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Le Temps n'est rien

Le Temps n'est rien est un roman de science-fiction — et plus que cela. Paru chez un éditeur non spécialisé, sous une jaquette discrète — héritée de son édition américaine —, ce livre n'affiche pas ouvertement son affiliation. Le récit narre ce qui pourrait être une banale histoire d'amour entre deux personnages principaux, Claire et Henri. Ce dernier souffre d'un mal « rare » aux symptômes proches des crises d'épilepsie ; crises qui le font voyager sporadiquement dans le temps avant de se retrouver à nouveau dans son présent. De cette manière, il rencontre pour la première fois Claire — alors enfant — qu'il ne cessera de croiser à intervalles plus ou moins réguliers. Malgré leur différence d'âge — et l'étrangeté de la situation — ils tombent amoureux l'un de l'autre. Le roman retrace alors leurs efforts à mettre en place leur couple et à sauvegarder celui-ci malgré les problèmes provoqués par le mal d'Henri — comment rester fidèle à un homme qui disparaît dans une autre époque, comment supporter l'absence de l'autre, restera-t-il un jour bloqué dans le temps ?

L'auteur explore deux genres dangereusement codifiés que sont la S-F et le roman d'amour — et l'on imagine Barbara Cartland écrire pour la revue Fantasy and Science-fiction une histoire de voyage temporel, vision terrifiante, insupportable pour n'importe quel lecteur normalement constitué. Pourtant, l'auteur évite les écueils du stéréotype. L'élément science-fictif — le voyage temporel — n'est pas traité selon les canons du genre. Il n'y a pas de machine « à la Wells », ni de causalités extérieures, ni de réelles explications — si ce n'est un problème d'ADN qui aura son importance lorsque le couple désirera avoir un enfant — prenant ainsi le parti d'illustrer les conséquences psychologiques du problème temporel sur la vie des personnages plutôt que de parfaire une quelconque vraisemblance scientifique, à la manière du traitement de la télépathie par Silverberg dans L'Oreille interne, introspective et privée. Le Temps n'est rien est un roman sur les problèmes humains et quotidiens d'un être d'exception : voyager dans le temps implique de se retrouver nu et nauséeux dans un lieu et une époque incertaine — et donc — éviter de se faire lyncher par des badauds, des flics, ou simplement mourir gelé en plein hiver au milieu d'une forêt inconnue… L'auteur s'éloigne de l'image du voyageur temporel confronté à l'évolution de la société — sorte de voyeur privilégié issu du XVIIIe siècle. Henri, de son côté, n'a aucune possibilité de modifier la trame du temps ou l'histoire du monde. L'auteur resserre le problème du saut temporel au niveau de l'homme et de son rapport à l'autre — avec ses parents, ses proches, sa femme.

L'histoire d'amour, quant à elle, est magnifiée par le traitement de cet élément science-fictif, mais aussi par une construction littéraire soutenue. Ainsi le séquençage narratif en une multitude de chapitres centrés sur certains sauts — précédés par le nom et l'âge des actants ainsi que de la date — retrace l'histoire comme un album photo organique, comme autant d'images et de souvenirs marquants qui forment l'existence de leur relation. L'auteur évite le sensationnalisme et focalise son histoire sur des moments-clés, par exemple la fête de Noël, le mariage, leur première sortie, etc. L'éclatement structurel est basé sur un véritable choix de séquences qui parvient non seulement à rétablir une narration linéaire — malgré les interférences des sauts temporels — mais surtout à matérialiser par les faits des personnages et leur relation. Le roman s'organise comme une œuvre pointilliste et minimaliste sur le rapport amoureux de deux êtres — se rencontrer à tout prix, s'aimer, être ensemble, avoir un enfant — et puis finalement vivre. Alors que certaines histoires tentent de révéler le détail extraordinaire dans l'ordinaire des choses, Le Temps n'est rien se construit à l'envers, en décrivant l'ordinaire d'une situation extraordinaire. Ceci se retrouve dans les personnages, étonnement proche du lecteur, parce que même si leur situation est exceptionnelle, elle souligne des problèmes que tout le monde reconnaîtra. Certes, la cause de leur mal-être vient de ce qu'ils ne peuvent maîtriser dans leur vie — c'est-à-dire les sauts temporels ou le problème d'ADN — mais en fin de compte, ils redoutent ce que le commun des mortels craint de son côté : les (in)conséquences de leurs actes, le mauvais choix au mauvais moment.

L'autre grande force du roman vient justement de ses personnages, finement retranscris, dans le détail d'une épure, sorte d'aquarelle japonaise. Echappant au simple stéréotype, il est fascinant de se laisser entraîner par le personnage d'Henri — petit bibliothécaire fade — pourtant amateur de punk — jouissif de lire Iggy Pop en citation — passionné de littérature et amateur de langue française et allemande. À l'image du roman, les personnages parviennent à fusionner les paradoxes pour aboutir à quelque chose de vivant. Ceux-là prennent de l'ampleur au travers de faits divers et de petites choses — leur enfance, leur désir, leur peur — proche des personnages racontés par Raymond Carver, avec le malheur du quotidien qui leur colle aux basques, mais heureux de vivre ce qu'il y a de bon à en tirer, même si c'est peu par rapport au malheur.

