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Entre ciel et enfer

Classée à la deuxième place des pandémies les plus mortelles ayant frappé l’humanité, juste derrière la grippe espagnole, la Grande peste noire demeure néanmoins pour la postérité le fléau ultime, celui qui, conjugué à la guerre et à la famine, a donné sa substance aux visions apocalyptiques des chantres de la fin du monde. Si son impact sur la démographie et la société européenne fait toujours l’objet d’études historiques, le sujet a également inspiré quelques auteurs de science-fiction. Les noms de Connie Willis (Le Grand Livre) et de Michaël J. Flynn (Eifelheim) viennent immédiatement à l’esprit des connaisseurs. On peut désormais ajouter celui de Christopher Buehlman, même si ce dernier se distingue de ses prédécesseurs en transformant la maladie en signe annonciateur de l’Armageddon.

Adonc, nous sommes en 1348. La Grande Peste noire ravage la Chrétienté, mettant un terme provisoire au conflit engagé entre la Couronne de France et celle d’Angleterre. Dans un royaume français en proie au désespoir, où l’on prie la grâce de Dieu et le pardon de ses péchés, histoire d’échapper au fléau, une petite troupe composée d’un chevalier déchu devenu brigand, d’un prêtre alcoolique et sodomite, et d’une jeune fille parlant aux morts et aux anges, entreprend un long voyage de la Normandie vers Avignon, siège de la papauté. Traversant un pays assiégé par la maladie, abandonné par les seigneurs retranchés derrière leurs murailles, où l’on fait la chasse aux horsains et où l’on brûle les Juifs, parfaits boucs émissaires des malheurs du temps, le groupe affronte également une menace moins terrestre. L’enfer semble en effet avoir lâché ses démons sur Terre. Une multitude de monstruosités dignes de figurer dans les œuvres de Jérôme Bosch ou sur les tympans décrivant le Jugement dernier. Devant ce spectacle de fin du monde, les chrétiens s’interrogent avec angoisse. Qu’attend donc Dieu pour sauver ses créatures ?

Entre ciel et enfer laisse une impression mitigée. Si la dimension historique convainc sans peine – les efforts de l’auteur étant sur ce point méritoires –, on demeure toutefois dubitatif face à l’argument fantastique. Malgré des prémisses engageantes, le roman peine en effet à capter l’intérêt sur le long terme. La faute à une intrigue ne faisant que rejouer des ressorts déjà vu ailleurs, on pense bien entendu ici aux innombrables apocalypses zombies dont l’édition, tous supports confondus, a tiré une rente fructueuse avant d’épuiser le filon. Les scènes horrifiques assez honorables, où se déchaînent les créatures impies issues de la Géhenne, le traitement banal des personnages et les descriptions crues mais sans surprise de l’épidémie ne parviennent hélas pas à redresser la situation. Au fil des pages, le périple de la petite troupe se mue en randonnée plan-plan, jalonnée par des péripéties convenues et les habituelles figures imposées. Bref, ne nous voilons pas la face, on s’ennuie ferme, agacé par les clichés, les transitions eschatologiques un tantinet grandiloquentes et un dénouement bâclé et confus.

Au final, avec ce deuxième roman paru dans l’Hexagone (Ceux de l’autre rive), l’enfer accouche d’un têtard. Et l’on se demande de plus en plus ce que Christopher Buehlman peut nous proposer de vraiment original…

Membrane

En 1996, Chi Tawei fuit sa ville natale, Taiwan, pour s’installer à Paris dans l’espoir de pouvoir enfin exprimer ses orientations sans se mettre en danger. Il y écrit Membrane, son premier roman, dans lequel il s’attaque à des sujets difficiles : l’homosexualité, le transhumanisme et la théorie du genre. Désireux de se démarquer de la littérature taiwanaise de l’époque, il choisit, pour exprimer sa différence et sa quête d’identité, un genre littéraire marginal et étranger, la science-fiction. Membrane sera de fait le premier roman de SF taïwanais…

