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Les Porteurs de cerveau

En 2007, à la mort du père, Daniel Neto retrouve sa famille, qu'il n'aime guère, à l'exception d'une sœur, pour assister aux obsèques. Le représentant de Deuil sur Mesure, venu présenter sa panoplie de funérailles, se remet vite avec la mère qui s'est hâtée de décorer la maison familiale à son goût, tandis que le fils, narrateur du présent journal commenté par le NIET (Nouvel Institut d'Ingénierie EThique), retourne à ses occupations qui consistent surtout à porter sur le monde un regard critique et acerbe et à courir après les seins plantureux.

Autour de lui, des personnes et des objets disparaissent, diverses marques de produits, tandis que de nouvelles lois venues simplifier le monde réduisent le nombre de catégories de combats de boxe ou de thèmes, ou limitent les personnages romanesques à ceux du XIXe siècle.

On l'aura compris, le roman oscille entre l'absurde et le surréalisme, dans une satire de notre société contemporaine où la diversité du choix est en lutte permanente contre la standardisation, qui le limite. Les aphorismes, maximes et autres traits d'esprit, souvent bien trouvés — mais là n'est pas la question —, abondent dans ce texte ; mais ils se multiplient jusqu'à étouffer le récit qu'on peine à suivre. Les remarques sentencieuses interviennent à tout propos au détriment de l'intrigue qui se déroule sans fil conducteur apparent. Il semble bien qu'on ait là un roman à clés dont il manque les serrures.

Dans la guerre entre « et » et « ou », « le "e" a rendu les armes sans conditions » lit-on page 189. Et le récit est malheureusement passé à la trappe au profit d'un discours aussi abscons qu'irritant, trop dense pour être digeste.

Le philosophe et historien Milo, qui a déjà publié divers essais remarqués, au lieu de passer au roman, aurait dû préférer le « ou » au « et ». On apprendra probablement dans une suite la raison pour laquelle les chiens échappent à cette simplification du monde, mais il est probable que devant un tel fatras le lecteur aura lui aussi opté pour le renoncement des tomes à venir.

Passage

Joanna Lander enquête sur les EMI, les expériences de mort imminente, dans un labyrinthique hôpital de Denver. Elle essaye souvent de prendre de vitesse son concurrent Mandrake, qui, en charlatan avisé, oriente les réponses des personnes rescapées d'une mort clinique pour lui permettre de publier ses best-sellers sur la réalité de la vie après la vie. Elle accepte d'aider le neurologue Richard Wright dans ses expériences de simulation des EMI par le biais d'une drogue psychoactive. Mais comme les cobayes sont peu nombreux, Joanna décide à son tour de passer par le fameux tunnel de lumière pour comprendre ce que recouvre ce phénomène, débouchant ainsi… sur le pont du Titanic, peu avant son naufrage !

Délire hallucinatoire, expérience paranormale ou réalité scientifique ? Joanna se perd d'autant plus en conjectures que Wright a du mal à croire à son récit. Elle multiplie donc les EMI simulées tout en enquêtant auprès d'un patient dans le coma, un ancien professeur d'anglais frappé de la maladie d'Alzheimer, avec l'aide d'une gamine cardiaque passionnée par les grandes catastrophes de l'humanité. Les autres cobayes ont-ils également été sur le Titanic ? Pourquoi certains prennent-ils peur ?

L'enquête est racontée avec un luxe de détails, qui n'omet rien d'une conversation ou des aléas de la vie quotidienne. Les contretemps retardant la solution de l'enquête se multiplient de façon trop systématique dans la seconde partie et la réponse finale déçoit quelque peu par son manque d'ampleur : après plus de 800 pages, c'est la montagne qui accouche d'une souris.

Pourtant, on n'arrive pas à décrocher en cours de lecture : les rebondissements, même minimes, soutiennent un intérêt qui va croissant, le contexte est d'un réalisme proche du documentaire concernant l'hôpital et ses malades ; sur les EMI, on aura un compte-rendu à peu près exhaustif autorisant une belle réflexion sur la mort. On s'attache aisément aux personnages bien campés de Joanna et de Richard, mais aussi à Maisie, la touchante et courageuse petite fille au cœur malade, à Vielle, l'infirmière qui refuse de quitter les urgences malgré la faune dangereuse qui y atterrit, et jusqu'aux seconds rôles, comme le bavard ancien combattant de la guerre du Pacifique, la mère de Maisie murée dans ses illusions, Kit, la nièce du professeur d'anglais… Entre les périodes de stress et les scènes attendrissantes, l'humour ne manque pas, pour tempérer un sujet quelque peu morbide, avec de nombreux « running gags » comme la recherche d'un itinéraire dans le dédale de l'hôpital, les fuites à l'arrivée de Mandrake, les portables en surchauffe, etc. On ne peut que rester admiratif en lisant la description finale de la personne au seuil de la mort : ces très belles pages sont tour à tour poignantes, apaisantes, et incitent à la méditation.