Audrey Niffenegger nous livre un grand roman, touchant et fascinant — oscillant entre Raymond Carver pour l'écriture et Des Fleurs pour Algernon pour le pathos. Sans excès, son roman est optimiste comme un homme amoureux peut l'être parfois, et en même temps teigneux comme un Bukowski, parce que finalement la vie est moche et ne vous laisse jamais profiter de ce qui est bon très longtemps. Un roman de science-fiction — et plus que cela par tout ce qu'il a en moins — par son absence de sensationnalisme dans les situations narratives, dans la peinture des personnages, dans sa retranscription du monde. Un roman qui parvient à retranscrire ce que certains auteurs contemporains tentent — souvent vainement — de décrire : les espoirs et les craintes de chacun dans la vie quotidienne. Remarquable.

Les Romans de Philip K. Dick

Les Romans de Philip K. Dick (1984) de Kim S. Robinson est l'adaptation d'une thèse sur l'œuvre romanesque d'un des auteurs les plus fascinant de la S-F. Robinson propose dans son essai d'étudier le processus d'écriture — le style, la construction, le contenu du texte — de Dick et d'en dégager la valeur intrinsèque. Ainsi, Robinson reste proche du texte dickien — tout en l'insérant et en l'extirpant du cadre historique — et évite les dérives interprétatives d'ordre biographique, qui travestissent trop souvent la réalité du texte chez Dick. Aucun parti pris de la part de l'auteur, il ne s'agit pas de défendre corps et âme l'œuvre entière de Dick — Robinson sépare clairement l'auteur et le mythe. L'étude se focalise sur une approche analytique du texte par le texte, transcendant ainsi celui-ci par divers biais — tant littéraires qu'historiques. Cette méthode permet de passer en revue tous les romans de Dick, de sorte que même les faibles — soit au niveau de la construction, soit de la narration — sont eux-mêmes capables d'apporter du sens au corpus général dickien. Robinson montre que dans son ensemble, chaque roman — même le plus insignifiant ou le plus inabouti — rend plus compréhensible la valeur du tout.

La construction de cette étude est claire et précise : suivant la progression chronologique de la composition des romans, elle se scinde en chapitres qui mettent en relief différents aspects de l'œuvre de Dick sous l'éclairage de groupes de romans. Les premiers chapitres décrivent brièvement les étapes initiales de l'écriture chez Dick, tentant de s'immiscer dans la littérature réaliste avec un insuccès constant. Essais de la part de ce dernier qui auront une grande influence sur sa production S-F ; montrant par là même que les outils narratifs issus de la fin du XIXe siècle — les effets de réel — sont bien présents dans la littérature de genre. Robinson expose ensuite les consensus du milieu de la S-F américaine — avec ses lieux communs, ses règles implicites — et les méthodes d'un Dick composant ses romans systématiquement a contrario.

En passant en revue les différents thèmes de la S-F, Robinson démontre que Dick, parmi les premiers, a délibérément exploité plusieurs éléments — parfois contradictoires — du genre au sein d'un même texte ; la réussite de ce dernier dépendant de l'habileté de l'écrivain à fusionner ceux-là. L'élément le plus intéressant — à notre sens — exposé par Robinson sur les romans de Dick, est « le dérèglement de la réalité » saillant dans Ubik (1969) ou Le Maître du haut château (1962). Optique fondatrice de la S-F moderne, sorte de doute sur la réalité à l'intérieur d'une fiction transfuge, que Robinson explique par le débordement du monde personnel (de Dick ou de ses personnages) — autrement dit le koinos — sur la réalité commune — le kosmos. Deux notions fondamentales dans l'œuvre de Dick, qui apportent un regain de sens à son corpus littéraire. L'étude serrée de La Trilogie divine, quant à elle, mérite le détour, tant elle apporte de nouvelles pistes de lecture.

Une étude accessible et importante pour ceux qui désireraient lire des textes, connus ou moins connus, avec un second regard. À souligner l'effort des Moutons électriques de mettre à disposition du public des livres critiques qui s'intéressent à l'analyse littéraire du genre — en évitant les confrontations naïves sur la valeur du genre par rapport à la littérature générale et l'enfermement dans le no man's land du domaine — , objet assez rare en francophonie. Les Romans de Philip K. Dick saura livrer des indices et des éclairages pertinents, autant pour les chercheurs, les néophytes — qui seront fascinés par la profondeur de l'œuvre — ou les lecteurs avertis — qui y trouveront de nouvelles raisons de relire ces textes.

