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L'Âme de l'empereur

Brandon Sanderson est connu notamment pour Elantris, Warbreaker, Fils-des-Brumes, ou la conclusion en cours d’écriture de « La Roue du temps » dont il remplace le créateur, Robert Jordan, mort prématurément. L’Ame de l’empereur a reçu le Prix Hugo du court roman 2013.

Empire de la Rose. A sa tête, Ashravan — sorte de roi fainéant entouré d’Arbitres qui exercent la réalité du pouvoir. Plusieurs factions patriciennes gravitent autour du monarque. Celle de l’Héritage détient le pouvoir, que voudrait s’approprier celle de la Gloire. Du désir à l’impérieuse nécessité il n’y a qu’un pas, que franchit la Gloire en envoyant un sicaire éliminer l’empereur. L’assassin ne parvient à tuer que l’impératrice, laissant le monarque dans un état végétatif. Or, l’Héritage doit absolument présenter dans les plus brefs délais un empereur fonctionnel à la cour sous peine de perdre le pouvoir. Il lui faut donc passer un « pacte avec le diable » en proposant à Shai, jeune Faussaire condamnée à mort, de forger une âme pour l’empereur afin d’implanter une conscience dans son corps inerte. Problème de taille, la nouvelle âme doit être suffisamment proche de l’ancienne pour rendre la Falsification indétectable. Shai, mise au secret dans une chambre du palais, va donc se plonger dans la vie de l’empereur et percer son intimité.

Réussira-t-elle la Falsification la plus difficile de sa carrière ? Usera-t-elle du pouvoir que lui donne son acte pour changer l’empereur ? Et sortira-t-elle vivante de cette aventure dont aucun témoin ne doit subsister ?

Sanderson, connu pour être l’auteur qui invente des systèmes de magie originaux, ne fait pas exception ici. La Falsification est une réécriture des caractéristiques d’un objet par la réécriture de son histoire. Veut-on s’enfuir d’une pièce verrouillée ? Il suffit de « raconter » à la serrure qu’elle fut mal forgée et présente donc un défaut structurel que le captif utilisera pour la briser. Connaissance du passé et réécriture sont les dons magiques des Faussaires ; s’y ajoutent psychologie et sens déductif. Savoir ce qu’est la chose pour savoir ce qu’elle aurait pu être, et la convaincre de le devenir. On pense à l’Egan d’Isolation — le principe est proche.

En dépit de l’écriture un peu trop moderne de Sanderson, le voyage qu’il propose s’avère agréable. Shai est un personnage aimable qui tentera de faire les choses justes quand l’occasion lui en sera donnée. Le lecteur embarque avec elle dans une aventure inédite au cœur des arcanes mortels de la politique impériale.

Fille de l'eau

Fille de l’eau est l’histoire d’un rendez-vous manqué. Rendez-vous manqué avec la couverture, d’abord, complètement à côté de la plaque, et qui tente d’attirer le (jeune) chaland féminin avec une illustration digne des pires cauchemars bit’litogirly des éditions Milady. Avec le titre français, ensuite (auquel on préférera de beaucoup l’anglais, Memory of Water), partiellement hors sujet, lui aussi, et qui renvoie immanquablement à la bouse filmique de M. Night Shyamalan. Avec la traduction dudit roman, enfin. Car s’il m’est difficile de me référer au texte finnois (j’ai le finnois rouillé, voyez-vous), la surabondance de répétitions, d’imparfaits du subjonctif et de l’emploi du passé simple rebuteront le plus motivé des lecteurs de moins de, disons, 70 ans… un comble, au regard de la couverture !

Reste un premier roman qu’on imagine doté d’une belle langue sous les scories lourdingues. Une ambiance oppressante dans ce futur d’après les guerres de l’eau, dans ce nord de l’Europe privé d’hivers et sous influence chinoise totalitaire — l’environnement politique mondial, juste effleuré, n’en est que plus oppressant et suffit à mesurer l’ampleur de la catastrophe. Et un personnage principal, enfin, magnifique de justesse et de profondeur, dépositaire de la tradition zen séculaire antécatastrophe, pont entre deux univers condamné à la ruine. Un beau livre, sans doute, récit du désenchantement, mais pollué par son environnement éditorial français. Un rendez-vous manqué, vous dis-je. Qu’on ne peut que regretter.