En 2100, la Terre est inhabitable suite au réchauffement climatique : l’humanité vit dans des complexes sous-marins tandis qu’en surface, des armées d’androïdes s’affrontent. Momo, l’héroïne du roman, est une esthéticienne célèbre, différente, autiste ou presque (elle a toujours l’impression qu’une membrane la sépare des autres), qui reçoit ses richissimes clientes à domicile. Du fait de brûlures récurrentes générées par le rayonnement ultraviolet ambiant, la protection dermatologique reste la préoccupation majeure des habitants sous-marins, conférant aux professions liées aux soins corporels un prestige considérable. Momo doit son succès à une crème miraculeuse dont elle enduit les corps, la M-Skin, une crème générant une peau mémorielle qui, une fois récupérée après usage, donne à la praticienne accès au vécu de ses clients : travail, activité sexuelle, piqûres de moustique, alimentation… Les belles jeunes femmes qui fréquentent son salon de massage sont loin d’imaginer que Momo se sert de produits cosmétiques pour épier leurs secrets, savoir « qui a fait l’amour, avec une personne de quel sexe, qui pendant l’étreinte amoureuse a fait usage de fouets en cuir… qui joue au Don Juan ou à la Méduse… » Momo peut non seulement savoir, mais vivre et ressentir dans sa chair leurs moindres gestes. Elle ignore cependant une chose : la M-Skin est en réalité une invention militaire dédiée à d’autres intérêts…

Le décor est planté, la personnalité de Momo décryptée et sa vie de recluse célèbre sur des rails. Or, à la veille de ses trente ans, Tomié, une de ses clientes, va sortir notre héroïne de son cocon protecteur. Cette journaliste japonaise publie un article accusateur sur la mère de l’esthéticienne, une dirigeante de L’Empire éditorial Macrohard n’ayant pas vu sa fille depuis vingt ans…

Le roman commence vraiment au moment où la mère prend rendez-vous avec sa fille, une visite qui ravive la colère de Momo autant que ses souvenirs.

À sept ans, et alors de sexe masculin, Momo a contacté un virus qui s’est attaqué à ses organes, contraignant l’enfant à vivre pendant trois ans dans une chambre stérile en compagnie d’une fillette nommée Andy. Se sentant abandonné par sa mère, il reporte son affection sur sa compagne manifestement insensible au mal dont il souffre. Hélas, quand Momo se réveille de son opération dans un corps tout neuf et féminin, son amie a disparu… Retour au présent : les révélations et surprises ne cesseront plus se s’enchainer…

En décrivant la relation entre Momo et Andy, entre sa mère et Tomié, Chi Ta-wei aborde des thèmes très actuels : qui de l’enfant ou de l’androïde est le plus humain ? Où commence et finit l’humanité ? Surfant sur la vague cyberpunk des années 80-90, l’auteur réfléchit sur l’identité sexuelle et biologique, et se pose cette question pour lui fondamentale : qu’est-ce qui définit l’être humain ? Le cerveau, le corps, le sexe, la mémoire ou le libre arbitre ? L’auteur cherche sa vérité : suis-je un humain « normal » ou un « homosexuel » ? Suis-je un Taiwanais ou un Chinois ? Il semble qu’il ait trouvé des réponses…

Reste un roman transgressif intelligent, riche en rebondissements et empreint d’une grande sensualité. Une découverte.

