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La Vénus anatomique

S'il me fallait dresser la liste des auteurs les plus enthousiasmants de la jeune génération française, il ne fait pas de doute qu'avec Catherine Dufour et, dans un registre différent, Thierry Di Rollo et Thomas Day, Xavier Mauméjean ferait partie du « carré magique ». Pourtant, si son premier roman, Les Mémoires de l'homme-éléphant (publié au Masque en 2000, lauréat du prix Gérardmer), laissait augurer du meilleur, c'est à ce jour, me semble-t-il, davantage dans le registre de la nouvelle que Mauméjean a fait montre de l'étendue de son talent (on se souvient de « La Faim du monde », in Bifrost 33). De fait, les trois romans qui suivirent L'Homme-éléphant, sans être dénués d'intérêts, n'ont que partiellement convaincus… Aussi, la sortie chez Mnémos de La Vénus anatomique, cinquième opus de notre homme — livre auquel il porte un intérêt tout particulier — fait-elle figure d'événement.

Nous sommes au milieu du XVIIIe siècle, époque où l'exaltation culturelle, à la faveur des Lumières, préfigure l'exaltation politique… Le chevalier Julien Offroy de la Mettrie, médecin philosophe, coule des jours paisibles mais désargentés dans la bonne ville de Saint Malo. Jusqu'à ce qu'un étrange personnage vienne le quérir pour une non moins étrange mission, mission pour le service du roi que de la Mettrie devine ne pouvoir refuser. Le voici en route pour Paris, ville-phare, ville piège, où, en compagnie du biomécanicien Jacques Vaucanson et d'Honoré Fragonard (cousin du peintre), il se voit éclairé sur la nature de sa mission. Les trois comparses devront, à la cour berlinoise de Frédéric II, participer au plus curieux des concours, relever le défi le plus fou : créer le nouvel Adam…

« — Léonard de Vinci affirme que si l'homme parvient à reproduire les merveilles naturelles, il est le petit-fils de Dieu.

 — Dans ce cas, je crains fort de faire pleurer grand-père. »

Tel est l'enjeu posé aux personnages de cette Vénus anatomique : égaler la création divine, percer le mystère de la vie en créant un androïde, ni plus ni moins, une entité mécanique douée de conscience en plein XVIIIe siècle… Quant à l'ambition de l'auteur, considérable, elle se situe dans le cadre même de son choix historique, ce XVIIIe siècle restitué avec minutie, ce siècle de l'exultation intellectuelle, celui des révolutions de toutes sortes, de tous ordres, fondateur et ô combien… Car on l'imagine, la création de ce monstre de Frankestein ne va pas sans poser des problèmes techniques, mais surtout éthiques, religieux et philosophiques… Et Mauméjean de jouer le jeu d'emblée en signant son roman du nom de son narrateur, Julien Offroy de la Mettrie. Nous sommes donc ici, en quelque sorte, non pas en présence d'un roman « moderne », mais bien d'un récit sensé avoir été écrit dans un XVIIIe siècle qui, s'il est uchronique (ou plus précisément va le devenir…), n'en est pas moins diablement crédible. Un livre donc « à la manière de », une gageure, en somme, dont l'auteur se sort avec brio tout en déroulant une érudition constante, toujours bienvenue et riche de sens.

Pratiquement, on retrouve ici le Mauméjean de L'Homme éléphant. Point ici de multiplication des points de vue, d'un feu d'artifices narratifs et d'une foison de péripéties à l'emporte-pièce. Le style est serré, certes maniéré (encore une fois, le narrateur vit au XVIIIe siècle) mais limpide, le texte souvent drôle, sagace et constellé de références… On s'amuse, donc, on apprend beaucoup (il y a ça et là des « tunnels » de dialogues aux dimensions philosophiques redoutables de pertinence), on reste sidéré parfois devant l'étendu du savoir ici présenté. Alors ?

