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Un paradis d'enfer

Nous sommes dans la première moitié du XXIIe siècle, dans une société dominée par la nanotechnologie. Samson Harger, artiste reconnu depuis le XXe siècle, tombe amoureux d'Eleanor Starke, une puissante femme d'affaires et politicienne âgée de deux cents ans, à la tête d'un Cabinet dont l'aura ne cesse d'augmenter. Tous deux restent jeunes et séduisants grâce aux nano-agents des bains de jouvence, lesquels évitent également d'avoir une haleine fétide, une odeur corporelle, et autres inconvénients physiques mineurs. Ils ne se sont d'ailleurs rencontrés que sous forme d'hologrammes, Sam étant utilement conseillé par Henry, son valet de ceinture, intelligence artificielle capable de communiquer par la pensée avec lui. Elle l'étouffe en voulant protéger leur liaison de ses ennemis politiques, il tient à sa liberté mais finit par tout abdiquer pour elle. Ils se marient. Nommée gouverneur, Eleanor est désignée pour avoir un enfant, rare privilège accordé par le ministère de la Santé et des Affaires Humaines dans une société où la longévité est sans pareille ; il se fabrique à l'orphelinat national à partir de leurs ADN combinés.

On reconnaît sans peine la trame de L'enfance attribuée publiée au Bélial il y a près de dix ans, court roman qui présentait les stupéfiantes réalisations d'une société très avancée autour d'une brève histoire d'amour. Mais Marusek est allé beaucoup plus loin avec le roman final qui prolonge le récit d'une vie ordinaire en polar foisonnant de personnages. Sam et Eleanor deviennent vite des personnages secondaires tandis que l'action se déporte sur ceux qui enquêtent sur les ennemis de Starke et sur la récupération de la tête de sa fille, Ellen : après que le corps fut pulvérisé dans un attentat, on cherche à la régénérer à partir du casque renfermant sa tête congelée.

La société quasi idyllique de la première partie dévoile progressivement l'envers du décor, nettement moins folichon : racisme ou mépris envers les inférieurs, intelligences artificielles, et individus clonés en fonction de leurs aptitudes à remplir les tâches auxquelles on les affecte, identifiables à partir de leur prénom : un russ, une jenny, une evangeline ; cherté de la vie, qui voit des individus vieillir car ils ne peuvent se payer les traitements réjuvénants, loger dans le compartiment moteur de la cage d'ascenseur et vivre en « charteries » où les maigres revenus de chacun sont mis en commun ; pollution nanotechnologique (les NASTIEs, armes nanotechnologiques, dérivent indéfiniment dans l'air et l'eau) imposant aux cités de vivre sous une bulle isolante, la canopée, ce qui a justifié l'emploi des limaces, lecteurs autonomes de marqueurs génétiques contrôlant au hasard des déplacements l'identité des citoyens, éliminant sans délai tout intrus ou réfractaire, limaces qui permettent aux autorités de surveiller la population (abeilles, guêpes et scarabées de combat complètent la panoplie). Il existe d'ailleurs des individus cautérisés, c'est-à-dire redevenus normaux selon un procédé empêchant toute altération ou prise de possession de leurs cellules sous peine d'entraîner leur auto-immolation. Conséquence : ses cellules reprennent leur processus de vieillissement et l'odeur qu'ils dégagent est pestilentielle pour leurs semblables, les squames s'enflamment en tombant et certains désespérés se transforment en bombe humaine pour protester contre le sort qui leur est réservé. Après nous avoir émerveillés avec les prouesses technologiques, Marusek se penche d'avantage sur leur impact humain, faisant preuve, sur le plan social, de la même inventivité à tous les niveaux. On utilise par exemple les odeurs comme horloges : une odeur de pain frais peut stimuler les travailleurs si elle annonce une pause…

Ce festival d'idées a ses contreparties : pour mieux décrire les innovations sur tous les plans, le récit suit au quotidien de nombreux personnages, de sorte qu'on se perd parfois dans un livre d'une telle densité. Il n'empêche : ce pavé est un très grand roman qui parvient à camper de façon crédible une impressionnante société post-humaine. Chapeau bas !

Notre-Dame-aux-Écailles

Ce recueil de nouvelles est, à l'instar de Serpentine, initialement publié aux défuntes éditions de l'Oxymore et réédité dans cette même collection, un petit bijou d'intelligence et de sensibilité. À travers douze récits, Mélanie Fazi parle, de façon détournée, de ses angoisses, qui sont aussi les nôtres, et porte son regard si particulier sur le monde et les gens, invitant son lecteur à regarder autrement, à voir vraiment ce que son œil ne fait qu'effleurer. « La Cité travestie » présente une Venise sombre, voire cauchemardesque, qui a avalé tant d'âmes dans ses canaux ; « Mardi-Gras » se penche sur une autre ville fascinante, La Nouvelle-Orléans, qui abrite elle aussi ses fantômes derrière les cicatrices causées par l'ouragan Katrina. Si les fantômes se manifestent ainsi aux narratrices (tous les textes sont à la première personne et un seul est au masculin, « Le Nœud cajun », qui fut repris dans le prestigieux Year's Best of Fantasy and Horror 2004), c'est parce qu'elles cherchent avant tout à comprendre ; il en va ainsi de la nouvelle occupante de la « Villa Rosalie », de la pourtant réticente jeune fille assistant à « La Danse au bord du fleuve » d'une créature liquide, et même de la farouche épouse décidée à récupérer son mari ayant célébré des « Noces d'écume » avec l'océan : elle tient avant tout à comprendre ce qui l'attire dans ces flots. Chaque nouvelle demande qu'on fasse un effort de compréhension : pourquoi ce lion vient-il se planter chaque soir devant la véranda (« Les Cinq soirs du lion ») ? Même en ravaudant le thème classique du train de nuit répertorié nulle part emportant ses passagers pour une destination inconnue, Mélanie Fazi parvient à nous surprendre car elle introduit ici aussi la nécessité de comprendre la raison de sa présence. La relation ne s'établit pas seulement avec des vies disparues, mais avec des objets : voici une musique dispensatrice d'inspiration (« En forme de dragon »), une statue qui absorbe le cancer d'une jeune femme (« Notre-Dame-aux-Ecailles ») et une poupée de chiffon opérant de même avec les chagrins d'une enfant (« Fantômes d'épingles ») — mais on ne donne jamais un supplément d'âme aux objets sans y perdre un peu de soi en retour.

