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Swan Song

Encore une fois, l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture sait dénicher de véritables pépites du passé. Après une réédition de La Maison du Lac sous le titre Zéphyr, Alabama en 2022 (cf. Bifrost 107), la maison sort le grand-œuvre de Robert McCammon, Swan Song, jusqu’ici inédit en français. Coupé en deux beaux pavés (Le Feu et la glace suivi de La Glace et le feu), ce récit fleure bon le pulp apocalyptique teinté de fantastique comme savaient si bien en écrire les écrivains anglophones au pic de la Guerre froide. Normal, pour un livre publié à l’origine en 1987. Et pour le coup, l’éditeur enfonce le clou avec deux couvertures qui se répondent et reprennent les deux personnages féminins principaux : Sister Creep (sur la première) et Swan (sur la seconde), dans des poses apeurées – mais habillées – et sexys. Sans correspondre, hormis pour la couleur des chevelures, à la description des personnages réels. Comme souvent les couvertures d’époque.

Assez parlé de la forme, que vaut le fond ? Dans Swan Song, la Guerre froide devient tellement chaude que l’apocalypse nucléaire s’abat sur le monde. Bon, d’accord : sur les États-Unis, et accessoirement sur le reste de la planète, mais nous n’en parlerons plus passés les tous premiers chapitres. Le Président disparaît dans son Air Force One et ne répond plus… Nous allons suivre quelques survivants, d’abord dans les premiers jours et semaines suivant la catastrophe pour le premier volume, puis sept ans plus tard, alors que différentes poches de civilisation plus ou moins violentes tentent de renaître et de reformer leurs versions des USA. Et pour la touche fantastique ? Elle tient principalement en un personnage protéiforme et mystérieux, incarnation du Diable, qui va pister les deux protagonistes à tour de rôle et tenter d’anéantir ce qu’elles représentent : l’espoir. Le fantastique est également présent via des artefacts, comme l’anneau de Sister ou les cartes de tarots, et dans le pouvoir inexpliqué de Swan sur la végétation (qui date d’ailleurs d’avant l’apothéose nucléaire). Côté horreur, vous aurez également votre content de scènes chocs, particulièrement si vous êtes claustrophobes et si la peur d’être enterré vif vous paralyse.

On l’aura compris, avec Swan Song nous tenons un page turner efficace, bien ancré dans les années 80, que ce soit par l’utilisation des fax et le contexte de l’histoire (guerre froide, la foi comme outil de survie et de renouveau, une conception très judéo-chrétienne de l’affrontement entre le Bien et le Mal – impossible de ne pas songer au Fléau du roi King) ; mais également étrangement moderne : obsession militaro-religieuse de certains survivalistes, des femmes comme protagonistes, sans que celles-ci soient définies par le sex-appeal, bien au contraire ; un casting diversifié correspondant plus à la population américaine que la frange WASP habituelle des œuvres de l’époque. Et vous ne verrez pas les mille pages de ce pavé passer, malgré une fin un peu précipitée – comme souvent, là encore, dans les années 80.

Demain, même heure

À la veille de fêter son quarantième anniversaire, Alice se partage entre son emploi administratif dans l’école de prestige qu’elle a jadis fréquentée, ses liaisons éphémères qu’elle n’a nulle envie de rendre permanentes, et son amie de lycée, Sam, qui semble s’épanouir dans sa condition de mère de famille débordée. Et il y a son père septuagénaire, bien sûr, qui se meurt doucement dans une chambre d’hôpital. Il est l’auteur d’un unique livre, un roman pour adolescents sur le voyage temporel, qui a connu jadis un succès foudroyant. Puis voilà qu’un ancien flirt d’Alice, aujourd’hui marié et père de famille, vient inscrire son fils à ladite école de prestige, et elle de se demander si sa vie aurait pu suivre un autre cours. À l’issue d’une soirée un peu trop arrosée avec Sam, la veille de son anniversaire, elle passe la nuit dans un cagibi de l’immeuble où habite son père et se réveille dans sa chambre d’adolescente : son esprit a quarante ans mais son corps a retrouvé ses seize ans. Nous sommes en 1996 – va-t-elle changer sa destinée ? s’efforcer d’empêcher son père de se ruiner la santé ? pousser plus loin les relations avec son flirt ? renoncer à son indépendance ?

