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Écotopia

Vous ne l’avez sans doute pas su, mais ces satanés hippies ont pris le pouvoir dans les trois États de l’Ouest, imposant une sécession douloureuse aux États-Unis. Vingt années après cet événement traumatique, vers l’an 2000, l’Écotopia ouvre pour la première fois ses portes à un journaliste américain, William Weston. Pour cet envoyé du grand quotidien le Times-Post, ce nouveau pays apparaît à la fois comme une source de curiosité et de rancune. Son reportage est donc un bon moyen de combattre les préjugés, y compris les siens, afin d’établir la vérité sur les choix adoptés par les Écotopiens.

Écotopia reprend une formule littéraire ancienne, celle de l’utopie. Paru dans nos contrées en 1978 chez Stock, sous le titre de Écotopie, la fiction utopique d’Ernest Callenbach bénéficie d’une nouvelle traduction publiée chez Rue de l’Échiquier pour inaugurer la collection « Fiction » de l’éditeur. Une réédition bienvenue, offrant l’opportunité de découvrir un ouvrage relevant ouvertement de l’écologie politique, un OLNI de 1975, devenu rare sur le marché de l’occasion, et dont le propos se révèle plus que jamais d’actualité. Très honnêtement, c’est surtout cet aspect de Écotopia qui retient l’attention, comme un écho funeste aux inquiétudes et aux catastrophes de notre époque. Le dispositif narratif et l’écriture sont en effet d’une lourdeur et d’un didactisme bien décourageants. Ernest Callenbach mêle les articles publiés par le Times-Post aux extraits du journal personnel de Weston, témoignant de l’évolution du regard du journaliste sur l’utopie écologiste ouest-américaine. Le compte-rendu informatif côtoie ainsi le quotidien vécu, pendant que le devoir d’objectivité se frotte au ressenti intime du simple citoyen. Pour le lecteur d’aujourd’hui, quel intérêt à découvrir un ouvrage de plus de quarante ans, de surcroît fastidieux à lire malgré la nouvelle et excellente traduction ? Peut-être pour (re)découvrir un pan non négligeable de la contre-culture américaine, où l’on imaginait autre chose, histoire de rompre avec les sirènes de l’« American Way of Life ». Les problématiques soulevées par Ernest Callenbach et les réponses qu’elles obtiennent en Écotopia puisent en effet leur source dans l’écologie politique et radicale. Les solutions mises en œuvre par les Écotopiens démontrent qu’un autre monde est possible, mais elles appellent à une redéfinition complète des modes de vie, de consommation, de production et de gouvernance. Un renversement total de paradigme, sans doute un peu rude à digérer pour des populations profitant des bienfaits à court terme de la croissance. Écotopia est en effet une utopie écologiste fondée sur les principes de la décroissance économique et démographique. Les Écotopiens cherchent avant tout à réduire leur empreinte écologique pour aboutir à un état d’équilibre. Ils prônent le rejet du productivisme, du consumérisme, de l’individualisme et du capitalisme. Bref, les fondamentaux de la société industrielle. À la place, ils défendent l’idée d’une exploitation raisonnée des ressources, où prévaut le recyclage intégral. Ils pratiquent l’amour libre, tout en affichant leur préférence pour la vie en communauté, non sans éviter l’écueil du communautarisme. Chacun de ses membres a voix au chapitre, dans la plus élémentaire égalité, y compris des sexes, pouvant éliminer ses frustrations au cours de simulacres de guerre. Les Écotopiens développent enfin une économie de la parcimonie, où chacun bénéficie de garanties pour vivre décemment, ne rejetant pas la technologie lorsqu’elle sert leurs desseins, mais n’hésitant pas à user de la coercition pour mener leur projet à terme.

Ainsi, entre essai théorique, manifeste politique et fiction romancée, Ernest Callenbach dessine le portrait d’une société où l’utopie se mue en objectif désirable, car porteur d’un projet d’avenir optimiste. Et, même si Écotopia échoue sur le terrain de la littérature et du romanesque, l’ouvrage se montre visionnaire sur de nombreux points qui donnent à réfléchir à la lumière de la situation présente de notre monde.