Il est frappant de constater combien Mélanie Fazi considère le monde et les objets qui l'entourent comme un langage qui n'attend que d'être traduit : la fréquentation assidue est promesse de révélation. C'est ainsi qu'est considérée Venise ou que la fillette parvient à comprendre mieux que le père la nature de la musique qu'il écoute, que les protagonistes « apprennent » le fonctionnement de la poupée, de la sculpture, du train. Le seul titre de « Langage de la peau » est éclairant sur cette fonction de décryptage que Mélanie Fazi mettait déjà à l'œuvre quand elle prenait des cours de traduction littéraire et qu'elle observait les marquages de territoire que constituaient les graffitis sur les tables, jusqu'à reconnaître les manies de chacun. Evidemment, œuvrant dans le fantastique, ses sujets de traduction ont souvent la mort pour objet, ou l'appréhension de la mort : décrypter ces peurs-là revient à les dompter, pour mieux se familiariser avec cette dernière. Ce sont ces affrontements très lucides qu'elle offre au lecteur, le ton grave et sensible de son propos étant sublimé par son écriture, magnifique, comme toujours.

Lunatique spécial Daniel Walther

Daniel Walther, qui, il y a peu, fit l'objet d'un dossier Bifrost, est à l'honneur dans ce numéro spécial de Lunatique, le second après celui dédié au regretté Michel Demuth. Au sommaire quatorze nouvelles, dont quatre inédites, cinq articles, le tout accompagné d'un entretien avec Richard Comballot.

Comme ce dernier le signale, pour réunir une anthologie de Daniel Walther, il n'y a qu'à se baisser : le choix ne manque pas avec près de 160 nouvelles au compteur, souvent parues dans des supports confidentiels, partagées entre science-fiction, fantastique et fantasy, toutes plus ou moins fortement dopées à la testostérone. Car la sexualité est une constante chez l'auteur alsacien, qui est tout simplement incapable de se passer de cette dimension dans ces textes. Le recueil s'ouvre sur une belle et sombre nouvelle d'un narrateur confronté à l'Apocalypse et à sa propre mort, torturé par la question de : combien de temps encore ? Toujours dans les années 70, « Les Guêpes géantes de Fessenheim » traite de mutations dues au nucléaire, bien dans l'air du temps, alors que le vent de liberté et de révolte d'inspiration dadaïste qui souffle dans « Les 100 millions de chevaux de la planète Dada » connaît, sur fond de sexualité mortifère, une conclusion pessimiste. La sexualité dévorante, exigeante, de la femme, angoissante pour l'homme qui doute de ne pouvoir la satisfaire, se retrouve dans nombre de textes, fantasmatique avec le beau « Cantilène dans une flaque d'encre » qui évoque aussi la descente dans l'enfer de la dépression d'un écrivain qui se croyait « arrivé », fantastique dans « Caguefoutre » où s'immisce un fantôme lubrique, entre space opera et fantasy dans « Otages de l'hiver », et finalement menaçante dans « Lames de fond », où rôde la hantise de la castration. Alain Dartevelle se livre d'ailleurs à une intéressante étude sur le rôle et la place du sexe dans l'œuvre de Daniel Walther, lequel, dans ses articles, ne manque pas d'adresser un hommage à André Hardellet.

L'érotisme est une musique obsédante, les deux font d'ailleurs bon ménage comme il est démontré dans le « Manuscrit trouvé dans un étui à cigare », nouvelle qui rappelle que Daniel Walther est aussi un érudit impressionnant, qui truffe ses textes de références à l'art ou à l'histoire avec un naturel déconcertant. Ici, il évoque Joyce de façon étonnante, sous la forme d'un extraterrestre (« Hommage à Janus »), et dans « Traque à New Bornéo », écrit en collaboration avec Richard Comballot, il rend hommage à Conrad et Coppola. De fait, il ne craint pas de s'aventurer sur le terrain de l'uchronie avec une évasion réussie de Bonaparte dans « La Reconquête du Brésil ».

Journaliste et fantastiqueur accompli, Daniel Walther a aussi développé sur le genre des opinions qu'il délivre à travers des articles dénonçant l'omniprésence sanglante de l'horreur made in USA façon Stephen King et rendant hommage à des modèles comme Villiers de l'Isle-Adam et Gustav Meyrinck. Ses commentaires sur la science-fiction en passe de redevenir une littérature facile déclinant le space op' sont aussi à méditer.

Ce qui frappe à la lecture du recueil, c'est la dimension onirique dans laquelle baignent tous les textes. Daniel Walther écrit sur le principe du rêve éveillé, se lançant sans plan préétabli, et cela se voit : quand la fusion entre le rêve et le récit n'est pas totale ou immédiate, on voit le texte hésiter entre plusieurs directions, chercher un équilibre. Mais c'est aussi l'intérêt de ce type d'écriture que de donner à lire l'histoire à l'état brut, des impressions qui, visiblement, bataillent pour émerger jusqu'à ce que la nouvelle finisse par se centrer sur son propos et trouve sa cohérence.