Il n'y a pas à dire : Connie Willis sait captiver son lecteur et le tenir en haleine. Malgré une explication un peu décevante en fin de volume, cette lecture se justifie cent fois, ne serait-ce que pour ses belles leçons de vie.

La Mécanique du Talion

Léodor Kovall a été torturé au-delà de l'imaginable. Son corps reconstruit grâce à une assistance medikit, il devient Valrin Hass, mû par une haine inextinguible contre ses tortionnaires. Sa traque l'emmène sur plusieurs planètes et astéroïdes aménagés à la recherche de Jana, la femme sans ongle, qu'un généticien, Xavier Ekhoud, a jadis cloné pour le compte des ennemis de Kovall, la puissante multimondiale KAY. Mais, amoureux d'elle, il a gardé une copie de son ADN, dans l'espoir de la cloner à nouveau. Celui-ci révèle qu'il contient des séquences étrangères, d'origine Vangk.

On retrouve ici des motifs de l'univers que Laurent Genefort construit patiemment au fil de ses romans : les post-humains, présents dès Les Peaux-Epaisses, ainsi que les Portes Vangk permettant de voyager à travers l'espace. Ici, trois d'entre elles, débouchant inexplicablement sur un monde dépourvue de vie, ont permis de trouver un Vangk mort. Mais les luttes pour sa possession ont désactivé la Porte. Les Pèlerins, une branche des Apôtres des Vangk, ont décidé de construire un vaisseau assez puissant pour traverser l'espace jusqu'à Alioculus X2. Jana, contaminée en étudiant le Vangk, est devenue un enjeu dans cette course de vitesse.

Les rebondissements s'enchaînent sans discontinuer et sont dignes d'un space opera classique mais bien maîtrisé. Genefort privilégie l'aventure, ce qui ôte de la profondeur à son roman, malgré des protagonistes plus fouillés que la norme dans ce type de récit — ainsi le personnage de Valrin/Kovall, qui fait l'objet d'une réflexion sur ce qui lui reste d'humanité, à présent que seule sa haine l'anime. D'une lecture agréable et facile, on est assuré de ne jamais s'ennuyer avec ce sympathique roman.

La Tombe

À une époque où l'on se plaint constamment de ne plus avoir d'inédits en poche, ou si peu, voilà que les éditions Fleuve Noir nous proposent ce pavé de F. Paul Wilson, auteur du réjouissant bien que grotesque La Forteresse noire, réédité il y a peu dans la même collection.

La Tombe (premier volume d'une série mettant en scène l'aventurier new-yorkais Jack le Réparateur) est tout aussi réjouissant que La Forteresse noire et, en fin de compte, beaucoup moins grotesque. Ce roman mettant en scène des démons du Panthéon indien, les Rakoshi, et le culte de Kali, nous propose de découvrir le quotidien de Jack, un homme ambigu, un justicier aux multiples identités qui a construit sa vie sur deux événements fondateurs : la mort injuste de sa mère (vue en flash-back, pages 274 à 276) et un problème de voisinage qui n'a pas tardé à devenir sa première mission rémunérée.

Sans doute à cause de son intrigue classique (une histoire de vengeance et de malédiction courant sur deux siècles), ce roman repose principalement sur de solides personnages : Kusum, l'hindou manchot aux idéaux injustifiables ; Kolabati, sa sœur, qui se fera un plaisir de kama-sutratiser Jack ; Gia, l'ancienne compagne de notre cher réparateur-justicier. Bien que son roman soit par moments trop long et farci de détails inutiles, Wilson livre, et c'est assez exceptionnel dans le cadre d'une série B, deux portraits de femme réussis. Kolabati est sexuée et sexuelle comme une héroïne de Clive Barker, mais sa sexualité, pourtant tourmentée, ne devient à aucun moment un outil (il y a en fin de compte beaucoup de sincérité dans le tourment) ; Gia Westphalen, quant à elle, se dresse et s'accomplit dans son rôle de mère trahie, humiliée par son mari. La première accepte l'ambiguïté de Jack, son goût pour la violence ; la seconde ne peut s'y résoudre, sans doute par amour et respect.

Voilà donc un bon livre, fort bien traduit, mais à réserver en priorité aux amateurs d'aventures « à la Indiana Jones ».