Destin boiteux

Destin boiteux a d’abord connu un premier avatar dans l’Hexagone sous le titre de Les Mutants du brouillard, version tronquée du présent roman, exfiltrée d’URSS pour des raisons de censure sous la forme d’un samizdat diffusé en Allemagne dans les années 1970. À l’occasion de la Perestroïka, le roman paraît finalement en Russie en 1987, bénéficiant d’une nouvelle traduction en France aux éditions de Fallois, avant de connaître une dernière réédition, cette fois-ci complétée, dans la collection « Nuits blanches » dirigée par Viktoriya et Patrice Lajoye. Si Destin boiteux comporte bien un aspect science-fictif, celui-ci relève davantage de la métaphore filée. À vrai dire, Arkadi et Boris Strougatski font davantage part de l’échec du modèle politique et social de l’URSS, abordant le sujet par le truchement d’un roman gigogne. Destin boiteux est en effet l’histoire de l’étrange relation unissant un auteur, Félix Sorokine, à son œuvre, un roman resté à l’état de manuscrit qu’il retrouve et décide de compléter. Dans le monde de Sorokine, l’URSS est à l’agonie, s’apprêtant à troquer le communisme intégral contre l’inconnu. Dans celui de Banev, énième variation cryptofasciste, des mutants frappés d’une maladie mystérieuse pervertissent la jeunesse, lui inculquant le goût pour le changement et la révolte. Au récit de Sorokine, auteur vieillissant condamné à écrire des livres patriotiques pour plaire aux autorités, répond celui de Banev, personnage de fiction fantasque, exilé dans une ville de province soumise à une pluie incessante et à un brouillard tenace. Un caractère entier, prompt à faire le coup de poing avec les fâcheux, entre deux repas gargantuesques composés de lamproies copieusement arrosées de vodka. Entre l’URSS déliquescente de Sorokine et la ville imaginaire de Banev, le doute ne dure pas longtemps. Entre le grand pays tourné vers son passé, enferré dans la paranoïa et la médiocrité, et la perspective d’une révolution d’où émergerait un monde meilleur, le choix est vite fait, du moins si l’on a encore foi en l’avenir radieux. Pour Sorokine, le récit de Banev apparaît comme un remède contre la déprime et la procrastination, car le personnage n’a rien perdu de son esprit combatif, redoublant d’énergie pour semer la pagaille, avec une générosité qui laisse pantois.

Si aux premiers abords, Destin boiteux n’a rien d’une lecture facile et distrayante, le roman des frères Strougatski recèle des moments d’une drôlerie irrésistible. Le duo dresse en creux un portrait grinçant de l’URSS, tout en usant d’un art de la satire jubilatoire, surtout perceptible dans le portrait des personnages. On y boit, on y ripaille et on y baise avec en arrière-plan la fin du monde et l’imminence du chaos, tout en questionnant l’altérité et le statut de l’écrivain dans un État totalitaire. Mais, il s’agit bien d’une tragédie, certes goguenarde, sur fond d’échec et d’incertitude. Celle d’un pays dont on connaît désormais un peu mieux le devenir. Qu’y faire ? Reprendre un coup de vodka et un plat de lamproie, peut-être ?

Car je suis légion

585 av. J.-C, Babylone. Sarban ne fait pas respecter la Loi, non : il l’incarne tel un Josh Randall en robe indigo, celle portée par l’Ordre des Accusateurs. Oublieux de ses désirs et rancœurs personnelles, Sarban exprime la volonté intangible du législateur inscrite pour l’éternité dans la pierre par Hammurabi, rendant ainsi justice aux hommes, sous le regard attentif et silencieux des dieux. Mais les augures sont formels. Le dieu Marduk doit se reposer, laissant libre cours au désordre que ne manquera pas de déchaîner son aînée Tiamat, la déesse du chaos primordial. Le temps va s’interrompre et la Loi s’effacer. Les Accusateurs vont suspendre leur sacerdoce et devenir les spectateurs de la fin du monde, avec pour ultime consigne de défendre leur vie et de protéger les temples contre les exactions de citoyens livrés à eux-mêmes. Rien ne doit en effet gêner le repos de Marduk. Rien ne doit nuire à l’éventuel rétablissement de sa Loi, quitte à laisser le reste de Babylone sombrer dans le meurtre, le viol, le pillage et d’autres actes de cruauté innommables. Et pourtant, Sarban va commettre l’impensable. Pour résoudre un crime prémédité auquel il a assisté, il va sonder les abîmes de l’âme humaine, accomplissant un périple de l’En-Bas vers l’En-Haut. Pas sûr qu’il en sorte indemne.