Celle, en tout cas, de ce Lunatique est limpide : elle célèbre un auteur qui ne cède à aucune mode, et qu'on a trop souvent tendance à oublier — à preuve : il n'a pas d'entrée à son nom dans Wikipedia. Ce qui rend d'autant plus essentielle la lecture de cette anthologie.

Collapsium

Un conseil : mieux vaut commencer par lire les annexes et le glossaire en fin de volume afin de se familiariser avec ce concept, assez ébouriffant, de « collapsium », à savoir un cristal contenant des trous noirs miniatures (lesquels sont ici considérés comme des particules élémentaires massives), ce qui permet nombre d'applications extraordinaires — dont la téléportation instantanée (les humains se faxent). L'inventeur en est Bruno de Towaji, qui, devenu richissime, s'est isolé sur une planète artificielle de très petite taille réalisée avec son collapsium pour lui donner une gravité terrestre. Tout cela afin de poursuivre ses recherches sur l' « arc de fin » capable d'arracher des photons à l'extrémité du temps lui-même, et découvrir par la même occasion à quoi ressemble ladite extrémité du temps !

On l'a compris, ce récit se situe dans un futur lointain où l'homme a accompli des progrès considérables — il est ainsi capable de programmer la matière : les portes apparaissent à l'endroit où on désire franchir une cloison. D'ailleurs, Bruno de Towaji est immortel, comme ses semblables, ce qui ne l'empêche pas d'être sans cesse dérangé dans ses travaux, tous les dix ans environ, pour sauver le monde à la demande de la reine de Sol, Tamra, que Bruno appelle affectueusement Tam, pour avoir été son premier amant (lesquels sont tous appelés Déclarants). En effet, son rival, Marlon Sykes, autre Déclarant, a construit un Anneau collapsial autour du soleil afin de permettre aux informations et aux personnes de voyager plus vite que la lumière. Mais l'Anneau est instable et sa destruction provoquerait la mort de toute l'humanité… Un problème que notre héros génial règle avec désinvolture. Mais lorsqu'un autre incident se produit, il est clair que quelqu'un cherche à saboter l'Anneau.

Composé de trois novellas réunies en roman (sans que l'auteur ne prenne la peine de gommer les rappels d'un récit à l'autre), ce space opera ne déménage guère, une fois assimilés les concepts de hard science que McCarthy, par ailleurs scientifique de haute volée, a emprunté à d'autres. Les idées sont séduisantes et présentées avec une solide couche d'explications scientifiques les rendant plausibles le temps de la lecture, mais le reste du roman ne suit pas. On reste pantois devant la facilité avec laquelle le héros prend la mesure du problème puis, au hasard d'un rebondissement, entrevoit la solution qu'il met en place sans délai ni grande difficulté. La psychologie des personnages, la construction même de l'intrigue, sont d'une naïveté qui n'a même plus cours dans la littérature pour la jeunesse des moins de huit ans. C'est dommage, car on imagine quel récit passionnant on aurait pu tirer avec un écrivain sachant exploiter ces idées. La première partie a pourtant été finaliste au Nebula, et le roman, sélectionné pour le prix Sturgeon, a été élu meilleur livre de l'année sur Amazon — mais les Etats-uniens sont de grands enfants, n'est-ce pas ?

La Route

[Critique commune à Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme et La Route.]

 Cormac McCarthy est né le 20 juillet 1933 dans « l'Etat de Rhode Island et les plantations de Providence », le plus petit des états des USA dont la capitale, Providence, est connue de tous les amateurs d'Imaginaire au monde. Auteur discret, qui ne voit guère d'intérêt à parler de son travail d'écrivain, il a attendu son Prix Pulitzer récompensant La Route, pour enfin passer à la télé, le 5 juin 2007, dans l'émission d'Oprah Winfrey. Dix romans seulement jalonnent sa carrière, déjà longue d'une bonne quarantaine d'années : Le Gardien du verger (1965), L'Obscurité du dehors (1968), Un enfant de Dieu (1974), Suttree (1979), Méridien de sang (1985), De si jolis chevaux (1992), Le Grand passage (1994), Des villes dans la plaine (1998), Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (2005), La Route (2006).

Considéré par le célèbre critique Harold Bloom comme l'un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (avec Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo), McCarthy est à mon sens le plus impressionnant de ce formidable quatuor. Ce dont on peut douter, à raison, en lisant Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, roman noir, très noir, où un tueur professionnel (qui pourrait bien être le Diable, comme l'a si joliment proposé l'éditrice Bénédicte Lombardo) part à la recherche d'un magot et des hommes (et femmes) qui ont trempé, de près ou de loin, dans sa disparition. Ce tueur (dont le portrait n'est pas exempt de clichés, fait rarissime chez McCarthy et qu'il convient donc de noter), c'est Anton Chigurh. Un tueur ultra professionnel, un peu comme il existe des dentifrices ultrabright, qui prend la vie de ses victimes avec un pistolet pneumatique d'abattoir modifié, un tueur génialement incarné à l'écran par Javier Bardem coiffé comme Mireille Matthieu — décidément, les frères Coen sont les rois du casting (et un Oscar pour Bardem ! son premier). L'acteur espagnol, qui a toujours rechigné à tourner dans les films violents, disait récemment dans une interview : « Un acteur se demande toujours d'où vient un personnage, où il va. Là, on ne sait rien de Chigurh, qui a tout du fantôme. Je l'ai donc imaginé comme une figure symbolique, plutôt que comme un être humain : il représente la violence à l'état pur. » Chigurh tue en silence (ou en chuintements, si vous préférez) et parle beaucoup, donnant ainsi plus de poids à sa philosophie qu'à la mort qu'il offre bien volontiers à ceux qui ont commis une erreur. Même infinitésimale.