Archives du vent

Archives du Vent met en scène Egon Storm, cinéaste génial et mystérieux, retranché sur une côte déserte d’Islande, qui n’est pas sans rappeler la figure de Kubrick. Inventeur d’un procédé révolutionnaire, le Movîcone, permettant de synthétiser le jeu d’un acteur ou de toute autre personne à partir d’extraits d’images de film ou d’archives, et donc de mêler facilement l’histoire à l’imaginaire, il a trois chefs-d’œuvre à son actif qui mettent en scène des personnes aussi différentes que Louise Brooks, Marlon Brando, Albert Einstein (en pianiste) ou encore Adolf Hitler (en poète). Le roman s’ouvre sur le quatrième opus de ce cinéaste, œuvre inespérée et improbable : on y voit un jeune homme qui part en quête d’Egon Storm, le double de son père, Erland Solness, suicidé dix ans auparavant. Après une centaine de pages, l’action se suspend au moment où le récit balance entre deux hypothèses ; une nouvelle voix prend alors le relais, celle du réalisateur, Storm bien entendu, qui répond aux questions d’une femme venue l’interroger sur ce quatrième film et sur son père à elle, Erland Solness, qui vient de se tirer une balle dans la tête. On apprend que ce dernier, dans sa jeunesse, avait entamé un vaste poème philosophique sur l’homme et ce qu’il nommait l’autre réel, intitulé Archives du vent…

La couverture de l’ouvrage ne nous dit rien d’autre que ce synopsis, en boucle lui aussi : on y voit Louise Brooks, vêtue de noir, relevant son voile et découvrant un regard pénétrant. La même photo est reproduite en première et quatrième de couverture, mais doublement inversée, de gauche à droite et de haut en bas. Clôture parfaite sur un roman qui, on l’aura compris, met en son cœur la question du double et de son existence, et cette autre encore bien plus abyssale de l’imaginaire et de la réalité. Pierre Cendors construit patiemment, en silence, depuis de nombreuses années, une œuvre plurielle entre roman et poésie où les frontières des genres s’estompent : fantastique, chamanisme, prose poétique, bribes métaphysiques, récit de voyage… Ce roman en est un aboutissement logique, et redoublé d’ailleurs par le récit de son voyage en Islande publié sous forme de carnet, L’Invisible dehors, chez Isolato (2015), sorte d’esquisse méditative des Archives…. Dans ce dernier roman s’entretissent, par dizaines, en un réseau dense, des références littéraires et cinématographiques, réelles ou imaginaires. Ainsi le nom de Solness, bien entendu, fait penser à la pièce éponyme d’Ibsen et nous plonge de suite dans l’angoisse d’une quête métaphysique vouée à l’échec et à la mort. Et c’est bien ce qu’est ce roman, pour une part, hanté par la question de savoir comment il est possible de créer encore et d’accéder par la création à l’autre réel, au-delà de cette réalité factice que nous construit et nous impose la société. La création n’est qu’un jeu d’ombres – comme le Movîcone nous le suggère – et répétition du même, aussi originale soit-elle ; le poème qui donne son titre au roman n’est d’ailleurs lui-même qu’un centon, et l’on sent se lever la présence fantomatique de Borges et de son Ménard… Pour échapper à l’échec, il faut alors s’épuiser, en son corps et son âme, dans les solitudes de la nature et les reflets multipliés de soi et de l’autre, en espérant une révélation, autant d’expériences qui nécessitent un engagement existentiel fort dont on ne peut questionner la sincérité chez l’auteur : Pierre Cendors cherche à se faire voyant selon un certain romantisme que n’eût pas désavoué Rimbaud. Pourtant, ce jeu de résonances infinies qui constitue la chair intime de l’œuvre est peut-être la principale difficulté de ce roman qui redouble à l’envi, parfois trop, les mises en abyme, les références doublées, triplées, au risque de nous perdre pour de bon. Et l’on se prend à songer : que peuvent se dire deux miroirs qui se rencontrent ? « Des choses profondes et superficielles », répète inlassablement l’écho…

Journal de nuit

Futur très proche, demain matin peut-être. Lola Hart est une jeune fille de 12 ans qui vit confortablement à NY avec ses parents (upper middle class) et sa jeune sœur, Cheryl. Journal de nuit est son journal intime.

Il dira au lecteur la descente aux enfers de Lola et de sa famille dans une Amérique en effondrement économique et donc en désintégration sociale. Il dira aussi la transformation de Lola, obligée de grandir à vitesse grand V pour s’adapter, et peut-être survivre, à un environnement bien plus dur et compétitif que celui dans lequel elle avait grandi.