Alors voici un livre brillant, d'une maîtrise quasi-parfaite, d'une ambition indéniable… mais dont on s'interrogera sur la nature du public qu'il pourrait toucher, du fait même de la difficulté à le faire entrer dans une case ou l'autre de nos littératures de genres codées et stratifiées. Livre de science-fiction, uchronie, traité philosophique, voire historique ? Un peu de tout cela, sans doute. Mais quoi ? Je râle en permanence sur ces bouquins calibrés, construits pour un public donné, du grain pour les cochons… Mauméjean s'est fait plaisir, loin de toute contingence d'étiquette. Qu'on adhère ou pas à l'ambition du livre, à son projet (il faut tout de même avoir envie de se plonger dans les enjeux philosophiques soulevés, ce qui ne va pas de soi), on salue la prouesse, la liberté de l'auteur, sa maîtrise et le courage de son éditeur. Moi, il me semble que tout cela, par les temps qui courent, c'est éminemment bienvenu.

Terreur

[Critique commune à Furie et Terreur.]

« Tu fais bien caca ? »

Beaucoup d'agitations dans la salle de bains.

« Houlà ! Eh bien, tu dois déjà te sentir mieux. »

Le ton est donné pages 118 et 119. Avec Terreur, John Farris parvient à ridiculiser ce qu'il avait si bien réussi dans Furie. Que reste-t-il du psycho-thriller étouffant de 1976 ? Rien, sinon un pathétique doublon qui accumule les clichés. Farris vide la corbeille de Stephen King, empile les ratages sans ordre et balance sa ramette. Ou lorgne du côté d'Harry Potter et nous assène des méchants qui ont pour nom Mordaunt et les Malterriens, de mauvaises âmes retenues captives dans un corps humain. « Ce que tu prends pour la fin n'est qu'un autre endroit à visiter », pontifie un monstre new-age à l'apparence terrifiante mais au bon fond. Quant à la conspiration visant à renverser le gouvernement américain, elle est proprement aberrante. Le Président, qui flotte du citron, est remplacé par des interventions télé numériquement truquées, et ses proches collaborateurs ne s'en avisent pas. Qui croirait pareille chose en suivant un simple épisode de The West Wing ? Reste la traduction. Au vu de ses précédents travaux, on ne peut croire un seul instant que Gilles Goullet en soit responsable. Probablement s'agit-il de son doppelganger : Quelque chose (…) l'impactait, quand « le bouleversait » convenait parfaitement. Le pitbull (…) sauta sur lui qui se retournait et un personnage sort de derrière un cheval, là où il suffisait de dire qu'il le contournait. Vingt-cinq ans séparent Furie de Terreur, un quart de siècle d'entropie stylistique. La seule raison d'être du Cycle des pouvoirs est économique. Il tourne, comme une meule à moudre le blé.

Furie

[Critique commune à Furie et Terreur.]

« Tu fais bien caca ? »

Beaucoup d'agitations dans la salle de bains.

« Houlà ! Eh bien, tu dois déjà te sentir mieux. »

Le ton est donné pages 118 et 119. Avec Terreur, John Farris parvient à ridiculiser ce qu'il avait si bien réussi dans Furie. Que reste-t-il du psycho-thriller étouffant de 1976 ? Rien, sinon un pathétique doublon qui accumule les clichés. Farris vide la corbeille de Stephen King, empile les ratages sans ordre et balance sa ramette. Ou lorgne du côté d'Harry Potter et nous assène des méchants qui ont pour nom Mordaunt et les Malterriens, de mauvaises âmes retenues captives dans un corps humain. « Ce que tu prends pour la fin n'est qu'un autre endroit à visiter », pontifie un monstre new-age à l'apparence terrifiante mais au bon fond. Quant à la conspiration visant à renverser le gouvernement américain, elle est proprement aberrante. Le Président, qui flotte du citron, est remplacé par des interventions télé numériquement truquées, et ses proches collaborateurs ne s'en avisent pas. Qui croirait pareille chose en suivant un simple épisode de The West Wing ? Reste la traduction. Au vu de ses précédents travaux, on ne peut croire un seul instant que Gilles Goullet en soit responsable. Probablement s'agit-il de son doppelganger : Quelque chose (…) l'impactait, quand « le bouleversait » convenait parfaitement. Le pitbull (…) sauta sur lui qui se retournait et un personnage sort de derrière un cheval, là où il suffisait de dire qu'il le contournait. Vingt-cinq ans séparent Furie de Terreur, un quart de siècle d'entropie stylistique. La seule raison d'être du Cycle des pouvoirs est économique. Il tourne, comme une meule à moudre le blé.