Le singe, l’idiot et autres gens

« Voici un volume où se réunissent le génie narratif d'un Kipling et le sens de l'horreur d'un Edgar Poe, quoique les récits de Morrow soient une chose si neuve qu'il est inutile d'y chercher des comparaisons. » Alfred Jarry, in la Revue Blanche, premier août 1901.

Avec les quatorze textes courts (rarement plus de quinze pages) de ce recueil peuplé de monstres de foire et ensanglanté par diverses mutilations ou expériences chirurgicales délirantes, William Chambers Morrow dresse un pont entre l'œuvre de Poe (qui, comme chacun sait, était inspirée principalement par d'authentiques faits divers) et celle de Lovecraft, qu'il est (du moins, je l'espère) inutile de présenter en ces pages.

Parmi les textes les plus marquants de ce recueil, on signalera principalement « Le Faiseur de monstres », une histoire de chirurgien fou habitant une maison gigantesque avec sa femme et le produit d'une de ses expériences ; « Un Stylet » où un homme poignardé est sauvé d'une mort certaine par un chirurgien ingénieux ; « Un irréductible ennemi » où un serviteur privé de ses bras et jambes décide de se venger du rajah ayant ordonné ses mutilations. Et puis « Deux hommes singuliers », qui semble avoir servi de base scénaristique au Freaks de Tod Browning.

William Chambers Morrow (1854-1923), journaliste et frère spirituel d'Ambrose Bierce, n'a certes pas écrit son Dictionnaire du diable, mais les nouvelles réunies ici valent franchement que vous vous y attardiez, d'autant plus qu'elles sont d'une étonnante modernité stylistique .

Par ailleurs, on signalera une fois de plus le travail remarquable des éditions Phébus, qui nous proposent un ouvrage doté d'une passionnante préface d'Eric Dussert et d'appendices bibliographiques fort appréciables.

Une publication remarquable en tous points.

Magie verte

Il y a toujours un danger à critiquer une anthologie : celui de donner l'impression que l'on a guère apprécié l'ouvrage en tapant sur les quelques moments d'épouvante que l'objet contient sûrement (c'est la loi du genre). Je prends donc ici le parti de ne pas m'appesantir sur les textes qui ne m'ont pas convaincu (celui de Bruno B. Bordier en tête de liste), sur les illustrations intérieures, d'une laideur prodigieuse, pour parler plutôt des quatre perles (Hand, de Lint, Rosenblum, Dufour) et des surprises que contient cette fort belle Magie verte.

Commençons par les perles et en tête de liste : « Neige à Sugar Mountain » d'Elizabeth Hand. Comme le veut la formule consacrée, ce seul texte vaut à lui seul que vous achetiez l'anthologie d'André-François Ruaud. On y suit la rencontre, extrêmement touchante, d'un astronaute qui meurt du cancer et d'un jeune vagabond ayant en sa possession un talisman qui lui permet de se transformer en renard. Là où n'importe quel autre auteur américain aurait livré une banale et horrifique histoire de lycanthropie, Elizabeth Hand nous propose un texte ciselé, poignant, qui prend son temps. Un flot d'émotions pures et de pure émotion… Il n'y a plus qu'à espérer que les jurés du Grand Prix de l'Imaginaire lisent ce texte et lui décernent une palme bien méritée.

À moins d'être aveugle depuis dix ans, on ne peut ignorer la passion qu'André-François Ruaud nourrit pour l'œuvre du barde canadien Charles de Lint (écrivain et musicien de talent). S'il est incontestable que cet auteur a publié une bonne douzaine de romans passionnants, quasiment tous situés dans sa ville imaginaire de Newford, j'avoue que ses nouvelles précédemment traduites en français (toujours mignonnes et pleines de fantasy urbaine) ne m'ont jamais retourné… à l'exception, justement, de « Saskia », étonnante cyberfantasy d'une profonde humanité. On y suit la passion naissante d'un écrivain pour une mystérieuse poétesse récemment installée à Newford. Mais l'homme (et ses fêlures) est-il tombé amoureux d'une belle femme ou d'une forêt de mots — séductrice beaucoup plus brutale s'il en est ?

« Le Faiseur de pluie » de Mary Rosenblum est un texte d'une rare richesse, très évocateur. Alors que la sécheresse étrangle une petite ville de l'Ouest américain, voilà qu'arrive un faiseur de pluie, un étrange personnage, assez sympathique, qui vit en marge de l'humanité. L'événement est raconté par un adolescent qui a la capacité de voir les fantômes. Rosenblum, dont c'est la première publication en France me semble-t-il, signe là un texte extrêmement allusif, qui parie sur l'intelligence de ses lecteurs. Une autre réussite majeure tout a fait digne d'un Grand Prix de l'Imaginaire.