Le Festival de la couille

On connaissait le Chuck Palahniuk méchant, affreux, cynique, épouvantablement drôle et remarquablement bon dans la description de tout ce qui gratte, démange, brûle ou ne s’avoue pas. On le connaissait bien et, à vrai dire, on commençait à s’en lasser, tant l’animal peinait à se renouveler. Malgré une écriture électrochoc d’une rare efficacité, malgré des situations atrocement drôles et un point de vue existentiel à pleurer de rire, Chuck Palahniuk ne faisait somme toute que décliner les formidables ingrédients élégamment saupoudrés dans Fight Club. Surprise, l’arrivée d’un recueil d’articles parus dans divers journaux (underground ou non) américains marque la découverte d’un autre Chuck Palahniuk. Un Palahniuk qui aime les gens, un Palahniuk à l’écoute des autres et incroyablement talentueux dans la mise en lumière des rêves et espoirs des grands brûlés de l’existence. Une mise en lumière à première vue glaciale, mais étonnamment tendre, bienveillante et presque admirative. Tout au long de ces quelques vingt-trois articles classés en trois grandes parties (Ensemble, Portrait et Seul), Palahniuk explore l’univers intérieur des grands malades, cinglés et autres paumés (dont l’auteur lui-même, particulièrement sévère avec son mythe) qu’on trouve dans un pays en rupture auquel plus personne ne croit. Mais là où un écrivain moins talentueux y mettrait forcément un message critique, voire une condamnation plus ou moins hypocrite, Palahniuk s’efface, se met de côté et donne la parole sans juger. Au final, les mille et un tarés qui composent Le Festival de la couille en ressortent comme des perdants magnifiques, des minorités hâtivement jugées, des vaincus systématiques, mais qui n’ont jamais perdu flamme, espoir ou envie. À dix mille kilomètres des blasés et autres lassés de la vie, tous se consument pour leur rêve. Qu’il s’agisse d’un combat « stock car » de moissonneuses batteuses relookées à la Mad Max, des équipes amateurs de lutte gréco-romaine (sport méprisé et peu médiatique) ou des organisateurs du fameux Testy Festy, les participants y croient. Dur comme fer. Sincèrement. Et c’est évidemment ça qui les rend touchant. Quant au « Festival de la couille », une sorte de salon pseudo érotique qui n’est somme toute pas autre chose qu’une partouze géante, ce n’est pas le meilleur texte, mais il est suffisamment vendeur pour que le titre anglais, Stranger than fiction, (« Plus étrange que la fiction », titre qui a le mérite d’être clair : des histoires réelles auxquelles personne ne croirait si on les trouvait dans un roman) passe à la trappe au profit d’un Festival de la couille discutable. On passera sur ce petit détail en soulignant qu’outre la magnifique couverture qui illustre le recueil, Palahniuk est enfin mieux traité sous nos longitudes : Freddy Michalsky, traducteur inadapté à l’écriture de l’auteur et responsable du mémorable « Club la cogne », a été remplacé par Bernard Blanc (on déplore toutefois que ce ne soit pas le cas pour son dernier roman, Journal intime, tout juste paru chez Gallimard et toujours traduit par Michalsky). Un plus notable qui adoucit nettement le style. Douceur remarquable et bienvenue quand le texte traite de ces dingues qui construisent pierre après pierre de véritables châteaux médiévaux (« Une Profession de foi inscrite dans la pierre », un petit chef-d’œuvre), sacrifiant tout pour une passion invraisemblable au premier coup d’œil : famille, argent, temps, rien n’y résiste. Le but ? Construire des monuments délirants qu’ils revendent peu après posée la dernière pierre, non par amour du profit, mais bien pour continuer à construire, seul moteur de leur existence instable. Ailleurs, nous découvrons avec stupéfaction les réactions des passants quand ils croisent deux types habillés en chien (version Disneyland). De la haine pure et simple au mépris le plus acide, la vision qu’offre l’humanité aux deux déguisés est pour le moins choquante et hilarante, voire incompréhensible. « Ma vie de chien » est une petite (et courte) merveille qui mérite à elle seule l’achat du recueil. Enfin, il faut souligner que si ces dingues sont aussi repoussants qu’attachants, Palahniuk ne s’épargne pas. Dans la troisième et dernière partie, il se livre à une véritable auto-psychanalyse aussi drôle qu’étonnante (voir à ce sujet l’inénarrable passage où il essaie une pommade sur son crâne censée l’embellir pour la promo télé du film Fight club, et où une allergie foudroyante le transforme en Elephant Man…).

Au final, Le Festival de la couille et autres histoires vraies est un recueil indispensable pour tout admirateur de Palahniuk. Mais au-delà d’un cercle restreint de fans, c’est aussi un formidable ticket d’entrée pour le monde intérieur d’un écrivain que rien ne semble déranger. Une sorte de galerie de portraits saisissants, parfois hallucinants, parfois effrayants, mais évidemment humains et fragiles. Précipitez-vous, Le Festival de la couille est un vrai grand livre, un livre qui fait du bien. Et ils sont peu nombreux.

Olympos

[Chronique de la V.O.]

Figure incontournable de la science-fiction moderne, Dan Simmons fait partie de ces icônes littéraires dont chaque roman est un événement. Après quelques années d'absence au rayon space opera (et après le coup de maître que fut Hypérion), l'arrivée du diptyque Illium/Olympos a de quoi séduire inconditionnels et curieux. Au menu du premier tome, mystère cosmique quant à la quasi extinction de l'espèce humaine, discussions érudites et irrésistibles entre des intelligences artificielles semi-organiques autour de Shakespeare et de Proust, guerre de Troie décrite de l'intérieur par des chercheurs ressuscités pour l'occasion, sans oublier la trouvaille incontestable du roman, à savoir la description aussi hilarante qu'intelligente de tout un panthéon de dieux grecs obsédés par L'Illiade et aussi égoïstes que le veut la tradition. Cocktail détonnant, donc, d'autant que les scènes de bataille atteignaient des sommets de violence, confirmant au passage l'exceptionnel talent de l'auteur. Mais si Illium était évidemment truffé de qualités, Dan Simmons n'en dévoilait pas trop et restait dans le médiocre quant aux passages situés sur la Terre. Rien de grave, la suite étant censée redéfinir la S-F dans son ensemble, à en croire les laudateurs.