La Saga de Hrolf Kraki

Poul Anderson s'approprie les « Dits » constituant la saga de Hrolf Kraki, cinq chants mis en forme au XIe siècle. L'équivalent de la transcription akkadienne faite par Silverberg pour Gilgamesh, roi d'Ourouk (l'Atalante), ou du fascinant Grendel de John Gardner (Denoël) contant les exploits de Beowulf vu par le monstre. Beowulf qui n'hésite pas à donner un coup de main aux Skjoldung, lignage tourmenté dont est issu Hrolf Kraki. Car la famille régnante du Danemark n'a pas attendu Hamlet pour donner dans la chicane familiale. Ici, point de col en dentelles, mais des palais de planches à l'atmosphère saturée de fumée, de relents d'hydromel et de corps mal lavés. Sexe et batailles rythment la saga, deux moteurs du destin qui détermineront l'existence de Hrolf, et sa fin. D'entrée, la maison Skjoldung est frappée par le drame : Frodi tue son frère Halfdan, épouse sa veuve et s'approprie la couronne du Danemark. Hroar et Helgi, fils du monarque défunt, fuient avant d'obtenir vengeance. Hroar dirige le pays en souverain avisé tandis que Helgi, roi de guerre, s'attire la malédiction des entrailles. D'une Elfe, il a une fille, Skuld, qui conspirera à perdre le royaume. Du viol de la reine Olof naît également une héritière, Yrsa, dont il fera son épouse. Hrolf est donc un fils incestueux, mais à la santé de chêne qui lui vaudra le surnom de Kraki, ou « tronc ». Il s'entoure de champions issus d'un homme-ours, combat les bersekers et parvient à unifier le pays. Mais il lui reste à délivrer sa mère Yrsa, contrainte d'épouser Adils de Suède, le roi sorcier. Hrolf et ses douze braves iront au combat, dans l'assurance de vaincre mais aussi de mourir car ils ont bafoué Odin…

On l'aura compris, voici un roman qui sent sous les bras. Une pure jouissance de lecture, rendue disponible au lectorat français par une traduction remarquable qui parvient à préserver le rythme des chants, mais aussi la modernité du style d'Anderson. Nul doute que l'éditeur offrira à Pierre-Paul Durastanti deux pucelles nattées qui fourrageront dans sa barbe. Enfin, notons que Poul Anderson avait déjà mis en scène le roi Helgi dans « L'Homme qui était arrivé trop tôt » (Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche), nouvelle qui voyait un soldat contemporain projeté au VIe siècle et défaillir à l'odeur de pieds vikings. Quand je vous dis que ce n'est pas de la littérature pour buveurs de verveine, parole de Loki !