Nouveau packaging pour la réédition de Car je suis légion, sans aucun doute l’un des points d’orgue (de barbarie) de l’œuvre de Xavier Mauméjean. Une réédition bienvenue dont on ne peut que louer Mnémos, son éditeur historique. Roman apocalyptique, au sens littéral du terme, Car je suis légion joue avec des motifs issus de la culture mésopotamienne. Xavier Mauméjean nous immerge dans le berceau de la civilisation, dans ce pays de l’entre-deux-fleuves, contrée millénaire où bien des mythes ont infusé jusqu’à nous, inspirant notamment une bonne partie du légendaire judéo-chrétien. Fresque historique babylonienne, Car je suis légion emprunte également beaucoup de ses traits à la forme classique du cinéma américain. Western, péplum et film noir sont convoqués pour animer une intrigue fertile en clins d’œil et morceaux de bravoure. On croise ainsi sept mercenaires, un tantinet salopards, mais aussi la figure archétypale du détective hard-boiled, guère embarrassé par ses états d’âme lorsqu’il s’agit de rétablir un tort. Xavier Mauméjean mêle le vrai et le faux pour accoucher d’un effet de réel convaincant, où l’humain se confronte à l’effacement des règles et des conventions sociales. Dépouillé de son vernis de civilisation, il ne lui reste plus qu’à laisser s’exprimer sa nature. Sur ce point, l’auteur ne se montre ni optimiste ni pessimiste. Il se contente juste de dévoiler la propension de l’homme à faire le bien ou le mal, bref à s’adapter aux circonstances et à ses passions.

Entre ziggourats vertigineuses et jardins suspendus, Car je suis légion nous invite à un voyage brutal sans concession aux origines de la civilisation, mais aussi aux tréfonds de l’esprit humain. Un périple historique et métaphysique dont il serait regrettable de se passer.

Underground Airlines

USA, aujourd’hui. Un autre aujourd’hui. Un aujourd’hui uchronique dans lequel Abraham Lincoln a été assassiné avant ce qui deviendra la Guerre de Sécession dans « notre » réalité, dans lequel un arrangement institutionnel a été trouvé pour éviter la guerre civile. Cet arrangement, c’est le « Compromis Crittenden », qui autorise l’esclavage dans les États du Sud et empêche toute remise en cause ultérieure de ce droit par l’Union, son gouvernement, ou sa Cour Suprême. Aujourd’hui donc, après quelques défections au fil de l’eau, restent quatre États esclavagistes, les « Durs  », qui font partie de l’Union mais bénéficient de la grande liberté dont jouissent les États fédérés américains au sein d’une fédération qui tira de John Locke ses idées sur la tyrannie.

Des États esclavagistes à côté d’autres qui ne le sont pas, et donc frontières, contrôles, fuyards, retours forcés. Dans le monde de Winters, le service des US Marshals (qui, chez nous, poursuit les prisonniers en fuite) traque, dans le Nord, les esclaves évadés pour les ramener à leur point de départ, dans le Sud. L’espoir pour ces malheureux ne réside qu’au Canada, comme à l’époque du Vietnam.

Victor (ou Brother, son nom serve) a fui l’abattoir industriel dans lequel il était esclave. Retrouvé par les Marshals, il est devenu leur agent en échange d’une vie (solitaire et hypocrite) dans le Nord. Depuis, il traque les esclaves en fuite afin de permettre leur renvoi vers le Sud. Sur sa dernière mission, Victor comprend peu à peu que le « fugitif » qu’il pourchasse n’est pas qui il paraît être, que le rôle des Marshals dans l’affaire est trouble, et que l’Underground Airlines (l’organisation clandestine qui aide des esclaves à fuir le Sud, bâtie sur le modèle de l’Underground Railroad qui exista vraiment dans notre réalité) est au cœur de toute l’histoire. Contrairement à l’habitude, il va devoir, cette fois, risquer gros et retourner dans le Sud pour en ramener des documents importants qui prouvent un scandale.

