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Journal d’un marchand de rêves

Paru en 2016 chez L’Atelier Mosésu, couronné l’année suivante par le prix Imaginales, Journal d’un marchand de rêve, quatrième roman d’Anthelm Hauchecorne, a été réédité en 2018… et est tombé tardivement entre nos mains.

À vrai dire, il s’agit moins d’un journal que de mémoires, celles de Walter Krowley. Narrateur du présent ouvrage, Walter est le rejeton d’une star hollywoodienne dont l’amour paternel n’est pas la plus évidente des qualités. Individu plutôt instable, scénariste en devenir, Walter fait un jour une crise qui l’amène… à Dollywooh, double inversé et onirique d’Hollywood. Dans ce monde, l’Ever, véritable rêve partagé entre les dormeurs du monde entier, la monnaie ayant cours est le sable. Si le mystérieux Gouverneur fait régner une justice sévère à Dollywoh, les alentours de la ville sont arpentés par les Outlaws et les féroces peaux-rouilles – des robots sans âmes, autochtones oniriques. Au fil de ses séjours à Dollywooh puis à Sellexurb l’européenne, Walter va rencontrer plusieurs personnages hauts en couleurs – son ça bestial, des femmes fortes, des hors-la-loi sans pitié – et explorer la région méconnue de Brumaire, dont le sable possède d’étonnantes qualités. Un sable qui, ingéré, décuple la créativité de Walter dans le monde de l’Éveil – faisant du protagoniste moins un marchand qu’un créateur. Le tout est de ne pas tomber à court de sable. Et de surmonter les nombreux périls de Dollywooh.

Quant au lecteur, il devra surmonter les nombreux écueils de ce roman afin d’en atteindre le terme. La plume n’est pas désagréable mais Anthelme Hauchecorne en fait trop (et gagnerait à suivre un stage chez Thomas Day). On mettra les phrases curieuses sur le dos de la fatigue (« Elle marchait à la verticale », « sa victime tomba à la renverse, sans toutefois s’effondrer »). Trop longue pour son propre bien, l’intrigue est trouée par quelques ellipses dignes d’une logique onirique mais pas d’un texte romanesque, et pas vraiment portée par ses personnages ou le cadre de son action (la description d’Hollywood est générique au possible ; Dollywooh ne s’avère guère plus qu’un décor de western ensablé). L’usage intensif des notes de bas de page s’avère horripilant et sans logique (pourquoi mettre une note pour détailler la filmographie de Terry Gilliam ou expliquer l’acronyme WASP et ne rien mettre pour Oz et Celephaïs ?). En fin de compte, après l’ixième note de bas de page expliquant encore l’évidence, seul l’agacement finit par prédominer. Tant pis, et mieux vaut oublier ce roman comme on oublie un songe mal ficelé après le café matinal.

Theodore Sturgeon, le plus qu’auteur

Y aurait-il un frémissement de l’actualité autour de Theodore Sturgeon ? Sans doute, et ce n’est pas pour nous déplaire. Imaginez : en quelques mois, un numéro spécial de votre revue préférée (Bifrost n° 92) sur l’auteur, une traduction fortement révisée de Cristal qui songe par Pierre-Paul Durastanti sous la houlette de l’éditeur de J’ai Lu Thibaud Eliroff, en attendant un traitement similaire sur Les Plus qu’humains dans les semaines prochaines. Et maintenant ce volume coédité par le Forum Les Débats et ActuSF, sous la forme d’un très joli objet livre grand format, en couleurs et sur papier épais. Quand on sait que la dernière parution en France de cet auteur pourtant extrêmement réputé remonte à dix ans maintenant… Alors, on se prend à rêver, par exemple à la mythique intégrale des nouvelles de l’auteur que nous aurons peut-être un jour la joie de pouvoir lire ?