Après quelques pages d’ouverture coloriées à l’espoir, la réalité d’un pays déchiré par le chômage, la misère, la ségrégation, la violence endémique et les émeutes armées auxquelles répond la brutalité d’une armée et d’une police au bord de la crise de nerf, rattrape la famille Hart. Éjectés, faute d’argent, du confort qu’apportaient des revenus conséquents, Lola et sa famille quittent le monde protégé des écoles privées, des emplois agréables, et de la 86e, pour celui, déliquescent, de la 125e – près de Columbia U si on veut oublier que c’est au cœur d’Harlem.

Lola, forte et courageuse, doit s’intégrer à sa nouvelle vie, et pour cela accepter qu’il n’y aura pas de retour, s’arracher tant à son ancienne vie qu’à ses anciennes amies qui lui paraissaient aller de soi. Entre un père qui travaille comme un acharné pour nourrir – mal – sa famille, une mère qui s’abrutit de médicaments, une sœur qui se ferme pour ne plus rien voir, Lola, réaliste, se reconstruit une vie de pauvre, entre plans risqués, peur des flics et des gangs, solidarité de filles, premiers émois et survie au jour le jour, loin, si loin d’une vie politique américaine qui ne signifie plus rien.

Journal de nuit est un excellent roman, dur, cohérent et réaliste. Dur car il décrit la disparition rapide de tout ce qui faisait l’ordinaire, agréable, d’une vie de famille qui pourrait être la tienne, lecteur. Perte d’emploi, déménagement forcé dans un « mauvais » quartier, tout ce qu’on croyait acquis disparu en moins de deux ans. Cohérent car tout se tient. No bullshit dans ce récit, que du vrai et du nécessaire. Womack gère d’ailleurs très bien les changements de langue de Lola, de même qu’il mixe finement les affres de la sexualité naissante avec les nécessités de la survie en groupe. Réaliste car ce monde est déjà là, ou presque, pour beaucoup ; Robert Castel parle de « déstabilisation des stables » : c’est ce dont il s’agit ici. Réaliste aussi car le roman est écrit après les émeutes de Los Angeles auquel il renvoie évidemment. Les lecteurs de fantasy urbaine en manque de dépaysement feraient bien de le lire. Ils découvriraient l’inframonde inconnu d’eux qui attend chacun au détour d’une perte d’emploi.

Journal de nuit eut une carrière bien décevante. En VO d’abord (Jo Walton le regretta dans une interview) lors de sa parution en 93, en VF ensuite en 95. Nouvelle chance aujourd’hui grâce à « Folio SF ». Espérons qu’il trouve enfin le large lectorat qu’il mérite.

Dragon

« Une heure-lumière ». La nouvelle collection du Bélial dédiée aux novellæ. Quatre à huit courts romans y seront publiés par an. Du français et de l’étranger. Du tout neuf et du primé. Dragon, de Thomas Day, est l’un des textes qui ouvrent le feu en ce début 2016.

Bangkok, Thaïlande. Bientôt. Un inconnu massacre à la kalach les clients et le personnel d’un bordel temporaire, l’un de ces innombrables bouges de la capitale thaïlandaise où des mafieux font leur beurre en organisant la prostitution enfantine à destination des touristes occidentaux désireux de s’abandonner à leurs pulsions abjectes sans grand risque, et aussi, bien sûr, pour quelques pervers locaux. Le lieutenant Tann est immédiatement chargé de l’enquête, une enquête que le Général Wongkrachang, chef de la police de Bangkok, rend prioritaire. Ses ordres implicites sont clairs : Tann doit retrouver le tueur et le supprimer discrètement. Il importe que les touristes, sources essentielles de revenus pour le royaume, ne prennent pas peur, mais aussi que la Thaïlande joue son rôle de pays motivé par la lutte contre le prostitution enfantine. L’opinion mondiale veille par les yeux de diverses ONG. La mauvaise réputation se paie cash.

