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Tancrède, une uchronie

Août 1096. Bohémond de Tarente, prince normand d'Italie, entend l'appel à la croisade du pape Urbain II et, voyant là l'occasion de conquérir un fief plus vaste que ceux qui l'attendent en Italie, abandonne aussitôt le siège d'Amalfi et la campagne en cours pour prendre la route de la Terre Sainte. Accompagné entre autres par son neveu Tancrède de Hauteville, il fonde en 1098 la Principauté d'Antioche. Tancrède, de son côté, poursuit sa route pour participer à la prise de Jérusalem au côté de Godefroy de Bouillon et devient, jusqu'à sa mort en 1112, l'un des seigneurs les plus influents des Etats latins d'Orient…

… du moins jusqu'à ce que certain auteur de S-F s'en mêle au tout début du XXIe siècle et, prétendant avoir retrouvé ses mémoires, donne au personnage, à son destin et à l'Histoire, un tout autre visage…

Après que le Tasse en a fait un modèle de chevalier dans son Jérusalem délivrée, le personnage de Tancrède a été très largement exploité par les arts dramatique et lyrique au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Le roman d'Ugo Bellagamba s'inspirant avant tout de l'opéra baroque du même nom (par André Campra, livret d'Antoine Danchet), c'est au personnage de fiction plus qu'aux actes du personnage historique que le Tancrède de cette uchronie emprunte sa personnalité et sa sensibilité. Et la divergence, ici, réside entièrement dans cette différence de sensibilité, dans l'interprétation subjective par ce Tancrède-ci de faits qui restent, quant à eux, rigoureusement historiques, jusqu'au moment où son destin s'écarte objectivement de celui de son modèle.

Tancrède, le narrateur, est donc lui-même le point de divergence, « l'acteur historique » à la charnière de l'uchronie, et c'est bien là ce qui intéresse Ugo Bellagamba, dont l'aisance à manipuler le fait historique et politique n'est plus à prouver : l'étude, à travers l'analyse de cette divergence, de la nature du rôle de l'individu dans le processus historique — voir à ce sujet, du même Bellagamba, « L'Acteur historique dans les récits de SF », in Yellow Submarine n°132, le Bélial', 2004, un article repris sur le site .

Bien sûr, le roman ne se limite pas à cette seule considération, et le revendique en postface : « Tancrède est de la science-fiction […] qui place au cœur de son propos […] l'histoire elle-même, entendue comme science. » Et conformément à l'idée que l'auteur se fait du rôle de la S-F, Tancrède, en s'interrogeant sur les rapports historiques entre Orient et Occident, se propose d'observer, d'analyser et de questionner le présent.

Mais s'il atteint ces objectifs, le roman peine à convaincre en tant que fiction. La « posture d'historien » revendiquée en avant-propos biaise la lecture et ne résiste pas longtemps au ton qui, sous couvert de modernisation de la syntaxe et du style, ne parvient jamais tout à fait à convaincre que le corps du texte est constitué pour bonne part des mémoires d'un personnage historique, même apocryphes, ni à refléter la spectaculaire évolution des opinions et des croyances de celui-ci. Faute d'un rythme et d'un ton propres à lui donner vie, le personnage de Tancrède ne réussit donc pas à dépasser le statut de construction de l'esprit entièrement dévouée au rôle qu'il tient dans le récit.

Ugo Bellagamba ne se montre pas encore tout à fait à l'aise dans ce premier roman en solo. Toutefois, il creuse et enrichit avec ce Tancrède les thématiques qui lui sont chères : utopie, histoire et politique sont au cœur de cette uchronie qui n'est certes pas le « grand roman » que ses admirateurs attendent, mais ne peut manquer de rappeler aux autres que la science-fiction française tient là un auteur à suivre, pour son œuvre comme pour sa façon très personnelle de concevoir le genre.

 

Roi du matin, reine du jour

Il aura donc fallu attendre treize ans pour qu'arrive en France un « nouveau » Ian McDonald. Nouveauté toute relative, puisqu'il s'agit du troisième roman, paru en 1991, de l'auteur du très remarqué Desolation Road (le Livre de Poche). Très remarqué mais vite oublié par les éditeurs : en dehors du recueil Etat de rêve en 90 (le Livre de Poche) et de Nécroville en 96 (J'ai Lu), les lecteurs français n'ont pu se mettre sous la dent que… quatre nouvelles en près de vingt ans.

Autant dire que c'est avec une certaine impatience qu'on s'attaque à ce Roi du matin, reine du jour. On y découvre, au fil de trois parties radicalement différentes, mais chacune se nourrissant de la précédente, les histoires de trois jeunes femmes entretenant un rapport particulier avec la riche matière mythologique irlandaise.

La première d'entre elles, Emily, va avoir quinze ans en cette année 1913. Délaissée par son astronome de père — un père persuadé que la comète qu'il observe est en réalité un véhicule interstellaire, et qui imagine un moyen de communiquer avec ses occupants —, l'adolescente croit voir se matérialiser faunes, fées et autres représentants du Petit Peuple aux abords de la forêt qui jouxte le domaine familial. La fascination tourne vite à l'obsession, et le destin d'Emily aura de profondes répercutions sur ceux de Jessica, jeune Dublinoise mythomane des années 30 en quête d'identité, et d'Enye, qui, à la fin du XXe, siècle arpente chaque nuit ou presque la capitale irlandaise pour combattre, katana en main, des créatures de cauchemar qu'elle seule semble percevoir…

Roi du matin, reine du jour se présente comme un voyage à travers le XXe siècle irlandais, et Ian McDonald ne ménage pas ses efforts pour plonger son lecteur au cœur de l'époque de chacune de ses héroïnes, conjuguant sens du détail historique et réelle aisance stylistique. La première partie relève ainsi du roman épistolaire et se réfère explicitement au Crépuscule celtique de Yeats et à « l'affaire des fées de Cottingley », la seconde dépeint le Dublin des années 30 et l'Ulysse de Joyce dans un style « courant de conscience » très maîtrisé, enfin la partie contemporaine s'avère résolument moderne, dans sa construction comme dans son traitement, qui flirte avec le cyberpunk.