La Conspiration des ténèbres

Los Angeles, 1961. Jonathan Gates, étudiant en cinéma, fréquente le Classic, « la meilleure salle à l'ouest de Paris ». Clarissa « Clare » Swann et Don Sharkey y diffusent la production underground ou les nanars de drive-in. Lors d'une projection, Jonathan découvre un film de Max Castle. Ce qui ne semble être qu'un serial des années 30 génère un profond malaise dans le public. Intrigué, Gates visionne d'autres réalisations de Castle, comme Docteur zombie ou La Maison sanglante. À chaque fois, l'impression de dégoût se confirme. De plus, les différents métrages, signés parfois d'un pseudonyme, font preuve dans certains plans d'une incroyable modernité. Castle a ainsi inventé la technique de caméra sur l'épaule, attribuée trente ans plus tard à la Nouvelle Vague. Partagé entre répugnance et admiration, Jonathan cherche à en savoir plus. Il retrouve d'anciens collaborateurs du cinéaste qui s'accordent tous à voir en Castle un génie. Max von Kastle, exilé à Hollywood en 1925, disparu en 1941 lors d'un naufrage, est l'inventeur du Unenthüllte, le non-révélé, une technique subliminale permettant d'infuser des images par persistance rétinienne. Castle agissait sous la surface consciente et pénétrait l'esprit, dans ses films ou les chefs-d'œuvre expressionnistes de Murnau et Lang qu'il a parasité. Mieux, Castle travaillait sur Au cœur des ténèbres, projet avorté d'Orson Welles. Contre l'avis de Clare, devenue sa maîtresse, Jonathan entreprend de reconstituer la filmographie du réalisateur maudit. Ses recherches le conduisent aux Orphelins qui recueillirent Castle durant sa jeunesse. Héritière des Cathares, la congrégation religieuse a développé le principe de l'image mobile depuis deux mille ans. Mais elle répugne à parler de Castle, tenu pour apostat. La communauté place aujourd'hui tous ses espoirs en Simon Dunkle, réalisateur adolescent de Massacre au fast-food, considéré comme l'égal de Dreyer ou Cocteau. Les productions trash de Simon, qui voit en Castle son mentor, séduisent les masses et la critique. L'Apocalypse peut commencer…

De Theodore Roszak, on ne connaissait en France que Puces (Seghers, 1982). La Conspiration des ténèbres a mis dix ans pour être traduit. Souhaitons qu'il n'en faille pas davantage pour The memoirs of Elizabeth Frankenstein, lauréat du James Tiptree Award 1995. Flicker, titre original du roman, désigne le scintillement résultant du passage entre l'image et le noir. De fait, Roszak décrit le conflit primordial opposant lumière et ténèbres à travers les siècles. Zoroastrisme, prophéties d'Ezéchiel ou gore movies partagent un même but : éradiquer la race humaine en provoquant le dégoût de soi, une haine du corps conduisant à l'abstinence. Réalisateurs géniaux ou tâcherons de surfs movies conspirent à déflorer l'œil par l'image ; privé de son innocence, il découvre l'horreur du monde.

La Conspiration des ténèbres est à lire sur la plage, dit le critique du Washington Post en quatrième de couverture. Et Caligari fait du taï-chi au Watergate ! Ici, rien à voir avec le pavé estival façon Da Vinci Code. En étayant sa démonstration par des références à Kracauer et Jean Mitry, ou des apocryphes attribués à Orson Welles et John Huston, l'auteur renforce la confusion entre réalité et analogon, jusqu'à produire en fin de volume une filmographie de Max Castle. Cette mise en abîme ne pouvait être complète qu'en adaptant le roman au cinéma. C'est chose prochainement faite, par la grâce du réalisateur Darren Aronofsky (Pi) et de Jim Uhls, scénariste de Fight Club. Vivement.