Thinking Eternity

9 novembre, une date funeste dans l’histoire de l’humanité. Des terroristes répandent un gaz mortel dans des stations de métro du monde entier. Plusieurs milliers de personnes meurent à travers la planète. Quelques rares individus survivent, mais y perdent la vue. Adrian Eckard est l’un d’eux. Ce biologiste de haut niveau va profiter de la greffe d’un œil révolutionnaire. Homme augmenté, mais complètement bouleversé par cet événement tragique, il change de vie. Il va désormais partager son savoir avec ceux que le monde a laissés de côté, créant ainsi, sans le vouloir, un mouvement mondial, le thinking. De son côté, sa sœur, brillante neuro-informaticienne, est approchée par Eternity Incorporated. Cette entreprise tentaculaire, à la fortune considérable et à l’influence non moins importante, cherche des moyens de sauver l’espèce humaine : villes protégées par des bulles, intelligences artificielles, etc. Malgré eux, frère et sœur vont se trouver mêlés à des intrigues telles que le visage du monde en sera durablement modifié.

En 2011 paraissait Eternity Incorporated, chronique d’un monde ravagé par un virus exceptionnellement efficace. Thinking Eternity nous raconte comment on en est arrivé là, comment l’humanité a couru à sa perte. Une réflexion sur l’avenir de nos sociétés, en somme : peut-on continuer en laissant dans l’ignorance, la pauvreté et la faim, une grande partie de l’humanité ? Pour Adrian, la réponse est non, plus encore depuis que son regard a été modifié. La solution réside dans le savoir, un savoir accessible à tous, chaque habitant de la planète, d’une part grâce à un réseau fiable et gratuit, mais aussi par la vulgarisation des connaissances scientifiques et leur traduction dans la plupart des langues. Diane, elle, explore une autre voie : la création d’I.A. capables de pallier les faiblesses des êtres humains, de guider les civilisations vers la paix et la prospérité. Deux directions pas forcément incompatibles, portées par des personnages riches et complexes dont les doutes ponctuent l’intrigue, offrant de fait la possibilité au lecteur de s’interroger sur ce thème capital, de remettre en question ses propres certitudes.

Récit à deux voix, Thinking Eternity se lit vite. Trop, peut-être (c’est là le seul reproche qu’on pourrait faire à ce roman SF construit comme un thriller à la mécanique un peu trop apparente). Les chapitres courts, les re-gards croisés sur les événements confèrent à cette chronique d’une mort annoncée un rythme efficace. D’autant que certaines des pistes suivies par les deux personnages principaux semblent des plus crédibles et nourrissent une réflexion stimulante. Les complots succèdent aux tentatives d’assassinat, les coups de théâtre aux choix cornéliens, le tout sans temps mort. On souligne parfois dans nos pages le peu d’appétence des auteurs français pour cette SF qui pense le monde et ses enjeux actuels. Si Thinking Eternity manque peut-être encore un peu d’ampleur, pêche parfois du fait d’un cadre narratif un tantinet rigide, Raphaël Granier de Cassagnac nous rappelle ici qu’il n’en est pas moins un véritable auteur de science-fiction. Francophone, qui plus est. Voilà qui n’est pas si courant, et mérite qu’on y re-garde d’un peu plus près : il y a là de quoi y trouver son compte.

N°44, le mystérieux étranger

On s’en souvient, les éditions Tristram s’étaient fait remarquer en publiant l’intégrale des nouvelles de J.G. Ballard dans une superbe traduction. Aujourd’hui, elles nous offrent en format de poche (cet ouvrage était paru en grand format en 2011) un des trois manuscrits inachevés de Mark Twain, N°44 le mystérieux étranger. Commencé vers 1899, ce roman, sans cesse remanié, était encore sur la table de travail de l’auteur à sa mort en 1910. Un récit foisonnant, qui nous plonge dans l’Autriche de la fin du xve siècle, la Renaissance en Europe. Mais dans ce pays, « c’était encore le Moyen Age ». Un Moyen Age fantasmé proche de l’obscurantisme, avec ses hommes d’église tout-puissants imposant leur volonté à des ouailles consentantes et convaincues de croiser le Diable au moindre carrefour.