Comme dans l'univers de Quentin Tarantino, ici c'est le mot qui est capital, pas la peine.

Dans l'œuvre de McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme est le maillon faible, car œuvre de commande ; c'est sans aucun doute un très bon roman, mais on y retrouve que très brièvement la violence baroque de Méridien de sang, les entrailles de la folie exposés à tous les regards d'Un enfant de dieu et le style flamboyant, brûlant comme la lave, de De si jolis chevaux. Sans parler de la pertinence psychologique de Suttree — ce livre-monstre, faulknérien en diable, que McCarthy a mis vingt ans à écrire et qui est à son œuvre ce qu'Ulysses est à celle de James Joyce.

Au-delà du voile de la déception, il y a toutefois quelque chose de fascinant, car dérangeant, dans Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme : le constat que fait le shérif Bell (incarné à l'écran par un Tommy Lee Jones parfait), qui dissèque l'évolution de la société américaine depuis son début de carrière. Profondément réactionnaire, son discours fait mal tant il se base sur du vécu, des faits, de la matière humaine. Ici le matériau est de chair, d'os, de nerfs et de sang, et dans son inexorable déconnexion d'avec la nature on voit bien que c'est la moelle (l'âme) qui a été rongée, donc perdue. Quand il était jeune, il arrivait à ce shérif Bell d'aller dans un lycée pour y « calmer » un jeune un peu trop dissipé ; maintenant qu'il est vieux, les lycées du Texas sont des endroits où on se tue à coups de couteau, où la drogue dure remplace les bonbons et où il est difficile d'empêcher profs et élèves de s'armer lourdement. C'est un monde entier qui sombre dans les ténèbres. Comment sauver l'arbre si les racines sont pourries ? La société américaine, pourtant très violente dès sa naissance, a changé, qu'on le veuille ou non, voilà ce que nous rappelle McCarthy (dont le shérif Bell n'est rien moins que l'alter ego). Je voudrais être plus humaniste, mais les faits m'en empêchent, semble-t-il nous murmurer à l'oreille, du haut de ses 74 ans, et les changements sociétaux sur la sellette sont terribles, profonds, et trouvent à bien y réfléchir leur conclusion logique (ou destination finale) dans La Route.

Si j'associe ici autant le livre de Cormac McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, et l'excellent film des frères Coen, No country for old men (oscar du meilleur film), c'est parce qu'ils fonctionnent comme 2001, l'odyssée de l'espace (le livre d'Arthur C. Clarke/le film de Stanley Kubrick) ; il faut considérer les deux médias comme un ensemble pour vraiment apprécier ce qu'ils offrent : un dialogue cruel, du tac au tac, qui continue même après la dernière page tournée, même une fois que le générique de fin a produit ses derniers logos.

Changement de décor. Changement d'époque. Mais pas de destination terminale.

Dans La Route, on suit l'odyssée amère comme la cendre d'un père et de son fils, prisonniers d'un monde post-apocalyptique, dévasté, qui confine à l'allégorie, où la nature a tellement cédé de terrain qu'il n'en reste que les dangers — notamment ceux du froid et des précipitations. L'histoire étant simple, tracée en ligne droite et définitive comme la trajectoire d'une balle de .45 qu'on se tirerait dans le palais, passons volontairement à côté…

Ce qui surprend dans ce livre, avant tout, c'est l'écriture protéiforme, qui passe du sec comme un coup de trique au baroque flamboyant, qui refroidit et qui réchauffe, parfois dans la même page. McCarthy louvoie de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'humain à l'inhumain, du cannibalisme de survie au cannibalisme religieux (hostie), de la description scientifique à l'allusion poétique, les liant parfois en deux mots, décrivant le gris des cendres sur un objet devenu inutile pour ensuite se demander où Dieu trouve sa place dans un tel décor. Ce style, sans doute atrocement difficile à rendre en français, suscite avec une facilité déconcertante des émotions violentes, des images et un vertige qui culmine sur les dernières pages (que je n'ai pas pu m'empêcher de lire comme le chuchotement déchiré, douloureux, d'un père, celui du livre, à un autre père, moi en l'occurrence — on n'a pas d'enfants impunément).

Ici, sur La Route, le Diable est aussi dans les détails, et ces détails qui s'accumulent — comme de la cendre volatile, de la neige ou même le sable d'une tempête — n'ont de cesse d'épaissir le destin des personnages de ce livre, de l' « enmélasser » jusqu'à l'étouffement pur et simple alors que le monde est grand ouvert, du gris consumé de la terre aux noirceurs à jamais inaccessibles de l'espace. Sans oublier la mer, décrite avec un tel sens du funeste qu'on s'attend à chaque page à voir s'échouer les cadavres vêtus d'algues de Joseph Conrad, Herman Melville et Bjorn Larsson.

On a beaucoup glosé sur le genre présumé de ce roman (science-fiction, pas science-fiction) ; la question ne me semble avoir guère d'intérêt, voire aucun, mais quitte à la poser, ma réponse sera simple : La Route n'est pas un livre de science-fiction, non pas parce que c'est trop bien écrit pour en être (argument pour le moins stupide), mais tout simplement parce que le futur, la prospective, la mise en garde n'intéressent pas McCarthy. Pas plus que le cheminement sociétal qui aboutit à l'Apocalypse et au monde d'après. Ce qui intéresse l'auteur de ce livre, c'est la dimension allégorique de l'impossible survie de ses personnages. L'Humain confronté à la mort de la Nature. Un meurtre dont il est coupable, bien évidemment, ce qui fait de La Route une image inversée des œuvres précédentes de Cormac McCarthy, où l'Humain était quasiment toujours confronté à la Nature, cruelle certes, mais magnifique avant tout (thématique qui culmine dans la Trilogie des confins, et tout particulièrement dans De si jolis chevaux, le chef-d'œuvre de l'auteur, médiocrement adapté au cinéma par un Billy Bob Thornton sincère mais dépassé).