Par son argument fantastique, Roi du matin, reine du jour a vite fait d'évoquer (comme ne manque pas de le souligner la quatrième de couverture) La Forêt des mythagos de Robert Holdstock. Mais là où ce dernier, pour fascinant que soit son propos, donnait une vision aride d'un inconscient collectif quasi immuable, enraciné dans la violence des temps primordiaux, McDonald en offre une conception dynamique : ici les mythes et archétypes les plus anciens, constamment recyclés et adaptés, changeant de visages à chaque génération, peuvent faire irruption dans la réalité — et ne s'en privent d'ailleurs pas…

Ainsi, au-delà de l'aspect historique, McDonald s'applique surtout à dépeindre les liens étroits qui, en Irlande peut-être plus qu'ailleurs, unissent une nation à ses mythes. L'intervention de Yeats dans la première partie est significative : par son intérêt pour les racines mythologiques de son pays et par son engagement nationaliste, le personnage symbolise à lui seul l'identité irlandaise du début du siècle dernier. Mais à mesure que l'Irlande entre dans la modernité, les légendes ancestrales se modèlent sur les peurs et les espoirs de chaque génération : Emily, Jessica et Enye reflètent chacune un aspect du visage de l'Irlande, fascinée par ses mythes, absorbée par sa lutte, ouverte au monde.

Ian McDonald a pour son pays le même regard que le Dr. Rooke, le psychologue qui traverse le siècle sur les traces d'Emily, a pour ses patientes. Et derrière sa vision de l'Irlande se dessine celle d'une civilisation occidentale qui, à trop s'identifier aux mythes du passé, se contente désormais de remixer son héritage sans parvenir tout à fait à y intégrer sa modernité, à se créer ses propres mythes. « N'avons-nous pas perdu d'une manière ou d'une autre la capacité d'engendrer de nouveaux mythes adaptés à une société technologique ? se demande Rooke. Pourquoi nous tournons-nous vers ces guerriers d'une époque où tout était plus simple, quand le noir était noir et le blanc aussi blanc qu'un drap lavé avec une lessive bio ? »

Il y a bien des façons d'aborder ce Roi du matin, reine du jour : roman historique, psychologique ou fantastique, les différents niveaux de lecture se répondent, s'enrichissent et s'éclairent. Ian McDonald livre là une œuvre exigeante, dense et originale, une trilogie de fantasy en un tome, résolument à contre-courant d'un paysage éditorial majoritairement acquis aux cycles interminables qui font feu de tout bois pour ressasser ad nauseam les poncifs éculés du genre… De quoi (re)découvrir un écrivain talentueux trop longtemps ignoré en France, en attendant les traductions annoncées, chez Denoël et Bragelonne, de River of Gods et Brasyl.

Il était temps.

Vision aveugle

Premier roman de Peter Watts publié en France (en attendant le très aquatique Starfish), Vision aveugle fait partie des textes qui impressionnent le lecteur, tant par l'ampleur du propos que par son intelligence narrative. Véritable livre de science-fiction au sens premier, cet opus douloureux rejoint d'entrée de jeu le cultissime Schismatrice du non moins cultissime Sterling. Même cohérence visuelle, même vision furieusement coupante de la post-humanité et même absence d'explications dans le contexte quotidien (quel roman de littérature contemporaine explique le fonctionnement d'un robinet ? Pourquoi la S-F devrait-elle justifier ses choix technologiques ?). Enfin — surtout — même questionnement du début à la fin : qu'est-ce que l'humain ? Et pour répondre, quoi de plus évident qu'une autre question ? Qu'est-ce que l'autre, l'extraterrestre, l'ennemi ? Du coup, exactement comme Schismatrice, Vision aveugle se mérite. Le décor est flou. Il se précise peu à peu. Les personnages commencent leur vie comme simple silhouettes, puis se développent et gagnent en épaisseur à mesure que le lecteur prend conscience du monde dans lequel ils évoluent. Et le résultat est… vertigineux.