Le sujet de ce livre ne brille pas par son originalité : on songe tout de suite au Replay de Ken Grimwood, et bien d’autres titres pourraient être cités. Sur le plan de l’imaginaire (SF ou fantasy ? disons que c’est plutôt de la fantasy), le lecteur chevronné sera déçu. Mais l’intérêt du livre n’est pas là : Demain, même heure relève du roman-roman, l’aspect fantasy n’étant là que pour relever la sauce, et, jugé comme tel, il emporte l’adhésion, tant Emma Straub fait preuve de subtilité dans l’agencement de son intrigue et la psychologie de ses personnages. On peut donc en recommander la lecture aux profanes qui apprécient les « romans de plage » (appellation revendiquée par l’autrice) et qui ont envie d’un brin de magie. Être amoureux de la Grosse Pomme n’est pas indispensable, mais c’est un plus – ce livre évoque irrésistiblement les romcoms écrites et/ou réalisées par Nora Ephron.

Dernier point : Emma Straub, libraire new-yorkaise réputée et habituée des listes de best-sellers, n’est autre que la fille de Peter Straub, et c’est tout spécialement pour lui qu’elle a écrit ce roman alors qu’il était cloué sur son lit d’hôpital suite à une fracture du col du fémur ; elle le lui faisait lire à mesure de sa progression, il lui dispensait ses conseils, et il a pu en découvrir la version achevée avant de quitter ce monde. Un beau témoignage d’amour filial.

Ah ! j’allais oublier, à propos des efforts d’Alice pour changer sa vie : bien entendu, rien ne se passe comme prévu…

Crasse rose

Futur proche. Uruguay sûrement. Il y eut d’abord l’invasion des algues, puis l’holocauste des poissons et la disparition des oiseaux. Ensuite arriva le brouillard, puis le vent rouge qui souffle régulièrement et amène avec lui une terrifiante maladie. Quelques jours d’incubation suffisent et les contaminés perdent leur peau, la voient les quitter jusqu’à les changer en écorchés vifs. La mort suit en général, sauf pour quelques cas chroniques qui n’atteignent pas ce stade ultime. Aigus et chroniques, tous sont « soignés » au Clinicas par un État qui n’a pas le pouvoir de faire grand-chose d’efficace. De fait, les zones côtières touchées par la maladie sont confinées, et avant même ce moment beaucoup les ont fuies. Ne restent dans la ville du roman que ceux qu’une raison ou l’autre a incités à rester. Parmi eux, la narratrice.

Mariée puis séparée, sortie d’une relation insatisfaisante due autant à son asexualité assumée qu’à la distance que Max, son mari, n’a cessé d’entretenir avec elle, la narratrice est aussi la fille d’une mère imparfaite, égoïste, blessante et peu aimante. Elle rêve de partir au Brésil et même, syndrome de Stockholm, d’y emmener sa mère. Pour cela il lui faut de l’argent, et donc elle garde à mi-temps Mauro, un enfant atteint d’un syndrome qui l’empêche d’être rassasié, lui aussi l’enfant d’une mère imparfaite qui s’en décharge volontiers sur la narratrice comme sa propre mère se déchargeait sur une autre femme que la narratrice avait fini par considérer comme sa mère – là, lecteur, tu as compris que Bifrost n’était pas la cible.

Fatiguée, dépressive, la narratrice est restée pour les deux seules ancres qu’elle s’impose, en attendant aussi d’avoir réuni assez d’argent pour pouvoir partir. Mais est-ce vraiment un projet ou juste un rêve absurde ? Peut-être que cette ville vide d’humains et de bruit est ce qui convient à sa fatigue spirituelle ?

Décrivant des relations toutes insatisfaisantes, une nature polluée au point de devenir mortelle, et une alimentation qui se partage entre nourriture industrielle répugnante et pénurie de produits frais jusqu’à des carences qui se manifestent chez la narratrice par l’apparition de scorbut, Trias décrit un monde déprimant qu’elle veut, on imagine, présenter comme une métaphore du nôtre. En dépit de son ambiance post-ap’ – et du titre de gloire que lui a conféré le fait d’avoir écrit un roman de confinement avant le Confinement –, Trias livre ici, fondamentalement, un roman de blanche. Plutôt joliment écrit, il comporte aussi son lot de phrases définitives censées nous transmettre la compréhension du monde de l’autrice ; et comme toujours dans ce genre, à de très rares exceptions, ça fait pompeux et presque puéril.