Mais revenons à cet ouvrage, pour y découvrir un portrait pleine page d’un Theodore Sturgeon au regard malicieux. C’est ce qui attire l’œil en premier dans ce livre : l’iconographie omniprésente, précieuse, riche de nombreuses images rares. Photos de l’auteur et de son entourage, extraits de la correspondance, reproductions de couvertures de ses livres, etc., le tout en couleurs. Rien que pour cette iconographie, l’ouvrage vaut le coup. Mais parlons aussi des textes. Le premier est un entretien avec l’une des filles de Sturgeon, Noël, qui est également la présidente du Theodore Sturgeon Literary Trust. Elle revient sur la carrière de son père, sur son impact sur le genre science-fiction, et dit aussi quelques mots sur la nouvelle « Tandy et le brownie » (au sommaire du Bifrost 92), où les personnages sont les enfants de Sturgeon… dont elle-même ! À la fin de l’entretien, on découvrira la passion de Sturgeon pour le bricolage, au travers notamment de plusieurs plans de mécanismes dessinés de sa main. Viennent ensuite des échanges épistolaires avec Vonnegut, Zelazny et Asimov. Il s’agit là d’authentiques documents, dont l’importance est liée à la réputation de l’ensemble de ces auteurs. Il est passionnant de lire ces lettres, témoins d’un genre en phase de consolidation au travers de quelques-uns de ses monstres sacrés. Un gros regret quand même dans la mise à disposition de ces dernières : aucune d’entre elles n’est traduite ! Si un lecteur anglophone saura les savourer, il est regrettable qu’une personne ne comprenant pas l’anglais soit privée du même plaisir… Après la reproduction d’un script de Sturgeon pour la radio, et une étonnante et impressionnante photo de l’auteur jeune en train de faire un salto aérien, la parole passe à celle qui a sans doute le plus fait pour Sturgeon dans l’édition française : Marianne Leconte, qui a réalisé d’innombrables anthologies de l’auteur au tournant des années 1970. Elle retrace sa biographie (au demeurant assez proche de l’article de Francis Valéry dans le numéro spécial de Bifrost), mettant en lumière comment ses déboires personnels et sentimentaux sont intimement liés à sa création, ce qui, pour un auteur humaniste comme Sturgeon, n’est finalement guère surprenant. Tom Monteleone revient ensuite sur sa rencontre avec l’auteur, ou plus exactement avec une certaine partie de son anatomie ; son billet, hilarant et irrespectueux, est une petite bouffée d’humour bienvenue. Philippe Hupp, organisateur du Festival de Science-Fiction de Metz, s’attarde sur la venue en France de Sturgeon. Imaginez un peu : à la première édition du festival, outre Sturgeon, on y croisait Farmer, Sheckley et Harrison — rien que ça ! Réunir l’équivalent d’un tel plateau aujourd’hui paraît impossible.

La partie sur les rapports de Sturgeon avec le cinéma et la télévision est copieuse. Fabrice Defferrard nous explique comment l’écrivain en est venu à collaborer sur deux épisodes de Star Trek, créant au passage l’iconique « Live Long and Prosper ». Si la participation de Sturgeon à Star Trek est en général bien connue, la tentative d’adaptation des Plus qu’humains par Bertrand Tavernier l’est moins. Le cinéaste s’explique quant au choix de ce texte, indiquant au passage que beaucoup de monde, dans les années 70, connaissait les écrits de Sturgeon. Il reconnaît également que si le projet n’a pas abouti, c’est aussi pour des problèmes d’incompréhension, en partie liés aux intermédiaires entre cinéaste et auteur. Ce que viennent prouver les précieux extraits de la correspondance entre les deux, reproduits à la suite. Le dossier se poursuit par deux autres entretiens avec Christian de Chalonge et Laurent Heynemann qui ont, eux, adapté Sturgeon. Avant que l’ouvrage ne se termine par un guide de lecture, où des personnalités (Dolisi, Garcia, Walton, Durastanti…) expliquent leur rapport au texte de l’auteur qu’elles ont choisi.

Passionnant de bout en bout, notamment dans son exploration des facettes méconnues de l’auteur, de son œuvre et de l’adaptation de celle-ci, faisant la part belle à une iconographie somptueuse, on l’a dit, Theodore Sturgeon, le plus qu’auteur se place donc comme le parfait complément du numéro de Bifrost consacré à Sturgeon (en dépit de l’absence de traduction de l’abondante correspondance qu’il propose).