Complète réécriture de la plus vieille idée science-fictive — le premier contact extraterrestre —, Vision aveugle avale littéralement le cliché et s'axe principalement autour de personnages dévastés. Humains trafiqués, reconstruits ou schizophrènes à personnalités multiples (lire Les 1001 vies de Billy Milligan pour une explication de texte), scientifiques fous à la conscience téléchargée et… vampires. Oui oui, de vrais vampires, mais bien différents du mythe. Une branche éteinte de l'évolution humaine datant de plusieurs centaines de milliers d'années ramenée à la vie par le miracle de la génétique. Une branche qui donne des individus aux caractéristiques bien précises et aux aptitudes clairement définies. Ici, c'est surtout du Thésée qu'il s'agit, un vaisseau d'exploration qui rencontre le fameux artefact extraterrestre. À son bord, un équipage restreint, dont Siri Keeton, le narrateur, chargé de surveiller le bon déroulement des opérations, plusieurs autres personnages hauts en couleur, sans oublier le capitaine, vampire de son état. D'entrée de jeu, les codes du genre volent en éclat. D'abord parce que le Rorschach — c'est ainsi que se baptise lui-même l'artefact — leur parle en anglais, ensuite parce qu'il cesse de leur parler après les avoir menacés de mort. C'est le début d'une exploration rarement vue en littérature, déroulée sur deux niveaux : la lente compréhension de la nature même de l'artefact, couplée à la lente compréhension de la nature même des humains chargés du contact. Deux niveaux, donc, et un lecteur qui passe de l'un à l'autre avec un bonheur renouvelé. On frissonne, on fronce les sourcils, on est largué, et puis tout s'éclaire, comme par magie, juste avant que la lumière ne s'éteigne à nouveau, prélude à la prochaine illumination. Le tout sous une plume brillante aussi obscure que limpide, mais délicieusement tordue. À ce titre, saluons la performance du traducteur — Gilles Goullet, dont on avait pu apprécier le travail sur un roman aussi difficile que La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer — qui a dû beaucoup souffrir pour saisir où voulait en venir l'auteur et tâcher de restituer la saveur de la langue dans un français compréhensible. Au final, reste la question centrale du roman : qu'est-ce que le Rorschach ? Le miroir de nos peurs ? Le papier tâché sur lequel chacun voit ce que son inconscient décèle ? Ou véritablement un vaisseau extraterrestre ? Pour le savoir, une seule solution. Ouvrir le livre, s'y plonger et ne plus le lâcher. Incroyable comme c'est facile d'ailleurs. Car s'il n'a rien de simple, ce roman n'en reste pas moins diaboliquement intelligent, cruel, malin… et limpide. Du grand art, un must instantané.

Un jour je serai invincible

Hasard du calendrier, c'est au moment où les fameux Watchmen débarquent à l'écran que la collection « Interstices » publie un autre exercice de style consacré aux super-héros. De l'auteur — Austin Grossman —, on ne connaît pas grand-chose, mais Un jour je serai invincible est de nature à convaincre tout le monde et nous incitera sans nul doute à garder l'œil sur ses productions futures. Intelligent, drôle, désespéré et profondément humain, le scénario macabre habilement tissé au fil des pages n'entretient qu'un vague rapport avec le récit imaginé par Alan Moore. On y retrouve tout un bestiaire de super-héros fascinant d'ambiguïté, une totale absence de manichéisme et un traitement horriblement quotidien du mythe. Entendre par là que les super-héros sont des hommes (ou des femmes, ou des quasi-machines) comme les autres, avec leurs problèmes de couple, d'alcool, d'ego, d'intégration, et ce subtil mélange d'amour/haine à l'égard de ceux qu'ils sont censés sauver : nous. Les hommes au sens large. Cette infernale humanité qui n'en finit pas de bêler, de gémir, de s'entre-tuer, de comploter, de voler, de piller tout en se plaignant sans cesse de l'indifférence du Grand Tout. Difficile d'assumer son rôle de super-héros quand les hommes ne vous inspirent au mieux qu'un vague mépris plus ou moins amusé. Dès lors, la barrière est vite franchie. Pourquoi ne pas devenir un super-vilain ? C'est objectivement plus drôle, plus sexy, et les trouvailles artistiques pour éradiquer l'humanité ou la Terre ne manquent pas. Partant de ce parti pris saugrenu au premier abord, mais assez touchant quand on y réfléchit bien, Grossman réalise l'impensable : rendre crédible un monde où gravitent de véritables super-héros, dans une lutte permanente contre le mal suprême, aka Docteur Impossible, génie du mal ayant juré la destruction de cette misérable poussière cosmique que les hommes osent appeler foyer. Réjouissant, certes, mais surtout triste et tragique. Car si Grossman prend soin de détailler son monde à l'extrême, la véritable force de son récit tient à la personnalité complexe des héros (super ou anti) qui l'habitent. Et tout ça n'a franchement rien de drôle, tant le quotidien pue la misère, la résignation, la douleur, la vieillesse et la mort. Cerise sur le gâteau, c'est finalement (et logiquement ?) le super-vilain qui devient le véritable personnage central, et l'on se prend à regretter que pour des motifs bassement techniques (si la Terre est détruite, y a pas de roman, ducon), ses tentatives répétées pour en finir une bonne fois pour toute avec l'humanité n'aboutissent jamais.

Tout commence par un éternel recommencement, justement. Docteur Impossible s'évade de sa super-prison après avoir été torturé par des would-be super-héros un poil nazis. Du coup, c'est à l'éternel super-quatuor de super-héros de reprendre du service. Sauf que le super-quatuor a splitté il y a déjà quelques années, suite au douloureux divorce impliquant les deux héros principaux. Deuxième problème, le leader du quatuor a justement disparu et personne ne sait où il se terre (ni d'ailleurs pourquoi il se terre…). Pas grave, il suffit d'engager une nouvelle recrue, une femme, enfin plutôt une femme-machine qui tient plus du cyborg de guerre qu'autre chose, et dont la part d'inhumanité rend sa vision existentielle étonnamment touchante… Et sombre, bien sûr, très sombre. Un jour je serai invincible n'a rien de drôle, non, au contraire. Ce nouveau quatuor prend sur lui la traque du Docteur Impossible. Une traque que l'on suit page après page, de déconvenue en déconvenue. Sous un vernis très comic-book, Grossman nous laisse entrevoir la saleté. Le costume brillant qui pue la naphtaline, le marcel sous la cape, avec comme seule échappatoire la mort et la nullité. Brillant et tragique, le roman ne parle finalement que de perte. L'enfance, la joie, la vie même.