Uchronie passionnante, Underground Airlines se révèle, au fil des pages, un thriller décevant. La faute à des personnages un peu trop à l’emporte-pièce et à une narration qui se précipite de plus en plus vite vers une fin à la fois trop simple et trop rapide.

Par-delà les banalités sur Black Lives Matter et autres, le livre (écrit par un Blanc qui impressionne par sa capacité à faire ressentir la « rage noire ») est très intéressant par ce qu’il dit sur la misère réfugiée comme repoussoir et rassurance pour la misère autochtone, et encore plus par ce qu’il montre du capitalisme consumériste mondialisé, des sujets connexes, donc. Dans Underground Airlines, les États du Sud font l’objet de boycotts sélectifs, mais ils produisent à bon marché des biens que toute l’économie utilise et que les consommateurs demandent. Et qu’importe si les prix bas résultent d’un travail sous-payé et de conditions de vie et d’emploi qui tiennent de l’univers concentrationnaire. Côté Demande, on se donne bonne conscience à coup de labels RSE, côté Offre, on contourne les règles en multipliant les étapes internationales pour obscurcir le lien entre le produit et sa production. Il est facile de transposer tout ce qui précède à notre réalité, et à l’immense majorité des produits qui viennent de pays à bas salaires et que nous consommons sans vergogne. Si au moins (mais j’en doute), l’arbre d’un esclavage uchronique servait à dessiller les yeux des lecteurs sur la forêt des produits bon marché, Underground Airlines n’aurait pas été inutile. Sinon, il restera une idée sympa mais imparfaitement mise en scène.

Twin Peaks : le dossier final

Dans L’histoire secrète de Twin Peaks , son « roman » précédent, Mark Frost déroulait une généalogie de long terme des événements qui agitèrent la petite ville de Twin Peaks. Elle se concluait sur le sort du Major Briggs dont une bonne partie des activités réelles était révélée. Ici, dans Twin Peaks : le dossier final, on se trouve face à un rapport, rédigé par l’agent Tamara Preston à l’intention du directeur Gordon Cole, et qui fait le lien entre les saisons 2 et 3. La série Twin Peaks a ceci de particulier que la saison 3 commence vingt-cinq ans (temps réel et temps du récit) après la fin de la saison 2, comme l’avait annoncé Laura Palmer à Dale Cooper. Le dossier final informe donc les spectateurs de la saison 3 (qui feraient mieux de ne lire le livre qu’après avoir visionné la dernière saison) sur les événements qui ont se sont déroulés durant ces vingt-cinq années afin de livrer au lecteur les destins d’un certain nombre des personnages de la série après la saison 2 ainsi que des éclaircissements sur le sens de certains des faits montrés dans la saison 3. On apprendra donc au fil des pages ce que sont devenus Shelly Johnson, son mari Léo, et son amoureux Bobby Briggs, ce qu’il advint des Horne et des Hayward, ce que fut le destin complexe de Norma Jennings (entre le Double R, son père, sa belle-mère, sa demi-sœur à la vie tragique, sans oublier l’inévitable Ed), ce qu’il en est de Lana Milford, du shérif Truman, de la femme à la bûche (RIP), du docteur Jacoby (sûrement l’histoire la plus succulente). Parallèlement, le lecteur est éclairé aussi sur les sources et les faits de la saison 3 de sorte que celle-ci devient potentiellement plus compréhensible qu’au visionnage. Au-delà des faits bruts, Tamara Preston s’y livre aussi à quelques réflexions qui visent à tenter de donner sens aux mystères de la dernière saison et à comprendre les relations qui unissent dans cette histoire monde matériel et monde surnaturel. Le fan trouvera entre ces pages de quoi satisfaire sa curiosité, que celle-ci concerne l’aspect « people » ou les éléments plus sombres liés à la Loge noire et à l’intervention des doppelgängers. Néanmoins, le groupe des fans hardcores me semble le seul public visé par ce « roman ». Il faut en effet se souvenir précisément de qui est qui, et du point où chacun avait été laissé. Il faut trouver un intérêt à en savoir plus (d’autant que le livre est cher au vu de sa pagination). Il faut avoir vu la saison 3 et être en quête d’explications. Cela fait beaucoup. D’autant que, si L’histoire secrète de Twin Peaks pouvait séduire par la variété des documents de nature différente qui le composaient et qui donnaient l’impression au lecteur de mener sa propre enquête, Twin Peaks : le dossier final est constitué de 19 chapitres, tous identiques dans leur forme et souvent centrés sur un personnage, qui présentent de manière prosaïque les informations rassemblées par Tamara Preston. Le passage en revue de tous les protagonistes de l’affaire est moins séduisant que le foisonnement de faits hétéroclites qu’on trouvait dans le « roman » précédent. Pour complétistes.

