de fait une réussite, qu’on ne manquera pas de recommander chaudement !

Yapou, bétail humain

Attention, ouvrage très particulier ! Son histoire éditoriale est complexe : un auteur resté anonyme, une première publication en feuilleton entre 1956 et 1959 dans une revue de niche, une réécriture étirée sur des dizai­nes d’années avec quatre éditions complètes successives, à chaque fois enrichies et rallongées, jusqu’à arriver à un dernier état du texte en 1999 (base de l’édition traduite) – pour plus d’un million de ventes au Japon. On peut le lire en français grâce à l’opiniâtreté d’une éditrice et de son traducteur. Ce texte n’a d’ailleurs pas encore été publié en anglais ou ailleurs en Europe.

Le point de départ ? Le vaisseau spatio-temporel de la marquise Pauline Jansen s’écrase sur Terre, dans les années 1960. Elle est secourue par l’allemande Clara von Kotwitz et le japonais Sebe Rinichiro, deux étudiants fiancés. Quand ils doivent l’accompagner deux mille ans dans le futur, ils découvrent un monde où Clara s’insère dans la haute société et où Rinichiro accepte de devenir Yapou.

L’EHS (The Empire of Hun­dred Suns) est une société hiérarchisée à l’extrême, entre no­blesse dirigeante et plèbe, où la Révolution féministe a com­plètement renversé les rôles de genre, et où la ségrégation des races est tripartite : Blancs (dominants), Noirs (serviteurs ou esclaves) et Jaunes. Ces derniers sont les Yapous, lointains descen­dants des Japonais, considérés comme du bétail humain ou du mobilier, élevés et soumis à toutes sortes d’opérations chirurgicales, génétiques ou bio­chimiques, pour adapter leurs corps à leurs fonctions, au service du plaisir et du confort de leurs maîtres blancs.

À la mode du roman du XVIIIe siècle (comme le Tristram Shandy de Lawrence Sterne), Shozo Numa éclate la narration par des apartés, des adresses au lecteur, des exposés savants, des extraits de manuels d’histoire, de médecine ou de linguistique, des notes de bas de page sur la culture japonaise, mais aussi des renvois intratextuels.

Tout se déroule en moins de deux jours, mais l’auteur explore ainsi en détail les différents aspects de la civilisation « ehsienne » : religion, droit, éducation, politique… Rien ne nous est épargné du fonctionnement de cette dystopie.

Il s’agit donc bien d’un roman de science-fiction. L’auteur est un vrai amateur qui utilise de nombreux tropes du genre : un empire interplanétaire situé deux mille ans dans notre futur, des voyages dans l’espace et le temps, des drogues d’accélération temporelle, des androïdes métamorphes avec un cerveau Asimov, la science des ondes cérébrales et diverses technologies avancées dont l’auteur détaille les conséquences sur sa société.

Shozo Numa a en fait théorisé le roman de science-fiction comme le cadre idéal pour développer sa « fantasie systématisée », à l’échelle du genre humain. On peut admirer l’ironie, la large érudition, l’inventivité lexicale, mais le texte présente une surenchère permanente dans la cruauté, le masochisme et la scatologie. Le plus accablant est peut-être l’adaptation (trop) rapide de nos deux héros dans leurs rôles respectifs. Leur évolution psychologique nous est détail­lée mais la facilité de leur bascule en dit long, pour l’auteur, sur notre propre civilisation, et particulièrement sur le Japon d’après-guerre, après l’humilia­tion de la défaite et de l’occupation américaine, soumis à la « modernisation-occidentalisation ». La haine de soi du Japonais se reflète dans le masochisme exhalté du néo-Yapou.

À réserver aux curieux de la culture japonaise à l’estomac bien accroché et/ou aux masochistes endurants.

Fragments d'un miroir brisé

En 1998, Valerio Evangelisti, en collaboration avec Giuseppe Lippi, publie une anthologie, Tutti i denti del mostro sono perfetti [Toutes les dents du monstre sont parfaites]. C’est ce livre qui est à l’origine de Fragments d’un miroir brisé ; toutefois, comme la SF italienne n’était guère connue en France à l’époque de la pa­rution de Fragments, c’est-à-dire en 1999, l’auteur bolonais a préféré, plutôt que de traduire le volume original, concocter une anthologie spécifique pour le public français, censée montrer toute la palette de la SF tran­salpine. Intention louable, mais qui ne permet pas de trouver de réelle cohérence entre les différents textes. Certes, des cou­rants peuvent se déceler, comme l’indique Evangelisti dans sa courte préface – qu’on aurait aimée plus développée, tant la connaissance de la SF italienne est lacunaire de ce côté-ci des Alpes – mais, globalement, on ne pourra que savourer les textes un à un. Lesquels, c’est aussi le jeu de ce type de recueils, sont également disparates en termes de niveau et d’intérêt. On signalera donc en priorité le morceau de choix qu’est « La Baleine du ciel », novella de Luca Masali, uchronie arctique dans laquelle des soldats italiens sous Mussolini tentent de comprendre des phénomènes inexpliqués sur la banquise. Le texte final d’Evangelisti, « Kappa », est également très efficace, dans sa trame alternée au Japon et au Pérou, qui dénonce la mainmise japonaise sur le pays d’Amérique du Sud, y compris pour des raisons très sombres. Daniele Brolli nous propose dans « Tarentula » une rêverie poétique qui tourne à l’horreur, une horreur qu’Andrea Colombo aborde de façon plus anecdotique dans « Je le jure ». Luigi Pàchi traite du cyberpunk dans « La Musique du plaisir », avec son protagoniste qui s’immerge dans le virtual sound pour mieux récupérer de son quotidien glau­que. Nicoletta Vallorani, dans « Choukra », narre la rencontre sensuelle de l’homme avec les habitants de cette planète, et de ce qu’il en advint, alors que dans « Le Dernier souvenir », de Georgia Mantovani, la narratrice tente de coupler Big Crunch avec extase sexuelle et énergie orgonique – un procédé que n’aurait pas renié le maître de cérémonie, qui convoqua Wilhelm Reich dans sa série « Eymerich ».

Sans proposer de réel chef-d’œuvre, Fragments d’un miroir brisé, anthologie inégale, se révèle néanmoins une bonne porte d’entrée pour appréhender la SF italienne. À l’époque de sa parution, celle-ci était largement méconnue du lectorat français ; même s’il y eut depuis quelques tentatives éparses, vingt-trois ans plus tard, le constat reste hélas identique.

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