Même si McCarthy, conscient qu'il meurt avec la nature qu'il aime tant, écrit un autre livre, ne nous voilons pas la face, La Route (dédié à son fils) est son testament — des pages griffonnées à la cendre qui s'achèvent dans le sang et les larmes. J'y vois le livre d'un père qui ne se connaît que trop bien et qui adresse à des pères, qu'il ne connaît pas, ne connaîtra jamais, un long message d'incompréhension et de désespoir. C'était mieux avant ; comment en est-on arrivé là ? Réactionnaire ? Lucide, tout simplement.

Il y a une progression dans l'œuvre de McCarthy et elle désormais lisible, visible : l'Humain (Le Gardien du verger, 1965), la Nature (De si Jolis chevaux, 1992), le recul de la Nature (Des villes dans la plaine, 1998), la mort de la Nature (La Route, 2005). Ne reste plus que la mort de l'Humain ? Non, car la mort de la Nature l'inclut.

Au final, un grand livre.

Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme

[Critique commune à Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme et La Route.]

 Cormac McCarthy est né le 20 juillet 1933 dans « l'Etat de Rhode Island et les plantations de Providence », le plus petit des états des USA dont la capitale, Providence, est connue de tous les amateurs d'Imaginaire au monde. Auteur discret, qui ne voit guère d'intérêt à parler de son travail d'écrivain, il a attendu son Prix Pulitzer récompensant La Route, pour enfin passer à la télé, le 5 juin 2007, dans l'émission d'Oprah Winfrey. Dix romans seulement jalonnent sa carrière, déjà longue d'une bonne quarantaine d'années : Le Gardien du verger (1965), L'Obscurité du dehors (1968), Un enfant de Dieu (1974), Suttree (1979), Méridien de sang (1985), De si jolis chevaux (1992), Le Grand passage (1994), Des villes dans la plaine (1998), Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme (2005), La Route (2006).

Considéré par le célèbre critique Harold Bloom comme l'un des quatre plus grands écrivains américains contemporains (avec Philip Roth, Thomas Pynchon et Don DeLillo), McCarthy est à mon sens le plus impressionnant de ce formidable quatuor. Ce dont on peut douter, à raison, en lisant Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, roman noir, très noir, où un tueur professionnel (qui pourrait bien être le Diable, comme l'a si joliment proposé l'éditrice Bénédicte Lombardo) part à la recherche d'un magot et des hommes (et femmes) qui ont trempé, de près ou de loin, dans sa disparition. Ce tueur (dont le portrait n'est pas exempt de clichés, fait rarissime chez McCarthy et qu'il convient donc de noter), c'est Anton Chigurh. Un tueur ultra professionnel, un peu comme il existe des dentifrices ultrabright, qui prend la vie de ses victimes avec un pistolet pneumatique d'abattoir modifié, un tueur génialement incarné à l'écran par Javier Bardem coiffé comme Mireille Matthieu — décidément, les frères Coen sont les rois du casting (et un Oscar pour Bardem ! son premier). L'acteur espagnol, qui a toujours rechigné à tourner dans les films violents, disait récemment dans une interview : « Un acteur se demande toujours d'où vient un personnage, où il va. Là, on ne sait rien de Chigurh, qui a tout du fantôme. Je l'ai donc imaginé comme une figure symbolique, plutôt que comme un être humain : il représente la violence à l'état pur. » Chigurh tue en silence (ou en chuintements, si vous préférez) et parle beaucoup, donnant ainsi plus de poids à sa philosophie qu'à la mort qu'il offre bien volontiers à ceux qui ont commis une erreur. Même infinitésimale.

Comme dans l'univers de Quentin Tarantino, ici c'est le mot qui est capital, pas la peine.

Dans l'œuvre de McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme est le maillon faible, car œuvre de commande ; c'est sans aucun doute un très bon roman, mais on y retrouve que très brièvement la violence baroque de Méridien de sang, les entrailles de la folie exposés à tous les regards d'Un enfant de dieu et le style flamboyant, brûlant comme la lave, de De si jolis chevaux. Sans parler de la pertinence psychologique de Suttree — ce livre-monstre, faulknérien en diable, que McCarthy a mis vingt ans à écrire et qui est à son œuvre ce qu'Ulysses est à celle de James Joyce.

Au-delà du voile de la déception, il y a toutefois quelque chose de fascinant, car dérangeant, dans Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme : le constat que fait le shérif Bell (incarné à l'écran par un Tommy Lee Jones parfait), qui dissèque l'évolution de la société américaine depuis son début de carrière. Profondément réactionnaire, son discours fait mal tant il se base sur du vécu, des faits, de la matière humaine. Ici le matériau est de chair, d'os, de nerfs et de sang, et dans son inexorable déconnexion d'avec la nature on voit bien que c'est la moelle (l'âme) qui a été rongée, donc perdue. Quand il était jeune, il arrivait à ce shérif Bell d'aller dans un lycée pour y « calmer » un jeune un peu trop dissipé ; maintenant qu'il est vieux, les lycées du Texas sont des endroits où on se tue à coups de couteau, où la drogue dure remplace les bonbons et où il est difficile d'empêcher profs et élèves de s'armer lourdement. C'est un monde entier qui sombre dans les ténèbres. Comment sauver l'arbre si les racines sont pourries ? La société américaine, pourtant très violente dès sa naissance, a changé, qu'on le veuille ou non, voilà ce que nous rappelle McCarthy (dont le shérif Bell n'est rien moins que l'alter ego). Je voudrais être plus humaniste, mais les faits m'en empêchent, semble-t-il nous murmurer à l'oreille, du haut de ses 74 ans, et les changements sociétaux sur la sellette sont terribles, profonds, et trouvent à bien y réfléchir leur conclusion logique (ou destination finale) dans La Route.