Mage de bataille T2

Dans la chronique du premier tome, on disait de Mage de Bataille qu’il ne fallait guère en attendre la moindre originalité, Peter A. Flannery s’inscrivant dans une tradition durable (en voie rapide d’assèchement, pourrait-on dire aujourd’hui) du roman d’apprentissage dans un monde de fantasy héroïque. Si l’intrigue et ses révélations sont éminemment prévisibles, si les personnages, au demeurent bien travaillés, restent semblables aux cohortes des leurs qui peuplent les romans de fantasy depuis plusieurs décennies, on reconnaissait à Flannery sa compétence pour nous faire partager les doutes, les angoisses et les exploits de ses protagonistes, et nous scotcher à la lecture de ce tome par une écriture dynamique et immersive. Comme le présent tome n’est rien d’autre que la deuxième partie du gros roman publié en un seul pavé aux États-Unis, rien de surprenant donc à ce qu’on confirme ce statut dans cette chronique.

L’histoire, bien évidemment, prend la suite directe du tome 1. On y retrouve Falco et les siens aux prises avec les Possédés et les Démons qui les gouvernent. La menace se précise, à tel point que le livre démarre sur la lutte de plusieurs Mages de bataille contre ces Démons, qui se conclut par la mort des défenseurs du monde libre. L’histoire est éclatée entre plusieurs lieux, et la lutte qui se concentre peu à peu implique de devoir gérer les distances entre les différents groupes de combattants. Flannery alterne ainsi la narration entre ses différents personnages. Ceci a pour effet de dynamiser encore plus l’intrigue, puisqu’aux actes de bravoure des combattants isolés se superpose un schéma plus global, géostratégique, de convergence. C’est bien évidemment assez classique en fantasy, tout tend à la fameuse bataille finale qui résoudra le sort du monde, mais Flannery se révèle assez doué pour orchestrer les événements, même si cela se fait au détriment de certains personnages qui voient leur temps d’apparition à l’écran diminuer drastiquement (ainsi, l’Émissaire, qui disparaît des ondes radar pendant de nombreuses pages au cœur du roman).

Flannery mène ainsi Falco Danté jusqu’au point culminant de son destin, quand le sort de son univers ne dépend plus que de lui, car tous les autres ont échoué. Falco saura se révéler plus forts que tous les Possédés réunis, que tous les Démons et que leur prince, le Marquis de la Douleur. Ce faisant, Falco mettra à jour certains agissements obscurs, et fera certaines révélations sur le passé. On me pardonnera de spoiler quelque peu l’intrigue, mais, à vrai dire, l’auteur lui-même l’avait déjà fait dès les premières pages de son roman.

Au final, Mage de bataille se révèle un parfait exemple de Big Commercial Fantasy : certes loin d’un roman innovant et audacieux, il propose une lecture de pur divertissement, de celle qu’attend un lecteur de BCF. Contrat parfaitement rempli : nul besoin de faire fonctionner les neurones à plein régime, il suffit de se laisser emporter, en reconnaissant à Peter A. Flannery un réel talent de conteur, lui qui s’acquitte de la tâche avec un vrai respect des codes du genre et visiblement un plaisir communicatif.

300 millions

À première vue, l’histoire paraît simple. Gretch Gravey a rassemblé dans « La Maison aux miroirs » un groupe d’adolescents, en vue de servir Darrell. Afin de le faire advenir, la communauté procède à divers rituels, dont le sens nous échappe ou est au contraire atrocement explicite. La police investit les lieux et prend Gravey vivant. Fin du fait-divers, et début de l’histoire.

En surface, Blake Butler accumule les clichés, si l’on entend par là poncifs du polar américain — l’intimité qui en vient à unir le serial killer et l’enquêteur — et photos instantanées de l’Amérique. Le tout démonté puis reconstruit, comme on le dirait d’un visage défiguré. Le récit est servi par une narration chorale : quatre voix dissociées racontant le même drame. Les parties, ordonnées semble-t-il en 1-3, 2-4 puis 5, fournissent un cadre strict à l’intérieur duquel Butler laisse advenir l’anéantissement littéraire.