Disponible depuis juillet 2005 mais pas annoncé avant 2006 pour une parution en France, Olympos achève donc une oeuvre ambitieuse, démesurée et, il faut bien l'admettre, complètement ratée. Un constat amer qui n'en reste pas moins vrai. Oui, Dan Simmons a loupé son coup. Non, il n'a aucune excuse, tant les incohérences scénaristiques sont inexcusables pour un écrivain de ce gabarit. Est-ce la faute de l'éditeur, clairement démissionnaire face à son génial (et précieux) poulain ? Un débat intéressant dans lequel nous n'entrerons pas, mais qui a le mérite de se poser très exactement dans les mêmes termes pour des auteurs aussi différents que Iain Banks et J.K. Rowling (souvenez-vous de la critique de The Algebraist, nouveau roman S-F de Banks totalement raté et à paraître en France chez Bragelonne). Autre pilule difficile à avaler, le fond idéologique remarquablement nauséabond qui filtre entre les lignes… Même si cette trame n'est somme toute qu'accessoire, elle est suffisamment présente pour gêner le lectorat le plus apolitique. Bref, il ne reste pas grand-chose à sauver du naufrage, naufrage d'autant plus douloureux qu'aucune nuance d'humour ne vient tempérer le propos. Sérieux, sérieux, désespérément sérieux, Dan Simmons hésite entre la leçon de morale et l'exercice de style tout au long des quelques 600 pages poussives et épuisantes, traversées (reconnaissons-le) de quelques morceaux de bravoure, mais essentiellement vaines et (plus grave) incompréhensibles. Au final, le lecteur sort lessivé de la chose, à mi-chemin entre l'éclat de rire et la nausée, en fonction de son humeur du moment. Correctement coupée (environ 75 % du tome 2 et 15 % du tome 1), l'entité Illium/Olympos aurait fait un formidable livre. La mode étant à l'obésité, les contingences financières étant ce qu'elles sont, ne nous étonnons pas trop et voyons de plus près de quoi il retourne.

Là où Illium se terminait par l'alliance improbable entre Achéens et Troyens, unis contre les dieux, Olympos démarre quelques neufs mois plus tard, alors que la guerre se poursuit de manière aussi assommante que routinière. Comme Dan Simmons a promis 600 pages et qu'il faut bien meubler, l'histoire est habilement découpée en une multitude de sous-intrigues judicieusement enchaînées et coupées au meilleur moment (on sent le grand professionnel) afin d'attraper le lecteur à la gorge et le pousser à ne jamais lâcher le pavé. Hélas, on s'en rend compte assez rapidement, ces sous-intrigues n'apportent strictement rien à l'ensemble. Même quand il s'agit de personnages importants (Hélène, vraie traîtresse qui réussit à échapper au poignard vengeur de Menelaus, ou encore Achille, machine à découper les dieux qui n'hésitera pas à massacrer quelques femmes sans défense lassées d'une guerre interminable). Bref, Simmons fait ce qu'il peut, mais brasser de l'air ne fait pas vraiment avancer les choses. Personnage impeccablement réussi, Hockenberry est malheureusement relégué au second plan, son rôle lui permettant juste de servir de témoin à quelques scènes clés (comme la chute de Jupiter, chassé du trône par Héphaïstos et… Achille lui-même). Rien d'autre. La partie qui intéresse le plus l'auteur, ce n'est plus Troie (où les scènes de batailles se suivent et se ressemblent dans l'éviscération, sans jamais atteindre le souffle qui animait le premier tome), ça n'est même plus les sympathiques moravecs (dont les discussions théoriques donnent à l'ensemble un semblant de crédibilité, crédibilité qui ne va jamais au-delà de L'Univers en folie, par l'indispensable Fredric Brown), mais bien la partie terrestre, celle-là même qui était complètement ratée dans Illium. Car il nous reste à découvrir ce qui est vraiment advenu des humains, ce que sont les post-humains, et ce que mijotent ces curieuses entités auto baptisées Prospero, Ariel et autres Sycorax. De fait, les humains redécouvrent la vie primitive et réapprennent à vivre à l'âge de pierre, fortement aidés par le personnage d'Ulysse. D'où vient Ulysse ? Que fait-il ici ? À quoi sert-il ? Mais à rien. Comme bon nombre d'éléments de ce décidément inutile roman. Les communautés sont menacées par les Voynix, d'abord serviteurs puis exterminateurs de la race humaine. À tel point que les dernières poches de résistance commencent à tomber les unes après les autres, et qu'il va bien falloir trouver une solution. Partis à la recherche d'un remède pour Ulysse agonisant, Harman et ses amis découvrent des vérités cosmiques qui vont changer la face du monde. Enfin, surtout Harman, embarqué dans un voyage initiatique injustifiable d'un point de vue narratif et d'une incohérence qui laisse pantois. Simmons promène son lecteur exactement là où il veut l'emmener : sur l'épave d'un sous-marin atomique échoué depuis plusieurs milliers d'années, L'épée d'Allah. Dans cette carcasse de métal, plusieurs missiles non pas nucléaires, mais chargés d'un minuscule trou noir stabilisé. Piloté par des Palestiniens fanatiques bien décidés à pulvériser la Terre, le sous-marin a fort heureusement coulé sans faire détonner ses sinistres charges. Car, il est nécessaire de le savoir, les Palestiniens n'étaient pas satisfaits de leur virus déjà responsable de la quasi extinction de l'espèce humaine, il leur en faut toujours plus. Mais comme ce ne sont somme toute pas autre chose que des sauvages rétrogrades et qu'ils sont évidemment incapables de construire leurs propres armes, cette jolie technologie leur est gentiment donnée par… les Français. Eternels antisémites et suppôts du terrorisme international, comme chacun sait. Pas grave, l'apocalypse est évitée grâce à l'intervention des gentils moravecs et la société humaine se reconstruit doucement (juifs et grecs, uniquement, nous sommes entre gens bien). Quant aux post-humains transformés en dieux grecs, on n'en apprendra pas grand-chose de plus.