Catholique dans un royaume majoritairement bouddhiste, ex-amant de Pearl, un ladyboy pré-op, Tannhäuser – Tann, pour les intimes – marche en équilibre sur le fil tendu qui sépare deux mondes. La traque du Dragon, l’impitoyable bourreau des pédophiles, le fera basculer loin des hommes, dans une autre réalité, terrible et foudroyante.

Dragon, c’est le cheminement de Tann vers son destin métamorphique, écho de celui du capitaine Willard dans Apocalypse Now avec qui il partage une même mission (parallèle des scènes : Tann/ Wongrachang – Willard/Lucas) : plonger jusqu’au cœur des ténèbres pour mettre un terme définitif au problème. Le parallèle trouve néanmoins sa limite : in fine, Tann sera Kurtz plutôt que Willard, il ne reviendra pas des ténèbres mais transmettra sa tâche à qui saura mieux la remplir.

Dans Dragon, Thomas Day raconte la Bangkok derrière la carte postale – une ville sale, corrompue, puante, aussi laide moralement que physiquement, où des hommes laids font des choses laides avec la complicité passive de la majorité… Il décrit en détails, au ras du sol, en reporter embedded, en somme. Il pratique une approche gonzo, ultra-subjective. Il dit son horreur de la prostitution enfantine et la balance dans la gueule du lecteur, avec urgence et violence, là où le Houellebecq de Plateforme abordait la question par l’ironie désabusée. Le choc ici est plus rude et, du coup, plus efficace.

La Femme d'argile et l'homme de feu

New York, à la fin du XIXe siècle. Une ville en pleine expansion dont la population vient des quatre coins du monde. On y rencontre des représentants de tous les peuples, de toutes les origines. Et même… une golème et un djinn. En fait, Chava, la femme d’argile (pour reprendre le titre VF bien long et mal choisi), a été conçue en Pologne et a reçu la vie sur le bateau vers le Nouveau Monde. Son maître et époux n’a pas survécu au voyage. La voilà donc seule et sans directive dans un univers totalement inconnu pour elle. Sa route va finir par croiser celle d’Ahmad, l’homme de feu, emprisonné dans un flacon depuis des centaines d’années ; libéré par hasard de sa prison de verre, il s’aperçoit qu’il est captif d’un corps d’homme, sans se rappeler pourquoi ni comment il en est arrivé là. Reste à trouver les réponses à tout cela…

Ce roman aurait très bien pu commencer par « Il était une fois » sans que cela paraisse choquant. L’évocation du passé du djinn nous entraine dans l’univers de Schéhérazade et des contes des Mille et une nuits : son désert, ses créatures fantasques prêtes à jouer avec les humains, ses sorciers avides de connaissances. Quant au récit de la création de la golème, il nous conduit bien sûr du côté du folklore juif et de sa magie puissante. Tout tourne autour d’une possible romance entre les deux personnages éponymes. Mais ici, pas de mièvrerie, pas de happy end assurée. Car malgré ses airs de comédie romantique, ce roman en évite les écueils. La Femme d’argile et l’homme de feu est avant tout un voyage réussi dans un New York évoqué avec brio, peuplé de personnages forts, attachants dès les premières lignes. Leurs histoires, leurs vies se trouvent inextricablement liées à celles des deux héros, sans ce côté artificiel qui est l’apanage des ouvrages médiocres. Les destins de tous ces immigrés, de fraîche ou longue date, avec leurs peurs et leurs envies, leurs désirs et leurs angoisses, font la force et la vie d’un récit qu’il s’avère difficile de lâcher dès les premiers mots lus.

Helene Wecker se sort de son premier roman avec les honneurs, voire même une certaine maestria. Une auteure à suivre, sans doute aucun.