August, jeune apprenti de seize ans, vit dans un château à moitié en ruines avec la famille d’un maître imprimeur et ses ouvriers. Le climat est tendu, tant les rapports de force prévalent, chacun se battant pour maintenir ses privilèges. Mais la vie suit son cours. Jusqu’à l’arrivée d’un étrange individu répondant au doux nom de « Numéro 44, Nouvelle Série 864 962 » ! Imaginez l’effet produit sur ces esprits tout imprégnés de croyances soufrées. Sans la bonté d’âme du maître de maison, ce jeune homme aurait fini entre les mains du Père Adolf, grand pourfendeur autoproclamé du Malin. Or, peu à peu, des événements mystérieux se produisent, qu’on met tout d’abord sur le compte des pouvoirs d’un magicien local. Mais les phénomènes surnaturels prennent des proportions formidables. Quarante-quatre, tout d’abord, se montre capable de soulever des caisses au poids impressionnant. Mais ce sont aussi les presses à imprimer qui fonctionnent toutes seules, alors que les ouvriers se sont mis en grève. Et ce n’est que le début…

Récit classique de premier abord, avec description précise et imagée du lieu où se situe l’action émaillée du portrait des différents personnages,  N°44  le mystérieux  étranger quitte rapidement les chemins traditionnels pour basculer dans une fantaisie tantôt maîtrisée, tantôt débridée. Ce Quarante-quatre, dont on ignore tout au début du livre, va prendre une importance considérable et bouleverser aussi bien la vie des habitants du château que le cours du texte. Mark Twain applique à ce roman fantastique les techniques du récit d’aventures : les péripéties, souvent surprenantes tant l’auteur ose aller loin (on comprend là sa réticence à le publier trop tôt), encadrent des passages plus réflexifs. Sur l’être humain et ce qui le constitue, avec l’apparition de doubles issus de nos rêves. Sur la société et ses travers, la soumission à l’autorité, religieuse ou autre. Réflexions, enfin, sur le monde, sa naissance et sa mort. L’auteur aspirait à exprimer son point de vue sur l’Homme, sans se soucier d’aucun groupe, d’aucun préjugé, d’aucune opinion. Et force est d’avouer qu’il y parvient de manière brillante et explosive dans ce qu’il qualifiait lui-même de conte, un conte étonnamment moderne par moments. De fait, N°44 le mystérieux étranger se révèle une lecture réjouissante dont il serait dommage de se priver.

Dernier meurtre avant la fin du monde

Toilettes d’un McDonald’s de Concord, New Hampshire. Dans lesquelles on retrouve Peter Zell, un agent d’assurances insignifiant. Pendu. Tout semble indiquer un suicide. Sauf que Hank Palace, jeune policier fraîchement promu officier, n’y croit pas. Son instinct pointe une incohérence. Ceci étant, son instinct, tout le monde s’en moque. D’abord parce qu’il n’est qu’un bleu sans expérience dont les attitudes semblent tout droit sorties du manuel du parfait petit policier. Et puis, surtout, il va mourir dans quelques mois. Et avec lui la majorité des habitants de notre planète. Car l’astéroïde 2011GV fonce vers la Terre, et la collision est inévitable. Alors un mort de plus ou de moins, hein ?