Invasion

Luke Rhinehart est l’auteur cultissime du très anarchiste et libertarien L’Homme dé. Son dernier roman, Invasion , est traduit et publié aujourd’hui aux Forges de Vulcain ; un événement éditorial, sans le moindre doute. On y retrouve l’essentiel de ce qui faisait la pensée de l’auteur, un peu calmé néanmoins par l’âge, sur le plan sexuel notamment. Quoique… les Protéens ont de la ressource dans ce domaine.

Ici et maintenant. La Terre est progressivement « envahie » par une horde de créatures extradimensionnelles qui ressemblent à des boules de poils grises, bondissantes et polymorphes. Et singulièrement, dans le roman, la maison de Billy Morton, vieux pêcheur anar marié à une avocate latina en rupture de ban. A priori peu agressifs, et même plutôt sympathiques, les Protéens (c’est leur nom) ne souhaitent que jouer, sans responsabilité ni conséquence. Ils professent et mettent en œuvre une philosophie du jeu et du plaisir qu’ils appliquent à tous les aspects de l’existence, et ils tentent d’y convertir le plus d’humains possible. Ils montrent aussi à une humanité sans doute trop crédule en quoi le système institutionnel censé les libérer et les protéger a surtout pour fonction de leur dissimuler la vérité sur son fonctionnement et ses buts ultimes. Développant et encourageant le mouvement Pasquecérigolo , ils appellent donc implicitement les humains à remettre en cause ce système pour reprendre en main leur vie et leur destinée, en se débarrassant de facto d’une technostructure illégitime et de représentants en déficit de représentativité.

Bien sûr, suggérant une insurrection paisible, piratant banques et services secrets, remodelant le système productif, empêchant les bombardements « vertueux » d’imposition de la démocratie (en Irak par exemple), les Protéens se font vite de puissants ennemis au cœur de l’État, et du complexe militaro-industriel en particulier. Le roman raconte la traque des Protéens par les agences américaines, ainsi que les actes de résistance de la famille Morton pour protéger les facétieux aliens et faire con-naître leur pensée. Le tout finira en insurrection populaire et proclamation d’un Manifeste citoyen visant à rendre le pouvoir au peuple, à promouvoir l’égalité réelle et à soustraire les activités socialement utiles aux forces du marché.

Ouaip ! Tout ceci est bel et bon. Et, au début, Rhinehart est drôle, tant dans le style que dans les situations qu’il imagine. Néanmoins, le roman pêche à mon avis sur au moins trois points qui finissent par rendre sa lecture pénible. D’abord, l’auteur, engagé dans la vie politique de son pays, livre un discours hyper américano-centré ; sans être trop provincial, un Français pourra trouver que certains débats ou saillies ne le concernent pas vraiment. Ensuite, l’humour, sur 500 pages, c’est difficile. Rhinehart échoue à tenir sur la durée et fait rengaine ; un texte plus court n’aurait pas eu le temps de s’essouffler. Enfin, le marxisme Groucho de l’auteur tend à la longue, à l’instar de beaucoup des critiques radicales de cette hypothèse qu’on nomme « le système », à tangenter une forme de poujadisme qui ne peut satisfaire l’intellect et met parfois mal à l’aise.

Une déception, en somme, qui n’est pas sans rappeler Francis Kuntz lorsqu’il affirmait que le travail d’un humoriste consiste d’abord à ne pas utiliser 99 % des idées de blague qui lui viennent.