Le Livre des Théophanies

Livres après livres, les éditions Griffe d'Encre s'imposent doucement dans notre microcosme science-fictionnesque hexagonal. Témoin, cet intrigant recueil de Jonas Lenn, dont on a pu lire certains textes ici ou là. Assez classique dans sa forme comme dans son fond (les mythes s'y taillent la part belle), Le Livre des théophanies se compose de huit textes hétérogènes sur le fond, mais somme toute trop homogènes en termes d'ambiance et de procédés narratifs. Les deux inédits ouvrent le bal, les autres se présentent sous une version révisée. D'entrée de jeu, Jonas Lenn frappe l'imagination par son art de l'ellipse et du non-dit. Qu'il s'agisse de l'exploration d'une jungle extraterrestre, des cauchemars d'un enfant ou de la résurgence d'un titan grec, les mêmes fils tissent les récits, les mêmes « trous » laissent le lecteur juge de ce qu'il faut croire — ou pas. Qualité qui se transforme parfois en défaut, dans la mesure où la lecture du Livre des théophanies procure un plaisir calme et tranquille, là où l'on apprécierait parfois la fureur du torrent. Reste que la majorité des nouvelles proposées ici sont de haute tenue. Témoin, « Les Elytres du temps », excellent texte assez roublard qui relate le retour dans sa tribu d'un extraterrestre adopté par des scientifiques humains en mission d'exploration. Brillante idée que de traiter l'éternel thème du premier contact via un personnage a priori adapté à la situation (c'est son peuple, après tout), mais totalement dénaturé par son séjour chez les hommes et finalement étranger à tout. Plus loin, « Un grain de légende » joue également du cliché, en mettant en scène un frère et une sœur en vacances chez leurs grands-parents. Et quand un gitan fait un pacte avec le garçon, ce dernier glisse subtilement vers quelque chose… d'autre. Rêve ? Réalité ? Ou plus simplement les deux ? Variation introspective sur la réalité virtuelle et les mondes inexistants, « La Leçon de ténèbres » fonctionne de la même façon : une idée classique, un traitement introspectif. Quelques textes se démarquent des autres, comme « Le Maître de céramique », jolie nouvelle sur les relations maudites entre art et artiste, artiste et muse et plus généralement sur la représentation de la réalité. Là encore, rien de nouveau dans cette idée d'une création qui accède à l'existence, mais un traitement de l'intérieur qui permet à l'auteur d'écrire de très belles pages sur la nature de la folie. Enfin, citons également « Le Sang des titans » qui, en mettant en scène Alexandre et la cloche à plongée d'Aristote, permettra aux amateurs de fantasy antique d'en avoir pour leur argent…

Les idées sont là, les nouvelles valent le détour et Jonas Lenn prend le temps de camper des personnages crédibles et fouillés. C'est d'ailleurs l'intérêt principal du recueil. Chaque texte est vécu de l'intérieur, d'où la nécessité de recourir à l'ellipse dont on parlait plus haut. Au final, si Le Livre des théophanies ne marque pas son lecteur au fer rouge, il n'en reste pas moins subtilement déviant. De quoi nuancer l'impression générale de classicisme. On pourra tout de même lui reprocher une certaine forme d'apathie, qui confine parfois à l'ennui, mais l'ambiance générale possède suffisamment de force pour affirmer l'identité d'un auteur décidément à part dans le paysage francophone.

Frankia T1

Auteur de Louis le Galoup, une série de fantasy de terroir (éditions Créaliv), Jean-Luc Marcastel défend un certain régionalisme de l'Imaginaire. Un parti-pris qui en vaut bien un autre, et effectivement pourquoi certains paysages de notre beau pays ne fourniraient-ils pas un décor tout à fait acceptable pour une imagination fertile en quête d'espaces sauvages ? Mais de là à peupler les derniers contreforts du Massif Central d'Orcs et de Nains, il y a un pas. Et un autre, plus audacieux encore, à faire cohabiter ceux-ci avec des hommes, dans une France alternative plongée dans la débâcle d'une Seconde Guerre Mondiale qui ne l'est pas moins. Alternative.

Tout comme « chez nous », Frankia est tombée en quelques mois sous les assauts d'une Teutonia revencharde. À sa tête, l'Überkaiser Von Darkho, un technomancien fourbe et cruel, comme de juste, qui a su redonner sa grandeur au peuple teuton. Epaulé par son état-major de Technarchontes, sorte de mages mécanoïdes à l'âme aussi noire que leurs armures, il a entreprit de débarrasser Europa de la peste Elfe, avant — imagine-t-on — d'installer un Überreich de mille über-ans.