Les Tueurs Bannerman

Susan Lesko, journaliste, se rend dans la petite ville de West-port, intriguée par son taux remarquablement élevé de suicides et d’accidents mortels. À l’occasion d’une brocante, elle y rencontre Paul Bannerman qui dirige une agence de voyages. Promenades au clair de lune, bacon-cheeseburger chez Mario, la vie est simple à Westport, pour peu que l’on ne viole pas la loi Bannerman. Car Paul a placé ses tueurs dans les boutiques locales : ex Navy Seal, général dissident du KGB ou exécuteurs mercenaires en délicatesse avec la CIA. Auparavant, l’agence contrôlait Westport, une ville-transition créée par le mythique Allen Dulles, qui servait de refuge aux espions placés sous contrôle. Bannerman, l’un d’entre eux, s’en est emparé. Depuis, il veille sur ses chiens de guerre : Gary Russo, un médecin tortionnaire au discours halluciné, Carla Benedict, qui travaille du couteau, ou Billy McHugh, dont le seul défaut est de ne pas supporter que l’on maltraite une femme. À lui seul, Billy a éliminé onze maris violents depuis son arrivée à Westport. Les habitants jouissent d’une tranquillité dont ils ne connaissent pas le prix. Mais le gouvernement souhaite reprendre la ville. Une première tentative va se solder par un massacre en règle. La CIA perd l’un de ses directeurs et réplique par un programme informatique destiné à unir dealers et terroristes du monde entier contre Paul Bannerman. Celui-ci enlève l’un des responsables et déclare simplement : « Je vais vous éplucher le visage. Ce sera fait sur une table d’opération. Ensuite on vous ramènera à New York et on vous lâchera dans votre rue. Vous n’aurez plus de visage, plus d’yeux, plus de langue. Vos amis vous trouveront en train de tituber, d’essayer de hurler. J’ai besoin qu’ils vous voient dans cet état. » Finalement, Paul n’est guère différent de Raymond Lesko, père de Susan et flic-justicier : tous deux n’aiment simplement pas qu’on les dérange dans leurs habitudes. Les autorités se résignent à oublier Westport, et la vie tranquille reprend, jusqu’à ce que Lisa Benedict se fasse assassiner. Etudiante en cinéma à L.A., Lisa enquêtait sur un refuge pour gloires passées du cinéma. L’institution sert de paravent à un réseau de criminels en fuite, qui fait aussi à l’occasion trafic d’enfants obtenus par viol ou kidnapping. Prête à tout pour venger sa sœur, Carla se fera aider par un serial-killer et une cellule dormante du KGB. Le temps passant atténue les blessures, et les tueurs Bannerman assistent au mariage de Raymond Lesko avec Elena qui commandita jadis le meurtre de David Katz. Bien que mort, le coéquipier de Lesko continue de l’assister. Cet étrange ménage à trois s’envole pour un voyage de noces à Moscou, invité par Leo Belkine, officier du KGB. Cela, alors que la population du petit village de Vigirsk vient d’être éradiquée au gaz de combat, et que l’officier responsable se masturbe en écoutant les cris d’un Arménien pris dans un broyeur industriel. Paul Bannerman devra une nouvelle fois faire valoir sa loi en dehors de Westport.

Prenez la série Le Prisonnier. Virez blazers et canotiers, remplacez la boule par de la chair à saucisse couverte de globes oculaires, et vous obtenez l’effet Bannerman. Un catalogue d’atrocités commises par des tueurs psychotiques qui sont les gentils de John R. Maxim. Habitués à la violence et aux amours tarifés, ils découvrent avec maladresse les plaisirs simples d’une soirée télé, ou d’une conversation qui ne soit pas cryptée. L’auteur parvient ainsi à un parfait équilibre entre scènes insoutenables et situations à la Franck Capra, l’équivalent d’une comédie écrite par Clive Barker, avec sachet de pop-corn qui sert aussi de dégueuloir. Un pur bonheur, qu’atténuent toutefois les cent premières pages du deuxième opus, reprise de l’épisode précédent, et les digressions touristiques du dernier récit. Mais l’ensemble mérite ô combien d’être lu, ne serait ce que pour les formules de ce type : « Dans la bouche, il avait comme un goût d’entrejambe. » Cette seule phrase a-t-elle décidé le directeur de collection à traduire l’ensemble des romans ? C’est fort possible.

