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Critiques Bifrost 46

Retrouvez sur l'onglet Critiques toutes les chroniques de livres du Bifrost n°46 !

Cosmicomics 06-2012

Dans les Cosmicomics de ce mois de juin, on doute, on reboote, et on s'intéresse aux parutions en kiosque !

JHB 27/06

Retrouvez dans le Journal d'un homme des bois la suite des aventures de Francis Valéry !

Solution non satisfaisante

La fiction, qu'elle soit littéraire ou audiovisuelle, prend parfois des chemins de traverse pour flirter avec l'histoire de la Seconde guerre mondiale et bousculer les frontières culturelles. Ainsi, les spectateurs américains auront attendu près de quarante ans pour découvrir L'Armée des ombres de Jean-Pierre Melville ; il aura fallu soixante-dix ans pour que les lecteurs français découvrent, grâce aux éditions du Somnium, « Solution non satisfaisante », l'une des nouvelles les plus représentatives de Robert Heinlein.

1941, telle est la date de ce texte qui frappe, bien au-delà de sa précision technique, fruit de recherches approfondies de l'auteur, par la cohérence remarquable de son dispositif narratif. Le tout premier peut-être, quatre ans avant Hiroshima, Robert A. Heinlein y fait la démonstration froide du changement géopolitique irrévocable qu'impliquera la mise au point et l'usage de l'arme nucléaire. Moins entendu qu'un Albert Einstein, mais bien plus radical, Robert Heinlein place ses contemporains, les scientifiques et les politiques, face à leurs responsabilités : penser l'impensable, lorsque toute certitude a été balayée, reste la seule issue, aussi amère soit-elle.

La nouvelle est accompagnée d'un dossier aussi dense que passionnant, incluant un post-scriptum de l'auteur, le Memorandum qu'il adressa le 15 août 1945 au président Truman pour lui proposer un programme de fusées lunaires, un brillant article de H. Bruce Franklin sur le thème-clef des « superarmes » et, outre les annexes d'usage, une éclairante « chronologie atomique 1945-1946 » qui permet de mesurer toute l'acuité et l'influence d'un auteur capable d'interroger les futuribles politiques à partir des changements technologiques.

Un bel écho à son Histoire du futur et, assurément, un ouvrage à ne pas manquer.

Le livre d’or de la science-fiction : Robert Heinlein

Au sommaire de ce volume du « Livre d’Or », hormis les traditionnelles préface — signée Demètre Ioakimidis — et bibliographie complète jusqu’en 1980, six nouvelles et un roman publiés entre 1942 et 1953. Les textes ont ceci de particulier qu’aucun n’appartient à l’Histoire du futur concoctée par l’auteur qui rassemble pourtant une grande partie de sa production de nouvelles et novellae. Cela permet à Heinlein de traiter des thèmes qui ne rentraient pas dans ce canevas global : paradoxes temporels, fin du monde, savant fou… Mais avec toujours ce souci de la logique interne de l’intrigue, qui lui fait suivre son raisonnement jusqu’au bout : en atteste notamment le premier texte, « Un self made man », récit virtuose d’un voyageur temporel confronté à ses autres moi, qu’ils viennent du passé ou du futur, et qui tente en vain de lutter contre son destin. C’est aussi le cas de « La Maison biscornue », où un architecte farfelu conçoit une habitation à quatre dimensions qui fonctionne tellement bien qu’il finit par s’y perdre. Ces deux textes illustrent à merveille le style Heinlein : on prend une idée de base, qu’on analyse dans toutes ses implications pour parcourir toutes les pistes possibles. En parlant d’alternative, le protagoniste de « Sous le poids des responsabilités » n’en a aucune : astronaute en mission de secours urgente, il voyage le plus rapidement possible vers la seule issue inéluctable. Ce texte montre un Heinlein également très à l’aise dans la description psychologique : les souffrances du personnage deviennent celles du lecteur. Sans renoncer à la crédibilité scientifique, il sait la reléguer au second plan pour ajouter ce qu’il faut de force dramatique à son récit. Heinlein est aussi efficace dans sa présentation de la paranoïa du protagoniste de « Les Autres »… à moins qu’il n’ait raison ?

« L’Année du grand fiasco » et « De l’eau pour laver » se rapprochent en ce sens qu’elles traitent de la même thématique : la fin du monde. Sauf que dans un cas, elle survient réellement, alors que dans l’autre on y échappe. Avec des traitements inversés : plutôt humoristique pour le premier (du moins au début), et tragique pour le second.