Se plaçant sous les auspices d’Allen Ginsberg et de Roberto Bolaño (intégrité des renvois d’ascenseur, mais Butler est en mesure de s’élever tout seul), l’écrivain remet en cause l’idée que la narration, en se développant, dévoile l’intrigue. Comme s’il existait une adéquation nécessaire entre les faits et ce que l’on en dit. Or l’auteur met à mal la stabilité sémantique, qui voudrait que le sens des mots et des phrases demeurent permanent au fil du récit. Au contraire, à force de torsions et de répétitions, d’invraisemblances narratives (selon le confort conventionnel de lecture), par l’usage des passages censurés au noir, du blanc des pages ou de motifs géométriques (et des notes en bas de page, dans une intratextualité qui rappelle forcément La Maison des feuilles de Danielewski), Butler rend inopérant les bases fondamentales de la logique nous permettant d’appréhender le réel. Le principe d’identité vole en éclat, à commencer pour l’ensemble des protagonistes qui n’en sont pas forcément troublés. Le principe de contradiction n’est plus opérant : une même chose peut être et ne pas être en même temps, au même lieu et sous le même rapport. La maison est remplie de miroirs, mais chacun sait qu’ils ne reflètent que la surface des choses ou sont déformants. À moins que tout ce qui est raconté soit l’expression de la pure vérité, prévient Butler, conscient que l’ordre est une figure éventuelle du chaos.

L’ensemble donne lieu à une psychomachie où objets, lieux et médias extériorisent l’état mental des protagonistes, et par rétroaction infectent les esprits. Il y aurait tant à dire de ce roman qui dit tellement et se dédit pour se redire, et dont les personnages apparaissent au fur et à mesure du récit, comme le lecteur entre dans l’histoire. Lecteur qui, et c’est un tour de force, en devient l’un des protagonistes. Il en sortira bouleversé, précisément ce que l’on attend d’une grande lecture.

La Forteresse perdue

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

L'Enfer des masques

À l’instar de Thierry Di Rollo, le nom de Jacques Barbéri n’est pas le premier qui vienne à l’esprit lorsque l’on évoque les auteurs majeurs de l’Imaginaire francophone. Et c’est bien dommage. Peut-être leurs univers sont-ils trop personnels et engendrent-ils trop de malaise ; auquel cas, ils sont victimes de leurs qualités mêmes. De son imagination foisonnante, Jacques Barbéri a tiré des univers à nuls autres pareils où l’on entre comme dans les meilleurs Brussolo — à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine boutique d’armes bien connue de tous les lecteurs de SF… Soudain, une inquiétante étrangeté se révèle à nous ; avec les personnages de Barbéri, on franchit le seuil d’un ailleurs incertain, d’un monde qui n’est plus vrai. Parfois, le choc peut être rude. On passe de l’autre côté du cheval et hop : les étoiles qui tournent… Ça chavire, ça dérape à qui mieux mieux dans les virages, et on se retrouve à faire du hors-piste la tête en bas avec pour guide un auteur goguenard qui ne cesse de s’ingénier à mieux nous perdre, semant çà et là ses petits cailloux blancs afin que l’on se prenne au jeu. S’y perdre, s’y retrouver parmi un tourbillon de voiles, guettant quels enfers peuvent bien se dissimuler sous l’envers des masques. Lire Barbéri, c’est jouer.

Jacques Barbéri aime jouer avec nous en maître de cérémonie d’histoires pleines d’humour à contrepied. Ainsi, voit-on dans une scène jamesbondesque à l’envi un personnage s’enfuir en vedette pour être rattrapé in extremis par ses ennemis en hélicoptère — qui peut-être n’en sont pas — juste au moment où le bateau bascule par-delà le rebord du monde…

Vu d’assez loin, l’univers proposé ressemble à ce que pouvait offrir un Michael Crichton, avec tout ce qu’il faut de thriller high tech pour le contexte, mais agrémenté de ce que peuvent y apporter les divers créateurs cités ci-dessus.

L’Enfer des masques ne restera peut-être pas comme le meilleur roman de Jacques Barbéri. Mais sûrement comme l’un des plus accessibles, d’une facture moderne où deux lignes narratives s’interpénètrent avec des anti-avatars d’intelligences artificielles venant gambader en pleine réalité. Voici 35 ans, on aurait dit « cyberpunk ». Mais revu par Jacques Barbéri, ce qui signifie qu’on peut y croiser des bestioles dignes de William Burroughs vu par Cronenberg, entre deux clins d’œil au cinéma.