Si j'associe ici autant le livre de Cormac McCarthy, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, et l'excellent film des frères Coen, No country for old men (oscar du meilleur film), c'est parce qu'ils fonctionnent comme 2001, l'odyssée de l'espace (le livre d'Arthur C. Clarke/le film de Stanley Kubrick) ; il faut considérer les deux médias comme un ensemble pour vraiment apprécier ce qu'ils offrent : un dialogue cruel, du tac au tac, qui continue même après la dernière page tournée, même une fois que le générique de fin a produit ses derniers logos.

Changement de décor. Changement d'époque. Mais pas de destination terminale.

Dans La Route, on suit l'odyssée amère comme la cendre d'un père et de son fils, prisonniers d'un monde post-apocalyptique, dévasté, qui confine à l'allégorie, où la nature a tellement cédé de terrain qu'il n'en reste que les dangers — notamment ceux du froid et des précipitations. L'histoire étant simple, tracée en ligne droite et définitive comme la trajectoire d'une balle de .45 qu'on se tirerait dans le palais, passons volontairement à côté…

Ce qui surprend dans ce livre, avant tout, c'est l'écriture protéiforme, qui passe du sec comme un coup de trique au baroque flamboyant, qui refroidit et qui réchauffe, parfois dans la même page. McCarthy louvoie de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'humain à l'inhumain, du cannibalisme de survie au cannibalisme religieux (hostie), de la description scientifique à l'allusion poétique, les liant parfois en deux mots, décrivant le gris des cendres sur un objet devenu inutile pour ensuite se demander où Dieu trouve sa place dans un tel décor. Ce style, sans doute atrocement difficile à rendre en français, suscite avec une facilité déconcertante des émotions violentes, des images et un vertige qui culmine sur les dernières pages (que je n'ai pas pu m'empêcher de lire comme le chuchotement déchiré, douloureux, d'un père, celui du livre, à un autre père, moi en l'occurrence — on n'a pas d'enfants impunément).

Ici, sur La Route, le Diable est aussi dans les détails, et ces détails qui s'accumulent — comme de la cendre volatile, de la neige ou même le sable d'une tempête — n'ont de cesse d'épaissir le destin des personnages de ce livre, de l' « enmélasser » jusqu'à l'étouffement pur et simple alors que le monde est grand ouvert, du gris consumé de la terre aux noirceurs à jamais inaccessibles de l'espace. Sans oublier la mer, décrite avec un tel sens du funeste qu'on s'attend à chaque page à voir s'échouer les cadavres vêtus d'algues de Joseph Conrad, Herman Melville et Bjorn Larsson.

On a beaucoup glosé sur le genre présumé de ce roman (science-fiction, pas science-fiction) ; la question ne me semble avoir guère d'intérêt, voire aucun, mais quitte à la poser, ma réponse sera simple : La Route n'est pas un livre de science-fiction, non pas parce que c'est trop bien écrit pour en être (argument pour le moins stupide), mais tout simplement parce que le futur, la prospective, la mise en garde n'intéressent pas McCarthy. Pas plus que le cheminement sociétal qui aboutit à l'Apocalypse et au monde d'après. Ce qui intéresse l'auteur de ce livre, c'est la dimension allégorique de l'impossible survie de ses personnages. L'Humain confronté à la mort de la Nature. Un meurtre dont il est coupable, bien évidemment, ce qui fait de La Route une image inversée des œuvres précédentes de Cormac McCarthy, où l'Humain était quasiment toujours confronté à la Nature, cruelle certes, mais magnifique avant tout (thématique qui culmine dans la Trilogie des confins, et tout particulièrement dans De si jolis chevaux, le chef-d'œuvre de l'auteur, médiocrement adapté au cinéma par un Billy Bob Thornton sincère mais dépassé).

Même si McCarthy, conscient qu'il meurt avec la nature qu'il aime tant, écrit un autre livre, ne nous voilons pas la face, La Route (dédié à son fils) est son testament — des pages griffonnées à la cendre qui s'achèvent dans le sang et les larmes. J'y vois le livre d'un père qui ne se connaît que trop bien et qui adresse à des pères, qu'il ne connaît pas, ne connaîtra jamais, un long message d'incompréhension et de désespoir. C'était mieux avant ; comment en est-on arrivé là ? Réactionnaire ? Lucide, tout simplement.

Il y a une progression dans l'œuvre de McCarthy et elle désormais lisible, visible : l'Humain (Le Gardien du verger, 1965), la Nature (De si Jolis chevaux, 1992), le recul de la Nature (Des villes dans la plaine, 1998), la mort de la Nature (La Route, 2005). Ne reste plus que la mort de l'Humain ? Non, car la mort de la Nature l'inclut.

Au final, un grand livre.

