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L'île-réalité

Le Narrateur (il se donne ce nom, ce rôle : on ignore son véritable patronyme, car seule importe sa fonction) est un des gardiens de l’île Réalité. Il a pour tâche de surveiller la côte, de noter les éléments inhabituels, d’alerter ses supérieurs si des Étrangers s’approchent du territoire des Originels. Car les habitants de cette île, à la forme quasi rectangulaire, et des îles alliées, craignent par-dessus tout une invasion venue de ces mondes barbares, abandonnés du Système. Métaphore de notre monde occidental, ou plutôt prolongement, car l’action (si l’on peut parler d’action, tant ce n’est pas l’essentiel du roman) se déroule pendant la Nouvelle Histoire, suite de notre Histoire moderne.

Des craintes fondées : certaines parties du Système commencent à lâcher, des îles fléchissent et sont rejetées. Ces bouleversements entrainent le Narrateur dans un voyage déstabilisant, souvent involontaire et subi : prisonnier de sa hiérarchie suite à ses doutes quant à sa mission, puis des Étrangers suite à la chute de son île, il va évoluer dans sa compréhension des mécanismes en jeu, mais aussi dans sa connaissance de soi.

Car si Ricardo Menéndez Salmón fait ici œuvre de romancier, il fait aussi, surtout, œuvre de philosophe. Sa langue est précise (chapeau au traducteur !), exigeante. Les mots utilisés sont choisis, pesés. Le rythme ternaire fleurit à chaque page. Sans pour autant créer la lassitude. Cependant, la lecture de L’Île réalité nécessite une grande disponibilité : on n’est pas dans un pulp ni dans un page-turner d’été. Mais dans un récit truffé de références (l’auteur les a d’ailleurs gracieusement citées à la fin, ce qui permet de vérifier ses intuitions). En premier lieu, évidemment, Julien Gracq et son fabuleux Rivage des Syrtes : l’attente introspective du narrateur, l’observation du monde environnant, l’interrogation sur l’autre. Surviennent ensuite Céline, Nietzsche ou Kafka. Bref, du lourd ! Et pour quel résultat ? Un voyage hypnotisant, lent mais empli de découvertes, séduisant par sa rigueur. Certains diront chiant. Grand bien leur fasse !

L’auteur interroge des thèmes éternels et terriblement d’actualité. La peur de l’autre, bien sûr, dont on ignore tout mais qu’on préfère rejeter : les migrants sur leurs barques de fortune, si présents dans nos bulletins d’actualité ; la quête de soi également, à travers l’observation du monde, à travers l’observation de ses pensées et de leurs fluctuations selon les périodes : le roman, divisé en trois parties, permet au narrateur de commenter ses actions passées avec distanciation (procédé littéraire qui trouve écho dans la relecture, des années plus tard, de son journal intime ou d’une correspondance oubliée) ; les rapports au pouvoir, à la vérité.

Ricardo Menéndez Salmón poursuit ici son questionnement récurrent sur le mal. L’Île réalité n’est pas une simple critique de notre Europe fermée sur elle-même, refusant d’accueillir les migrants sous des prétextes plus ou moins justes, il est aussi une réflexion métaphysique abordable et enrichissante ; bienvenue dans le Système.

La Guerre des bulles

Dans ce petit village isolé du reste du monde par des montagnes, la situation va de mal en pis : les réserves d’eau baissent régulièrement et les adultes semblent incapables de résoudre ce problème. Les enfants décident donc de prendre les choses en main. Ils organisent la prise de pouvoir de la communauté et cantonnent leurs parents au rôle de simples exécutants. Pour asseoir leur autorité, ils peuvent compter sur la puissance des bulles, magiques en quelque sorte. Le délégué du bourg en fait les frais : il sert d’exemple et passe de vie à trépas sans même s’en rendre compte. Le voilà devenu fantôme, condamné à suivre les évènements en spectateur. Mais la discipline implacable exigée par le chef du groupe d’insurgés, Gao Ding, autoproclamé général, ne va pas nécessairement suffire à gérer tous les problèmes rencontrés. Car même si les adultes se montraient inefficaces, ce n’était pas uniquement leur faute. L’eau reste un souci permanent, lié à la météo. Et les attaques fréquentes des chiens sauvages n’aident en rien les nouveaux dirigeants dans leur tentative de rationalisation du bien public.