L’idée, quoique déjà vue, est plutôt bien menée. La société se délite progressivement après l’explosion de notions comme le bien commun et l’épargne en prévision du futur. Terminés les « Je ferai ça aux prochaines vacances », les « J’aurai le temps pendant ma retraite » et les « Je le lirai plus tard ». Les priorités sont révisées. Maintenant c’est chacun pour soi. Certains individus abandonnent leur routine et tentent de réaliser leurs fantasmes. D’autres survivent en se raccrochant à des habitudes qu’ils rêvent immuables. Beaucoup, enfin, refusent de laisser 2011GV décider de l’heure de leur sortie et précipitent leur fin. Si les Etats n’avaient pas donné des pouvoirs exceptionnels à l’armée, tout ne serait qu’anarchie. Le port d’armes est sévèrement puni par la loi, tout comme le trafic de drogues. Or, avec cette épée de Damoclès fonçant droit vers la planète bleue, les peines de prison de quelques mois deviennent des condamnations à vie. Ce qui en fait réfléchir plus d’un, et évite que tout ne s’écroule définitivement.

C’est là l’intérêt principal de Dernier meurtre avant fin du monde, la réflexion que le roman développe sur les conséquences d’une catastrophe annoncée sur nos comportements, individuels et collectifs. Pour le reste… Plus on tourne les pages, plus le lecteur se demande lui aussi « A quoi bon ? ». Le personnage principal, lisse et agaçant à force d’objectivité (un collègue lui demande s’il ne vient pas d’une autre planète, on comprend vite pourquoi), semble vivre hors du monde tant il paraît imperméable aux événements — on est presque surpris quand il tombe amoureux. Bref, la mayonnaise ne prend pas, et l’intrigue, tout juste correcte, peine à maintenir l’intérêt. A vrai dire, on en vient à se féliciter de la brièveté (relative) du texte, qui se lit malgré tout assez vite. De là à attendre avec impatience la sortie du deuxième volume de cette trilogie dont le dernier tome est paru aux Etats-Unis en juillet dernier, il y a un pas, peut-être même deux…

Waldgänger

Vétéran des forces spéciales devenu agent de sécurité pour une mission archéologique, Blake est frappé lors d’une attaque par une balle incandescente d’un nouveau type, un projectile qui l’aurait entièrement brûlé s’il n’avait saisi, dans la crypte où il s’était réfugié, une dague récupérée dans le ventre d’un cadavre, et qui a agi à la façon d’un talisman. Il se réveille à l’hôpital, affreusement défiguré, assailli de visions antiques qu’il ne comprend pas, et se découvre doté de pouvoirs et de capacités extra-sensorielles. La descente aux enfers de Blake se poursuit : désormais sans emploi, trompé par sa femme, il découvre que sa fille se drogue. Devenu amer et violent, il tue involontairement le fils de son meilleur ami, qui le poursuit dès lors de sa haine vengeresse. Recueilli par un vieil homme, Hasvérus, ce dernier lui apprend qu’il est entré en possession d’une des quatre Clés décuplant ses capacités latentes. Lui-même se présente comme le gardien intemporel de ceux qui entrent en possession desdits Clés, afin de les aider dans la prise en main de leurs pouvoirs. Traqué par les forces de l’ordre, apprenant que rien de ce qui lui arrive n’est dû au hasard et réalisant que Hasvérus ne lui dit pas tout, Blake devient un Waldgänger, un guerrier solitaire qui se cache dans la forêt… et doit pour sauver sa peau déjouer un complot d’envergure menaçant la ville et bien davantage.

Cette ville, c’est Yumington, une cité imaginaire que Jeff Balek, artiste transmédia, a mise en scène à diverses époques et sous diverses formes : univers virtuel collaboratif, album rock, magazine, jeu ; le présent ouvrage a d’ailleurs connu une première publication numérique en six épisodes. Qui découpent le récit en autant d’étapes vers l’identification de la menace et la maîtrise des pou-voirs du héros. Ceux-ci ne cessent de grandir, alors que Blake est confronté à des ennemis hors normes, jusqu’à faire de lui un super-héros hantant les toits de Yumington tel Batman ceux de Gotham.

Le techno-thriller et le fantastique à l’œuvre au début du récit s’orientent progressivement vers une narration propre au comics, où le spectaculaire des combats de super-héros importe plus que la logique ou la vraisemblance. Mais à ce stade du récit, le lecteur est trop fermement ferré pour lâcher le livre avant la fin.