Et c'est justement Faëllia s'Aïlenn Shaar Yggdrassaï, la dernière reine des Elfes, qui vient enrouler son automotrice autour d'un platane, non loin d'Anduz. Tentant de fuir les soldats à ses trousses, elle se réfugie dans la remise à bois de Gralk Orug Korg, qui, s'il n'a pas inventé le synthétiseur, a en revanche deux fils : Morkhaï, un orc tout comme lui, et Loïren, un humain qu'il a recueilli et adopté il y a dix ans de cela. C'est ce dernier qui découvre Faëllia. Prise de panique, celle-ci manque de le tuer, mais, blessée et épuisée par sa longue fuite, elle s'écroule, mourante. Immédiatement sous le charme de l'Elfe, Loïren est déterminé à la sauver, coûte que coûte. Il va demander l'aide de l'instituteur du village, et découvrir à cette occasion que le tranquille vieillard est en fait l'un des plus puissants technomanciens d'Europa. Si si ! Ce ne sera que le premier des masques à tomber au cours de cette nuit, des secrets vieux de dix ans vont remonter à la surface des avens cévenols et la vie du jeune homme va définitivement basculer…

Alors passons sur le saugrenu de cette France en guerre peuplée d'Orcs, d'Elfes et de Nains. Après tout, ça aurait presque pu être une bonne idée. Mettons ça sur les caprices de la physique quantique et des univers alternatifs plutôt que sur des délires de rôliste tardif qui aurait forcé sur le Granola pendant des vacances occitanes. Certes, on pourrait trouver à redire au manichéisme schématique de ce monde d'analogies trop transparentes. Toutefois, dans la tonalité indubitablement « jeunesse » du roman, ce n'est guère gênant. La pompe presque notariale de l'écriture de Jean-Luc Marcastel l'est bien davantage, en fait.

Le ton est confit dans une bonhomie campagnarde très « avant-guerre », et les références cévenoles évoquent — non sans horreur — l'empreinte de Barjavel (et pourquoi pas, après tout ? Frankia parle aussi de collabos). Pour nous laisser cette impression de ruralité saine, Marcastel a la main lourde sur la personnification. La pénombre n'hésite ainsi aucunement à être « en anxiété », occasionnellement la nuit est « en orgie de noirceur », quant à Paris — « la belle de Frankia » — elle ne peut-être que « volage et brillante », encore qu'en ces temps moins glorieux, « elle se recroqueville sur ses blessures, telle une femme violentée ». Rien de moins.

Et lorsqu'il n'a pas la métaphore plombée, Marcastel donne sans retenue dans la périphrase pataude. En résulte une lecture fastidieuse, lourde comme une potée aux choux, qui trottine à son rythme flatulent vers des rebondissements attendus. Des défauts dommageables au rythme de cette relecture convenue de la Seconde Guerre Mondiale, déjà entravée par soixante ans de poncifs filmiques qui vont du Vieil homme et l'enfant à Quand les aigles attaquent, en passant même par La Bataille du rail. De fait, il se passe notablement peu de choses dans ce premier tome (car c'est un premier tome !). Que de temps perdu, il faut dire, à cause de cette besogneuse grandiloquence dont Marcastel ne se départit jamais. Une insupportable propension au rebondissement mesquin lui fait trop systématiquement différer d'une bonne demi-page chaque révélation d'une nouvelle tribulation. Pas une seule fois, un danger qui n'apparaisse sans que l'auteur ne s'appesantisse avec un lyrisme gauche sur l'horreur indicible qui étreint ses personnages à la vue de ce qu'une destinée traîtresse et haineuse s'acharne à mettre sur leur chemin. Voilà, y'a pas de raison, moi aussi je donne dans la personnification.

On sent pourtant derrière ces laborieux efforts un amour touchant du travail bien fait. Cette passion artisane qui pousse parfois à en faire trop. On aurait aimé s'y laisser prendre, et on aurait pu beaucoup pardonner à Marcastel sans ce systématisme agaçant et regrettable dans le poussif. On passe.

Le Maître des Chrecques

Ce roman faussement attribué à Walter Moers est en réalité un conte culinaire de Gofid Letterkerl, ici raconté dans une nouvelle version par Hildegunst de Taillemythes, que l'auteur allemand aurait seulement traduit du zamonien et agrémenté de nombreuses et grandes illustrations à la plume. À Sledwaya, localité de la Zamonie où tout est l'inverse de la norme, à savoir que les gens y sont avant tout malades et plaintifs, Echo, un mistigriffe, espèce de chat à deux foies, capable de parler toutes les langues, jeté à la rue depuis la mort de sa maîtresse, aurait péri de faim s'il n'avait accepté le redoutable contrat proposé par Succubius Eisspin, le maître des Chrecques et tyran de la ville, à savoir vivre un mois entier de plaisirs de bouche et de félicités culinaires, dans un confort douillet et plein de distraction, avant d'être sacrifié à la prochaine lune afin qu'Eisspin récupère sa graisse pour préparer une potion à des fins inavouables. Bien sûr, son estomac rassasié, Echo redoute l'échéance finale. Mais il n'est pas facile de s'éloigner du château, un maléfice d'Eisspin l'y ramenant immanquablement. D'ailleurs, Echo n'est plus si leste depuis qu'il engraisse grâce à la magie culinaire du maître des Chrecques qui détaille ici ses très exotiques recettes : quenelle de saumon à l'essence de tomate safranée, intestomac de gargouillette, silure féline au beurre de crevette… L'imagination de Moers semble sans limites, aussi bien dans l'art culinaire que dans la description d'animaux étranges comme les chauves-souris tégumentaires et les houbous cyclopes, les Souffretards et les esturgeons à cape d'invisibilité. D'ailleurs, le roman repose en grande partie sur de logorrhéiques énumérations et des listes évocatrices de merveilles ou de cauchemars.