Entrer dans La Guerre des bulles demande quelques efforts tant l’univers décrit est déconcertant de prime abord. Dès les premières pages, on est cueilli par des bulles aux pouvoirs suggérés, par des fantômes aux manifestations bien éloignées des apparitions écossaises, par des clébards à l’intelligence dérangeante. Ajoutez à cela un vieillard et ses chiens, une sorcière et ses pains aux puissants pouvoirs… le lecteur en prend plein la tête, saoulé d’exotisme. D’autant que, de surcroît, Kao Yi-Feng joue de la subtilité de sa langue. Et même si le traducteur, Gwennaël Gaffric, n’a pu, de son propre aveu, rendre toutes les finesses de ces jeux du fait de la rigidité de la langue française, les enchainements de phrases, d’idées peuvent surprendre ; certaines inventions font d’ailleurs écho à celles des surréalistes ou de l’OULIPO, comme ces champignons « cuisses-de-poulet » sautillant dans les cours pour finir par devenir de véritables volailles. Pourtant, une fois ce choc initial passé (une petite centaine de pages, quand même…), la poésie baignant ce roman entre en action. Le sort de cette cohorte d’enfants prend une importance considérable. L’affrontement avec la meute des chiens sauvages, par sa violence, parfois, émeut et inquiète.

Le résumé de ce deuxième roman de l’auteur taïwanais ne sera pas sans rappeler Sa majesté des mouches, l’immense classique de William Golding — une communauté d’enfants sans adulte pour la guider. D’autant que les rapports de force, les liens entre enfants, calqués sur ceux des adultes, sont bien au centre de La Guerre des bulles. Les tensions pointent au sein du groupe, puis se renforcent à mesure de la narration. Mais la situation, subie chez Golding, est voulue chez Yi-Feng. Et surtout, le fantastique fausse la donne. Le cadre, quasi onirique, possède une importance capitale dans ce roman dépaysant et ô combien recommandable. Gageons que les lecteurs de SFFF, rompus aux habitudes bousculées, aux certitudes ébranlées, sauront profiter de cette virée haute en couleurs dans un univers envoûtant.

L'Empire du Léopard

Le royaume du Coronado a presque achevé la conquête de la Lune-d’Or. Les combats ont été violents et les récompenses attendues ne sont pas au rendez-vous : la terre est pauvre, les filons aurifères annoncés manquent à l’appel. Les anciennes ambitions tournent à l’aigreur, d’autant que les renforts annoncés n’arrivent pas. Or ils sont nécessaires pour espérer soumettre l’empire du Léopard qui, caché derrière une chaine de montagnes, règne, à en croire la légende, sur un territoire à la terre aussi noire que riche et aux mines fécondes.

Cérès est colonel dans l’armée du Coronado. Envoyée ici pour une faute commise à la cour du Roi, désabusée, elle ne rêve ni de gloire ni de folles richesses. Elle obéit aux ordres du vice-roi et tente de l’aider au mieux dans la conduite de cette colonie. Car la Salamandre, c’est son surnom, ne veut pas laisser le chaos régner. Elle mène ses troupes avec rigueur et sens de la justice. Contre l’usure du temps, contre les désillusions, contre les ambitions de certains colons fortunés. Mais un danger plus grand menace, dans l’ombre, et Cerès devra user de toutes ses qualités, toutes ses ressources, pour protéger ses hommes…

Mesdames et messieurs les éditeurs de chez Critic (et d’ailleurs), rendez service à vos auteurs : aidez-les à couper dans leurs romans quand ils n’y parviennent pas eux-mêmes ! Merci pour eux, merci pour nous. Leurs œuvres gagneront en fluidité aussi bien qu’en efficacité, et tout le monde sera content.