Avec des chapitres ultra brefs, dimensionnés pour la lecture sur smartphone, Jeff Balek mène son intrigue sans temps mort, entretenant un suspense parfois artificiel mais soutenu. Nerveux, rapide, violent, Waldgänger utilise sans vergogne tous les codes du page-turner avec une indéniable maestria, ce qui permet de ranger ce roman parmi les meilleurs pourvoyeurs d’adrénaline du moment.

Stardust - la légende de Ruby Castle

Révélée en 2013 avec son recueil Complications aux allures de roman, lauréat du Grand prix de l’Imaginaire en 2014, Nina Allan présente ici un bouquet de nouvelles basées sur le même principe.

D’entrée, le recueil commence par un récit intitulé « Face B », comme une invitation à inverser l’ordre des choses. Il y est question d’un jeune joueur d’échecs, formé par un vieil homme qui avait vu en lui un futur champion, de son excès de confiance l’ayant conduit à sous-estimer son adversaire et de sa passion pour l’actrice de films d’épouvante Ruby Castle, également connue pour avoir assassiné par jalousie son partenaire dans American star et amant à la ville.

Soudain, le réel dérape et se brouille, des éléments fictifs interfèrent avec les récents événements de la journée, alors qu’à l’inverse des bribes de vécu contaminent l’imaginaire : Michael croise en route les inquiétants sosies d’un film de Ruby Castle tandis que dans un coffret miniature tout juste offert, l’automate joueur d’échecs effectuant une ouverture contre un nain au visage séduisant devient le portrait d’un personnage croisé un peu plus tôt. Rien n’est explicitement dit, pas plus que le récit ne se conclut franchement : au lecteur de prolonger l’histoire et de tenter de rassembler les fils épars qui en font la trame.

Le véritable fil rouge réside dans l’évocation de cette actrice par les protagonistes de ces récits très dissemblables. On apprend ainsi qu’elle débuta dans un cirque itinérant comme partenaire d’un lanceur de couteau, joua dans « Le Marionnettiste », où des parasites nécrosants se répandent dans une fête foraine, reçut la visite d’un poète dans sa prison après le meurtre. Les éléments épars de sa biographie deviennent des motifs déclinés dans chaque récit, de façon fortuite et aléatoire, sans incidence directe, du moins sans qu’il soit possible de déterminer en quoi ils modifient la perception qu’on en a. Il est d’autres thèmes sous-jacents, comme la sourde angoisse devant des menaces sexuelles, un nain au très beau visage qui cristallise en partie ces troubles émois, des légendes à caractère fantastique, des disparitions mystérieuses, de nombreuses références littéraires, en majorité de langue allemande, surtout viennoise, des correspondances temporelles, comme si, à des moments précis, les événements se synchronisaient sur une même fréquence. Nina Allan en tire des effets de moirage qui renforcent encore la dominante fantastique des récits.

« Le Ver du Lammas » confirme cette impression : l’histoire, centrée sur la légende d’un esprit à la puissance sexuelle démoniaque, se déroule dans le cirque à l’époque où Ruby y travaillait. Le récit suit une mystérieuse jeune fille trouvée nue sur la route et adoptée par la troupe, qui attise les passions et suscite les jalousies par ses trop nombreux talents, et que le nain de l’équipe finit par épouser pour son malheur. Par petites touches s’organise le récit, ici une forme de vampirisme à forte valence érotique, que soulignent de discrètes références, comme celle à Schnitzler, dont « La Nouvelle rêvée » a inspiré Kubrick pour Eyes Wide shut.

Ainsi, chaque récit contient les éléments d’un puzzle que le lecteur doit assembler, sans toujours être assuré que la pièce qu’il examine appartient à l’ensemble. Son parcours ressemble à celui effectué dans un labyrinthe se situant à cheval sur deux mondes parallèles.

