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Papillon de lune

Je ne sais pas si vous vous êtes un jour demandé ce qui fait un bon anthologiste. Pour ma part, je crois avoir trouvé une réponse. Un bon anthologiste serait un individu qui arriverait à présenter ou à rendre compte d'un auteur ou d'une idée avec des textes qu'il aime en nous faisant croire que ce sont les seuls textes intéressants sur l'idée ou de l'auteur. Mais peut-être aussi n'est-ce simplement qu'un individu ayant du goût et des exigences de qualité — et on sait que Jacques Chambon en avait. Les Livre d'or me semblent, dans le genre exercice imposé, d'une grande difficulté — une fois passé la préface biobibliocritique — dans la mesure où, si l'auteur est renommé, trouver des textes remarquables peut être ardu. S'il est en revanche possible de disposer de bons textes sans mal, c'est peut-être que l'auteur ne mérite pas encore cette reconnaissance.

Pour Vance, l'exercice relevait d'une certaine difficulté. Chambon propose sept textes, contre une moyenne de dix environ dans cette série d'anthologies. Trois dépassent les cinquante pages… et occupent plus de la moitié du volume. Cela explique sans doute que sur ces trois textes, deux soient inédits — difficile de les caser en revue. On pourra diviser le sommaire en trois groupes répartis dans le temps : trois récits pour le début des années 50, deux pour résumer les années 60 et deux pour les années 70. « Comme par hasard », le recueil s'achève, selon moi, en apothéose après nous avoir offert un petit inventaire des « richesses » du monde de Vance. Inutile de traiter chaque nouvelle ; ce qu'il faut savoir, c'est la différence entre un bon café normal et un très bon express bien serré… Les ingrédients sont les mêmes, leurs proportions et l'intensité du goût changent. Est-ce que cette formule lapidaire peut définir la différence entre une nouvelle et un roman de Vance ? Je le crois ! Et dans ce sens, l'avantage est à la nouvelle. Si je considère « Papillon de lune », je découvre une société stratifiée et figée, un langage codé — genre Parapluies de Cherbourg —, des problèmes d'identité et d'apparence ,et un rapport à l'intelligence des personnages en quête. Sans parler de la référence directe et manifeste à la Geste des Princes-Démons, on retrouve là des, voire les constantes vancéennes. Pour bien vérifier la règle classique qui veut que les exceptions la confirment, on trouve dans « Alice et la cité » un personnage féminin riche et dense qui diffère des autres personnages féminins mais qui pourrait vivre sur Un monde d'azur. Si vous me lisez, vous devez avoir un aperçu récent de Vance ; remontez donc quelque trente ans en arrière pour le découvrir pleinement ou valider vos impressions.

Le Cycle de Tschai

L'édition du Club du Livre d'Anticipation portait en bandeau sur la jaquette de couverture « Le chef d'œuvre énorme de la science-fiction baroque », « une odyssée merveilleuse et terrifiante ! » ; les illustrations de Caza étaient « baroques » (dans la mesure où il usait de matériaux et techniques mixtes pour un même dessin) et bien datées du début des années 70. Jacques Chambon et Jean-Pierre Fontana signaient une longue préface bibliographique et critique, le même Jacques Chambon donnant plus tard un Livre d'or consacré à Vance. Au lieu de volumes séparés, la dernière édition en date est un énorme pavé qui regroupe les quatre épisodes de la série. (Heureuse et malheureuse initiative ; quatre en un, mais un bouquin lourd et fragile).

Une vedette d'exploration attaquée se pose en catastrophe sur la planète Tschaï. Adam Reith s'en tire, mais il est blessé et des indigènes s'emparent du véhicule. Adam se rétablit au sein de la communauté nomade des Kruthe où seuls ceux qui ont un emblème sont considérés. Il apprend la langue et le fait que la planète est « gouvernée » par quatre grandes « races » : les Chasch, les Dirdir, les Wankh et les Pnumes. Reith découvrira que chacune de ces ethnies a été importée de la Terre (ce qui justifie une foule de comportements).

Reith et le Kruthe qui l'a sauvé doivent fuir, ce dernier rompant ainsi avec ses traditions. Reith veut retrouver sa vedette. En chemin ils rencontrent un homme-Dirdir avec lequel ils vivront le reste de l'aventure avant d'intégrer à l'équipe une esclave des Pnumes. Après avoir cherché les moyens financiers de parvenir à leur fin et (dé)mystifié quelques puissants, l'équipe parviendra à repartir vers la Terre et l'histoire s'arrêtera là. Mais on aura compris que ce n'est pas cette arrivée au but, ce départ, enfin, vers Ithaque qui importe.