Le recueil se termine par un court roman ou, au choix, une longue novella — qui aurait sans doute gagné à adopter une forme plus courte —, « L’étrange profession de Jonathan Hoag », enquête policière mâtinée de fantastique qui finit dans la science-fiction… et un retournement final quant au véritable métier de Hoag (si vous l’aviez deviné auparavant, chapeau !). A noter que cette étrange profession est en cours d’adaptation à Hollywood.

Au final, ce recueil montre tout à la fois la rigueur de la construction des intrigues par Heinlein, son questionnement permanent sur la nature et le devenir de l’être humain, et sa grande liberté tant dans le choix de ses thématiques que dans celui de ses traitements. Toutes ces caractéristiques qui font de Robert Heinlein un écrivain majeur de la S-F.

Job : une comédie de justice

Lors d’une croisière en Polynésie, le très puritain Alex Hergensheimer marche sur les charbons ardents et se retrouve dans un univers parallèle. Lorsqu’il rejoint son bateau, le paquebot n’est plus le même et tout l’équipage et les passagers le reconnaissent comme Alec Graham, un homme riche d’un million de dollars qui a, en outre, une délicieuse maîtresse en la personne de Margrethe, stewardess à bord.

Alex découvre alors des mœurs bien plus libérées que celles de son monde natal. Pour les beaux yeux de Margrethe, il abandonne une partie de ses principes moraux. L’émancipation ne se fait pas sans douleur, Alex doit affronter ses contradictions et hypocrisies tandis que Margrethe le contraint à mettre de côté une bonne part de son machisme.

Le couple est alors déplacé dans un autre monde, les obligeant à repartir de zéro. Le phénomène se reproduit de nombreuses fois, les laissant à chaque fois dans les situations les plus démunies. Luttant pour leur survie en vivant de petits boulots, les deux protagonistes s’inquiètent de l’origine de leur persécution. Alex croit deviner dans ces épreuves absurdes les présages de la fin du monde, tandis que Margrethe, scandinave et païenne, y voit le signe de Ragnarok, le crépuscule des Dieux. Perspective terrifiante pour Alex qui craint de ne pas sauver l’âme de sa bien-aimée : le paradis sans elle vaut-il plus qu’une cacahuète ?

Dans ce roman tardif, Heinlein reprend le thème déjà exploité avec Révolte en 2100 d’un individu se libérant d’une société totalitaire. Cette émancipation intellectuelle fait écho à la jeunesse de l’auteur, élevé au Texas au début du XXe siècle dans ce qu’il qualifia lui-même comme « le plus bigot des fondamentalismes de l’Amérique profonde ». Darwin, les sciences et la philosophie constitueront autant de saut dans des mondes nouveaux pour lui.

Afin de transposer cette expérience intime, Heinlein utilise comme à son habitude l’écriture à la première personne pour renforcer la proximité avec le lecteur et donner un ton vivant au livre. Le narrateur, inconscient de ses points faibles et de ses contradictions, hilarant et insupportable, expose son point de vue du haut de ses certitudes et prend le lecteur à témoin. Provocateur inconscient, il s’autorise digressions et bavardages, jusqu’à émettre, avec l’éternelle bonne fois des bigots extrémistes, les avis les plus politiquement incorrects. Le lecteur doit arbitrer en permanence entre l’empathie qu’il éprouve pour le héros et les opinions atroces que ce dernier profère au détour d’une page.

Notre narrateur n’est d’ailleurs sauvé que par l’amour qu’il porte à sa compagne, héroïne heinleinienne type, dotée d’un bon sens inoxydable, douce mais inflexible. Archétype de l’initiatrice, sereine au plaisir et à la sensualité, Margrethe symbolise une sexualité mature qui s’oppose ici à un amant immature et possessif entravé par les interdits de la religion.

La croyance qui enferme et la question métaphysique constituent d’ailleurs les enjeux principaux de ce roman où il est peu question de science, contrairement aux œuvres du même auteur écrites dans les années cinquante. Heinlein ne s’attache pas à trouver de justifications théoriques aux sauts entre des mondes parallèles et Job a de ce fait moins vieilli que d’autres productions de l’auteur.