Nouvelles des siècles futurs

Quatre-vingt une nouvelles anglo-saxonnes, francophones ou européennes sont réunies ici par Jacques Goimard et Denis Guiot, qui convoquent la quasi-totalité des auteurs majeurs du genre dans une anthologie idéale. L'espace, plus de 1250 pages, est conséquent et suffisant pour donner un sérieux aperçu d'un siècle de science-fiction. On pourrait ergoter à n'en plus finir sur le choix des textes ; oui, d'autres anthologistes auraient sélectionné d'autres textes, voilà tout. Vu les choix, il n'y a pas lieu de faire la fine bouche.

De Jules Vernes à Greg Egan, de H. P. Lovecraft à Christopher Priest, de Joëlle Wintrebert à Stanislas Lem, les anthologistes offrent un panorama aussi exhaustif que possible de la S-F. Aucune de ces 81 nouvelles n'est inédite en français, même des sections de la préface sont parues par ailleurs et les notices de présentation des auteurs largement composées à base de citations. Du recyclage, rien d'original là-dedans. S'il y a fort à parier que les anthologistes n'ont pas abattu une montagne de travail spécifique pour composer cet ouvrage, ils ont fait parler des dizaines d'années d'une expérience incomparable au service du genre. Reste que l'on ne fera pas l'acquisition de ces Nouvelles des siècles futurs pour le matériel rédactionnel qui en est malgré tout le point le plus faible. L'absence d'information concernant l'origine des textes est le point le plus critique, mais les deux anthologistes ont certainement pris le pari que ces données n'intéresseraient guère le grand public auquel l'ouvrage est en priorité destiné. Ceci dit, en regard des fictions et pour dommageable que cela soit, ça ne pèse pas bien lourd. Et pour clore le chapitre des défauts, on notera que le papier bible utilisé nuit au confort de lecture ; mais là encore, on ne saurait avoir le beurre et l'argent du beurre.

Voilà donc une somme incomparable à mettre entre toutes les mains, qui sera désormais la pierre angulaire de toute bibliothèque de S-F digne de ce nom et méritera d'être placé à portée de main, juste à côté du Versins. Les amateurs auront plaisir à retrouver ces classiques, à découvrir ceux qui auraient pu leur échapper ou les quatre noms peu connus présents au sommaire (Bob Stickgold, Abram Tertz, Silvio Sosio et Jean-Jacques N'Guyen). D'anciens lecteurs trouveront là l'occasion de renouer avec le genre, de découvrir ce qui se fait maintenant, tandis que les plus jeunes auront un aperçu historique du genre au travers duquel ils pourront saisir l'évolution de la S-F. Ces Nouvelles des Siècles Futurs constitueront également un utile pendant fictionnel à l'essai de Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-Fiction (Belin), à l'attention des enseignants intéressés par le genre, mais, surtout, pour tous ceux qui envisagent de découvrir la S-F à travers les textes qui la constituent.

L'anthologie définitive d'un siècle de S-F traduite en français que tout lecteur de Bifrost se doit non seulement de posséder mais d'acquérir à la douzaine afin de les offrir en prosélyte avisé car, s'il n'y qu'un seul livre à offrir pour faire découvrir le genre, c'est bien celui là.

Il fallait cette anthologie.

Le Monde de Cosmo

Hors des sentiers battus tels les chemins de grande randonnée d'une fantasy convenue, avec ses haches, elfes et dragons, Le Monde de Cosmo nous entraîne quelque part, sur les chemins de traverse, entre le Neil Gaiman de Neverwhere et l'univers de Catherine Dufour, pour décliner son Alice des temps modernes, qui a échappé au syndrome de Peter Pan sans pour autant renoncer au prince charmant, dans le genre peu couru de la fantasy onirique.