Sirène, debout. Ovide rechanté

Sirène, debout – Ovide rechanté est le premier ouvrage de fiction de l’étasunienne Nina MacLaughlin, par ailleurs journaliste et essayiste. Paru outre-Atlantique en 2019, ce recueil d’une trentaine de textes plus ou moins courts (ils varient entre une unique page et une vingtaine) dévoile dès son titre son programme à la fois ambitieux et critique. Celles et ceux gardant quelques souvenirs de leurs cours de latin auront certainement identifié dans l’intitulé du livre une référence à l’un des textes les plus fameux de l’Antiquité romaine : Les Métamorphoses d’Ovide. Sans doute les latinistes se rappelleront encore que ce poème de 12 000 vers composé au Ier siècle de notre ère réunit quelques 230 récits empruntés par Ovide aux mythologies grecque et romaine. Courant de la création du monde à l’avènement d’Auguste, narrativement plus que foisonnant, le chef-d’œuvre d’Ovide trouve son homogénéité dans le motif lui donnant son titre. Les Métamorphoses dépeint notamment une galerie de femmes et d’hommes en proie à d’extraordinaires transformations. Transmués en animal ou en végétal, les protagonistes des Métamorphoses peuvent aussi devenir qui un fleuve, qui un relief, ou bien encore une inédite et monstrueuse créature. Dieux et déesses de l’Olympe sont le plus souvent à l’origine de ces transfigurations, pour l’essentiel destinées à châtier des mortels leur ayant déplu, venant plus rarement les sauver ou les récompenser. Non seulement sommet des lettres classiques, Les Métamorphoses constitue encore l’une des œuvres tutélaires de la culture occidentale. Le texte d’Ovide en constitue en effet l’une des sources toujours vives, irriguant notamment des genres chers à Bifrost. Tel est donc l’opus major que Nina MacLaughlin a entrepris de rechanter, selon sa propre formule…

Pour cette réinterprétation, l’autrice adopte une perspective résolument contemporaine, et ce à plus d’un titre. Nombre de la trentaine de récits ovidiens qu’elle réinterprète sont ainsi transposés dans un cadre des plus présent. Entre autres exemples, la relecture du mythe de Hécube se déroule durant une conférence ayant pour thème le « Traumatisme transnational : déplacement de populations, migration et exil dans le monde contemporain ». Modernes par leurs contextes, les métamorphoses de Nina MacLaughlin le sont encore par leur écriture. La matière versifiée d’Ovide laisse ici place à une prose hétérogène, oscillant entre imagerie d’inspiration poétique et oralité familière assumée. Non seulement formelle, l’actualisation des Métamorphoses par Nina MacLaughlin l’est encore par son propos. Choisissant de donner la parole à quelques-unes des victimes féminines de la puissance transformiste des Olympiens, l’écrivaine en fait les porte-paroles d’une dénonciation du patriarcat dont Jupiter constitue la forme la plus brutalement achevée.

Pareille entreprise de modernisation féministe de la mythologie gréco-latine n’a rien d’inédit. On se rappellera, entre autres nombreux précédents, des Sorcières de la République de Chloé Delaume (cf. Bifrost 85). Mais alors que celle-ci parvenait à mettre au service de son discours un certain imaginaire romanesque, Nina MacLaughlin convainc bien moins. Ne semblant au fond être guère concernée par la force allégorique du fantastique des Métamorphoses, Nina MacLaughlin ne paraît y voir qu’un véhicule à un propos qu’elle aurait tout aussi bien pu calquer sur une autre œuvre préexistante. Il en résulte un plaisir de lecture bien chiche, que ne compense pas l’indéniable force de conviction féministe de l’autrice…

L’Invention de la science-fiction en France. Les héritiers de Cyrano

Cela fait une bonne dizaine d’années que l’on voit fleurir des ouvrages, notamment universitaires, sur le merveilleux-scientifique, sans parler des expositions qu’accueillent des lieux prestigieux comme la Bibliothèque Nationale de France. Mais l’ouvrage qui nous arrive aujourd’hui est à bien des égards exceptionnel, car il s’agit d’un travail fondateur quasiment mythique qu’il était jusqu’à aujourd’hui impossible de consulter ou presque.