Derrière les masques, on découvre un conte de la folie ordinaire — façon Jacques Barbéri, cela va de soi. Un amour fou complètement à la masse, égocentrique, narcissique, mégalomaniaque et absolument dénué de la moindre empathie, soit un paroxysme de perversité confinant à la nécrophilie. Dans les univers de Barbéri, les choses les plus ordinaires perdent bien vite toute mesure. Le monde à démonter, à repeindre… Qu’on amène les pinceaux ! Pour donner à son propos tout le relief d’une eau-forte, l’auteur, dont le récit commence par ces mots : « “Sleeping Beauty” ça te tente ? », met en regard les amours morbides de Dickovski dans une version hardcore d’une Belle au Bois Dormant dont le prince n’a pas grand-chose de charmant, et l’amourette standard de Régis et Nora.

Peut-être un peu moins riche et foisonnant d’images, ce Barbéri-là n’en comblera pas moins tous ses aficionados, qui le retrouveront sans nulle peine, tandis qu’il constituera une porte d’entrée idéale pour ceux qui — est-ce possible ? — n’y ont encore jamais mis les yeux. Un excellent bouquin, histoire de commencer l’année en fanfare.

Les Dieux verts

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

Le Dieu foudroyé

[Critique commune à La Forteresse perdue, Les Dieux verts et Le Dieu foudroyé.]

La Forteresse perdue n’avait jamais été réédité depuis sa parution originale au « Rayon Fantastique » en 1962. À sa lecture, on comprend vite pourquoi, tant cette dernière s’avère pénible. Une bien mauvaise surprise, en somme, d’autant que mes lectures précédentes de l’auteure m’avaient plutôt laissé de bons souvenirs…

Dans sa préface, Didier Reboussin écrit : « Comme toujours chez Nathalie Henneberg, il faut oublier l’aspect rationnel des choses (…) où le monde futuriste qu’elle dépeint n’a rien de plausible. » Nous voilà prévenus… Donc, une expédition de la Légion de l’Espace lancée vers Alpha du Centaure a abordé un monde nommé Isis ouvert sur plusieurs dimensions. Elle y a établi un fortin et s’y accroche avec la rage du désespoir. Mais Isis sert aussi de tête de pont à des créatures d’énergie vampiriques se manifestant sous l’aspect de flammes violettes qui entendent envahir la Terre pour se repaître des êtres humains…

Le roman s’articule autour de trois personnages. Alix Orlova — une projection transparente de l’auteure —, Arnold de Held — celle de son mari, Charles —, et enfin Ruy Béarn-Léans, traitre façonné dès le début par les flammes violettes qui n’est pas sans rappeler le héros du Sabre de l’Islam. On y retrouve les figures d’amants tragiques que séparent les valeurs sacrées du devoir auxquels ils se sacrifient. La Forteresse perdue offre une dimension largement autobiographique de la vie des époux Henneberg au Proche Orient au début des années 40, à travers une évocation de la défense acharnée de Palmyre (Syrie) par une compagnie de la Légion Étrangère face à des troupes anglaises largement supérieures tant en nombre qu’en matériel. Le récit se veut poétique, épique, haut en couleur. Il n’en est rien. Les mots, précieux souvent, s’alignent mais peinent à faire jaillir des images ; un défaut de cohérence rend l’histoire difficile à suivre, et il faut passer la moitié de ce « fort Alamo stellaire » pour percevoir une amélioration sensible qui ne parvient toutefois pas à sauver cet ensemble brouillon. Dommage.

Avec Les Dieux verts rien ne change, sauf que cette fois, ça marche… Tout ce qui apparaissait confus dans La Forteresse perdue devient limpide, évident. La poésie prend corps et les images jaillissent à toutes les pages, souvent sublimes. J’avais un excellent souvenir des Dieux verts, mais après la cruelle déception de La Forteresse perdue, le pire n’était pas à exclure. Or, dès les premières pages, je me voyais rassuré et embarqué, entrainé au plus profond de la nuit d’émeraude avec des personnages plus grands que nature. On plonge dans un univers flamboyant de tous les tons du vert, un tourbillon de merveilles créées par une styliste hors pair dont on ne trouvera guère l’équivalent que chez Samuel R. Delany. Plutôt que de s’empiler, les mots chantent et se répondent en canon, engendrant la plus gracieuse des polyphonies.