Car Emmanuel Chastellière a une imagination certaine… et un sens du détail extraordinaire. Pour L’Empire du Léopard, il a construit un univers précis, aux influences multiples (Amérique du Sud, Moyen-Orient, etc.) et bien maitrisées. Ses personnages sont détaillés au possible : on imagine volontiers qu’ils ont acquis une substance, une véritable vie pour l’auteur. Tout cela représente une somme remarquable. On sent la passion du créateur. Mais il aurait fallu se faire violence et n’en garder que l’essentiel. Or Chastellière, voulant tout montrer, tout faire connaître de chacun de ses protagonistes (et ils sont nombreux !), tarde à réellement démarrer son récit : deux cents pages pour enfin lancer l’action, cent de trop, au bas mot ! D’autant qu’à force de précisions, certains personnages échouent à acquérir cette étincelle de vie nécessaire à l’adhésion du lecteur — un comble. Et frustrant, qui plus est, car une fois passé l’écueil (énorme) de cette interminable entrée en matière, l’action s’enclenche avec vigueur jusqu’à un final haletant, grandiose, qui prouve combien il était bon de passer outre et de s’accrocher. Mais quelle suée !

Le gunpowder fantasy (comme disent les maîtres geeks) est un sous genre peu prisé des auteurs francophones. Avec L’Empire du Léopard, troisième roman d’Emmanuel Chastellière (par ailleurs traducteur et cofondateur du site Elbakin.net), ce dernier pourrait bien nous le faire regretter… si d’aventure il voulait bien se résoudre à sévèrement dégraisser sa prose.

Amatka

Vanja de Brilar d’Essre Deux arrive de la principale colonie, Essre, à Amatka la polaire, avec une mission bien précise : étudier de façon exhaustive les habitudes en matière d’hygiène des résidants. Tâche « fascinante » dont elle s’acquitte avec sérieux — tout en s’interrogeant sur le bien-fondé d’une telle démarche. Étrangère à cette ville, Vanja l’observe avec distance et se pose de plus en plus de questions sur la finalité de nombre de règles régissant sa société. Peut-on être heureux dans un environnement où chaque action doit être validée par le comité, où l’individualité doit s’effacer au nom du bien commun, où rien ne doit changer, car « Quand le matin vient / Rappelons-nous / Tout est comme hier » ?

Pourtant, les habitants d’Amatka et des trois autres colonies ont bien des raisons de respecter des routines précises. Car le matériau qu’ils utilisent sur ce monde, dont on ignore s’il est le nôtre ou plus vraisemblablement une autre planète, est extrêmement malléable. Et si on ne nomme pas régulièrement les objets du quotidien, ils risquent de retourner à leur état naturel de pâte informe. Expérience particulièrement traumatisante. D’où les comptines inculquées dans l’enfance apprenant ce rituel. D’où les séances de peinture : chaque bâtiment voit son nom inscrit de façon lisible sur ses murs, chaque porte est clairement identifiée. Or, l’arrivée de Vanja, bourrée de doutes et terriblement curieuse, va mettre en danger cet équilibre primordial.

Ce roman, d’une grande richesse, brasse les influences et les thèmes classiques avec un certain brio. On pense bien évidemment au 1984 d’Orwell, au Procès ou au Château de Kafka, au Brazil de Terry Gilliams pour la société cloisonnée, prise dans le carcan de la bureaucratie. Mais ce sont également Delany, Vance, Van Vogt et bien d’autres qui viennent à l’esprit pour le travail sur les mots. Des références dont Karin Tidbeck sait se montrer digne : elle les transcende, les intègre à sa propre pensée, à son propre imaginaire. Amatka est construit avec intelligence, avec finesse. Le rythme de la narration suit la découverte progressive de la colonie, son fonctionnement, mais surtout ses dysfonctionnements, par Vanja, personnage peu décrit mais vite familier qui sait atteindre le lecteur, l’amène à accepter sans hésitation la réalité de cette société. Et à rechercher avec elle les tenants et les aboutissants d’un univers plus suggéré que décrit.