À ce stade du roman, on ressent comme un immense vertige. Un sionisme aussi militant et une paranoïa aussi patente peuvent faire rire, mais ne peuvent masquer une extrême indigence de pensée. On pardonnerait si le livre restait passionnant de bout en bout et impeccablement construit, mais Olympos n'est qu'un patchwork vide de petites scènes parfois réussies, souvent inutiles, sans que jamais un grand dessein n'apparaisse. Peuplés de personnages attachants mais vains, de situations bien vues mais éclatées, sans trame narrative claire, les éléments du roman tombent comme des pierres. Pas de justification, pas d'enchaînements. Rien que des cases péniblement comblées par un auteur qui n'a plus rien à dire.

C'est un euphémisme de dire qu'Olympos ne tient aucune des promesses d'Ilium, c'est aussi un euphémisme d'évoquer la consternation du lecteur une fois la dernière page tournée. Dan Simmons a-t-il définitivement basculé dans la folie furieuse ? Une question véritablement nécessaire. Et brûlante.

L’Homme programmé

Monstre sacré de la S-F, Robert Silverberg fait partie de ces rares auteurs à avoir survécu à toutes les époques. Grand professionnel, du bouche-trou au chef-d'œuvre, il a toujours su livrer des textes dont l'intelligence et l'imagination ne sont pas les moindres des qualités. Reste qu'à l'instar d'un certain Philip K. Dick, Silverberg est un novelliste formidable, là où la plupart de ses romans sont souvent un peu longuets.

Etonnante tentative littéraire de montrer la schizophrénie de l'intérieur, L'Homme programmé est un roman honnête et malin, mais qui n'échappe pas à la règle précédemment citée. Condensé en nouvelle, L'Homme programmé serait un vrai bijou, aussi inquiétant que bien vu. Hélas, Silverberg tire nettement à la ligne, se contentant de livrer un agréable roman de S-F. Mais ne boudons pas notre plaisir, la trame narrative du livre procurant de délicieuses sensations de malaise. Imaginez un monde tellement parfait qu'il en devient totalitaire. Dans cette société futuriste, les criminels ne sont ni exécutés, ni emprisonnés, mais bien réhabilités. De la pire manière qui soit : l'effacement pur et simple de personnalité, la construction totale d'une nouvelle identité et, au final, le retour à la vie normale. Sans vice, sans pulsions morbides, sans problème. La vraie liberté. Pour Paul Macy, une nouvelle vie commence. Anciennement Nat Hamlin, sculpteur de génie condamné à l'effacement pour de nombreuses exactions, le voilà réintégré au monde professionnel et citoyen. Un travail, une nouvelle personnalité, tout s'arrange. Mais quand Paul Macy bute littéralement sur une ex de Nat Hamlin, dépressive et manifestement toujours amoureuse de celui qu'il n'est plus, les choses ne sont plus aussi lisses. Titillé par une petite voix intérieure qui pourrait bien être celle de Nat Hamlin, Paul Macy devient peu à peu schizophrène, seul face à un terrible démon, lui-même. Et comme la médecine ne fait jamais d'erreurs, la sinistre présence de Nat Hamlin est évidemment impossible. Quant à la voix intérieure, elle croît de jour en jour. Il se pourrait même qu'elle réussisse un jour à contrôler Paul Macy…

Principalement axé autour des excellents dialogues entre Paul Macy et Nat Hamlin, L'Homme programmé part d'une idée formidable et l'habille d'un décorum très seventies aujourd'hui daté. Liberté sexuelle, communautarisme, usage de drogues comme moyens de perceptions extrasensorielles, autant de notions à la mode dans les années 70, mais désuètes en ce début de XXIe siècle. Reste que le roman y gagne un charme certain, malgré le côté parfois ridicule des situations hommes/femmes.

Au final, L'Homme programmé est l'incarnation idéale d'une angoisse très répandue en S-F : l'invasion psychologique et la perte de contrôle qui s'ensuit. De l'extraterrestre à l'affreux communiste, de nombreux romans se sont penchés sur la question. Robert Silverberg pousse le principe plus loin en plaçant son personnage face à lui-même. Diaboliquement simple et terriblement efficace. On l'a dit, L'Homme programmé n'est pas exempt de longueurs, mais les idées qui y sont développées valent largement le détour. À lire.

