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Les critiques de Bifrost

Tancrède. Une uchronie

Tancrède. Une uchronie

Ugo BELLAGAMBA, Antoine DANCHET
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
256pp - 23,00 €

Bifrost n° 54

Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54

Août 1096. Bohémond de Tarente, prince normand d'Italie, entend l'appel à la croisade du pape Urbain II et, voyant là l'occasion de conquérir un fief plus vaste que ceux qui l'attendent en Italie, abandonne aussitôt le siège d'Amalfi et la campagne en cours pour prendre la route de la Terre Sainte. Accompagné entre autres par son neveu Tancrède de Hauteville, il fonde en 1098 la Principauté d'Antioche. Tancrède, de son côté, poursuit sa route pour participer à la prise de Jérusalem au côté de Godefroy de Bouillon et devient, jusqu'à sa mort en 1112, l'un des seigneurs les plus influents des Etats latins d'Orient…

… du moins jusqu'à ce que certain auteur de S-F s'en mêle au tout début du XXIe siècle et, prétendant avoir retrouvé ses mémoires, donne au personnage, à son destin et à l'Histoire, un tout autre visage…

Après que le Tasse en a fait un modèle de chevalier dans son Jérusalem délivrée, le personnage de Tancrède a été très largement exploité par les arts dramatique et lyrique au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Le roman d'Ugo Bellagamba s'inspirant avant tout de l'opéra baroque du même nom (par André Campra, livret d'Antoine Danchet), c'est au personnage de fiction plus qu'aux actes du personnage historique que le Tancrède de cette uchronie emprunte sa personnalité et sa sensibilité. Et la divergence, ici, réside entièrement dans cette différence de sensibilité, dans l'interprétation subjective par ce Tancrède-ci de faits qui restent, quant à eux, rigoureusement historiques, jusqu'au moment où son destin s'écarte objectivement de celui de son modèle.

Tancrède, le narrateur, est donc lui-même le point de divergence, « l'acteur historique » à la charnière de l'uchronie, et c'est bien là ce qui intéresse Ugo Bellagamba, dont l'aisance à manipuler le fait historique et politique n'est plus à prouver : l'étude, à travers l'analyse de cette divergence, de la nature du rôle de l'individu dans le processus historique — voir à ce sujet, du même Bellagamba, « L'Acteur historique dans les récits de SF », in Yellow Submarine n°132, le Bélial', 2004, un article repris sur le site .

Bien sûr, le roman ne se limite pas à cette seule considération, et le revendique en postface : « Tancrède est de la science-fiction […] qui place au cœur de son propos […] l'histoire elle-même, entendue comme science. » Et conformément à l'idée que l'auteur se fait du rôle de la S-F, Tancrède, en s'interrogeant sur les rapports historiques entre Orient et Occident, se propose d'observer, d'analyser et de questionner le présent.

Mais s'il atteint ces objectifs, le roman peine à convaincre en tant que fiction. La « posture d'historien » revendiquée en avant-propos biaise la lecture et ne résiste pas longtemps au ton qui, sous couvert de modernisation de la syntaxe et du style, ne parvient jamais tout à fait à convaincre que le corps du texte est constitué pour bonne part des mémoires d'un personnage historique, même apocryphes, ni à refléter la spectaculaire évolution des opinions et des croyances de celui-ci. Faute d'un rythme et d'un ton propres à lui donner vie, le personnage de Tancrède ne réussit donc pas à dépasser le statut de construction de l'esprit entièrement dévouée au rôle qu'il tient dans le récit.

Ugo Bellagamba ne se montre pas encore tout à fait à l'aise dans ce premier roman en solo. Toutefois, il creuse et enrichit avec ce Tancrède les thématiques qui lui sont chères : utopie, histoire et politique sont au cœur de cette uchronie qui n'est certes pas le « grand roman » que ses admirateurs attendent, mais ne peut manquer de rappeler aux autres que la science-fiction française tient là un auteur à suivre, pour son œuvre comme pour sa façon très personnelle de concevoir le genre.

 

Olivier LEGENDRE

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