Karin Tidbeck, comme de nombreux auteurs qui se respectent, a fait ses gammes dans le registre de la forme courte. Avant Amatka, elle n’avait d’ailleurs publié qu’un recueil, Jagannath, remarqué et récompensé dans le monde anglo-saxon, mais toujours inédit en français (on peut néanmoins découvrir une de ses nouvelles sur le site Coliopod). Habituée à ce format, la Suédoise sait rester elliptique dans son propos tout en évitant l’écueil de l’hermétisme — et sans gêne aucune pour la bonne compréhension. Au contraire, elle joue simplement avec l’intelligence du lecteur et va à l’essentiel : sa narration, l’ambiance et les sentiments de ses personnages. Bref, une vraie réussite, signée par une auteure qui s’impose d’emblée comme une découverte remarquable. À lire sans tarder, donc, avec moufles et cache-col.

La Porte de cristal

La Cinquième Saison plantait l’univers riche et complexe d’une terre où des séismes incessants et une importante activité volcanique provoquant des hivers nucléaires menacent périodiquement la civilisation, voire la vie entière. Durant ces périodes, les Comm ne peuvent subsister que sur leurs réserves ou migrent là où la vie est encore possible. Parmi elles, certains individus ont développé un talent particulier, l’orogénie, lequel a une assise physiologique située dans le cerveau. Il permet de manipuler des énergies telluriques, notamment thermique et cinétique, pour détecter et contrôler les secousses. Les orogènes risquent aussi de provoquer involontairement des catastrophes en l’absence de maîtrise de leurs émotions. C’est pourquoi ils sont tués dès que leur pouvoir se manifeste, sauf s’ils sont repérés par des Gardiens itinérants qui disposent de moyens d’annihiler leurs pouvoirs. Enrôlés et éduqués au sein du Fulcrum, qui les envoie ensuite au service de la population, leur condition reste souvent proche de l’esclavage.

Ce second volume reprend exactement là où s’est achevé le premier : une nouvelle saison, la cinquième, est sur le point d’advenir, provoquée par Albâtre qui a déchiré le continent en deux et en paie le prix en se transformant progressivement en pierre : le mangeur de pierre est à son chevet. Son épouse et élève Essun doit apprendre d’Albâtre les connaissances pour contrer les menaces pesant sur la communauté où ils ont trouvé refuge, voire la civilisation dans son ensemble. Elle cesse temporairement d’essayer de retrouver sa fille Nassun enlevée par son père, laquelle découvre progressivement ses pouvoirs et l’indépendance qu’ils lui procurent.

Progressivement, on en apprend davantage sur les phénomènes telluriques, les obélisques de cristal qui gravitent autour de ce monde ainsi que sur les pouvoirs des Gardiens et la magie en général, laquelle a beaucoup à voir avec des concepts scientifiques en termes de production et d’échange d’énergie, même si science-fiction et fantasy ne se superposent pas entièrement. Les préoccupations écologiques et les critiques sur la science sans contrôle ne sont jamais très loin.

L’accent reste malgré tout mis sur les personnages et l’action. La narration, qui suivait auparavant la même personne à trois époques différentes, se concentre essentiellement sur Essun et Nassun. Le mode original d’écriture, à la deuxième personne, apporte la touche d’exotisme supplémentaire immergeant le lecteur dans ce récit d’une originalité justement récompensée, une fois de plus, par un prix Hugo. Riche, consistant, cohérent, ce second volume poursuit sans faiblir sur la lancée du premier. Un vrai plaisir de lecture.

Éclosion

Des touristes en Amazonie sont confrontés à une attaque massive d’araignées géantes. Les mêmes arachnides carnivores déferlent un peu partout dans le monde, générant des réactions diverses, jusqu’à la frappe nucléaire pour rayer de la carte une zone touchée. Roman polyphonique, les chapitres alternés présentent des scènes apocalyptiques donnant l’ampleur de l’invasion.