Complainte pour ceux qui tombés

Nigeria (et orbite terrestre), XXIIe siècle (environ). Le monde a connu bouleversements climatiques, désastres écologiques (tels la marée noire permanente qui noie sous le pétrole brut le golfe de Guinée, la stérilisant de fait), guerres sporadiques, effondrements étatiques et sociétaux ; les cartes, tant climatiques que géopolitiques, sont largement reconfigurées, et pas pour le meilleur. Loin d’un plancher des vaches qui ne présente plus guère d’attrait, des stations orbitales en grand nombre se sont développées au long du XXIe siècle et du suivant. Y vivent des millions de personnes qui ont fini par revendiquer une pleine souveraineté, coupée de leur État d’origine (comme les Treize Colonies rejetant l’Angleterre). La Chine n’a guère apprécié la blague ; elle a réagi par une attaque qui a détruit une station où vivaient presque un million de personnes. La masse de débris éjectés a détruit de nombreuses autres stations et la plupart des ascenseurs spatiaux. Ne restent aujourd’hui que trois ascenseurs et quelques stations sur de nouvelles orbites (les autres ont quitté l’orbite terrestre). Parmi les survivantes, Achenia — peuplée de post-humains –, et Tartarus – une prison américaine, un enfer semi-légal d’exil et de torture.

À terre, dans la ville « fortifiée » d’Ewuru, réside une population pacifique qui tente de vivre en paix, de construire une civilité nouvelle, de perpétuer et de développer la science et les arts. Tout autour d’Ewuru, au-delà des gardes discrets qui la protègent, c’est le Nigeria, un État failli livré aux exactions des groupes djihadistes, des seigneurs de la guerre, des bandits de tous poils. Et c’est tout près d’Ewuru que s’écrase le petit vaisseau d’un Achenien – Samara – échappé de la prison de Tartarus. Membre des Neuf (des supers soldats quasi invincibles), Samara, blessé et en manque d’énergie, doit s’allier aux habitants d’Ewuru pour pouvoir rentrer chez lui. Le temps presse, la station Achenia est censée quitter très prochainement l’orbite terrestre et le système solaire.

Avec Complainte pour ceux qui sont tombés, Gavin Chait livre le fruit d’une écriture étalée sur trente ans. Son récit – lié au courant afrofuturiste – se nourrit des expériences et des réflexions de Chait sur la situation africaine. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retrouve ici certains des thèmes présents dans les deux romans non traduits de Deji Bryce Olukotun, ou dans le Qui a peur de la mort ? de Nnedi Okorafor ; la souffrance d’un continent malade de ce qui lui fut infligé autant que de ce qu’il s’inflige à lui-même est palpable dans ces textes, elle y côtoie l’espoir raisonnable d’un progrès technique et sociétal.

Construit en enchâssement, avec flashbacks et contes philosophiques édifiants, Complainte… rappelle dans son ton les romans de Pierre Bordage. On y lit la même douceur, le même humanisme, la même façon d’opposer porteurs de vie et vecteurs d’abjection. La douceur, la décence et l’amour sont montrés, l’horreur et la bestialité aussi, sans fard. Cette opposition frontale et si humaine, ces îlots d’espoir enchâssés au cœur des ténèbres sont les forces du roman. On regrettera en revanche un mélange de genres en solution de continuité qui dit trop la durée de l’écriture, une narration un peu mollassonne, des facilités dramatiques, et un style sans qualité propre.

Le Roman de Jeanne

2049. Dans ce futur proche, la Terre que nous connaissons a disparu, mutilée par une suite de « géocataclysmes » et de guerres interminables. Les plus riches, les privilégiés, se sont réfugiés dans une station spatiale en orbite autour de la planète, le CIEL. Emmenés par Jean de Men, un dictateur se piquant de poésie, ils y survivent difficilement tout en continuant à piller le peu de ressources d’une Terre exsangue. Devenus albinos et totalement imberbes, ils ont perdu leurs organes génitaux. Stériles, incapables de se reproduire, ils doivent néanmoins mourir le jour de leurs cinquante ans. L’anniversaire fatidique de Christine Pizan approche. Sur sa peau translucide, elle « griphe » l’histoire de Jeanne la rebelle, prétendument morte sur le bûcher pour s’être opposée au tyran de Men. Elle espère que l’évocation de Jeanne – un interdit qu’elle transgresse – éveillera les consciences.