Enseignant de formation, Jean-Jacques Bridenne (1913-1969) exerça diverses fonctions dans l’Éducation nationale, mais œuvra aussi dans le traitement et la prévention de la délinquance juvénile. Sa véritable passion était cependant toute autre : ce qu’il appelait « la littérature d’imagination scientifique », à laquelle il consacra deux travaux d’importance. D’abord un essai publié en 1950, que la défaillance de son éditeur empêcha d’être correctement distribué, puis une thèse soutenue en décembre 1952. Tous deux ont des titres semblables, La Littérature française d’imagination scientifique pour l’essai, la thèse ajoutant : « dans la seconde moitié du XIXe siècle ». L’essai fut réédité en 1983 par Antarès pour le compte de la famille Bridenne, et le présent ouvrage nous présente la thèse ; pour éviter toute confusion supplémentaire, l’éditeur a choisi de lui donner un autre titre, fort approprié.

L’ouvrage s’ouvre par une brève préface de Gérard Klein, qui expose les enjeux de la thèse de Bridenne, à savoir souligner l’importance du courant merveilleux-scientifique en France. Suit une introduction plus développée de Jean-Luc Buard, qui brosse un tableau de la situation de la science-fiction au début des années 1950, tant la française que l’américaine, introduite alors dans notre pays de tapageuse façon – une mise en bouche indispensable pour mieux apprécier les pages qui suivent. Enfin, le dossier qui conclut le volume – provenant en grande partie des pages de la revue Rocambole – permet d’avoir de nouveaux aperçus, certains intimes, sur Bridenne et ses travaux.

Ceux-ci ont été prolongés par de nombreux continuateurs, au premier rang desquels figurait Jacques Van Herp – qui avait prévu de collaborer avec lui sur son Panorama de la science-fiction (1973) –, et c’est d’ailleurs sous la forme d’un panorama que se présente cette thèse : y sont convoqués des grands noms – Balzac, Verne, Zola, Rosny aîné, Renard… – et d’autres moins connus, qui tous ont fait appel à l’imaginaire scientifique, avec des bonheurs certes inégaux, pour bâtir leur œuvre romanesque. Les experts ès histoire de la science-fiction française n’apprendront pas grand-chose de ce retour aux sources, mais son principal intérêt est de nous donner un aperçu d’une époque où l’introduction massive d’une certaine culture américaine – polar noir, science-fiction – n’était pas sans susciter quelque réticence ; comme le dit la coupure de presse rapportant le succès de Bridenne : « À l’heure où l’on vante tellement les ouvrages étrangers d’anticipation, un tel rappel s’imposait. » Les temps ont-ils changé ?

Maîtresse des maîtresses

Commençons par le plus évident : le livre est magnifique. Couverture à rabats d’un beau noir mat dotée d’une illustration en noir et blanc rehaussée de dorures, belle maquette intérieure où vient se glisser une quinzaine d’illustrations d’Emily C. Martin : les éditions Callidor proposaient déjà des livres élégants, mais depuis peu, leurs livres sont encore plus travaillés, comme en témoigne le présent volume. (Si on veut chipoter, on pourra regretter un papier un rien trop blanc.) Mais quid du roman Maîtresse des maîtresses lui-même ? Ellen Kushner et Michael Swanwick en signent une belle préface dialoguée, permettant de remettre Eric Rücker Eddison et son roman dans leur contexte. En dépit d’une œuvre restreinte, l’auteur britannique a influencé des écrivains aussi recommandables que Tolkien, C. S. Lewis, Le Guin ou Moorcock.