Le fait que les États-Unis soient touchés avec un temps de retard permet de se préparer au pire et peut-être d’imaginer une réponse au fléau dont on ignore l’origine. Les marines envoyés en renfort, des survivalistes prêts à se terrer le temps nécessaire ponctuent l’intrigue de scènes d’action. Le récit se concentre plus particulièrement sur Mike Rich, agent de police à Minneapolis, divorcé, écartelé entre son devoir et sa fille dont il n’a pas le temps de s’occuper, confronté sur le terrain aux premières scènes de catastrophe. À la Maison Blanche, la Présidente Stéphanie Pilgrim, belle et intelligente, aux manières décomplexées, a pour conseiller un ami d’enfance, Manny, divorcé d’une entomologiste spécialiste des araignées, Mélanie Guyer, évidemment convoquée pour la circonstance. Son attention avait été attirée par l’un des dessins de Nazca, plus ancien que les autres, représentant une araignée, et plus particulièrement par un sac, découvert sous les piquets de positionnement, contenant des œufs fossilisés mais qui seraient, contre toute attente, en train d’éclore.

Dans le registre des romans catastrophe, l’arachnophobie a toujours figuré en bonne place. Le présent roman ne manque pas de jouer sur la répulsion qu’inspirent ces bestioles, tout en développant des personnages épiçant la sauce avec leurs problèmes personnels. La dramaturgie, assez classique, n’évite pas les clichés, mais en joue avec l’humour et la distanciation nécessaires. À remarquer un grand nombre de personnages féminins aux postes clés, dans le domaine politique, militaire ou scientifique.

Ce premier volume n’en dit pas beaucoup plus sur l’origine de la menace. Il s’agit de la mise en place d’un récit de grande ampleur qui fait la part belle à l’action, sans temps mort. La narration est à l’avenant, rapide, efficace, sans style particulier. Ce n’est pas déplaisant, mais pas très original non plus, voire un cran en dessous de quelques prédécesseurs. Il faudra donc attendre la suite de ce qui est annoncé comme une trilogie pour savoir si l’intrigue qui sous-tend l’ensemble vaut le détour.

Dictionnaire Frankenstein

Tout a déjà été dit, ou presque, sur Frankenstein et sur Mary Shelley, qui, à 19 ans seulement, écrivit un roman destiné à devenir un mythe. Le bicentenaire de sa parution méritait bien un dictionnaire permettant de revenir aussi bien sur des aspects connus ou méconnus de l’œuvre qu’explorer sa postérité, riche d’adaptations et d’avatars dans tous les domaines.

Cent dix-neuf entrées permettent de naviguer entre les thèmes et les détails biobibliographies : elles vont de la notule brève, voire ultra-brève (une ligne), à l’article courant sur plusieurs pages. Les plus fouillés et les plus intéressants concernent l’œuvre originale, les conditions de sa création et ses acteurs : outre Mary Shelley et Percy Shelley, dont on sait qu’il relut le manuscrit et rédigea la première préface, Claire et George Gordon Byron, leur fils William, le médecin de Byron, Polidori, au bord du lac de Genève, au cours de cet été pluvieux de 1816 suite à un hiver volcanique causé par l’éruption du Tambora en Indonésie. On délivre ainsi, au fil des entrées, des informations sur la portée de l’œuvre, sa résonance philosophique, le contexte social et politique, la chronologie du roman et sa réception critique, ainsi que sur la riche carrière de la créature, qui alla jusqu’à usurper le nom de son créateur. Celle-ci est essentiellement cinématographique, et on trouvera aussi bien les articles consacrés à James Whale, Boris Karloff, qu’au Rocky Horror Picture Show et même aux nanars regroupés à part. C’est moins le cas dans la littérature, si foisonnante en références et clins d’œil que seul un survol est effectué en une seule entrée, de Benoît Becker à Brian Aldiss, en passant par Tim Powers et Dean Koontz. Idem pour les adaptations, reprises et pastiches dans le théâtre, la bande dessinée et la chanson, qui recense par exemple un Frankenstein de Serge Gainsbourg.