Si Succubius Eisspin ne paraît plus si inquiétant dès lors qu'il partage son savoir avec sa future victime et qu'une partie de son caractère maléfique s'explique par ses souffrances passées, Echo ne perd pas de vue que ses jours sont comptés et que le régime qu'il a entrepris ne le mène pas bien loin, même si le fumet de vessies de souris rôties continue de flatter son odorat. À la recherche d'une solution, le mistigriffe finit par demander de l'aide auprès de la dernière Chrecque de la ville, une sorcière qui, pour des raisons personnelles, se laisse convaincre malgré la crainte qu'inspire le tyran.

Chaque partie du récit contient quelques pépites philosophiques à déguster entre deux plats : ainsi, il est curieux d'observer que les gourmets considèrent comme des délicatesses extrêmes des aliments qui devraient inspirer de la répulsion, telles ces « huîtres vivantes, le foie malade d'oies gavées, la cervelle d'un jeune veau ». Au détour d'une action, on apprend à maîtriser sa peur en la graduant sur une échelle de dix. Les leçons de Moers apparaissent sans crier gare : c'est en racontant l'histoire d'un génie malfaisant qui ne se laisse pas avoir par celui qui le met au défi de réduire suffisamment sa taille pour se glisser dans une bouteille que l'auteur évoque les dangers du nucléaire et la responsabilité de l'alchimiste qui, en cherchant dans la petitesse, risque de trouver une force surpuissante. La richesse de l'univers de Zamonie, déjà décliné dans Les 13 vies du capitaine Ours bleu (en deux tomes chez Albin Michel dans la collection « Wiz ») et La Cité des livres qui rêvent (Panama), à l'origine une BD du même Moers, est le principal attrait de ce roman pour la jeunesse assez déjanté, riche de sensations et débordant d'idées pas si saugrenues qu'il n'y paraît. Au rayon des curiosités littéraires, en voici une excellente.

Guide de survie en territoire zombie

[Critique commune à World War Z et Le Guide de survie en territoire zombie.]

 Un jour, ils sont apparus, les Z, les Zacks, les rampants, et le monde s'est trouvé plongé dans le chaos. Des hordes de zombies ont envahi les villes, les bourgs et les campagnes, dévorant tout être vivant sur leur passage, contaminant les mordus qui réussissaient à leur échapper. Leur obstination et leur nombre les rendait invulnérables, malgré leur lenteur. La panique causa des dégâts considérables, l'humanité entrevit sa fin, mais la résistance s'organisa et l'épidémie de morts-vivants fut vaincue. Voilà, en gros, ce que relate World War Z d'une façon certes très particulière, mais d'une façon magistrale. Un interviewer mandaté par l'ONU a en effet recueilli à travers le monde les témoignages des survivants, ordonnés de façon à suivre l'évolution de la lutte. Premiers symptômes, La Grande Panique, Retournement de situation, Guerre totale sont quelques-unes des parties de ce saisissant patchwork de tranches de vie qu'on peut considérer comme des nouvelles indépendantes les unes des autres, tour à tour circonstanciées, privilégiant l'information ou au contraire humaines, mettant l'accent sur des situations individuelles tragiques.

On devine tout le parti que peut tirer Max Brooks d'un tel procédé : chaque narration, par le jeu des questions-réponses, va droit à l'essentiel, apporte un éclairage inédit sur le contexte de la guerre ou délivre une réflexion philosophique inspirée par un vécu particulièrement pénible ou horrifique. Le récit de l'invasion est avant tout prétexte à un instantané du monde et des problèmes qui travaillent l'humanité : le conflit Israélo-palestinien, les politiques martiale ou répressive de la Russie et de la Chine, la misère africaine, les trafics au Brésil, la ségrégation raciale aux USA, l'égoïsme forcené des Occidentaux, tout est présenté là, par flashs brefs mais éloquents, parfois juste à l'aide d'un terme imagé ou d'une expression en vogue. C'est le souci du détail qui confère à ces témoignages la précision documentaire d'une rare authenticité, encore rehaussée par celle du langage, qui restitue la personnalité en un clin d'œil. Ainsi, pour un ex futur martyr de la bande de Gaza est-il difficile de croire à la politique de la main tendue d'Israël accueillant les Palestiniens dans des camps protégés, alors qu'une ressortissante russe, contrainte de désigner les soldats à exécuter en guise de punition collective, en vient presque à préférer, à la responsabilité individuelle que suppose la démocratie, la liberté que laisse un gouvernement autoritaire, celle qui lui permet de se dédouaner en disant que tels étaient les ordres.

La multiplicité des réactions offre par ailleurs une impressionnante collection de faits divers, touchants ou sordides, cyniques ou empreints de colère ; c'est ici la variété des situations qui fait la richesse des épisodes, réactions de panique suicidaires comme ces fuyards si serrés dans les embouteillages qu'ils ne peuvent sortir des véhicules assaillis par les Z, retour à l'individualisme forcené et à la sauvagerie comme cette famille canadienne se réfugiant dans les régions polaires où les zombies sont assurés de geler, abandonnant sans sourciller sur les routes toute personne un tant soit peu suspecte, envisageant de consommer sa progéniture devant la dégradation de leurs conditions de vie, pitoyables lâchetés ici et intolérable opportunisme là, quand un malin ayant compris que la peur fait vendre écoule des pilules censées protéger de la contagion.