Ce qui justifie, en quelque sorte, la publication du Monde de Cosmo hors collection spécialisée, qui l'apparente à la littérature générale, c'est l'effort entrepris avec succès par la romancière pour créer un monde qui soit vraiment onirique. Qui dit fantasy onirique dit que les paysages n'y sont point géographiques (voir la carte) — un tournage en Nouvelle-Zélande ne s'imposera pas. Hélène Guétary nous promène dans des contrées qui n'ont rien à voir avec la Comté mais s'apparentent bien davantage à l'œuvre d'un Delvaux ou aux dessins de Schuiten. Il y a du surréalisme dans Le Monde de Cosmo. La boucle est bouclée. Rêve, symboles, surréalisme. À l'opposé du slogan d'un réalisme magique qui pourrait être « C'est vrai, ailleurs », celui du Monde de Cosmo serait : « Ici, on rêve ». De là à dire qu'il s'agit de littérature générale, il n'y a qu'un pas : celui qui fait basculer dans l'abîme. Cet imaginaire-là ne s'embarrasse point de vraisemblance. Comme dans Alice, peu importe l'absurde pourvu qu'il fasse sens.

En lisant Hélène Guétary on s'amuse, on jubile, car la dame laisse la bride sur le cou de son humour décalé à souhait, d'où profusion de situations burlesques, voire grotesques. Par ailleurs, si Le Monde de Cosmo est un monde des rêves, c'est un monde des rêves modernes. Un monde où les méchants recourent à la nanotechnologie et où la princesse, si elle espère plus que jamais le prince charmant, ne l'attend pas, passive et endormie dans son beau cercueil de verre, mais le suit jusqu'au cœur même du danger.

Un mal archétypal affronte un bien qui l'est tout autant ; l'un et l'autre incarnés par deux reines Blanche et Noire qui se disputent une impossible hégémonie sur l'échiquier des rêves. Certes, l'idée qu'un brin d'amour et de fantaisie améliorerait grandement les choses de notre pauvre monde qui en manque si cruellement n'a rien d'inédit — Michael Moorcock l'a d'ailleurs superbement décliné, quoique de fort différente manière, dans son Déjeuner d'affaires avec l'Antéchrist. Hélène Guétary nous enjoint de ne pas oublier qu'il n'y a qu'au pays du rêve où tous les désirs s'accomplissent, et que si l'on ne rêve de rien qui ne puisse aisément s'obtenir, on ne risque pas d'en retirer davantage que la terne grisaille quotidienne. Elle nous rappelle, avec à propos, que ce n'est qu'au fond des rêves que l'on peut trouver l'homme ou la femme idéale. Atours d'illusion dont il ne reste alors plus qu'à revêtir l'élu(e) de son cœur. Cosmo n'étant rien d'autre pour Pearl.

Avec Le monde de Cosmo, Hélène Guétary s'entend très bien à redonner quelques gaies couleurs au monde, et les auteurs qui propagent un message de résistance au processus de réification de l'humanité ne cessent d'attirer ma sympathie. Drôle, dynamique à souhait, cette remarquable fantasy s'impose comme l'une des plus originales qui soient.

Le Projet Mars

Curieuse idée qu'ont eue les éditions l'Atalante en publiant un Eschbach pour enfants… Une idée d'autant plus étrange que Le Projet Mars ressemble plutôt à un mauvais livre pour adultes qu'à un bon livre pour enfants. Un roman médiocre dont même l'éditeur se fiche, dans la mesure où il orthographie mal le nom de l'auteur sur la tranche, ce qui met toujours à l'aise.

Bref, si Eschbach produit habituellement de bonnes choses, gageons que Le Projet Mars n'est qu'une mauvaise passe alimentaire. Faire un livre pour enfant n'est hélas pas si simple, nos chers bambins ayant horreur qu'on les prenne pour des idiots…

Sorte de Club des Cinq sur la planète rouge, Le Projet Mars relate les aventures de quatre mômes élevés sur Mars, au sein de la colonie scientifique installée depuis déjà 36 ans sur l'astre mort. La vie est assez agréable, la pesanteur réduite et le terrain de jeu immense. Cachettes, petits secrets et rêveries forment le quotidien des quatre gamins, tous parfaitement habitués à vivre sous coupole et dont le scaphandre est une sorte de seconde peau.