Quelques entrées sont dispensables, consacrées aux autres monstres sacrés du fantastique et à leurs représentants. Passe pour Bela Lugosi, qui refusa le rôle de la créature, mais Fu Manchu, le Dr Moreau, King Kong et Jekyll et Hyde n’ont pas réellement leur place ici, pas plus que les entréesfantastique, science-fiction, roman populaire, gothique et historique, notules trop schématiques, discutables, voire partiellement fausses, qui ne servent qu’à gonfler le nombre d’entrées.

Claude Aziza, spécialiste des littératures populaires anciennes, mais pas réellement connaisseur de la science-fiction, récuse le qualificatif SF au roman de Mary Shelley, alors qu’il signait, en 1986, avec Jacques Goimard, une Encyclopédie de poche de la science-fiction (un Guide de lecture reprenant les fiches pédagogiques des titres publiés chez Pocket) citant le roman de Shelley parmi les principales dates de la science-fiction : l’autorité du co-auteur avait prévalu ou un revirement s’est opéré depuis. Pour Aziza, Frankenstein ne contient aucun des éléments spécifiques à la SF, le recours aux découvertes scientifiques de son temps n’étant pas utilisé ici comme facteur romanesque (c’est exactement le contraire, comme Aziza l’indique lui-même par ailleurs), ne serait-ce que parce que le roman est placé sous le signe de Prométhée, et donc du mythe. L’argument est grossier. Il amènerait à retirer nombre de titres basés sur la mythologie.

Un avis mitigé, donc, en raison de quelques faiblesses, mais un ouvrage à recommander malgré tout pour l’érudition et la facilité de consultation. Il sera beaucoup pardonné à Claude Aziza pour le bel hommage à la mère de la créature, sobrement intitulé Mary : «  Je vous salue, Mary, pleine de glace. Et de feu. » À bien des égards, il s’agit là d’un dictionnaire amoureux.

Les Coureurs d'étoiles

Trois nouvelles, une novella, un prélude et un interlude sont au sommaire de ce troisième volume consacré à la Hanse galactique. Poul Anderson y déploie son modèle d’échanges commerciaux avec toujours la même rigueur scientifique pour le contexte, le même pragmatisme dans l’élucidation, l’humour décalé, voire cynique, face à des situations qui imposent de « savoir comment a évolué une espèce avant de pouvoir l’exploi… Je veux dire : la comprendre », selon les propres termes du maître de la compagnie des Épices et alcools, Nicholas van Rijn.

Démonstration immédiate avec « Territoire », sur t’Kela, où une société carnivore, au comportement de meute, méprise les pacifistes, proies dont on dispose à sa guise, ainsi que les clans errants dépourvus de terrain de chasse, nécessaire corollaire au statut de prédateur. L’absence de prise en compte de ces paramètres ne peut que compromettre l’intervention de coureurs d’étoiles, surtout s’ils entendent apporter gracieusement de l’aide à un monde qui se meurt.

Le commerce ayant besoin de stabilité génère « les tordeurs de troubles », chargés avant toute transaction de résoudre les situations conflictuelles, en cherchant à établir un équilibre qui les inclue comme nouvelle composante avec laquelle désormais compter. C’est le rôle du trio de choc de van Rijn, composé de David Falkayn, cliché du héros d’aventures, du pacifique wodenite Adzel, impressionnante combinaison de centaure et de saurien, et de l’acariâtre Cynthienne Chee Lan, à l’apparence d’animal domestique. L’opposition entre obscurantisme et connaissance, entre phratrie ployant sous le joug des traditions et cité ouverte et libre, est ici compliquée par la présence d’anciens humains ayant tout oublié de l’espace.

« La structure d’une société est déterminée par sa technologie », est-il rappelé dans le prélude, extrait d’un récit déjà publié, ce qui est démontré à chaque fois, la meute correspondant aux chasseurs, la phratrie assignant une place immuable à chacun dans la société superstitieuse des « Tordeurs de troubles ». Cet ordre figé est aussi la résultante du milieu : la planète, présentant toujours la même face à son étoile, est dépourvue de saisons comme de cycle circadien, alors que la cité savante, à la lisière de l’hémisphère nocturne, connaît des épisodes climatiques plus marqués qui incitent à davantage de réactivité. Avec « Le Jour du grand feu », c’est encore une rivalité de castes qui risque de compromettre le sauvetage d’un monde menacé par les radiations d’une supernova. Dans la société plus frustre de « La Clé des maîtres », sans règles définies, aucun Yildivan ne donne ni n’accepte d’ordre, au risque de passer pour un Lugal, humanoïde très obéissant envers les dominants. Ici aussi, la méconnaissance des règles et des hiérarchies peut se révéler mortelle.