Harry Potter et le prince de sang-mêlé

[Critique de l'édition originale anglaise]

Sixième et avant-dernier tome d'une saga qu'on ne présente plus, Harry Potter et le prince de sang mêlé est un modèle du genre : prenez une idée originale et séduisante pour un lectorat jeune, déclinez-la en gigantesque machine marketing qui n'a plus rien à voir avec la littérature, et vous obtenez un tome six d'une remarquable inutilité. Vache à lait éditoriale, Harry Potter est prévu en sept tomes. Point. Avant ce dernier volume, il faut meubler. Un travail d'écriture impeccablement réalisé par Rowling (ou par un nègre, ou par une machine, qu'importe), mais qui malheureusement n'apporte rien à la série. Autant dire que la vacuité de ce tome six est confondante. L'idée n'est pas de produire un livre autonome et intéressant, mais bien de préparer les lecteurs au feu d'artifice du tome sept. En conséquence, dire qu'il ne se passe rien est un euphémisme. Page 0 à 100, le professeur Rogue (Snape en anglais) joue-t-il double jeu ? Page 100 à 200, Harry retourne à l'école. Page 200 à 300, rien. Page 300 à 400, rien non plus. Page 400 à 500, Voldemort a séparé son âme en 7 entités indépendantes (d'où sa tendance à revenir à chaque épisode, trouvaille bien pratique s'il en est), entités que Dumbledore et Harry vont tenter de détruire les unes après les autres. Page 500 à 600, les choses commencent à devenir intéressantes et on sait enfin lequel des personnages importants trouve la mort. Page 600, c'est fini.

Même si l'honnêteté intellectuelle oblige de préciser que Harry Potter dans son ensemble est une excellente série pour enfants et adolescents, même si on prend plaisir à la lecture de ce tome six, force est de reconnaître que la tendance à l'obésité des volumes reflète le laisser-aller éditorial quant aux millions que rapporte l'investissement (voir à ce sujet la même remarque concernant Illium et sa suite de Simmons). La qualité se dégrade, et ces quelques 600 pages en sont le témoin le plus flagrant. Une bonne paire de ciseaux, un bon éditeur, et vous voilà avec 100 pages passionnantes. Reste qu'on ne fait pas un Harry Potter avec 100 pages et qu'il faut bien combler les vides. Au final, on obtient un vague roman poussif et inintéressant, là où les derniers volumes (les 4 et 5, notamment) maintenaient l'illusion. Détail intéressant, le rôle du professeur Rogue (seul personnage réellement bien vu) arrive ici à son apogée. Menteur ? Sincère envers et contre tous ? Simplement monstrueux ou monstrueusement droit et vertueux ? Si Rowling se cantonne au premier degré, c'est tout l'édifice qui s'écroule. Si elle joue la carte de l'ambiguïté et de l'intelligence, on lui pardonnera cet écart (coûteux, tout de même). Réponse dans le septième tome, donc. Si ce n'est pas un coup marketing génial.

Furies déchaînées

Et de trois. Succès de librairie, cinéma, Takeshi Kovacs semble promis à un bel avenir. D'où l'idée de le réutiliser une troisième fois dans un de ces space opera survoltés dont Richard Morgan a le secret. Autant le savoir de suite, ce troisième volume est aussi le dernier. Tout commence sur Harlan (la planète natale du diplo), tout se termine sur Harlan. Une manière élégante d'en finir avec un personnage encombrant, mais somme toute intéressant et, avouons-le, réjouissant. Car si Richard Morgan ne fait pas exactement dans la dentelle, si ses romans relèvent purement et simplement de la série B la plus classique, il n'en reste pas moins que son style et ses techniques narratives sont remarquablement efficaces. Violence, vitesse, technologies débridées, la recette fonctionne bien, malgré un manque d'humour parfois pesant. C'est un peu la rançon du succès et il faut savoir ce que l'on veut. L'amateur de science-fiction intimiste passera (avec raison) son chemin, mais ceux et celles qui ont été déçu(e)s par la mauvaise trilogie de Mike Resnick Le Faiseur de veuves apprécieront les œuvres de Morgan, ce dernier réussissant à faire ce que l'épuisant Resnick projetait : une série somme toute délirante, extrêmement bien menée et essentiellement divertissante.

Furies déchaînées reprend exactement les mêmes ingrédients qui composaient les deux précédents volumes (Carbone modifié et Anges déchus). Du polar hard boiled, des éléments science-fictifs archi classiques (les corps « empruntés », le clonage, les flingues de l'espace) pour donner au final un impeccable scénario dont on attend là encore une adaptation cinématographique. Notons en passant que ce côté « calé pour le ciné » est parfois un peu agaçant, mais que le rythme échevelé de l'ensemble compense largement les lourdeurs bien présentes. Takeshi Kovacs est donc de retour sur Harlan, une fois de plus « réincarné » après quelques siècles (ce qui, avouons-le, l'agace). Postulat intéressant : Harlan est une planète océan dans la lignée de celle développée par Neal Asher dans L'Ecorcheur. Deuxième postulat intéressant : des stations martiennes en orbite annihilent tout objet technologiquement avancé qui dépasse l'altitude de 400 mètres. Troisième postulat intéressant : Takeshi Kovacs va devoir se battre contre… lui-même. Et ce, dans une course poursuite effrénée, les Premières Familles aux trousses et tout un tas de galères invraisemblables qui s'accumulent sur les pauvres épaules du (des ?) diplo. Bref, pour Takeshi Kovacs, c'est tous les jours lundi.