Il y a 2000 ans, la Terre, alors à son apogée, maîtresse d’un empire stellaire, s’est soudain vue frappée par un terrible cataclysme qui n’a laissé que de rares survivants tout en l’isolant du cosmos. La civilisation humaine s’est effondrée tandis que pour les plantes et les insectes, l’heure de la revanche sonnait. Depuis, l’homme défend les ruines de son empire avec mollesse, s’abandonnant aux rêves, à la décadence, laissant les rênes aux végétaux et copiant les insectes, notamment dans leurs mœurs cruelles. Ainsi, la loi impose-t-elle aux derniers mâles solaires, de race pure, de mourir après le vol nuptial… l’enjeu pour les plantes étant d’en accélérer la disparition avant que l’isolement de la Terre ne prenne fin. En dépit de son amour pour la petite reine Atléna, Argo, le suffète des mers, refuse de se plier à cette loi inique et se rebelle. Comme d’habitude chez Henneberg, leur amour est frappé du sceau de la tragédie. Tandis qu’Atléna se voit chargée de défendre ce qui reste de l’empire, Argo se retrouve à la tête d’une horde de monstres et de mutants avec laquelle il entend libérer A-Atlan du joug des plantes intelligentes et rendre à l’humanité sa splendeur passée.

Les Dieux verts, qui en est à sa quatrième édition, offre toute la panoplie des thèmes chers à Henneberg. L’amour rendu tragique par un implacable destin qui dresse les amants l’un contre l’autre, chacun mu par un sens du devoir infrangible. Le combat final, apocalyptique, fratricide, qui toujours évoque ceux de Palmyre, où l’ennemi véritable se dissimule en arrière-plan. D’innombrables plantes sont ici nommées par leur nom scientifique, ce qui aurait eu tôt fait de sombrer dans le dernier lourdingue, or il n’en est rien. Une riche poésie émerge de toutes les nombreuses descriptions où l’auteure se joue de mots rares pour les palais, les femmes-insectes souvent comparées à des phalènes ou à des orchidées…

Imaginez deux parties d’échecs. Même ouverture. Même variante. L’une perdue, l’autre gagnée. Difficile de concevoir que deux romans aussi semblables parviennent à des résultats aussi opposés. Les Dieux Verts est un pur chef-d’œuvre ; La Forteresse perdue pour ainsi dire illisible.

Entre ces deux extrémités, Le Dieu foudroyé occupe une place médiane. Ce troisième volume, qui vient compléter La Plaie, où Nathalie Henneberg évoquait l’exode vécu enfant avec les derniers Russes Blancs de l’armée de Wrangel, point final de la révolution bolchévique, n’en a pas l’envergure. Le souffle épique s’est tari. Initialement publié chez Albin Michel un an avant sa mort (en 1977), ce roman est le chant du cygne d’une auteure désireuse de ne pas laisser son grand œuvre inachevé. La flamme vacille, comme la vie d’Henneberg elle-même. Peut-être a-t-elle trop attendu… Nathalie Henneberg a toujours fonctionné à l’inspiration, elle n’a jamais été un écrivain de métier pouvant sur le tard compter sur le savoir-faire acquis pour compenser une moindre activité créatrice. En dépit de quelques morceaux de bravoure disséminés ici ou là, jamais Le Dieu foudroyé n’atteindra à l’éblouissement des Dieux verts ni à l’ampleur de La Plaie. Le talent est un tigre furieux qui emporte tout dans une étourdissante chevauchée, laissant le lecteur tout ébahi ; mais à juste le tenir par la queue, il se retourne et lacère de ses crocs et ses griffes. Plus grand est le talent, plus sauvage le tigre. Ainsi le tigre du Dieu foudroyé était-il un vieil animal déjà bien fatigué.