L’étroite imbrication de la société avec un environnement lui-même tributaire de la configuration du système solaire fait le sel de ces récits, lesquels relèvent souvent de l’énigme holmésienne qu’un détail révélateur permet de résoudre. Ce n’est pas un hasard si « La Clé des maîtres » est entièrement rapportée à la façon d’un « club story », comme le fait remarquer Jean-Daniel Brèque dans sa préface.

La solution des problèmes se fait à la hussarde, à coups de bluff ou de menace, peu glorieux mais efficaces, au nom des intérêts supérieurs du commerce. Ce qui permet à van Rijn de donner à l’émissaire choquée d’une nation spécialisée dans l’aide humanitaire une leçon de libéralisme sauvage totalement décomplexé, d’un cynisme assumé : « l’entreprise privée (…) ça, c’est stable. La politique, ça va et ça vient, mais l’appât du gain est éternel. » Comme l’indique l’interlude inédit, « Plus Ça Change, Plus C’est La Même Chose » : le contexte de la Hanse galactique, d’inspiration élisabéthaine, où le négoce, moteur de croissance et de prospérité, attire aussi les prédateurs et les escrocs. Rien n’est parfait.

Par ailleurs, le personnage, excessif en diable, incite à ne pas prendre ces récits trop au sérieux : on admire avant tout l’érudition scientifique, la brillance et l’astuce, le tout parsemé de scènes d’action, persillé de situations comiques et de réflexions vachardes. Un space opera mâtiné de hard science qui ne perd jamais de vue le plaisir du lecteur.

Sur les traces de Lovecraft

Dans le dernier Bifrost, je demandais ouvertement à qui pouvait bien s’adresser l’anthologie lovecraftienne de S.T Joshi Chroniques de Cthulhu, publiée chez Bragelonne, ouvrage traversé par une évidente ambition post-lovecraftienne (à défaut de meilleur adjectif), et assez peu, par conséquent, à destination des rôlistes en quête d’idées pour leurs scénarios. Ici, après la lecture de quelques nouvelles, la question ne se pose plus. Les deux tomes de Sur les traces de Lovecraft s’adressent en priorité aux (jeunes ?) rôlistes qui ont envie de dépoussiérer le Necronomicon posé sur l’étagère d’Oncle Bob, de séjourner à Arkham, de faire une croisière à Innsmouth et de chasser du dieu multidimensionnel au fusil de chasse à canons sciés, ce qui est raccord avec le succès (14 000 euros levés, quand même) de la campagne de financement participatif sur Ulule de ladite anthologie.

Les deux tomes de Sur les traces de Lovecraft rassemblent un pot-pourri d’histoires plus ou moins maîtrisées, qui ne se prennent jamais vraiment au sérieux et sautent à pieds joints dans le poncif lovecraftien, comme de sales gamins qui veulent éclabousser un max et se moquent de rentrer chez eux les Nike pleines de merde de shoggoth et les pantalons crottés jusqu’aux bretelles. À noter quand même que le tome 1 est sensiblement de meilleur niveau que le tome 2 (dont l’existence a été permise par la levée de fond, CQFD). Les amateurs d’adjectifs torturés choisis avec soin, de belles phrases controuvées, sculptées sur peau d’indigène mélanésien, seront sans doute un poil déçus, les gardiens du temple lovecraftien risquent de s’étrangler comme s’ils avaient avalé tout rond une poignée de D10, mais bon, pour le reste, c’est plutôt 100% fun et cela permet de découvrir tout un tas de nouvelles plumes (parfois aiguisées de traviole, mais c’est le jeu), comme celle de Kéti Touche, franchement convaincante. Si la nouvelle de Guillaume Maréchal est affligeante au point d’en être douloureuse à lire, celle de Paul Martin Gal, qui précipite de vrais héros howardiens dans une intrigue lovecraftienne, est d’une ambition assez étonnante. Le reste, dans un registre presque toujours populaire ou franchement tongue-in-cheek, reste de bonne tenue. On n’ira pas jusqu’à faire basculer l’ouvrage dans le caddie de Bifrost, mais force est de constater (du poulpe ?) que c’est plutôt une bonne surprise. Dans un monde parfait, cette anthologie aurait dû s’appeler Sur les traces du jeu de rôles trop kikoolol L’Appel de Cthulhu, mais ça ne laissait pas assez de place pour l’illustration de couverture.