Si le lecteur ne s'ennuie pas une seconde, il n'en remarquera pas moins que Morgan tente de donner un semblant d'épaisseur à ses personnages, et notamment à celui de Kovacs. Ce face-à-face schizophrène entre un jeune et un vieux diplo pourtant identiques est une trouvaille intéressante, et les détails que livre l'auteur sur l'histoire personnelle de son héros sont suffisamment intelligents pour passer en douceur. Reste que Morgan n'est pas un fin psychologue, et qu'il serait vain d'y chercher une quelconque intelligence de propos. Furies déchaînées est un roman de série B remarquablement bien fait, mais ce n'est pas la peine d'aller chercher plus loin. Ça tombe à pic, on ne lui demandait rien d'autre.

La vitesse de l’obscurité

Elizabeth Moon a publié de nombreux romans de S-F et de fantasy dont seuls quelques-uns, assez médiocres, ont été traduits en France : La Résistante chez J'ai Lu, des collaborations avec Anne Mc Caffrey et la série de S-F militariste Heris Serrano chez Bragelonne. La Vitesse de l'obscurité a obtenu le prix Nebula et été finaliste du prix Arthur C. Clarke, honneurs bien mérités, il faut bien le dire et c'est une surprise, tant ce roman, certes non exempt de défauts, est à la fois touchant, drôle et intelligent. Acclamé par la critique anglo-saxonne à sa sortie, comparé à Des fleurs pour Algernon, c'est plutôt au roman de Mark Haddon, Le Bizarre incident du chien pendant la nuit (paru en France en 2004 chez Nil et tout juste réédité chez Pocket « jeunesse ») qu'il convient de le confronter.

Comme dans ce dernier texte ou, toutes proportions gardées, comme le Benjy Compson du Bruit et la fureur de Faulkner, le narrateur, Lou Arrendale, est autiste. Si, en ce milieu de XXIe siècle, un traitement existe pour les nouveaux-nés, Lou est venu au monde trop tôt pour pouvoir en profiter. Malgré tout, une prise en charge spécifique dès le plus jeune âge lui permet de vivre sans trop de problèmes parmi ceux qu'il appelle les gens « normaux ». Ses capacités d'analyse des structures et celles de ses autres collègues autistes sont même très précieuses pour la compagnie pharmaceutique qui les emploie. Mais Crenshaw, le nouveau directeur, ne l'entend pas de cette oreille : la salle de gymnastique, les emplacements de parking, tous les aménagements améliorant le confort et la concentration de ces employés particuliers coûtent cher. Peu importe leur productivité exceptionnelle, Crenshaw fait miroiter aux autistes de la section A un nouveau traitement, encore au stade expérimental, supposé les rendre « normaux ». Et quiconque refuserait de le prendre serait évidemment mis à la porte. La crainte de perdre son emploi bouleverse Lou et il se pose de nombreuses questions sur les risques que présente ce traitement. Mais la tentation d'accepter est grande, car peut-être alors pourra-t-il envisager d'inviter son amie Marjory à dîner et, qui sait, se marier et vivre avec elle…

La réussite du livre doit beaucoup au style employé par Elizabeth Moon pour rendre perceptible l'autisme de Lou. Les décalages ainsi créés entre le monde tel que le voit et le comprend Lou et notre propre perception est source d'étonnement, d'interrogations et, souvent, d'hilarité (notamment lorsque toute métaphore est prise au premier degré). On en regrette d'autant plus les quelques rares passages décrits du point de vue de personnages non autistes, comme si l'auteur n'avait pas eu entièrement confiance en la capacité de ses lecteurs à relier tous les fils nécessaires à une parfaite compréhension. De même, si Lou nous est présenté dans toute sa complexité, et si l'on comprend bien que pour lui les gens normaux sont incapables de mensonges ou de mauvaises actions, il n'était peut-être pas utile de l'entourer de personnages aussi caricaturaux : Crenshaw est le parfait salaud ; Tom, le professeur d'escrime de Lou, est le parfait gentil ; Don, amoureux de Marjory et jaloux de Lou, est le parfait cinglé ; Marjory est elle-même parfaitement… parfaite !

Mais ces détails ne gâchent en rien le plaisir pris à la lecture de La Vitesse de l'obscurité (concept sur lequel Lou passe des heures à réfléchir : l'obscurité étant là avant la lumière, se peut-il que sa vitesse soit plus grande que celle, limite, de la lumière ?). Hymne à la tolérance, message d'espoir — l'auteur est elle-même mère d'un enfant autiste —, critique d'un certain libéralisme borné, ce roman satisfera le lecteur de S-F, mais devrait pouvoir toucher un plus large public, ne serait-ce que celui qui s'est rué au cinéma voir Rain Man, le livre sortant largement vainqueur de la confrontation.

Les îles du soleil

De Ian R. MacLeod ne sont parues en France que quelques rares nouvelles. Les Iles du soleil est l'extension d'une novella du même titre, finaliste du prix Hugo et lauréate du World Fantasy Award et du Sidewise Award for Alternate History, ce dernier prix récompensant, entre autres, les meilleures uchronies. Car c'est bien d'uchronie dont il est ici question, qui nous arrive en inédit chez Folio « SF », ce qui est suffisamment rare pour être souligné.