Des témoins ayant participé à la guerre de façon active ne manquent pas de fustiger les réactions imbéciles de l'armée qui n'a pas su s'adapter à l'ennemi ni compris assez vite qu'il fallait frapper à la tête au lieu d'éparpiller l'ennemi avec un obus, les criminelles hésitations des politiques et les abjectes mais nécessaires décisions des deux face à l'inéluctable. L'effondrement de la civilisation est aussi l'occasion de méditer sur sa fragilité et de constater les saisissants renversements de valeur qu'il provoque : les employés occupant des postes de dirigeants ou de commerciaux se révélant inutiles n'ont d'autre choix que de se mettre au service des métiers manuels ou agricoles essentiels à la survie. Bref, cet ouvrage, par sa densité et sa richesse extraordinaires, par la pertinence de ses propos qui en reviennent vite aux valeurs fondamentales, est à lire de toute urgence.

Moins indispensable que le premier, bien que sous-titré Ce livre peut vous sauver la vie, Le Guide de survie en territoire zombie prolonge de façon plus ludique ces récits par des conseils adaptés à toutes les situations — et de nombreuses illustrations de Max Werner, proche des schémas de modes d'emploi — qui rappellent que le port des cheveux courts est préférable aux longs (les Z peuvent les agripper), qu'il faut se méfier des points d'eau (ils peuvent rester indéfiniment au fond), le mode de transport idéal et le choix des armes. Plus fantaisiste que le premier, il se feuillette plus qu'il ne se lit d'une traite, la dégustation d'entrées au hasard étant la forme la plus adaptée à son humour pince-sans-rire, cynique par endroits.

World War Z

[Critique commune à World War Z et Le Guide de survie en territoire zombie.]

 Un jour, ils sont apparus, les Z, les Zacks, les rampants, et le monde s'est trouvé plongé dans le chaos. Des hordes de zombies ont envahi les villes, les bourgs et les campagnes, dévorant tout être vivant sur leur passage, contaminant les mordus qui réussissaient à leur échapper. Leur obstination et leur nombre les rendait invulnérables, malgré leur lenteur. La panique causa des dégâts considérables, l'humanité entrevit sa fin, mais la résistance s'organisa et l'épidémie de morts-vivants fut vaincue. Voilà, en gros, ce que relate World War Z d'une façon certes très particulière, mais d'une façon magistrale. Un interviewer mandaté par l'ONU a en effet recueilli à travers le monde les témoignages des survivants, ordonnés de façon à suivre l'évolution de la lutte. Premiers symptômes, La Grande Panique, Retournement de situation, Guerre totale sont quelques-unes des parties de ce saisissant patchwork de tranches de vie qu'on peut considérer comme des nouvelles indépendantes les unes des autres, tour à tour circonstanciées, privilégiant l'information ou au contraire humaines, mettant l'accent sur des situations individuelles tragiques.

On devine tout le parti que peut tirer Max Brooks d'un tel procédé : chaque narration, par le jeu des questions-réponses, va droit à l'essentiel, apporte un éclairage inédit sur le contexte de la guerre ou délivre une réflexion philosophique inspirée par un vécu particulièrement pénible ou horrifique. Le récit de l'invasion est avant tout prétexte à un instantané du monde et des problèmes qui travaillent l'humanité : le conflit Israélo-palestinien, les politiques martiale ou répressive de la Russie et de la Chine, la misère africaine, les trafics au Brésil, la ségrégation raciale aux USA, l'égoïsme forcené des Occidentaux, tout est présenté là, par flashs brefs mais éloquents, parfois juste à l'aide d'un terme imagé ou d'une expression en vogue. C'est le souci du détail qui confère à ces témoignages la précision documentaire d'une rare authenticité, encore rehaussée par celle du langage, qui restitue la personnalité en un clin d'œil. Ainsi, pour un ex futur martyr de la bande de Gaza est-il difficile de croire à la politique de la main tendue d'Israël accueillant les Palestiniens dans des camps protégés, alors qu'une ressortissante russe, contrainte de désigner les soldats à exécuter en guise de punition collective, en vient presque à préférer, à la responsabilité individuelle que suppose la démocratie, la liberté que laisse un gouvernement autoritaire, celle qui lui permet de se dédouaner en disant que tels étaient les ordres.

La multiplicité des réactions offre par ailleurs une impressionnante collection de faits divers, touchants ou sordides, cyniques ou empreints de colère ; c'est ici la variété des situations qui fait la richesse des épisodes, réactions de panique suicidaires comme ces fuyards si serrés dans les embouteillages qu'ils ne peuvent sortir des véhicules assaillis par les Z, retour à l'individualisme forcené et à la sauvagerie comme cette famille canadienne se réfugiant dans les régions polaires où les zombies sont assurés de geler, abandonnant sans sourciller sur les routes toute personne un tant soit peu suspecte, envisageant de consommer sa progéniture devant la dégradation de leurs conditions de vie, pitoyables lâchetés ici et intolérable opportunisme là, quand un malin ayant compris que la peur fait vendre écoule des pilules censées protéger de la contagion.

Des témoins ayant participé à la guerre de façon active ne manquent pas de fustiger les réactions imbéciles de l'armée qui n'a pas su s'adapter à l'ennemi ni compris assez vite qu'il fallait frapper à la tête au lieu d'éparpiller l'ennemi avec un obus, les criminelles hésitations des politiques et les abjectes mais nécessaires décisions des deux face à l'inéluctable. L'effondrement de la civilisation est aussi l'occasion de méditer sur sa fragilité et de constater les saisissants renversements de valeur qu'il provoque : les employés occupant des postes de dirigeants ou de commerciaux se révélant inutiles n'ont d'autre choix que de se mettre au service des métiers manuels ou agricoles essentiels à la survie. Bref, cet ouvrage, par sa densité et sa richesse extraordinaires, par la pertinence de ses propos qui en reviennent vite aux valeurs fondamentales, est à lire de toute urgence.