Si on considère le baroque comme la juxtaposition inattendue d'éléments disparates, il est indéniable que Tschaï relève du baroque. En effet, les quatre romans proposent des sociétés variées et, en leur sein, une infinité — ou presque — de personnalités et de comportements divers. Le tout est lié par la quête d'Adam Reith… qui forme une véritable Odyssée, proche à mon goût de celle de Lafferty — Les Chants de l'espace (Opta, « Galaxie bis »), qu'il serait bon de rééditer — , au moins par l'humour. On retrouve là l'ossature des grands Vance et l'impression que l'auteur travaille pour une agence de voyage ou rédige des comptes-rendus pour une autre « Planète fantôme » sous la responsabilité d'un ethno-sociologue.

La première question qui vient à l'esprit est la suivante : Vance se sert-il de ce qu'il connaît pour raconter ou raconte-t-il pour placer ses inventions ? Interrogation de pure forme, sans doute, eu égard au plaisir que procure la lecture, mais pas gratuite si l'on pense à toutes les inventions vancéennes. Je répondrai que l'Amérique depuis laquelle écrit Vance (son cadre habituel, même s'il rédigeait souvent ses textes lors de séjours à l'étranger) lui offre la multitude de comportements suffisante à détourner ou décaler. Mais, surtout, l'auteur doit fonctionner comme ses personnages et nécessiter un écran pour supporter la réalité. On notera à ce propos que l'humour et un certain détachement président aux aventures de Reith. Ce personnage n'est, à mon sens, aucunement crédible ou vraisemblable et cela n'a aucune importance : ce qui importe, c'est l'exotisme — des décors comme des individus — et le comportement iconoclaste, interventionniste du héros qui, une fois la surprise du dépaysement dépassée, impose son humanité aux autres qui ne demandaient rien et souvent ne savent que faire de leur liberté recouvrée. On remarquera que c'est toujours à cause d'une femme que les choses changent. Il me semble que l'on doit pouvoir trouver des traces de misogynie dans d'autres textes de Vance — l'écriture de Tschaï est antérieure au « Women's lib » — mais je pense que c'est une misogynie étatsunienne qui relève de l'éducation rooseveltienne, du bien-pensant (il n'est qu'à voir comment les relations de couple sont abordées). Dans le même temps, il me semble percevoir dans la dernière partie une forte condamnation de la pédophilie.

Voilà sans doute expliqué le baroque de Vance comme mélange des éléments protecteurs nécessaires à l'auteur et des obligations culturelles et sociales de son temps. Peut-être une manière insidieuse de se montrer critique.

Rhialto le merveilleux

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Cugel Saga

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Cugel l'astucieux

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Un monde magique

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Le Livre des rêves

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Le Visage du démon

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

Le Palais de l'amour

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

La Machine à tuer

[Critique commune à Le Prince des étoiles, La Machine à tuer, Le Palais de l'amour, Le Visage du démon et Le Livre des rêves.]

La Geste des Princes-Démons, c'est avant tout l'histoire d'une vendetta cosmique, menée par un seul homme, Kirth Gersen, dans le but de venger sa famille et tous ceux qui ont été massacrés ou réduits en esclavage lors de la rafle de Mount Pleasant, au cours de laquelle la population de la ville, qui avait refusé de se plier aux exigences de l'esclavagiste Attel Malagate, a subi les représailles de ceux que l'on appelle les « Princes-Démons ». Ces cinq hommes : Attel Malagate, Kokkor Hekkus, Viola Falushe, Lens Larque et Howard Alan Treesong, sont craints de tous. Ils ont en commun une ignorance méprisante de la douleur humaine et un goût prononcé pour le vice et la cruauté.

Kirth Gersen, qui n'était qu'un enfant lors de la rafle, a été élevé par son grand-père — le seul autre rescapé — dans un seul but, celui d'anéantir les méchants, suivant la définition qu'il en donne : « Est méchant tout homme qui contraint ses semblables à l'obéissance pour atteindre ses buts personnels, détruit la beauté, provoque la douleur, supprime la vie. » Dans cette vaste entreprise, le vieillard inclut de retrouver Parsifal Pankarow — le seul homme impliqué dans la rafle dont il connaît l'identité —, de lui soutirer les noms des cinq pirates responsables de cette atrocité, et de les éliminer un par un, avec toute latitude pour les faire souffrir auparavant. Dans ce but, Gersen a appris l'art du combat, de l'assassinat et celui de la manipulation des poisons, sur toutes les planètes de l'Oecumène et de l'Au-Delà. Cinq opus, pour cinq Princes-Démons et cinq vengeances, donc.