Signal d'alerte

Le temps passe pour tout le monde, mais pour les écrivains, il passe différemment : l’homme vieillit, l’œuvre peut vieillir, mais la manière parfois ne change jamais. Ainsi du Neil Gaiman nouvelliste, dont le troisième recueil, par sa composition et ses thématiques, s’inscrit dans la parfaite lignée des deux précédents, parus en 2000 et 2009, déjà au Diable Vauvert. Soit un patchwork de textes hétéroclites et de taille variable, où tous les mauvais genres sont convo-qués dans une joyeuse célébration de la forme courte (mais pas que : le recueil comporte également quelques poèmes).

Destins tragiques ou bien contrariés, explorations de solitudes, voyages bizarres dans l’enfance du monde ou les noires cruautés de l’âge adulte, parsemés de clins d’œil à la littérature comme il l’aime : l’auteur britannique porte encore une fois un regard ironique et généreux, fourmillant de détails, sur un petit peuple de (anti)héros aux abois, pour lesquels le basculement dans le fantastique agit comme un révélateur — ou une porte de sortie. Petite musique tantôt légère tantôt grave, mais toujours bienveillante, d’un écrivain voué au réenchantement d’un réel méchamment cabossé.

Il serait vain d’énumérer toutes les histoires de ce copieux volume, aussi me contenterai-je d’évoquer les plus représentatives : ainsi la sombre et belle novella « La Vérité est une caverne dans les Montagnes noires », implacable récit de vengeance dans le cadre des îles du Nord de l’écosse. « Le Dogue noir », qui clôt le volume, qui rappelle à notre bon souvenir Ombre, le héros d’American Gods, confronté ici à d’étranges apparitions (fantôme et monstre canin) dans une campagne anglaise où les brumes de la féérie sont moins toxiques que les amours déçus. L’histoire parvient à surprendre malgré des ficelles grosses comme des camions, et l’on reste admiratif devant la progression et l’équilibre général de l’intrigue. Tout en maîtrise. Citons encore « Le Problème avec Cassandra », sur une petite amie imaginaire qui vient s’incruster dans la vie de son créateur, et dans laquelle on peut voir une métaphore sur le travail d’écriture. Et puis aussi, pourquoi pas, « Le Retour du mince duc blanc », d’inspiration Moorcockienne.

Gaiman excelle dans l’hommage littéraire et le pastiche : les mânes — ou les œuvres — de Bradbury, Ellison, Sheckley, Conan Doyle, Jack Vance sont ainsi convoquées et revisitées avec bonheur (réjouissante « Une invocation d’incuriosité »). Dans « Nulle heure pile », l’auteur se confronte à l’univers de Doctor Who, le temps d’une aventure inédite et angoissante. Les réécritures de contes de fées sont également plutôt réussies : mention en particulier à « La Dormeuse et le rouet » (déjà critiquée, sous un autre titre, dans le Bifrost n°82). À noter enfin quelques textes échappant à toute classification, et qu’on qualifiera donc prudemment d’expérimentaux, tels « Orange », où le lecteur doit progresser au travers de ce qu’on devine être les réponses à un interrogatoire, et « Un calendrier de contes », construit à partir d’échanges avec des fans sur Twitter.

Revenons pour finir sur cette coutume typiquement anglo-saxonne qui consiste, pour un auteur, en pré- ou en postface, à faire sa propre exégèse. Rapportée au présent recueil, cela donne une introduction un brin putassière, où le rappel des circonstances de la création de chaque nouvelle est noyé sous une tonne d’éloges dégoulinants, d’anecdotes plus ou moins dignes d’intérêt et d’autosatisfecit. Dans un sursaut de lucidité, Gaiman y évoque toutefois avec justesse cette zone de confort que les écrivains et nous, lecteurs, partageons e voulons rarement quitter (ou au prix de grands efforts). Ce qui nous ramène à la propre introduction du présent papier : il y a des auteurs qu’on aborde en sachant qu’ils vous désintégreront les neurones, et d’autres qu’on retrouve comme une paire de pantoufles, vieillies mais agréables. Pantouflard, Gaiman ? Le plaisir qu’on prend à le lire est peut-être différent, cela n’en reste pas moins du plaisir.