Maîtresse des maîtresses tire son titre d’un vers de Baudelaire, et s’inscrit dans l’univers mis en place dans Le Serpent Ourobouros (publié en 1922 et critiqué dans les Bifrost 90 et 94). Le présent roman forme le premier tome de la « Trilogie zimiamvienne » – une trilogie informelle, le décès d’Eddison l’ayant empêché d’ajouter de nouveaux volumes –, les deux autres tomes se déroulant chronologiquement avant. La Zimiamvie est un monde parallèle possédant quelques liens ténus avec la Terre, et se divisant en trois grands royaumes, le Rerek, la Mezrie et la Finislande. Trois royaumes réunis sous une seule couronne, celle du tyran Mézence. Quand débute Maîtresse des maîtresses, le souverain décède, laissant le trône à son fils. Comme dans bien des cas, le descendant n’est pas à la hauteur de son illustre paternel, et deux vassaux se soulèvent : d’un côté, le duc Barganax, fils bâtard de Mézence ; de l’autre, le Vicaire du Rerek. Ce dernier s’est adjoint les services de son cousin, Lessingham. Véritable électron libre, Lessingham a une vertu rare : il a secrètement à cœur le bien commun…

Si les grandes lignes de l’intrigue semblent préfigurer quelques grandes sagas littéraires ultérieures—«Les Rois maudits»de Maurice Druon et surtout « Le Trône de fer » de George R.R. Martin –, Maîtresse des maîtresses s’intéresse peu aux batailles et s’attache surtout à brosser des scènes de cour, à l’ambiance Renaissance, sous une plume un rien chargée (au passage, chapeau à Patrick Marcel pour son travail). À l’instar du duo de préfaciers, on peut trouver le roman superbe et précurseur, peuplé d’une galerie de personnages hauts en couleur ; il est aussi permis de s’ennuyer copieusement au fil de son quasi demi-millier de pages. À réserver aux amateurs éclairés… et motivés.

Trois battements, un silence

« Selon la tradition familiale, [c’est] la faute de la Grande Salope, Mélusine, la fée suprême, celle qui a trahi le premier des Lusigan et a voulu lui voler ses fils. Mais personne ne sait où elle est. Marco pense même que c’est une histoire qu’on s’est racontée dans la famille pour justifier d’être des ordures. » Marco est un de ceux-là. Un enfant dont les fées n’ont pas voulu. Une ordure aussi. Un garçon élevé parmi des hommes, des vrais, ceux qui ont des couilles, qui violent les femmes, les tabassent et parfois même les tuent. Il n’y a pas de place pour le sexe faible chez les Delusi. Ni pour l’amour. Ni pour l’affection, d’ailleurs. Les hommes n’en ont pas besoin. Seul son oncle Ray, qui se rend bien compte que Marco n’est pas comme les autres, s’occupe de lui et s’arrange pour l’envoyer au Foyer, dans l’Entre-Deux. Là-bas, il pourra grandir parmi ses semblables et y développer son don. Car Marco est un danseur, un combattant qui vit au rythme de l’Autre Royaume, celui des fées. L’amour s’en mêle, et rien n’est simple pour le jeune danseur qui tente de fuir le Foyer avec aux creux de ses bras le fils qu’il a eu avec Hannah, la femme dont il est tombé éperdument amoureux. Huit ans plus tard, alors qu’il vit reclus dans la demeure familiale, son fils disparu lui est rendu, suivi par des forces obscures qui lui sont hostiles. Pour le sauver, Marco va devoir affronter son passé et revenir aux origines de la malédiction qui frappe sa famille.

Le dernier battement d’Anne Fakhouri, décédée quelques mois avant la parution de Trois battements, un silence, est dans ces quelques 370 pages que l’on tourne au rythme de Born to run. La quatrième de couverture laisse à penser qu’il s’agit d’un roman un peu éloigné de nos contrées des genres de l’Imaginaire, mais que nenni ! Le héros a pleinement conscience de la magie qui l’entoure et dont il est lui-même un élément. En s’appuyant sur la légende de la fée Mélusine, Anne Fakhouri accuse les non-dits, les secrets, les mensonges, ceux des familles, ceux dont on hérite génération après génération, et de la violence qu’ils engendrent. Le poids de cet héritage que l’on ne choisit pas, qu’on supporte. Et au cœur de ce maelström, l’amour qui lie les femmes et les hommes, un amour incontrôlable, ravageur, qui détruit tout. Deux mondes qui ne se comprennent pas et dont l’Entre-Deux est désormais la frontière.