Vie posthume d’Edward Markham

Septième roman du Français Pierre Cen-dors, cette Vie posthume d’Edward Markham vient un peu plus creuser le fascinant sillon dessiné par l’écrivain avec Archives du vent (Le Tripode, 2015). Placé sous le patronage subtilement spectral d’Egon Storm — cinéaste hors-normes dont Archives du vent faisait son protagoniste —, ce nouveau récit étend à l’univers télévisuel la troublante relecture du cinéma à laquelle Pierre Cendors se livrait dans son roman précédent. Aussi ramassée que les vingt-cinq minutes d’un épisode de La Quatrième dimension, la centaine de pages que compte Vie posthume d’Edward Markham en réinvente l’ultime épisode. Écrit par un scénariste à succès du nom de Todd Traumer, ce récit conclusif de l’anthologie créée par Rod Serling met en scène un héros du nom de Damon Usher. Un patronyme évidemment emprunté à l’un des contes les plus fameux de Poe et qui, d’emblée, ombre de fantastique cet épisode apocryphe. Cette promesse de surnaturel se voit spectaculairement confirmée par l’argument du script intitulé Le Rapport de Usher. Usher est en effet un « visualiseur ». Soit un être aussi bien capable de voir à distance que de faire sien le regard de celles et ceux occupant des lieux lointains. Ayant un temps œuvré au sein d’une officine militaire et secrète usant des talents visionnaires de cinq visualiseurs, Usher en a pris congé après le traumatisant décès de l’une de ses collègues lors d’une mission. Prenant alors la route, sans but précis, Usher finit par arriver à Willoughby, une cité montagneuse et isolée de l’Ouest américain. Là se dresse le Galaxias Spectrum. Un radiotélescope géant grâce auquel l’on capte les ondes émises depuis le cosmos et au pied duquel s’installe bientôt Usher… Épousant d’une part la trame du scénario du Rapport de Usher, Vie posthume d’Edward Markham en narre d’autre part la singulière genèse — conçu dans la solitude de la Sierra Nevada, le scénario pourrait avoir coûté la vie à Traumer — ainsi que son troublant effet sur l’interprète de Usher, Edward Markham. Ce dernier se déclare en effet certain de l’existence réelle des visualiseurs, prétendant même avoir rencontré quelques-uns d’entre eux… La consonance lovecraftienne du nom donné par Pierre Cendors au comédien (une unique lettre sépare Markham de Arkham) aurait pu annoncer le récit d’un effondrement dans la folie. Mais en peignant un univers irrigué par la fiction, Vie posthume d’Edward Markham s’affirme en réalité comme un formidable éloge de celle-ci. C’est en effet en s’abandonnant à l’imaginaire que les protagonistes du roman accèdent à une forme supérieure de connaissance — qu’elle les concerne en propre ou qu’elle touche au monde dans lequel ils vivent. Servi par une écriture d’une fluide précision, ce récit tout en enchâssements développe une pensée complexe mais jamais obscure. Gageons qu’une fois la lecture de cette passionnante Vie posthume d’Edward Markham achevée, nombre de lecteurs et de lectrices pourront à leur tour mettre en pratique ce si précieux conseil offert par l’Imaginaire, ainsi qu’y invitent les ultimes mots — en anglais dans le texte — de cette abyssale novella : « Now, Ladies and Gentlemen, open your eyes. »

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