Les 81 frères

Hong Kong. Ses tours qui percent le ciel. Sa finance. Ses triades. Mais aussi ses démons. Et donc, ses chasseurs de fantômes. Johnny Kwan est un magicien taoïste, un exorciste, un fat si. Sa tâche : aider ces êtres monstrueux ou simplement égarés à retourner dans leur monde. Son quotidien est dur et surtout dangereux : l’espérance de vie dans la profession est faible…

Alors, quand Anthony Chau, milliardaire de son état et grand amateur d’antiquités, fait appel à ses services, il n’hésite pas une seconde. Comme il se doit, la mission qu’il se voit confier va vite dépasser les enjeux initiaux… Des forces gigantesques sont en présence, des forces proprement cosmiques. Et quand un maître de la profession est apparemment victime d’un simple crime crapuleux, Anthony sent que l’équilibre du monde n’est pas loin de se rompre.

Des démons, d’anciens manuscrits, de la magie, le tout sur le territoire des triades et de Johnnie To, le réalisateur d’Élection et de Vengeance – de quoi réjouir n’importe qui, en somme. D’autant que notre écrivain maîtrise son sujet ; faire la visite de Hong Kong à son côté est un gage de découvertes étonnantes : les tours gigantesques laissent place à des bâtiments mystérieux, les odeurs exotiques s’immiscent bientôt dans les pages du livre, et on a rapidement l’eau à la bouche devant certains repas. Sauf que… Si ce roman est prenant, il reste trop sage, trop convenu, trop prévisible. Est-ce l’influence des jeux de rôle dont Romain D’Huissier est l’auteur ? Les personnages n’échappent pas aux stéréotypes, et l’habitude de préciser avant chaque mission le contenu du sac et les armes choisies, si elle est plaisante au début, lasse malgré tout assez vite. Enfin, certaines pages décrivant Hong Kong s’apparentent à un passage du « Guide du Routard » ou d’un « Lonely Planet ». Sans copier Liz Williams et son Inspecteur Zhen et la traite des âmes, on aimerait dire à Romain D’Huissier : lâche la bride, camarade, laisse Anthony prendre les rênes et glisse dans les interstices entraperçus de ta cité fascinante. Il reste deux tomes à cette trilogie annoncée pour transformer l’essai et nous faire véritablement rêver. On ne demande pas mieux…

Le Nexus du Docteur Erdmann

L’intrigue se déroule dans une petite maison médicalisée de Saint Sebastian, avec pour protagonistes l’ensemble des pensionnaires : Anna Chernov, ancienne danseuse étoile au chevet de laquelle Bob Donovan se présente chaque jour, a dans le coffre de l’établissement un collier d’une valeur inestimable ayant appartenu à un tsar, lequel collier fait fantasmer Evelyn Krenchnoted, l’intraitable curieuse à l’affût du moindre ragot. Gina Martinelli ne jure que par le Seigneur ; Erin Bass est une ancienne hippie adepte de spiritualité hindoue ; madame Lopez se fait exploiter par sa fille ; Al Cosmano trouve à redire sur tout, et d’autres encore…

Bien qu’âgé de 90 ans, Henry Erdmann, qui fut jadis l’un des acteurs du projet Manhattan, continue de dispenser des cours de physique à des étudiants en prépa. Carrie Vesey, la belle aide-soignante qui le conduit et le ramène, arbore un matin un cocard qui met le vieil homme en colère. Son ancien compagnon, un policier violent, l’a retrouvée malgré l’interdiction de l’approcher… Au retour de l’université, le Dr Erdmann connaît un moment d’absence en raison de ce qui ressemble à une intrusion mentale. En quête d’un médecin, Carrie, inquiète, tombe sur Jake DiBella, un chercheur en neurosciences venu étudier le cerveau des personnes âgées. Contre toute attente, le Dr Erdmann accepte de passer une IRM…

Ce qui ressemble à une aimable chronique sociale sur l’infantilisation des personnes âgées et le peu d’attention qu’on leur accorde, sur la hantise du handicap, de l’impotence et la perspective de la mort, prend une tout autre tournure lorsque d’autres pensionnaires éprouvent à leur tour des attaques similaires, d’intensité variable. L’émoi est à son comble lorsque tous sont pris de vomissements – attribués à tort à une intoxication alimentaire, alors qu’en aparté, ils avouent avoir perçu des flashes de lumière ou senti une présence dans leur esprit.