On pourra reprocher au roman une sensation de tourner en rond à mi-parcours, d’éparpillement, avant de découvrir avec soulagement le passé du personnage fil rouge : Ray. L’oncle aimant. Mystérieux, et mort. Car c’est en ouvrant la porte de ses souvenirs que Marco comprendra les motivations d’Une Ombre, celui qui cherche à s’emparer de son fils Orphée, et de ses liens avec Mélusine. Un conte cruel, donc, qui n’épargne rien à ses personnages, jamais pour le meilleur, toujours pour le pire, mais qui nous fait croire le temps d’une histoire que la magie existe et nous entoure.

Witch World – Le cycle de Simon Tregarth

Si le nom d’Andre Norton (1912-2005) ne dira rien au lecteur français moyen, c’est en revanche une référence absolue pour le monde anglophone, lecteurs mais aussi, surtout, auteurs : avec près de 70 ans de carrière et plus de 300 livres publiés, Norton a eu une influence considérable sur des générations entières d’autres écrivains. L’autrice (qui adopta, comme d’autres, un pseudonyme masculin à une époque où ne pas le faire était compliqué) est ainsi une icône à l’égal d’une Leigh Brackett, voire d’une Ursula Le Guin.

Pour le 60e anniversaire de la parution du premier tome de son cycle phare « Witch World » (comprenant des dizaines de textes, dont des romans coécrits avec d’autres auteurs, et des recueils de nouvelles supervisés par Norton), Mnémos a l’excellente idée de proposer, dans une traduction inédite, un omnibus comprenant les deux premiers romans de cette vaste saga, 30 ans après la précédente édition française. Le point de départ est très classique, dans la lignée du Trois cœurs, trois lions de Poul Anderson, ou du Une Princesse de Mars d’E.R. Burroughs : un terrien moderne franchit, pour fuir ses ennemis, un portail dimensionnel, et se retrouve dans un autre lieu, et/ou peut-être un autre temps. Un monde de fantasy centré sur le pays d’Estcarp, dirigé par les Sorcières, étant entendu que seules certaines femmes peuvent posséder le Pouvoir. Ses ennemis, au nord et au sud, veulent sa perte, se défiant de sa magie et de sa gynocratie. Les hommes, cependant, n’y sont pas réduits à un statut inférieur : ils remplissent leur propre rôle, assurant la défense martiale de la contrée. La défiance envers les Sorcières s’étend cependant même à certains de leurs alliés, les Fauconniers, ce qui ne les empêche pourtant pas de faire front commun quand une mystérieuse nation venue d’Ailleurs (autre continent, autre temps, autre monde ?), le Kolder, use d’une autre forme de pouvoir, la science, d’une façon terrifiante. D’ailleurs, les vestiges d’âges plus avancés technologiquement ne sont pas inconnus à Estcarp et ses environs : lance-dards, lumières électriques, générateurs, etc.

Peut-être en réaction au fait d’être obligée de prendre un pseudonyme masculin, Norton a créé une science-(high)fantasy hautement féministe, sans pour autant donner dans la radicalité ou la guerre des sexes, sans sacrifier à un côté engagé le souffle épique de l’aventure, du combat entre magie et science, entre Bien et Mal. Sur quelque plan que ce soit (y compris celui de la romance), cet omnibus se révèle une lecture très enthousiasmante, magnifiée par une excellente traduction, et une œuvre sans nul doute à la hauteur de sa considérable réputation.

Après nous les oiseaux

Après nous les oiseaux, premier (court) roman de l’autrice danoise Rakel Haslund, emmène le lecteur dans un monde post-apocalyptique. Bien que les détails restent vagues, des catastrophes écologiques (pollution, montée des eaux) et humaines (guerres, épidémies) ont laissé une planète en ruines où la nature reprend doucement ses droits.

Au cœur de cette désolation, une jeune fille anonyme qui semble être la dernière survivante, décide de quitter son refuge et de marcher vers l’océan. Elle vit dans un isolement absolu depuis la perte de sa mère, une absence marquante qui teinte son cheminement de deuil et de sentiments complexes. Pour le lecteur, l’espoir de la survie d’autres êtres humains cohabite avec la crainte qu’une éventuelle rencontre entre survivants ne se transforme en affrontements.