Mais c'est sans compter le changement radical de politique terrestre à l'égard d'une colonie onéreuse, sans grand intérêt scientifique proprement dit. Bref, il va falloir évacuer, et vite, afin que cesse ce gaspillage. Mais pour les « enfants de Mars », pas question de revenir sur Terre, planète surpeuplée qu'ils n'ont jamais connue et dont ils se foutent éperdument. D'autant qu'Elinn, la plus jeune, souffre d'une malformation qui rendrait sa vie impossible sous la pesanteur terrienne. Il est donc temps d'élaborer une stratégie de résistance, en bonne intelligence avec l'ordinateur central, et même en compagnie des Chinois de la station voisine, pour gagner du temps et grappiller quelques mois supplémentaires. Après 250 pages de considérations diverses, Eschbach aborde enfin le réel sujet de son livre, celui-là même qui donne son piment à la quatrième de couverture : Elinn est persuadée que les martiens existent. Et si elle avait raison ? Le lecteur s'en doute, elle a raison, avec en prime une découverte archéologique hallucinante dans les dernières pages. Bref, au moment où l'histoire démarre enfin, Eschbach conclut. Abrupt.

Au final, Le Projet Mars ne présente donc aucun intérêt. Si l'intention est louable et les bonnes idées nombreuses, le sujet n'est jamais vraiment traité et le lecteur lit le roman entre les lignes, dans l'attente vaine d'une révélation qui n'arrive jamais. Propice au questionnement métaphysique le plus intense (eh oui, même les gamins se posent des questions, une règle à ne jamais oublier quand on tente d'écrire un livre pour enfants), le scénario donne l'impression d'un roman bâclé, classé « littérature jeunesse » pour atténuer un peu sa médiocrité. Une déception donc, ce qui ne nous empêchera nullement de nous précipiter sur le prochain Eschbach en toute innocence.

Nouvelle Vie TM

Premier recueil de nouvelles de Pierre Bordage, Nouvelle vie™ reflète parfaitement les thèmes chers à l'auteur, avec cette petite touche de désespoir qui en rend la lecture déprimante. Mais si le constat est dur, le livre n'est finalement pas autre chose qu'un appel à la résistance, ce dont aucun lecteur de S-F ne se plaindra.

Parmi ces treize courts textes, on retiendra la nouvelle titre, inquiétante exploration d'une société qui a fini de breveter le vivant. Conséquence logique, le capital génétique des individus peut tout à fait appartenir à une entreprise… Autant pour la liberté démocratique tant vantée, autant pour les lois éthiques tant louées, autant pour les bienfaits du libéralisme tant désiré, autant (et c'est sans doute le plus grave) pour les relations normales entre parents et enfants. Au fil des pages se dessine le paysage mental d'un auteur tout à tour intimiste (« Cheval de troie », une jolie parabole sur la création), polardeux techno-SF (« Kali la démente », traitement classique du clonage à la sauce Maigret) ou franchement désespéré (« Tyho d'Ecce », brillante description d'une sanglante campagne colonisatrice), avec cette obsession systématique de l'oppression des individus par des entités si puissantes qu'elles en perdent toute notion d'humanité au profit de la rentabilité. Dès lors, aucune morale, aucune éthique n'est applicable, et les individus doivent survivre comme ils peuvent, sans que jamais se dessine ne serait ce que l'espoir d'une porte de sortie. On pourra reprocher une certaine forme de simplisme à l'auteur, mais on ne pourra nier l'efficacité de ses nouvelles, toutes intelligentes et angoissantes, porteuses de questions et parfaitement logiques quant au futur qu'elles anticipent. Brrrrr.

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