Reconstitué

Seize meurtres en seize mois ? Pas si sûr, car le Réplicateur crée des corps grâce au procédé D-mat de KTI, puis les massacre. Ces corps de femmes, ressemblant toutes à Marylin Blaylock sont-ils des gens ? Oui, non, peut-être… la justice doit trancher. Là où l'affaire se complique encore plus, c'est que toutes les traces qui mènent au Réplicateur conduisent en fait à Jonah McEwen, un homme qui sommeille depuis trois ans en vie suspendue, empoisonné au SS (SixSens), une drogue mémorielle qui lui a cramé une partie du cerveau. Et si le Réplicateur était un clone de McEwen ? Et d'ailleurs, qui est vraiment McEwen, dont le passé semble pour le moins chargé ?

The Ressurected Man de l'australien Sean Williams, publié aux USA en 2005, a fait partie des livres de S-F dont on a beaucoup parlé cette année-là. C'est un très gros roman (ne vous fiez pas à la raisonnable pagination Bragelonne), de la même veine que Carbone Modifié de Richard Morgan, une enquête hard-boiled post-cyberpunk remplie jusqu'à la gueule de lieux communs plus ou moins détournés, mais aussi de trouvailles fulgurantes (comme le troisième genre : un ecce, des ecceux). Ce livre, compétent (depuis quelques années, l'auteur pisse du Star Wars à jet continu), crée suffisamment d'horizon d'attente pour que le lecteur surfe sur ses scories d'écriture et ses tunnels de dialogue-remplissage décidément très à la mode en S-F ces dernières années.

Si on met à part ses longueurs, le seul et gros problème de ce roman réside dans sa traduction française, une fois de plus. Cette traduction à géométrie variable, tantôt brouillonne, globalement atone, fiche tout simplement le livre par terre (c'est insupportable à lire, à tel point que j'ai commencé à fouiller dans mes cartons pour tenter de retrouver un exemplaire de la VO). Il n'y a pas une page sans une phrase maladroite, des passages entiers sont d'une lourdeur consternante ; plus loin, on tombe sur une description superbe qui semble « volée » à un autre livre. La plupart des choix (je laisse tel mot en anglais ; je traduis tel acronyme de cette façon ; je choisis telle dénomination en français, etc.) sont catastrophiques, créant non pas des contresens flagrants, mais ajoutant un filtre de flou et de gaucherie sur un texte insuffisamment écrit à la base (du moins, pas toujours bien écrit, bien mené).

J'ignore tout de Pascal Huot, le traducteur, mais sauf si cette traduction est signée d'un pseudonyme, il semblerait que ce soit sa première. Et je ne lui jette pas la pierre outre mesure, car clairement il a travaillé, il a réfléchi à ses choix, ça se voit (et c'est bien le problème ! sa traduction est laborieuse, mal assurée). Il est difficile de comprendre comment un éditeur peut donner comme première traduction (si tel est le cas…) un livre de S-F de plus de mille feuillets, plein de chausse-trappes et qui avait besoin d'être lissé stylistiquement (ce qui est souvent nécessaire pour les thrillers de ce genre).

The Ressurected Man est un livre qui plaira aux lecteurs de Richard Morgan et probablement à tous ceux qui fantasment sur le film Blade Runner ; reste qu'il est préférable, une fois encore, de le lire en anglais. Dommage. Une traduction experte (à la Gilles Goullet, pour ne citer qu'un orfèvre) aurait fait de ce livre le premier vrai bon bouquin publié dans la collection Bragelonne « SF » (bon livre qu'on attend toujours, après deux ans d'existence de ladite collection).

Le monde d'avant

« Les fragiles bezeri ont disparu, tués par le manque de scrupules des Humains. Les puissants protecteurs wess'har ont failli à leur obligation envers la population indigène massacrée. Et il faut laver cet outrage. Mais ceux qui rendront leur jugement viennent du Monde d'Avant — le monde natal des wess'har. » Extrait du quatrième de couverture.

Troisième volume de la saga des Guerres wess'har qui en compte déjà six dans les pays anglo-saxons — City of Pearl (La Cité de perle, critique dans Bifrost n°45), Crossing the line (Transgression, critique dans Bifrost n°47), The world before (Le Monde d'avant), Matriarch, Ally, Judge — , cet épisode ne surprendra guère ceux qui ont lu les deux précédents volumes du cycle : c'est toujours aussi mal écrit, mal construit, bavard. Dommage ? Non, rageant, car on sent que ça pourrait être formidable, que l'auteur, bien conseillée (plus ambitieuse ?), aurait pu se hisser plus haut, beaucoup plus haut.

Ce qu'on peut accepter d'un premier roman, et encore, devient proprement insupportable quand on arrive au troisième. Karen Traviss n'a fait aucun progrès visible (on plaint le traducteur) ; pis, elle tire à la ligne de façon éhontée (à une ou deux péripéties près, les 120 premières pages de ce Monde d'avant ne servent à rien, ne font que répéter ce qu'on sait déjà quand on a lu les tomes un et deux, et diffèrent le moment, tant attendu, du retour de Shan Frankland). Cette science-fiction féministe et militaire (je ne suis pas sûr qu'on puisse dire que ce cycle soit « militariste ») pourrait être passionnante si elle apportait un regard sans concession (ou à défaut, un vrai regard) sur les guerres futures, ceux qui les déclarent et ceux qui y mettent un terme, mais Karen Traviss allonge la sauce, multiplie les dialogues inutiles, évite les descriptions comme la peste, sans doute consciente de ses limites littéraires, grandes et hautes, telle la muraille de Chine.

Comme dirait Xavier Mauméjean : « Vous, je ne sais pas. Mais moi, j'arrête… » [les Guerres Wess'har].

Dreamworld

Second recueil de l'auteur (après Déchirures en 2005), Dreamworld surprend sans vraiment surprendre.