Le Roman de Jeanne se déroule en trois parties. La première se centre sur la révolte de Christine Pisan et Trinculo, artiste subversif, qui tentent de s’aimer au-delà de la matérialité du corps et de créer dans un monde clos, stérile et concentrationnaire. Le deuxième nous conduit sur une Terre devenue cimetière et poussière, sur les pas de Jeanne et de Léonie, survivantes en mouvement permanent. La troisième dépeint l’inévitable confrontation et met au jour les plus viles exactions du despote de Men. Lidia Yuknavitch revisite la figure de Jeanne d’Arc sous les traits d’une enfant soldat, touchée non pas par la voix de Dieu, mais par celle de l’univers. Une lumière intense, une chanson, et voilà Jeanne dotée de pouvoir immenses. Elle rejoue aussi la querelle littéraire, sur fond de phallocratie, de Christine de Pizan, contemporaine de Jeanne d’Arc et première femme de lettres à vivre de sa plume, et Jean de Meung, connu pour avoir donnée une suite, acide et satirique, au Roman de la Rose.

Roman érudit et engagé, Le Roman de Jeanne met en scène une multitude de combats, âpres, durs, où les mots sont autant d’armes et les corps autant de lames tranchantes. Scarifications, meurtres, torture inspirée des supplices moyenâgeux, odeur de chair brûlée, goût métallique du sang… Lidia Yuknavitch n’épargne ni la violence, ni la brutalité à ses lecteurs. Et son écriture, crue, abrupte, révoltée, suit la colère, la haine, l’amour et la destruction (bravo au traducteur). Christine s’exprime de manière littéraire, contrairement à Jeanne, plus directe et rude. Jean de Men incarne la classe des puissants usant des armes économiques, idéologiques, linguistiques, qui lui permettent une ascension des plus obscènes. En ôtant le corps, le sexe et le genre de l’équation, en plongeant ses personnages dans un monde post-apocalyptique où l’avenir ne fait plus sens, où le présent les cantonne à la survie, l’autrice questionne la nature profonde de l’être humain. Que reste-t-il à ce dernier ? Le désir, l’amour, la haine, l’art ? Complexe, foisonnant, radical et sans concession – et par conséquent à lire absolument.

Way Inn

Les congrès professionnels : un plaisir pour certains, une corvée pour la plupart. Surtout quand ils se multiplient. Heureusement, Neil Double et sa petite entreprise proposent une nouvelle gamme de services. Il peut, moyennant finances, remplacer le congressiste pendant cette épreuve. Il suit les conférences préalablement choisies et fait un rapport quotidien complet. Plus besoin de perdre son temps dans les avions. Plus besoin de se forcer à sourire à tous ses collègues et concurrents aux dents longues. Plus besoin d’affronter ces hôtels identiques, sans âme, où les couloirs, les bars, les salles de réunion se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète.

Pour Neil Double, au contraire, ce métier est un rêve. Là où une majorité voit, dans ces chaînes d’hôtels, une uniformisation pénible et déshumanisante, lui se délecte de ce côté prévisible, de l’aspect toujours neuf et propre des chambres. Il aime cette ambiance impersonnelle. Elle le rassure et lui rappelle son père, voyageur de commerce. Mais la mécanique bien huilée ne tarde pas à connaître des ratés quand il est découvert… En effet, son métier pourrait bien mettre en danger les organisateurs de congrès ; un risque que ces derniers ne peuvent se permettre. Aussi vont-ils bannir Neil Double de leur circuit. L’univers bien réglé de notre (anti)héros vole alors en éclats, et le voilà qui découvre peu à peu une réalité terrifiante, réalité qui n’est pas sans évoquer celle du Brazil de Terry Gilliam ou de l’univers de Kafka.

Après Attention au parquet ! (très bon roman hors SFFF paru chez Liana Levi en 2014), Way Inn, deuxième ouvrage de Will Wiles, montre la même attention portée aux objets et bâtiments de notre quotidien. Les humains y jouent d’ailleurs un peu les seconds couteaux, passant après le décor où ils évoluent, auquel ils réagissent. L’auteur, outre sa carrière de jeune écrivain, collabore à une revue d’architecture et de design. Un intérêt qui ne manque pas de transparaître ici, une partie non négligeable du récit étant consacrée à l’observation et à la description de l’hôtel où loge Neil Double, de la « non-zone » qui l’entoure et du palais des congrès. Mais pas d’inquiétude ! Tout cela se fait sans ralentir la lecture, sans lasser le moins du monde. On a vraiment l’impression d’être dans cette chambre, de fouler cette moquette, de découvrir par la fenêtre cette friche inhumaine peuplée de véhicules pressés sans conducteur apparent. Ainsi, quand les évènements vont se précipiter (ce qu’ils font bel et bien, allant crescendo, et ce jusqu’à l’haletant dans le dernier tiers), l’essentiel passera par le décor. Et des images du Shining de Stanley Kubrick de revenir des tréfonds de la mémoire. Ces longs couloirs filmés à hauteur de petit garçon – à hauteur de Danny. Et l’angoisse de surgir et d’emporter le lecteur.