Le Dr Erdmann, qui connaît des crises plus violentes que les précédentes, décide de jouer les enquêteurs, ravi de pouvoir une fois de plus exercer ses facultés intellectuelles : lui qui a besoin d’un déambulateur pour se déplacer redoute davantage la perte de ses fonctions mentales que celle de ses capacités physiques…

Il n’est pas le seul à investiguer, car une suspicion de meurtre pesant sur Carrie pousse deux policiers à enquêter sur place, alors même que le coffre de l’établissement est forcé. Henry Erdmann en est pour sa part persuadé : quelque chose approche, quelque chose qui vient pour lui et s’immisce dans l’esprit des pensionnaires. Pour tous se présentera alors l’heure du choix, l’occasion de peut-être favoriser la naissance d’une conscience et, qui sait, de prolonger leur vie…

La conduite d’un aussi grand nombre de personnages aurait pu déboucher sur un récit bien plus ample, mais Nancy Kress gère son déroulement avec une belle économie de moyens. Malgré l’évocation de questions de physique, elle ne s’attarde pas non plus sur des explications pesantes. Le personnage d’Erdmann est un démarquage réussi de Feynman (bien que Nancy Kress lui fait dire n’avoir pas aimé travailler avec pareil « farceur ») : en effet ce dernier, qui aurait eu le même âge à la date de rédaction du récit, adorait résoudre des énigmes en apparence insolubles et pratiquait le même type d’humour. Le court roman se lit d’une traite, sans heurt ni temps mort. Un agréable récit, récompensé par le prix Hugo en 2009, qui inaugure en beauté la nouvelle collection « Une heure-lumière » auprès de Vernor Vinge, Paul J. McAuley et Thomas Day.

Glissement vers le bleu

Dans un futur extrêmement lointain, plus précisément, dans la 777e année du 888e cycle de la 1111e circonvolution du Neuvième Mandala, l’humanité, ayant essaimé partout dans l’univers en adoptant diverses formes exotiques, connaît une relative immortalité par le biais de régénérations répétées mais non illimitées. La faute en incombe aux toxines solaires qu’irradie chaque étoile. Sauf celle de la Terre, unique planète où l’immortalité est effective. Mais des instruments de mesure des constantes de l’univers détectent un décalage vers le bleu qui va s’intensifiant, résultante d’un trou noir géant provoquant un effondrement de la galaxie et, à terme, de l’univers entier. Hanosz Prime de Prime, jeune monarque dans le système du Parasol de la galaxie d’Andromède, apprenant cette particularité, éprouve un sentiment qu’on nomme Schadenfreude, la joie devant le malheur d’autrui. Curieux de constater sur place l’effet que peut provoquer la perspective d’une disparition sur une population jusqu’à présent assurée de son immortalité, il abdique au profit de son frère et se rend sur Terre, auprès du seigneur Sinon Kreidge et de sa fille Kaivilda, dont on loue à raison la grâce et la beauté puisqu’il s’en éprend aussitôt. Des Oracles prétendent par ailleurs qu’un lointain monarque viendrait un jour sauver l’humanité de sa disparition annoncée…

Ce récit a le tour et l’allure d’une fable aux dimensions cosmiques. Dans sa préface, Silverberg explique que ce texte est le seul de sa carrière qu’il a laissé inachevé dans un tiroir, ne parvenant pas à se dépêtrer de ce qui était à l’origine un ambitieux projet sur la fin de l’univers. Lorsque Mike Resnick lui proposa de participer à une série de deux novellas réunissant un auteur connu et un inconnu, il proposa à un étudiant en physique, devenu enseignant, par ailleurs admirateur de son œuvre et avec qui il avait établi des liens d’amitié, d’écrire une suite au texte partiellement révisé pour la circonstance. Le résultat s’avéra à la hauteur des attentes, de celles du « maître » en tout cas, Alvaro Zino-Amaro n’ayant pas seulement trouvé des solutions élégantes aux questions laissées sans réponse, mais s’étant parfaitement moulé dans le style « postmoderne » que Silverberg avait adopté pour l’occasion. Il ne s’agit toutefois pas d’un grand texte, peut-être parce que l’intensité dramatique n’est pas proportionnelle à une catastrophe de cette envergure – la faute, sans doute, à un nombre limité de protagonistes, mais aussi au mode de narration adopté.