Les thèmes des nouvelles sont conformes à ce qu'on peut attendre de Sire « je suis beau comme un dieu viking, non ? » Cédric : suicide, ange(s), déviances sexuelles, automutilations, narcissisme, adultère, enfance martyrisée, adolescence difficile jusqu'à l'impossible, cryptozoologie. Le tout est un brin « pornographique », lourdement « juvénile », délicieusement « gothique » — même si l'auteur se défendra probablement d'être « gothique ».

La surprise est ailleurs. Dans Dreamworld, Sire Cédric déploie un éventail stylistique impressionnant (car varié) à défaut d'être pleinement convaincant (il reste çà et là un peu d'immaturité et beaucoup de « poses » — parfois pénibles, comme certaines nouvelles surécrites de Léa Silhol). Ces « poses » faisant partie du genre « fantastique gothique » comme le vernis craquelé est constitutif d'une toile de maître hollandais, il est difficile de parler de maladresses ; au contraire, on sent que tout ça a été bien pensé et instaure un dialogue entre l'auteur et son lectorat potentiel (et réel), un lectorat d'adolescents des deux sexes fascinés par les Berlin d'Isherwood, de Lou Reed et de David Bowie, les habits noirs et les doigts-ciseaux de Johnny Depp, les statues des cimetières, les vampires de Prague et de la Nouvelle-Orléans.

Sire Cédric, qui serait sans doute surnommé le « beau ténébreux » s'il faisait partie de la famille Addams, sait à qui ses textes s'adressent, et donne à cette jeunesse en quête d'éternité ce qu'elle veut : du sang, du cul, du romantisme, du velours rouge, des dentelles noires, une morsure à l'ombre des caveaux anciens et, plus important que tout ce qui précède, un imaginaire tissé de compréhension et de complicité.

Les personnages de ce « monde du rêve » (qui est le vrai monde, comme chacun sait) sont vivants, parfois très réussis, telle la mère de la nouvelle « Conscience ». Cependant, il manque souvent un petit quelque chose qui ferait des textes de ce recueil de grands textes inoubliables : Sire Cédric ne va pas toujours au bout de son imaginaire, il n'explore pas assez la mythologie de ses édifices littéraires ou celle qu'il exploite (Babylone, les anges, les dragons). Le thème central de « Sangdragon », la cryptozoologie, tombe à plat car l'auteur est trop désinvolte, n'a pas assez fait de recherches sur le sujet pour convaincre. « Cauchemars » aurait pu être digne des Livres de sang de Clive Barker, mais il manque quarante ou cinquante pages à ce texte.

Quand Sire Cédric, sans doute trop pressé d'avoir une carrière, aura compris qu'il faut parfois cent pages là où il n'en offre (verbe choisi à dessein) que vingt ou trente, et qu'un simple geste peut parfois remplacer avantageusement le manque d'originalité d'une scène de cul de trois pages (la quinzième du recueil !), il pourra sans doute rivaliser avec sa grande sœur Poppy Z. Brite ou son grand frère Brian Hodge.

La dernière fois que j'ai lu un très bon recueil fantastique francophone, il s'agissait de Serpentine de Mélanie Fazi (critique dans Bifrost n°37). Dreamworld est plus sexuel, plus brutal, moins ciselé (moins abouti, aussi). Ce qui n'empêche pas ces deux livres de viser globalement le même public. Et de l'atteindre, me semble-t-il.

Cendres

Derrière une couverture dont on peut dire beaucoup de choses, mais certainement pas qu'elle est hors sujet ou qu'elle manque d'ambition, se cache le premier recueil de nouvelles de Thierry Di Rollo, auteur lyonnais mais qu'on verrait plutôt rescapé d'un pays qui, ces cent dernières années, a connu plus de périodes de guerre/famine/peste que le reste du monde réuni — un auteur bien connu des lecteurs de Bifrost et dont le septième roman, Le Syndrome de l'éléphant, paraîtra en mai 2008 aux éditions Denoël en littérature générale.

Sept romans, un petit recueil — de la noirceur ; de la violence ; de la concision ; du sexe mais pas d'amour ; de l'amour, parfois, mais toujours chargé d'une folie brûlante —, Thierry Di Rollo a maintenant, et indéniablement, ce qu'on appelle une œuvre. Pour ceux qui ont le courage de s'y frotter, ce corpus ne fait jamais long feu ; cohérent, ses éclats de plomb fondu nous traversent en biais, le plus souvent de l'estomac (d'abord) à la cervelle (enfin).

Les quatre nouvelles de Cendres s'intègrent parfaitement à l'œuvre dirollienne… que ce soit l'histoire du réfugié Renaud né « à l'époque où les maris pouvaient encore assister à l'accouchement » ; que ce soit celle de cet homme qui, blessé/brisé pour d'obscures raisons politiques, rêve de papillons jaunes ; ou cette jeune fille prisonnière d'un pseudo-comte Zaroff qui ne supporte pas l'odeur des menstrues ; ou, enfin, celle de ce manipulateur temporel obsédé par la chanson des Beatles Eleanor Rigby.

Ce recueil est par conséquent une très bonne porte d'entrée pour découvrir l'œuvre de Thierry Di Rollo, un apéro sang et encre, nappé de cendres — du rouge, du gris, du noir, dont le papillon est le contrepoint parfait car jaune. Cendres vaut donc un coup d'œil, et sans doute plus. Cependant, à titre personnel, je conseillerais plutôt le plat de résistance : le diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes (Le Bélial', disponibles en poche chez Folio « SF »)… car quand on souhaite voir la guerre/famine/peste, les vraies, le plus simple c'est encore de sauter en parachute au beau milieu.

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