On peut s’interroger sur ce qui lie Will Wiles à ces témoins sans âme d’une mondialisation dépassionnée, la nature des événements qu’il traversa pour éprouver à leur encontre des sentiments si ambivalents — amour et répulsion mêlés. Mais on ne peut passer à côté de ce roman original, prenant et effrayant. Assurément, oui, nul ne regardera plus du même œil blasé sa chambre d’hôtel…

Sur épreuves

Avertissement traditionnel : si vous n’avez pas lu les deux premiers volumes de cette série (critiqués ici et ), arrêtez-vous là dans cette critique, obtenez ces ouvrages et repassez une fois la lecture terminée.

Les temps sont durs pour Isaac Vainio : Gutenberg lui a retiré ses pouvoirs  ; il se sent coupable de la destruction d’une partie de son quartier et du décès de certains habitants et amis ; Jeneta, une jeune fille aux pouvoirs extraordinaires, a disparu alors qu’elle était sous sa responsabilité. Bref, il est au trente-sixième dessous. L’ennemi n’est pas en pause, au contraire. Des forces terribles rameutent leurs troupes. Et notre bibliomancien est bloqué, impuissant, écarté de l’organisation des Gardiens. La dépression est proche, au grand dam de sa compagne, Lena. Mais Isaac est un battant et quand on lui ferme des portes, il tente de passer par une autre issue. Ou de défoncer l’entrée principale.

Comme le fait remarquer sur son blog Lionel Davoust, son traducteur, Jim C. Hines repart dans Sur épreuves avec les mêmes (bonnes) recettes, la même énergie, la même folie parfois foutraque, les mêmes « jeux référentiels à l’imaginaire », les mêmes « jeux de mots idiots » que pour les deux volumes précédents. Et, autant pour Lecteurs nés, tout cela ronronnait un peu (et inquiétait pour la suite de la série), autant dans ce troisième tome, Jim C. Hines rassure : la dynamique est retrouvée. Le bestiaire est toujours aussi riche : les vampires (dans l’espace, si, si !) côtoient les loups-garous, Méduse combat aux côtés d’un Yeren. Et Meridiana, la puissante magicienne, tout droit venue d’une Renaissance savante et religieuse à la fois, a vraiment l’étoffe d’un méchant de film d’action. Mais surtout, l’amour des livres exsude de chacune des pages de ce roman. Le bonheur de lire, de connaître un livre, de le toucher, de l’utiliser. Et même ceux qui ont abandonné le support papier y trouveront leur compte, puisque la dangereuse et terrifiante adversaire d’Isaac utilise une liseuse pour ses combats.

De plus, dans ce tome, Jim C. Hines fait progresser à grands pas le monde qu’il a imaginé. Si Gutenberg avait voulu garder la magie secrète pour les non-initiés, quitte à tuer, voire massacrer, des dizaines de personnes, l’ampleur des combats et des dégâts collatéraux est désormais trop importante pour la laisser dans l’ombre ou en faire disparaître les traces. Les populations du monde entier vont découvrir l’existence de cette puissance. Et avec elle, des questions épineuses : si la magie existe depuis longtemps, pourquoi ne l’a-t-on pas utilisée pour sauver les blessés graves, pour nourrir les peuples affamés, pour rendre le monde meilleur ? Interrogations très pertinentes et amenées par petites touches, entres les chapitres.

Sur épreuves relance donc l’intérêt pour cette série distrayante, mais pas seulement : entre deux grosses bastons, entre deux blagues plus ou moins efficaces, Jim C. Hines parvient à nous faire réfléchir à notre monde et, surtout, à nos rapports avec le livre.

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