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Les critiques de Bifrost

Archives du vent

Archives du vent

Pierre CENDORS
TRIPODE (LE)
310pp - 19,00 €

Bifrost n° 81

Critique parue en janvier 2016 dans Bifrost n° 81

Archives du Vent met en scène Egon Storm, cinéaste génial et mystérieux, retranché sur une côte déserte d’Islande, qui n’est pas sans rappeler la figure de Kubrick. Inventeur d’un procédé révolutionnaire, le Movîcone, permettant de synthétiser le jeu d’un acteur ou de toute autre personne à partir d’extraits d’images de film ou d’archives, et donc de mêler facilement l’histoire à l’imaginaire, il a trois chefs-d’œuvre à son actif qui mettent en scène des personnes aussi différentes que Louise Brooks, Marlon Brando, Albert Einstein (en pianiste) ou encore Adolf Hitler (en poète). Le roman s’ouvre sur le quatrième opus de ce cinéaste, œuvre inespérée et improbable : on y voit un jeune homme qui part en quête d’Egon Storm, le double de son père, Erland Solness, suicidé dix ans auparavant. Après une centaine de pages, l’action se suspend au moment où le récit balance entre deux hypothèses ; une nouvelle voix prend alors le relais, celle du réalisateur, Storm bien entendu, qui répond aux questions d’une femme venue l’interroger sur ce quatrième film et sur son père à elle, Erland Solness, qui vient de se tirer une balle dans la tête. On apprend que ce dernier, dans sa jeunesse, avait entamé un vaste poème philosophique sur l’homme et ce qu’il nommait l’autre réel, intitulé Archives du vent…

La couverture de l’ouvrage ne nous dit rien d’autre que ce synopsis, en boucle lui aussi : on y voit Louise Brooks, vêtue de noir, relevant son voile et découvrant un regard pénétrant. La même photo est reproduite en première et quatrième de couverture, mais doublement inversée, de gauche à droite et de haut en bas. Clôture parfaite sur un roman qui, on l’aura compris, met en son cœur la question du double et de son existence, et cette autre encore bien plus abyssale de l’imaginaire et de la réalité. Pierre Cendors construit patiemment, en silence, depuis de nombreuses années, une œuvre plurielle entre roman et poésie où les frontières des genres s’estompent : fantastique, chamanisme, prose poétique, bribes métaphysiques, récit de voyage… Ce roman en est un aboutissement logique, et redoublé d’ailleurs par le récit de son voyage en Islande publié sous forme de carnet, L’Invisible dehors, chez Isolato (2015), sorte d’esquisse méditative des Archives…. Dans ce dernier roman s’entretissent, par dizaines, en un réseau dense, des références littéraires et cinématographiques, réelles ou imaginaires. Ainsi le nom de Solness, bien entendu, fait penser à la pièce éponyme d’Ibsen et nous plonge de suite dans l’angoisse d’une quête métaphysique vouée à l’échec et à la mort. Et c’est bien ce qu’est ce roman, pour une part, hanté par la question de savoir comment il est possible de créer encore et d’accéder par la création à l’autre réel, au-delà de cette réalité factice que nous construit et nous impose la société. La création n’est qu’un jeu d’ombres – comme le Movîcone nous le suggère – et répétition du même, aussi originale soit-elle ; le poème qui donne son titre au roman n’est d’ailleurs lui-même qu’un centon, et l’on sent se lever la présence fantomatique de Borges et de son Ménard… Pour échapper à l’échec, il faut alors s’épuiser, en son corps et son âme, dans les solitudes de la nature et les reflets multipliés de soi et de l’autre, en espérant une révélation, autant d’expériences qui nécessitent un engagement existentiel fort dont on ne peut questionner la sincérité chez l’auteur : Pierre Cendors cherche à se faire voyant selon un certain romantisme que n’eût pas désavoué Rimbaud. Pourtant, ce jeu de résonances infinies qui constitue la chair intime de l’œuvre est peut-être la principale difficulté de ce roman qui redouble à l’envi, parfois trop, les mises en abyme, les références doublées, triplées, au risque de nous perdre pour de bon. Et l’on se prend à songer : que peuvent se dire deux miroirs qui se rencontrent ? « Des choses profondes et superficielles », répète inlassablement l’écho…

Arnaud LAIMÉ

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