Empire des chimères

Petit patelin endormi à une heure de la plus proche agglomération, Lensil ne dépare pas au milieu des plaines mornes. Au village, on semble peu concerné par ce début des années 80, où la rigueur remplace l’espoir né avec l’élection de François Mitterrand. La population vaque à sa routine, troquant le dynamisme contre une sourde neurasthénie. La jeunesse s’ennuie, frappée par un destin ne lui laissant guère de choix autre que celui d’endosser les habits gris de ses aînés. Les adultes continuent d’entretenir l’illusion d’une France heureuse, comme une force tranquille flirtant avec l’inexorable déclin. Et, pendant ce temps, une pourriture insidieuse mine les fondations de la petite communauté. Une mycose lente et irrésistible dont les manifestations verruqueuses suscitent surtout l’indifférence. Jusqu’au jour où une fillette disparaît. Très vite, on s’émeut, on bat la campagne pour la retrouver, ne découvrant qu’un charnier composé de tous les chats disparus récemment. Les signes de mauvais augure s’accumulent pendant que des lointaines puissances économiques et politiques complotent un avenir plus divertissant — mais la solution à tous ces maux se trouve sans doute ailleurs. Dans une boîte noire décorée d’une corneille blanche renversée. Une boîte qui attend qu’on soulève son couvercle pour voir tous les possibles s’effondrer en une seule réalité. Peut-être sous la forme d’un parc à thème, déclinaison grandeur réelle de l’univers d’un jeu de rôle immersif. Ou alors sous une forme plus sinistre, voire cauchemardesque.

La lecture de Pur, le précédent roman d’Antoine Chainas, n’avait guère suscité l’enthousiasme. À vrai dire, un ennui insidieux prévalait, au point de classer ce texte d’inspiration ballardienne parmi les ratés de l’auteur. Empire des chimères s’inscrit clairement à un autre niveau, marquant le retour de Chainas à son meilleur. Avec ce roman de plus de six cents pages, il nous immerge dans un univers gigogne où réalité et simulacre de réalité s’imbriquent de manière inextricable. Empire des chimères joue en effet sur plusieurs registres, usant des codes du roman noir, du thriller, de la politique fiction et d’un fantastique teinté de science-fiction, pour brouiller les pistes et déstabiliser le lecteur. S’amusant de la porosité des frontières entre les genres, Chainas nous manipule, sème les indices horrifiques au cœur d’une intrigue futée dont le point focal demeure cette mystérieuse boîte au contenu indéterminé influant sur le destin des uns et des autres. Boîte de Pandore ou de Schrödinger ? Sans doute un peu des deux, et peut-être même bien davantage. L’auteur ne rechigne pas ainsi à invoquer le ban et l’arrière-ban de la mythologie et de la science pour bousculer les certitudes, suscitant le malaise et l’angoisse à grand renfort de métaphores organiques, de champignon invasif, de moisissures et autres signaux d’alerte néfastes. Ces manifestations méphitiques nourrissent une atmosphère délétère, propice à toutes les folies criminelles, où le prosaïsme du quotidien reflète le scénario d’un jeu de rôle imaginé par un créateur devenu fou et un écrivain de science-fiction n’étant pas sans évoquer un certain Philip K. Dick. Mais Antoine Chainas ne se contente pas de perdre le lecteur dans un univers singulier et inquiétant. Sous le roman de genre affleure un propos plus politique, dans la meilleure acception du terme, celle qui évite de verser dans le militantisme. Ce début des années 80 qu’il choisit comme contexte, incarne en effet une période de désenchantement où la Gauche change d’avis au lieu de changer la vie. C’est aussi celle de l’accélération de la mondialisation, entraînant le village France, peuplé de Gaulois déjà réfractaires, dans une concurrence acharnée avec le reste du monde, pour le meilleur d’une société post-industrielle confinée dans l’illusion consumériste. Mais aussi pour le pire, c’est-à-dire la dilution du lien social et la mise à l’encan de l’environnement. Traversé par des personnages lumineux, tel ce garde-champêtre opiniâtre au passé ne passant pas, cette adolescente gothique pleine de courage, ou encore cette vieille institutrice marquée par le deuil, Empire des chimères recèle également son comptant de médiocres et de monstres mémorables. Bref, on est bien content de retrouver Antoine Chainas avec un roman ambitieux alliant le plaisir des mauvais genres à une réflexion sur le monde tel qu’il va mal. À découvrir, assurément.

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