Dans Job, Heinlein met sur le gril, non sans ironie, la nature de Dieu et le puritanisme américain. Autant de préoccupations toujours vivantes chez des auteurs plus jeunes : fin du monde hilarante de Neil Gaiman et Terry Pratchett avec De bons présages ou bien satire des religions dans une bonne partie de l’œuvre de James Morrow. A la suite d’Heinlein, Gaiman et Morrow reprennent le flambeau d’une S-F asticotant la religion avec humour.

Vendredi

Vendredi est un courrier de combat. C’est simple : ça passe, ou ça casse. Le plus souvent, ça casse. Au premier paragraphe du roman, elle a déjà tué un importun, par réflexe. Très vite, elle perd le compte des cadavres qu’elle laisse dans son sillage autant que des sévices qu’elle subit. C’est le métier.

Lorsque Vendredi n’est plus en service commandé, c’est beaucoup moins simple. C’est un « être artificiel » génétiquement amélioré, dont « le père était un bistouri et la mère une éprouvette ». Peut-elle se considérer comme humaine ? Son entraînement pornographique initial la réduit-elle au rôle d’objet sexuel, y compris au sein de sa famille, un « groupe S » (comme sexe) ? Quelle sorte de loyauté doit-elle à ses employeurs, à ses amis, à ses ennemis ?

Le roman nous entraîne du Kenya jusqu’à la constellation du Centaure, en passant par la Nouvelle-Zélande, le Canada Britannique et des Etats d’Amérique plus très Unis. Après un retour de mission difficile, Vendredi s’offre des vacances qui s’avèrent plus pénibles encore, et a toutes les peines du monde à rejoindre son employeur au milieu d’une révolution de palais globale. Spectatrice plutôt qu’actrice, c’est un personnage simple dans un monde compliqué, dont Heinlein laisse au lecteur le soin de dénouer les fils.

Un personnage simpliste, même ? A l’époque, la critique avait salué avec soulagement le retour de Heinlein à une structure narrative linéaire et à une action rapide, tranchant avec la complexité des premiers volumes du « Monde comme mythe », mais aussi jugé peu crédible la psychologie d’une femme du futur qui ne rêve que de tâches ménagères tranquilles, par ailleurs capable d’un commentaire détaché sur son propre viol collectif. C’est faire peu de cas du projet littéraire. Comme son nom l’indique, Vendre-di est une robinsonnade inversée, l’histoire d’une voyageuse perdue tentant de survivre dans le désert affectif d’une société surpeuplée. Et surtout, comme le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, une réflexion politiquement incorrecte sur la servitude et le sacrifice, imposés ou acceptés.

Robert Heinlein, qui a déjà 75 ans à la parution du roman en 1982, nous offre une étrange autocaricature en vieillard malade et autoritaire  ressassant des observations désabusées sur le rôle de la politesse dans la société, avec une galerie réjouissante de seconds rôles archétypaux (la cellule familiale libertarienne, la mercenaire au cœur tendre, l’avocate véreuse…). L’apparente banalité de l’univers dans lequel ils s’inscrivent, dystopie clas-sique où des multinationales et des groupes d’intérêt mal identifiés s’affrontent sans aucune considération pour les droits des individus, cache pourtant une vraie relecture de son œuvre, au point de former une sorte « d’histoire du futur » alternative liant Révolte sur la lune, Citoyen de la galaxie et, surtout, une nouvelle plus ancienne, « Gulf », dont Vendredi reprend l’univers et le personnage central, le Dr. « Kettle Belly » Baldwin, son « Patron ».

Avec « Gulf », datant de 1949, Heinlein renouvelait le personnage du savant fou : l’histoire commençait au moment où Baldwin, encore fringant, cherchait à récupérer les plans d’une « bombe à effet nova » capable d’anéantir la planète. Dans l’intérêt supérieur de l’humanité, il ne pouvait bien sûr laisser une telle arme, qu’il avait lui-même conçue, tomber en d’autres mains que les siennes…

Histoire d’espionnage et d’action mais surtout, bien avant John Le Carré, d’agents doubles ou triples et de manipulations croisées, « Gulf » décrivait la tentative de recrutement par Baldwin du narrateur, Joseph Green, luttant jusqu’au sacrifice ultime pour rester humain dans un environnement de « génies » certains de n’avoir de comptes à rendre qu’à eux-mêmes, au point de se penser comme une race nouvelle, « homo novis », dont, sans le savoir, Vendredi sera un jour le dernier échantillon.