C’est ce qu’évoque l’excellent récit qu’est « La Porte de l’avenir », où il est question des Palasten, des galeries des glaces modulables que construisirent au xixe siècle les frères Gelb, menuisiers dont les meubles sculptés représentaient d’effroyables scènes de sabbat. C’est le récit qui devient ici modulable tant il décline de motifs qui se reflètent à l’infini. Dans les années trente en Allemagne, alors qu’elle était sous la responsabilité d’un bibliophile, ami du père et amant de la mère, une fillette disparaît dans la galerie des glaces d’une fête foraine. Des années plus tard, le bibliophile croisera, fugitivement, l’adulte qu’elle est devenue sans obtenir de réponse à ce qui s’est passé ce jour-là, et dont il eut pourtant un aperçu, ayant entrebâillé une dimension donnant sur un autre temps, offrant une fugitive vision des camps de la mort à venir. Le récit discrètement science-fictif livre, sinon la clé du livre, la méthode d’écriture de Nina Allan.

Elle la détaille dans un article final : elle explore des connexions invisibles pour mener une conversation entre divers personnages à travers les récits, à l’image de cette jeune femme qui, dans « Cytises », restée en relation avec un vieux poète, écrit un poème d’inspiration mythologique évoquant son malaise à retrouver partout autour d’elle une amie disparue, jusque dans un film comme La Comète, qui se déroule dans le milieu du cirque.

« Poussière d’étoiles », une uchronie, met la méthode en application : la jeune Alina doit composer pour l’école une rédaction narrant les faits très ordinaires de sa vie le jour du lancement de la première fusée thermonucléaire. La petite et la grande histoire s’intriquent bien plus que prévu dans la mesure où un meurtre était commis dans son entourage pendant que la fusée se désintégrait en vol.

Le même télescopage est à l’œuvre dans « Le Naufrage du Julia », un tableau qu’acquiert le narrateur lors d’une vente aux enchères, parce qu’il représente exactement le cauchemar qu’il fait depuis la disparition réelle et métaphorique de sa femme : son entourage la croit disparue dans un crash aérien, mais lui sait qu’elle n’était pas à bord et avait profité du drame pour le quitter.

L’écriture de Nina Allan est assez proche de celle de Ballard, qui laisse le récit affleurer à la surface du texte sans le canaliser de façon volontaire. La parenté avec Christopher Priest, dont elle est par ailleurs la compagne, est aussi évidente. La mise en place assez lente de l’histoire qui bifurque ensuite dans une autre direction lui est typique. Ici aussi, les intrigues finissent par précipiter et se cristalliser autour d’un élément en apparence mineur mais commun aux deux. Une manière de dire que nous sommes tous liés les uns aux autres, que nous sommes tous, pour reprendre le commentaire de Robert Shearman dans sa postface, de la poussière d’étoiles.

Avec ce recueil de très haut niveau, Nina Allan confirme ici l’ampleur de son talent.

Humanité divisée

Pour conquérir les étoiles, l’humanité rajeunit les volontaires terriens, qui reçoivent un corps plus performant à la peau verte. Au terme de leur engagement militaire, les Forces de défense coloniale peuplent les planètes de l’Union Coloniale. Les quatre premiers opus de la série du « Vieil et homme et la guerre » ont décrit, à travers les pérégrinations de John Perry, une réalité moins idyllique que les promesses de l’Union Coloniale. A la Terre laissée dans l’ignorance des conflits stellaires et n’ayant même pas accès à l’espace, Perry a révélé les mensonges des recruteurs, ce qui a conduit à une rupture des relations diplomatiques.

Humanité divisée débute alors que l’UC se heurte au Conclave, un groupement de quatre cent espèces extraterrestres qui, fort de cette hégémonie, interdit désormais aux civilisations non-affiliées de coloniser de nouveaux mondes. Le Conclave laisse cependant ces dernières se battre entre elles pour conquérir leurs propres ressources. Menacée par une coalition de ses ennemis, l’UC a plus que jamais besoin de la Terre pour enrôler de nouveaux soldats. Elle doit aussi se trouver des alliés et régler quelques-uns des conflits latents par la voie diplomatique. La situation est encore compliquée par la découverte de colonies clandestines qu’il faut évacuer au plus tôt, avant que le Conclave n’en ait connaissance.