Moins indispensable que le premier, bien que sous-titré Ce livre peut vous sauver la vie, Le Guide de survie en territoire zombie prolonge de façon plus ludique ces récits par des conseils adaptés à toutes les situations — et de nombreuses illustrations de Max Werner, proche des schémas de modes d'emploi — qui rappellent que le port des cheveux courts est préférable aux longs (les Z peuvent les agripper), qu'il faut se méfier des points d'eau (ils peuvent rester indéfiniment au fond), le mode de transport idéal et le choix des armes. Plus fantaisiste que le premier, il se feuillette plus qu'il ne se lit d'une traite, la dégustation d'entrées au hasard étant la forme la plus adaptée à son humour pince-sans-rire, cynique par endroits.

En panne sèche

Alors que la fin de l'ère du pétrole est programmée, Karl Block, un autodidacte, annonce l'existence de réserves pratiquement illimitées. Son calcul, très simple, se base sur le taux de gaz carbonique aux ères géologiques, un taux cinq fois plus élevé qu'aujourd'hui. Les activités humaines récentes n'ont contribué à rejeter dans l'atmosphère que 0,008 % supplémentaire du combustible fossile. Les gisements inexploitables pour cause de mauvais rendement ne suffisent pas à expliquer à eux seuls une telle différence. Si Block a trouvé du pétrole chez lui, en Autriche, il se fait fort d'en trouver partout sur la planète, grâce à sa méthode révolutionnaire contredisant toutes les expertises effectuées à ce jour. Reste à dénicher des investisseurs…

Désireux de faire fortune aux Etats-Unis, Markus Westermann, jeune Allemand dévoré d'ambition, trouve là le moyen de rester dans la nation de tous les possibles : associé à Block, il parvient à lever des capitaux, une fois faite la démonstration qu'il reste du pétrole dans le sous-sol des Etats-Unis, le pays le plus prospecté au monde, au Dakota du Sud, jadis examiné par un prospecteur expert d'autant plus écouté qu'il était originaire de la région. Dans la période euphorique qui s'annonce, Markus vit une aventure passionnée avec Amy-Lee, fille d'un milliardaire chinois, dont la relation n'est peut-être pas si désintéressée que ça. Car la méthode de Block, encore largement intuitive et qui a besoin du concours de Markus pour être perfectionnée, n'intéresse pas seulement des personnages influents pour ses perspectives financières, mais aussi à cause des déséquilibres sociaux qu'elle induit (avant même d'avoir encaissé ses premiers revenus, la société de capteurs solaires de son frère en Allemagne est menacée de faillite) et surtout des menaces géopolitiques qu'elle fait peser sur la planète, l'Arabie Saoudite risquant fort de perdre sa position stratégique. Autant dire que les comploteurs sont légion et que Markus ira de mauvaises surprises en cruelles désillusions, sans cependant jamais perdre sa rage de vaincre les obstacles semés sur sa route.

Cet imposant récit contient deux romans en un : le premier est un thriller de près de 500 pages centré sur la méthode Block et les luttes de pouvoir qu'elle suscite, le second est un roman de science-fiction de moins de 300 pages sur les conséquences dramatiques liées à la pénurie de pétrole.

Le thriller, très documenté, est l'occasion pour Eschbach de faire le point sur les enjeux énergétiques et notre civilisation basée sur le pétrole. L'intrigue, qui alterne entre présent et passé dans une construction très dynamique, comporte quelques passages plus didactiques rangés sous la rubrique passé antérieur, où l'auteur dresse des rappels historiques, politiques et autres qui resituent la thématique dans une perspective sociologique et brosse la menace que fait peser cette trop forte dépendance énergétique.

La seconde partie, plus prospective, donc, montre les conséquences de la flambée des prix suite à un attentat de Ben Laden dans le principal port saoudien, attentat qui cache d'autres vérités plus dramatiques. Le retour à une société néo-rurale proche du XIXe siècle et la chute rapide de la civilisation en l'absence de transport des marchandises, de banlieues trop excentrées de tout pour rester vivables, est convaincante, sans donner dans le spectaculaire. Ici aussi, la documentation confère à des événements de notre histoire récente un éclairage révélateur.

Bien des personnages secondaires (Dorothée, la sœur de Markus, et son mari en Allemagne, une famille princière saoudienne, un prévoyant espion de la CIA) multiplient les points de vue et humanisent le récit, à travers des problématiques qui finissent par recouper l'intrigue principale, parfois de façon trop fortuite. Sur ce point, le roman n'est pas exempt de menus défauts : quelques explications didactiques évidentes exposées dans des dialogues naïfs et des coups de théâtre basés sur des coïncidences formidables, à la façon des feuilletons d'antan, nuisent à la crédibilité de l'ensemble. On a ainsi de la peine à croire, quand Dorothée envisage de façon excessivement dramatique la fin du pétrole, qu'elle ignore que son frère fait la une de la presse aux Etats-Unis en vantant une méthode éloignant cette menace, de même qu'il est surprenant de voir son mari, pourtant employé dans l'automobile, ne pas réaliser les conséquences sur son emploi. Heureusement, Eschbach a suffisamment de métier pour faire oublier ces faiblesses et rendre palpitante cette histoire racontée de façon claire et alerte, sans aucun temps mort, tout en parvenant à faire le tour exhaustif d'une question pourtant très complexe. Un roman fleuve aussi visionnaire qu'impressionnant, qui ne fait l'impasse sur aucun problème.

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