Mais ce qui frappe dans le rapprochement du roman et de la nouvelle, c’est à quel point les enjeux idéologiques néodarwiniens qui faisaient marcher Baldwin ont vieilli avec lui, de la création de son organisation à sa désintégration finale, anecdotique pour les vraies puissances, économiques et commerciales. Et Vendredi, à laquelle ses origines interdisent de croire au Salut de l’Homme par la science, de tirer aussi sa révérence…

Si « Gulf » reste inédit en France, Vendredi se trouve facilement d’occasion. La traduction de Léone Maillet rend justice à l’inventivité de Heinlein (tout en comportant quelques erreurs « tragiques »), et l’édition J’ai Lu de 1985 reprend la couverture classique de Michael Whelan sur fond de croissant planétaire.

Au final, une science-fiction sans façons, comme on l’aime, qu’on peut dévorer comme un roman d’espionnage ou approfondir sur des thématiques toujours d’actualité, comme le génie génétique et les libertés individuelles dans une société dominée par les réseaux. Un roman sans prétention, à conseiller au débutant comme à l’érudit.

Le Ravin des ténèbres

Jean-Sébastien Bach Smith est un vieillard richissime. Son esprit est toujours acéré et sa volonté irrésistible, mais la dépendance aux machines de son corps décrépit lui est devenue insupportable. Sa fortune lui permet de mettre en scène un suicide habillé en première médicale audacieuse : le transfert de son cerveau dans un corps plus jeune. Contre toute attente, l'opération réussit. Toutefois, le premier cadavre disponible se révèle être celui de sa secrétaire, Eunice, assassinée. Se réveillant sous la forme de Jeanne Eunice Smith, il doit donc réapprendre à être jeune, mais aussi apprendre à être femme. Heureusement, il partage en secret sa nouvelle demeure avec l'esprit d'Eunice, dont le corps a conservé l'empreinte.

Il est assez paradoxal que le roman suivant Révolte sur la Lune (1966), souvent considéré comme la plus grande réussite de Heinlein1, soit Le Ravin des ténèbres paru en 1970, peut-être son texte le plus décrié (Alexei Panshin le trouve même « déplaisant »), y compris en France, où il est paru en 1974 sous la couverture argentée de la collection « SF » d'Albin Michel.

Certaines faiblesses stylistiques sont indiscutables. L'enfantement du roman a été douloureux et sa publication prématurée. Peu après l'écriture du premier jet, Heinlein souffrit en effet d'une grave péritonite qui faillit lui être fatale. Son épouse et son agent finirent par proposer le manuscrit en l'état à son éditeur.

Le projet n'en reste pas moins passionnant. Heinlein approfondit toutes les dimensions médicales, sociales et philosophiques de la question de la greffe de cerveau (qu'il avait déjà abordée en 1940 dans un texte mineur, « Salut », offert au fanzine de Ray Bradbury, Futuria Fantasia), et donc du support physique et de l'identité.

Jeanne doit d'abord s'approprier son nouveau corps, son apparence et ses perceptions, dans une description assez juste d'une difficile rééducation fonctionnelle et psychologique, bien avant que la première greffe de membre réussie en 1998 n'en démontre l'importance (les premières transplantations d'organes datent, elles, des années 60).

S'ajoute ici le double apprentissage du genre et du sexe. Jeanne se découvre bisexuelle, avide non seulement de retrouver tous les plaisirs sensuels que Jean a oubliés, et quelques nouveaux, mais aussi de satisfaire un besoin de maternité. Elle tente aussi de se recréer une famille de cœur, une communauté choisie autour d'anciens employés, d'ex-amants ou de ses docteurs…

Les personnages pratiquent une forme de New Age aux accents bouddhistes : jouant avec les thèmes au cœur des années 60-70, comme les mondes intérieurs (L'Oreille interne de Silverberg date de 1972) et la libération sexuelle, Heinlein décrit une société où la religion chrétienne a perdu son emprise.

On lit toutefois en exergue la citation de la Bible qui a donné ses titres (anglais et français) au roman : « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien… Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal » (Psaumes, 22). Mais est-ce l'essence d'Eunice qui accompagne Jeanne — ou le cerveau de Jean, au fond du ravin, qui délire alors que l'opération est en train d'échouer ? Quelle est la durée objective du roman (les neufs mois de la grossesse de Jeanne ou celle de l'opération, le temps d'un délire ? « Un vieux monde disparut et il n'y eut plus rien ») ? Quel est le statut des deux voix qui se croisent et se répondent dans la tête de Jeanne ? Bascule-t-on dans le fantastique quand une troisième vient s'y ajouter ?