Tous les romans se présentent à peu près de la même manière : Kirth Gersen entame une quête contre l'un des Princes, sur lequel il obtient des informations par hasard, puis rencontre au cours de ses aventures une jeune femme, qui l'aime et dont il tombe amoureux, mais avec laquelle il ne peut se lier, en raison de son choix de vie. Après avoir été mis en présence de son ennemi une ou deux fois sans pouvoir l'abattre, il en triomphe enfin dans les cinq dernières pages de l'œuvre. En bref, nous sommes dans le space opera le plus traditionnel qui puisse être : c'est dire qu'il faut tout le talent de Vance pour parvenir à maintenir le lecteur en haleine tout au long des cinq opus de la Geste. L'originalité des univers et des cultures de l'Œcumène, adjointes au talent naturel de conteur de Vance, suffisent pour l'essentiel à maintenir en éveil notre intérêt pour les tribulations du héros. La réussite de l'auteur est cependant, il faut bien l'avouer, inégale selon les volumes. De toute évidence, Le Prince des étoiles est le texte le mieux mené sur le plan de l'intrigue et du suspense, d'autant qu'il a l'attrait de tout « premier texte » d'une série : présenter un nouveau monde, un nouveau personnage, dont on sait qu'ils pourront se développer à loisir sur la durée. La richesse du récit reste nette dans La Machine à tuer, où les péripéties sont nombreuses et l'intrigue bien ficelée. En outre, Vance retrouve avec bonheur ses penchants pour la fantasy, genre dans lequel il excelle, dans l'élaboration de la planète Thamber. La conjonction à la fois du suspense et de l'univers mythique en font, selon nous, le meilleur opus de la Geste : moins stéréotypé, plus riche, on y sent Vance plus à l'aise.

Le contraste est d'autant plus fort que, dès Le Palais de l'amour, on sent un relâchement dans la construction romanesque. Souvent — trop souvent ? —, dans les trois derniers volumes, Vance fait confiance à son talent de conteur et de peintre pour écrire. Les mondes sont toujours originaux, les descriptions riches, certains personnages fascinants, mais tout cela se fait au détriment du récit à proprement parler, et surtout des Princes-Démons eux-mêmes, dont les personnalités s'affadissent indubitablement. Le Visage du démon est criant à cet égard : l'intrigue est réduite à sa plus simple expression (racheter des actions), et non dénuée d'incohérences, mais l'ensemble du roman est maintenu par la crédibilité et la richesse de l'univers de Dar Sai, la planète des Darsh, et de la culture des Methlen. Lens Larque n'y fait que de très brèves apparitions, et son personnage reste dans le flou sur beaucoup de plans. La dernière page relève cependant à elle seule l'ensemble du récit par son humour qui frôle le nonsense. Quant au Livre des Rêves, où le suspense est pour ainsi dire inexistant, c'est davantage le contenu fantasmatique du cahier rouge de Treesong — d'ailleurs pas toujours exploité — qui fascine, plutôt que l'originalité du récit. Et, surtout, le dernier chapitre déçoit profondément : nous sommes logiquement à la fin de la « grande quête » de Gersen, et Vance choisit une fin ouverte, pour ne pas dire bâclée, comme pour laisser une possibilité de sixième volume, ce qui est assez déconcertant. Il faut en revanche souligner les qualités de la traductrice de ce dernier opus, Arlette Rosenblum, dont on ne dira jamais assez les mérites, tant son texte est cultivé et précis. C'est un vrai plaisir, qui permet d'apprécier la culture de Vance en même temps que de lui rendre justice.

On se permettra donc de dire que le cycle de La Geste des Princes-Démons souffre certainement du fait qu'il a été écrit en deux temps, séparés par un grand intervalle : les trois premiers, d'un seul souffle, sur trois ans, et les deux derniers plus de dix ans après. Comme c'est souvent le cas dans cette situation, les derniers volets souffrent du « syndrome de la séquelle » : délayage, longueur, bref, « réchauffé » — même si, dans le cas de Vance, il était question dès le départ qu'il y ait cinq Princes. Il y manque une sorte de principe unificateur profond, de construction en progression constante et non en répétition du même au même. C'est un peu dommage. Mais il n'en reste pas moins que la puissance créatrice de l'écriture de Vance force l'admiration : rien que pour cela, c'est un cycle à lire, d'autant qu'il complétera votre connaissance des mondes de l'Œcumène.

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