Ce sont donc les coulisses politiques que John Scalzi choisit d’explorer dans ce volume mettant principalement en scène Harry Wilson, lieutenant des FDC, seule peau verte à bord du Clarke, commandé par le capitaine Sophia Coloma, qui transporte l’ambassadrice Ode Abumwe. La destruction d’un vaisseau diplomatique chargé d’entamer des négociations avec les Utches leur permet de se positionner au premier plan d’une intrigue où, tout en menant différentes missions pacificatrices, ils tentent d’identifier ceux qui cherchent à les faire échouer et à empêcher la réconciliation avec la Terre par ailleurs tentée par un rapprochement avec le Conclave.

Les intrigues s’appuient comme il se doit sur les manœuvres tortueuses et le double jeu des politiques, le rôle des médias (« je fournis les images, vous fournissez la guerre »), évoquant les nécessaires compromissions sans aller au-delà de la surface des choses. Plus soucieux de livrer un divertissement digne de ce nom, Scalzi ne néglige pas les scènes d’action ni les passages humoristiques — jusqu’au burlesque, alternant des séquences sympathiques avec d’autres, plus affligeantes, comme l’épisode du toutou dont l’ambassadrice ne se sépare jamais.

Les treize chapitres fonctionnent en tant que nouvelles indépendantes qui contribuent malgré tout à faire progresser la trame principale. Les dédicaces qui apparaissent à chaque tête de chapitre s’adressent à un nombre élevé de connaissances comprenant aussi bien les attachés de presse de Tor que le conseil d’administration de la SFFWA (le syndicat américain des écrivains de SF professionnels) dont Scalzi est le président.

Malgré un élargissement de l’univers et quelques tableaux réussis, le cycle semble dorénavant se cantonner au space opera de série télévisée vers laquelle louche Scalzi, après une première participation qui a inspiré son précédent roman, Redshirts (prix Hugo et « poubelle » de Bifrost), et l’annonce de l’adaptation cinématographique du Vieil homme et la guerre. Ce qui explique sans doute la narration très dialoguée, au détriment des descriptions et des aspects secondaires du récit, plus proche du scénario que du roman, chose qu’on regrettera au regard du potentiel de l’ensemble.

Soumission

La sortie d’un nouveau roman de Michel Houellebecq est toujours annonciateurs d’une grande fiesta : les tirages de presse augmentent, les audiences du PAF font « Boum ! », les empoignades entre amis deviennent meurtrières et les réunions de famille dominicales (profitez-en, y en a plus pour longtemps) se réaniment comme par magie. Il faut dire qu’avec son sens aigu de la provocation bien ciblée (autant rater une vache dans un couloir de soixante-dix centimètres de large), Houellebecq aurait tort de se priver.

« Il faut que ce soit crédible, quand même. (…) mais ça n’a pas besoin d’être très crédible. » (sur France Inter, le 07/01/15)

Comme chacun le sait, la non-action de Soumission se déroule en 2022, autour des élections présidentielles. Après toutes ces années de généralisation d’une franche médiocrité politique, le tout jeune parti de la Fraternité Musulmane se fraie un chemin jusqu’au pouvoir suprême, plaçant ainsi son chef, Mohammed Ben Abbes, à l’Elysée. Et, contrairement aux boutiquiers habituels de la Ve République, M. Ben Abbes a des projets plein la tête et pourrait bien se tailler une réputation de bâtisseur d’empire (vertical) dans les livres d’Histoire. La stratégie du grand homme passe par le contrôle absolu de l’Education Nationale et de l’Enseignement supérieur français…

Dans ce contexte inédit et assez farfelu, le lecteur retrouvera l’anti-héros Houellebecquien type : François (Ah ! Ah ! Ah !), un quarantenaire, professeur à la Sorbonne, rendu mou par l’ennui (hors du sexe et de la gastronomie, point de salut), terrifié par l’affaissement de ses chairs et finalement aussi étranger au monde que le Meursault de Camus (Albert, pas l’autre). François devra donc choisir entre une mise en retraite anticipée (et grassement payée) ou conserver son travail moyennant sa conversion à l’Islam.