La plupart des échanges se déroulent entre les occupants du cerveau de Jeanne, la forme respectant l'identité de chacun. Inévitablement, les dialogues dominent dans ce roman intérieur que certains ont considéré comme bavard. Cette approche subjective, ambiguë, évoque la psychose ou le rêve.

Le monde extérieur n'est décrit que de façon indirecte à travers un regard unique et confondu (celui de Jean ou celui d'Eunice) ou par des coupures de presse (reprenant la forme découpée initiée en S-F par John Brunner en 1968 dans Tous à Zanzibar). C'est un univers particulièrement sombre et menaçant, tant au plan international qu'au niveau individuel, un futur proche d'un pessimisme rare chez l'auteur. Les inégalités ont été poussées aux extrêmes, la population est majoritairement analphabète et l'insécurité est la règle : si l'argent assure une bulle sécurisée et procure à Jeanne un relatif répit, la survie est à rechercher sur d'autres mondes, comme la Lune où se sont réfugiés les meilleurs éléments de l'humanité.

Si le défaut de polissage peut expliquer quelques longueurs, voire certains déséquilibres narratifs, l'essentiel est là et passionnera le lecteur qui voudra bien donner sa chance à un roman très sous-évalué. Il le mérite.

 

Notes :
On imagine avec effroi ce que notre collaborateur Patrick Imbert doit penser des autres titres de l'auteur (N.d.R)

Révolte sur la lune

Roman culte par essence, Révolte sur la Lune rouvre (ou referme) le débat sur le supposé « fascisme » de Robert Heinlein. On renverra évidemment les lecteurs au célèbre Solutions non satisfaisantes d'Ugo Bellagamba et Eric Picholle, qui fait aujourd'hui autorité sur le sujet. Reste qu'avec cette histoire de révolution, Heinlein brouille intelligemment les pistes, tout en signant ici l'un des livres de référence de la S-F américaine. Couronné d'un Prix Hugo en 1967, Révolte sur la Lune marque durablement par son universalité.

Transformée au départ en colonie pénitentiaire par les autorités terrestres, la Lune a dépassé son statut de bagne et abrite désormais toute une communauté de citoyens (théoriquement) libres, dont l'immense majorité descend des premiers détenus. Si la Terre est loin et trop occupée par ses propres problèmes pour gérer convenablement son satellite, elle n'en maintient pas moins une certaine forme de coercition par l'intermédiaire du « Gardien », essentiellement dévoué à l'exploitation des ressources lunaires pour le seul compte de son gouvernement, sans faire grand cas des dures conditions de vie des Sélénites. Le parallèle avec le colonialisme des années 60 (et sa fin programmée) ne s'arrête évidemment pas là, et si le titre original The Moon is a Harsh Mistress laisse planer un léger doute, la version française (nettement moins subtile) règle assez vite la question. Révisée par Nadia Fisher pour la parution chez Terre de Brume (et ce n'était pas du luxe), la traduction originale oscille d'ailleurs entre le ridicule et le mensonger, ce qui n'aide par le roman à décoller d'un point de vue stylistique. D'autant que, une habitude chez Heinlein, les personnages se révèlent assez vite caricaturaux (les femmes surtout, ah tiens), les dialogues consternants et la vision d'ensemble aussi datée que dépassée. En refermant le livre, on a la curieuse sensation d'avoir ouvert une vieille bouteille de vin quelques années trop tard. Il nous reste la belle couleur, la belle étiquette, le verre en cristal et le plaisir du tire-bouchon, mais le vin en lui-même ne présente que peu d'intérêt. Hormis un bon moment. C'est peut-être là tout le sel du roman d'Heinlein qui atteint désormais le statut enviable (ou pas) de classique. Outre les personnages humains (interchangeables), l'auteur introduit tout de même la belle idée d'un ordinateur gestionnaire ayant enfin accédé à la conscience, et dont les actes réfléchis et intelligents permettent finalement la révolution (en secret). Certes, il a fallu quelques prétextes bien humains pour que l'inévitable se produise, mais l'idée est là. Une idée à la fois drôle et inquiétante (le personnage de l'ordinateur est d'ailleurs le plus intéressant du roman), secondée par des paragraphes entiers voués à l'idéologie libertarienne, souvent nauséabonde par ses préceptes économiques ineptes et destructeurs, car basés encore et toujours sur des rapports de force. Le côté américain du livre est d'ailleurs patent, même si l'histoire peut aussi se lire comme un divertissement bien fichu, bien mené et très malin. On notera d'ailleurs qu'Heinlein ne se prive pas d'égratigner son propre pays au passage, ce qui donne parfois des épisodes assez réjouissants. Au final, on comprend parfaitement pourquoi Révolte sur la Lune a obtenu son prix Hugo. Et si on ferme les yeux sur la forme, le fond régale longtemps après lecture, qu'on soit d'accord ou pas.