Le point de rupture avec notre trame temporelle n'est pas évident au début du roman. Le narrateur, Griffin Brooke (de son nom de plume, Geoffrey Brook), vit en 1940 en Très Grande-Bretagne. Le pays est aux mains d'un gouvernement ultranationaliste et de son leader charismatique, John Arthur. Les Irlandais, les juifs et les homosexuels sont pourchassés et déportés vers une destination inconnue. Ça vous rappelle quelque chose ? Pas étonnant : John Arthur a, comme un certain Adolf Hitler, été militaire pendant la Première Guerre mondiale. Mais ici, c'est l'Allemagne qui a gagné, imposant à l'Angleterre des réparations vécues par le peuple britannique comme une humiliation. De nombreux changements de gouvernement successifs amènent finalement au pouvoir John Arthur et l'Alliance Impériale, mouvement factieux qu'il a fondé. Tous ces éléments nous sont distillés au compte-goutte par Brook, suivant le cours tortueux de ses souvenirs à l'approche de son décès. En effet, il est condamné par une tumeur incurable. En tant qu'historien, il ne peut s'empêcher de se poser la question de l'inéluctabilité de l'histoire : et si John Arthur n'avait pas existé, y aurait-il eu un autre grand homme pour se lever et défendre la suprématie de la Grande Bretagne ? Les minorités déportées n'auraient-elles pas eu à souffrir ? Cette dernière question lui tient tout particulièrement à cœur, étant lui-même homosexuel et obligé de se cacher pour pouvoir vivre un semblant de relation avec un homme qui finit par disparaître du jour au lendemain. Et on comprend peu à peu que, d'une façon ou d'une autre, les destins de Brook et de John Arthur sont liés…

Roman introspectif, brillamment écrit, Les Iles du soleil est aussi « so British » et risquera de perdre en route les lecteurs dont les connaissances en histoire en général, et de la Grande-Bretagne, en particulier, n'ont pas subi un rafraîchissement récent (en ce qui me concerne, le dernier doit dater du lycée, autant dire une éternité… honte sur moi). À moins que, comme le dit Brook lui-même, les Français soient « étrangers [aux Britanniques] comme jamais ne pourront l'être les Indiens ou les Boers » (p. 17). Le risque est grand, alors, de ne pas saisir tous les décalages avec notre réalité, toutes les subtilités qui parsèment le texte. Malgré tout, on progresse dans le roman, en se demandant quel terrible secret lie Brook à John Arthur, et si, finalement, l'arrivée au pouvoir dans un grand pays d'Europe (Allemagne, Angleterre ou, pourquoi pas, France) d'un dictateur près à faire basculer la planète dans le chaos était inévitable. Une réussite donc, et incontestable, à rapprocher de celle de Christopher Priest et sa Séparation, qui nous incitera à surveiller la parution, prévue en « Lunes d'Encre », de The Light ages, autre grand succès de l'auteur.

Révolte sur la lune

La Lune est devenue le pénitencier de la Terre. Dans les colonies souterraines vivent les exilés et leurs enfants, nés libres, également soumis aux exigences de leurs maîtres qui, sur une planète surpeuplée, les exploitent honteusement. Sur Luna, l'eau, rare et dispendieuse, risque de disparaître à terme si le produit des récoltes, chichement rétribué, continue à être expédié sur Terre sans renvoyer en retour de quoi pérenniser les cultures… Métaphore des pays industrialisés exploitant plus pauvres qu'eux, le roman raconte une révolution orchestrée par un groupe refusant le joug. Placé bien involontairement à leur tête, Manuel O'Kelly, technicien informatique, a l'avantage de nouer des liens privilégiés avec Mike, l'ordinateur de la planète, qui n'a révélé qu'à lui son éveil à la conscience. Sans son aide efficiente, les efforts du trio comprenant, outre O'Kelly, le professeur La Paz et la passionaria Wyoming Knott, auraient été voués à l'échec.

La première partie est un véritable manuel du parfait agitateur délivrant les recettes pour faire parler de sa cause. La seconde, plus politique, illustre les retorses négociations pour trouver un terrain d'entente entre les deux parties, qui se soldent malgré tout par une guerre ressemblant à l'affrontement de David contre Goliath.

Comme souvent chez Heinlein, la trame du récit est assez simpliste et les personnages convenus, mais l'auteur donne toute sa mesure dans la prospective et l'agitation d'idées originales et non conventionnelles. Il donne à voir la naissance d'une société anarchiste et libertaire, prônant la polyandrie. On ne peut qu'admirer, une fois de plus, la dimension prophétique de Heinlein, qui a su anticiper bien des aspects de notre société. Souvent considéré en France comme un fasciste (en raison notamment de Starship Troopers — point de vue que ne semble pas partager la nouvelle génération d'éditeurs, qui réédite à l'heure actuelle Heinlein abondamment : dernier titre en date, Marionnettes humaines chez Folio « SF »), Heinlein ne doit ces critiques qu'à un réalisme pragmatique qui refuse de se laisser leurrer par les bons sentiments. Sa fable sociale est plus subtile qu'il n'y paraît au premier abord. Quarante ans après, ce roman, lauréat du prix Hugo en 67, reste sur bien des points d'une troublante actualité et d'une formidable clairvoyance.

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