« Je n’y peux rien s’il y a des crétins qui me lisent. » (dans 20 Minutes, le 27/01/15)

Avec Soumission, Houellebecq livre une satire au vitriol de la France et de ses élites : les politiques se prennent de véritables tomahawks dans la tête ; l’université française et les intellectuels y sont montrés comme un corps décadent, absolument pourri d’autosatisfaction ; les Français comme des poulets qui, parfois, croient qu’on leur a coupé la tête et courent dans tous les sens jusqu’à ce que leur apathie reprenne le dessus. Une lecture attentive et objective prouvera à chacun et chacune qu’il n’y a ici aucune trace de racisme ou de misogynie, seulement la consolidation d’une certaine misanthropie engendrée par les convulsions sans fin d’une société qui n’a pas eu le bon goût de disparaître en fin de siècle.

La soumission à l’Islam n’est dans ce sixième roman que l’artifice affleurant à la surface d’un vortex abyssal de soumissions auxquelles nous consentons chaque jour : soumission au système, à la médiocrité, à nos pulsions, à la vieillesse… En bref, soumission aux autres et soumission à la vie…

Un Houellebecq majeur.

Dr Adder

« Et cette chose, c’est ce que vous avez entre les mains : un exemplaire de son chef-d’œuvre, Dr Adder. » Philip K. Dick

Merci aux éditions ActuSF pour avoir eu le judicieux courage d’enfin rééditer le fabuleux Dr Adder de K. W. Jeter. A une époque où Cinquante nuances de Grey se vend par millions d’exemplaires tandis que le féminisme s’affirme à la force de sa volonté, publier ce roman où le personnage principal ampute les prostituées à tour de bras pour les rendre plus désirables sur le trottoir témoigne d’une certaine audace. Mais avoir un des rares classiques ayant conservé toute sa force à son catalogue semble une stratégie judicieuse et honnête.

Certes, la couverture claque moins que la trashissime starlette amputée d’Elrik décorant le « Présence du Futur » n°409 de l’édition 1985. Et la postface de Dieu Philip K. Dick manque cruellement malgré toutes les mauvaises bonnes excuses qu’on imagine aisément. Mais le lecteur pourra se délecter des travaux de l’érudit et sémillant René-Marc Dolhen, qui apportent un réel plus à la présente édition. Outre une postface, une bibliographie aussi sélective que copieusement annotée et une seconde bibliographie plus exhaustive, M. Dolhen sert comme sur un plateau une interview inédite de l’auteur.

« Dr Adder n’est pas cyberpunk, aucun de mes écrits ne l’est, d’ailleurs. » K.W. Jeter

Et ceci n’est pas une pipe ! Le refus de paternité catégorique de l’auteur ne doit pas tromper le lecteur. Dans Dr Adder, on trouve presque tout ce que le mouvement de Gibson et Sterling développera : des anti-héros (Adder, Limmit) et des organisations titanesques au pouvoir écrasant (les Forces morales du télé-évangéliste John Mox) se combattant dans différentes couches de réalité, qu’elles soient propres à un état de perception altérée ou qu’elles résultent d’une fusion de l’humain à la technologie.

« Considérez-vous comme prévenu, ce livre vous prend à l’estomac. » Philip K. Dick

Malgré toute la violence à laquelle nous nous accoutumons plus ou moins bien aujourd’hui, près de quarante-quatre ans après son écriture, la lecture de Dr Adder demeure un électrochoc cérébral à la fois douloureux et jouissif, un type d’objet littéraire que l’on trouve trop rarement au sein de la surproduction actuelle, une œuvre séminale comme on n’en fait presque plus.

Pour les râleurs, reste toujours la possibilité de se fabriquer soi-même une édition « intégrale ». En voici la recette : découper la couverture ainsi que les pages 243 à 247 de l’édition « Présence du Futur ». Coller les bords gauche et bas de la couverture « PdF », et uniquement ces bords, sur ceux du verso de la couverture de l’ActuSF. Agrafer les pages 243 à 247 et placer l’ex-libris constitué par les deux couvertures accolées. Eventuellement, confectionner un bandeau rouge avec la mention « édition intégrale ».

Ainsi, plus personne n’a d’excuse pour passer à côté du Dr Adder sans le lire.

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