Au final, le résultat doit davantage à Zino-Amaro, qui a malgré tout su mener à son terme un récit délicat à équilibrer, la difficulté résidant dans l’ampleur de la menace cosmique et la pauvreté des moyens de Hanosz Prime pour la contrer, lui qui est totalement ignorant des sciences et par ailleurs bien embarrassé par ce statut de Sauveur peut-être hâtivement attribué. Quant à l’Oracle Silverberg, il avait prédit que Zino-Amaro serait le sauveur de ce récit, malgré son statut de scientifique plutôt que de littéraire… Serait-ce pour lui le début d’une nouvelle carrière ?

Futu.re

Dans ce futur lointain, l’arrêt du processus de vieillissement a provoqué une surpopulation sans précédent qui a conduit l’humanité à vivre dans des appartements minuscules à l’intérieur de tours vertigineuses reliées entre elles par des métros aériens ultrarapides. Le continent panaméricain réserve l’accès à l’immortalité aux plus fortunés, la Russie à sa seule élite alors que l’Europe, en vertu d’une politique altruiste et du respect de la vie, se vante d’avoir réalisé une utopie abritant cent vingt milliards d’habitants, où la seule contrainte est celle du Choix : chaque naissance impose à l’un des parents de se sacrifier en recevant une injection accélérant son métabolisme jusqu’à la mort par vieillesse sous dix ans. Les couples préférant dissimuler le nouveau-né sont traqués et traités par la Phalange, force d’intervention arborant un masque de Méduse et disposant d’un permis de tuer en cas d’opposition. Jan Nachtingal, Matricule 717, est l’un d’eux, violent, impitoyable, raciste, égoïste, un pur produit de l’État recueillant les orphelins suite à l’abandon ou à la disparition des parents, qui exécute les ordres sans éprouver d’états d’âme ni se poser de questions. Ses certitudes vacillent progressivement lorsqu’un sénateur lui confie une mission atypique : l’exécution d’un activiste du Parti de la Vie qui réclame l’abrogation de la Loi du Choix. 717 s’amourache de la fantasque compagne de sa cible, Annelie, abandonnée par le révolutionnaire en fuite, et découvre au fil de sa traque l’envers d’une société mensongère au bord du gouffre.

Dystopie violente et cruelle, menée sans temps mort, Futu.re n’est pas sans rappeler Le Meilleur des mondes pour certains aspects sociaux, et 1984 pour l’itinéraire du couple en quête d’un havre de paix. L’auteur se livre à une dénonciation virulente des sociétés totalitaires ou à la dérive qu’il attribue au laxisme des dirigeants incapables de prendre immédiatement les décisions qui s’imposent, avant d’être réduits à des solutions irrémédiables. Des pages très dures parsèment ce roman, dans la description de la vie à l’orphelinat ou le massacre de la population cosmopolite et bariolée de Barcelone. Mais on y trouve aussi des scènes poignantes, comme celle de 717 perdu dans les bras d’une prostituée dans la cathédrale de Strasbourg transformée en lupanar, ou la vieillissante biologiste Béatrice Fuckuyama, qui force l’admiration par son courage et sa détermination à contrer l’effet de l’accélérateur métabolique. La blague que l’auteur met dans sa bouche a valeur d’avertissement : « Les fameux segments d’ADN qui étaient responsables du vieillissement avaient une autre fonction. Ils étaient à l’origine de notre âme. Nous les avons recodés. Et personne ne sait ce que nous avons mis à la place de l’âme. »

Dmitri Glukhovski, l’auteur de la trilogie de « Metro 2033 », déjà lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire pour Sumerki, a écrit là un roman âpre, riche et profond. Un petit chef-d’œuvre qui force l’admiration.

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