Au cours de son voyage, notre héroïne tisse un lien ténu avec un oiseau qui semble l’accompagner. Les mots, jadis vecteurs de communication et de compréhension, s’effritent lentement dans son esprit. À mesure que le froid de l’hiver s’installe, l’emprise de l’oubli grandit, effaçant ses souvenirs. Bientôt, il ne subsiste plus de sa mère qu’une simple syllabe, « Am », qui encapsule la mémoire de toute une existence. La perte du langage reflète la dissolution du sens dans un monde sans repère. Pendant un temps, elle lutte contre cette amnésie grandissante en inventant un langage spécifique, imagé et parfois naïf, pour décrire son environnement. Mais à quoi sert le langage lorsqu’on n’a personne avec lequel dialoguer ?

Le style poétique et évocateur de Rakel Haslund se manifeste à travers des descriptions précises qui reflètent le calme et la mélancolie d’un monde dévasté. La narration au présent et le point de vue de la jeune fille offre un aperçu parcellaire, intime, de sa réalité fragmentée. Épurée mais chargée en émotions, l’écriture, admirablement rendue par le travail de traduction de Catherine Renaud, crée une immersion totale et évoque des images parfois glaçantes de la mort.

Après nous les oiseaux se concentre sur l’exploration introspective plutôt que sur l’action. À travers le prisme de sa protagoniste solitaire, il explore les recoins obscurs de l’errance, du désir de continuer à vivre, de la quête de sens et du rôle fondamental des mots dans un monde où la nature impose sa suprématie et où l’homme est redevenu un animal comme les autres. Le roman peut se lire comme une fiction climatique, mais c’est aussi une fable philosophique qui invite à méditer sur la puissance intrinsèque du langage dans la construction et la perception de la réalité. Malgré un prix (trop) élevé au regard de sa brièveté, ce court roman, empreint de tristesse et de beauté, constitue une invitation à explorer les profondeurs de l’âme humaine qu’on aurait tort de décliner. Chaque mot résonne longtemps après la lecture de la dernière page.

Faunes

Déjà récompensé outre-Atlantique par pas moins de trois prix (le Prix du CALQ, le Prix des Horizons imaginaires et le Prix Ville de Québec), ce premier court roman a fait une entrée remarquée en France chez L’Atalante dans la collection « La Dentelle du Cygne », au sein de laquelle il détonne déjà : sous ses airs de fix-up, Faunes s’offre en « constellation » de moments dont le récit, très court, passe tel un coup de vent glacé dans la nuit. Le texte est brumeux, l’atmosphère sombre, l’intrigue inquiétante. L’éditeur, comme pour couronner cette singularité, a façonné un ouvrage d’une qualité appréciable, et pris soin de mettre sa maquette au service de l’œuvre. L’illustration de couverture, signée Martin Wittfooth et tirée de l’édition d’origine, installe idéalement le décor de cette aventure.

D’une page d’un noir profond à l’autre, l’autrice dépeint un monde étrange qui ne fera que s’esquisser aux yeux du lecteur avant de lui échapper aussitôt. Laura, une biologiste travaillant à la frontière de plus en plus poreuse entre l’humain et l’animal, dans un monde où la nature telle que nous la connaissons semble se dérober à l’emprise de l’humanité, demeure l’unique repère fiable de cette lecture. Car c’est bien elle que l’on voit se détacher peu à peu de ses pairs pour glisser vers une condition autre, tel le témoin d’une humanité nouvelle. Laura nous est contée au travers de ses expériences et de ses choix, ou dans le regard de ceux dont elle croise le chemin. Le lecteur ne fait ainsi que deviner son parcours, et à travers lui l’évolution d’une espèce humaine qui semble avoir perdu de sa superbe.

Christiane Vadnais, dont le style très organique ne fait que renforcer l’impression de cheminer à l’aveugle au bord d’une pente abrupte, réussit ici son pari. Située elle-même en frontière, cette œuvre impressionniste apparaît, faute de pouvoir s’inscrire franchement dans un genre précis, véritablement inclassable. Aucune importance, en fin de compte : peut-être le but était-il justement de laisser derrière elle un sentiment indéfini, de passer comme une ombre dont on n’a pas pu clairement identifier les contours. Œuvre performative, donc, qui échappe à son lecteur tout comme le franchissement de la frontière échappe à Laura. Une ouverture rafraichissante, en somme, et une occasion en or de s’échapper des sentiers parfois trop bien balisés de l’Imaginaire grâce cette voix nouvelle assurément talentueuse.

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