En route pour la gloire

Jubilation : c'est le sentiment qui prévaut à la lecture d'En route pour la Gloire, un roman publié en 1963, entre En terre étrangère et Révolte sur la Lune (Prix Hugo 1961 et 1966, respectivement).

E. C. « Oscar » Gordon, jeune soldat américain démobilisé, se repose sur la Côte d'Azur en attendant d'être rapatrié. Répondant à une petite annonce du Herald Tribune, il est engagé par la belle Star, sorcière et princesse. Il lui faudra une « indomptable bravoure » pour surmonter d' « immenses périls » et il vivra des « aventures extraordinaires » pour aller reconquérir l'Œuf-de-Phénix, volé à l'Impératrice des Vingt-Univers.

Le texte reprend toutes les figures imposées de la fantasy et les déroule tour à tour : un vaillant guerrier, la princesse de tous les mondes, une malle magique, un serviteur fidèle, une quête, des épées, des dragons… Il s'agit donc visiblement de l'une des rares incursions en fantasy de Heinlein, qui s'était aussi essayé au fantastique, à l'horreur, et même au policier.

Mais s'agit-il vraiment de fantasy ? Ces figures, il les détourne l'une après l'autre, jouant avec les codes du genre et les attentes du lecteur. Chacune reste explicable dans un cadre science-fictionnel, si l'on prend au sérieux l'invocation par notre sorcière des mathématiques, de la mécanique quantique, ou de mondes parallèles — l'Œuf du Phénix lui-même s'avère plus cybernétique que mythique.

Ecrit et publié la même année que Podkayne, fille de Mars — le dernier juvenile de Heinlein —, En route pour la gloire se place au contraire résolument dans une veine « adulte ». En ce début des années 60 où commence tout juste à se desserrer le corset puritain de l'Amérique, il s'attaque aux tabous de l'âge, du rapport entre les sexes, au modèle du couple… Le roman continue, sur un mode plus léger, le travail de « renversement de toutes les valeurs », ou du moins des points de vue et des idées reçues sur ce qui est « acceptable », entamé dans En terre étrangère. C'est le projet affiché par l'exergue emprunté au César et Cléopâtre de G. B. Shaw : « Pardonne-lui, Théodotus : […] il pense que les coutumes de sa tribu et de son île sont les lois naturelles. » Qui est le « barbare » ?

Cette fantasy-là est aussi très politique et, sans avoir l'air d'y toucher, Heinlein est tout aussi féroce quand il évoque, à son point de départ, une Amérique qui ne se s'est pas encore engluée en Asie du Sud-Est et des « conseillers militaires » dont « on jurerait qu'ils ont été tués dans une vraie guerre », et s'adonne à une critique acide du système éducatif et du mode de vie californien. La France — En route pour la gloire est la seule fiction de Robert Heinlein dont une partie de l'action se déroule chez nous, avec en prime un joli coup de chapeau à notre Cyrano —, trouve un peu plus grâce à ses yeux, en dépit de ses petits déjeuners minimalistes.

Au-delà des adorables bébés-dragons et des moulinets d'épée, le thème principal du roman est peut-être celui qui commence et termine le volume, la question du devenir des vétérans qui ont emprunté une autre « route de la gloire » : que faire quand on a combattu, pour son pays ou pour sa princesse et que, vainqueur, on doit déposer les armes, raccrocher son épée ? Que se passe-t-il après la lune de miel entre la belle princesse et le tueur de dragon l'ayant conquise ? La route de la gloire a-t-elle une fin ?

Ceux qui en douteraient peuvent toujours se présenter au 17, rue Dante, à Nice, appartement 2A, qui ouvre la porte aux autres mondes.

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