« Mater Clamorosum » de Catherine Dufour, avant-dernier texte de l'anthologie, est un étonnant conte macabre servi par un style impeccable. Cette histoire d'enfant emmuré vivant dans une pile de pont fleure bon le mariage des frères Grimm et d'Edgar Allan Poe et s'impose comme un pur joyau d'émotions noires.

Quant aux huit autres textes, je me contenterai de citer le texte d'Harry Morgan, de noter l'intéressante tentative de Léa Silhol, « Un Parfum de Malicore ». Une fois de plus, Silhol refuse de comprendre la nécessité de l'épure stylistique mais n'en demeure pas moins capable, par endroits, d'être d'une pertinence littéraire ahurissante. Et puis, soulignons l'apparition d'un petit nouveau, Karim Berrouka, dont « Le Siècle des lumières » est loin d'être exempt de défauts tout en restant parfaitement passionnant. Un nom à suivre et, en fin de compte, un ouvrage plus que recommandable.

Katie Maguire

Onze squelettes de femme assassinées (et dépecées vivantes) au début du XXe siècle sont retrouvés de nos jours sous le silo à grain d'une ferme de la région de Cork, en Irlande. Aux fémurs de ces cadavres ont été attachées des poupées faites de dentelles, de clous et d'hameçons. C'est à Katie Maguire, la seule femme commissaire en Irlande, qu'incombe la tâche de mener l'enquête. Voilà une super-flic que la vie n'a pas ménagée : elle vient de perdre son bébé et, comme si cela ne suffisait pas, son mari, Paul, trempe dans une sale affaire de vol de matériaux de construction. La découverte d'un douzième cadavre, récent, va obliger Katie à affronter des forces qui dépassent l'humain.

Graham Masterton, depuis le début de sa carrière dans les années soixante-dix, nous a habitué au meilleur (Le Portrait du mal, Le Djinn) comme au pire (Le troisième volume de sa série « Manitou », La Nuit des salamandres). Katie Maguire, solidement ancré dans le paysage et le quotidien irlandais, fait partie de ses bons romans, mais ne restera pas comme son chef-d'œuvre. C'est un thriller prenant, deux nuits de lecture maximum, servi par une écriture nerveuse et des personnages bien campés : Katie évidemment, mais aussi le Dr Owen Reidy, le légiste chargé de l'enquête. En guise d'avertissement aux lecteurs, on notera qu'il y a dans ce livre, comme toujours chez Masterton, des scènes à vous dresser les cheveux sur la tête ; ici, c'est la mise à mort de la jeune touriste américaine Fiona Kelly, un supplice qui occupe une partie non négligeable des deux cents premières pages du récit.

Masterton a bien vieilli, et là où il en faisait des tonnes il y a quinze ans, il ne se contente désormais plus que de quelques phrases bien tournées, de deux trois images saisissantes. Résultat, la partie grand-guignol de son œuvre a disparu au profit de scènes d'horreur millimétrées, à la limite du supportable. Katie Maguire est un bon thriller fantastique qui demande juste à ses lecteurs potentiels d'avoir un solide estomac.

En direct du Golgotha

Dans un futur que l'on rêve proche, un cyberpunk surnommé Le Pirate (en fait, un juif portant le nom improbable de Marvin Wasserstein) a réussi à détruire toute trace des évangiles connus, des épîtres et autres textes fondateurs de la chrétienté. En conséquence, la Bible tient désormais sur un ticket de métro et l'Apocalypse n'est plus qu'un vieux fantasme formaté à plat. Histoire de sauver un fonds de commerce grandement menacé, une équipe de scientifiques à la fois à la solde du lobby télévangéliste et de CNN réussit à envoyer dans le passé, en 96 après Jésus-Christ, un téléviseur SONY à Timothée, évêque de Macédoine. Timothée se voit alors confier une double mission — écrire son évangile et préparer la retransmission en direct de la Crucifixion. Seule ombre au tableau, Timothée n'a pas peur de la vérité, et ses écrits révèlent entre autres que le Christ était obèse et boulimique (plus gros que le Bouddha), que saint Paul aime les beaux jeunes hommes bien montés et qu'il a, entre autre, inventé le rap et les claquettes. Cerise sur le gâteau, Timothée nous explique aussi que pour ressusciter un mort, il est préférable de prendre un vivant et de le peindre en vert : « Là au moins, on est sûr du résultat ». En un mot comme en cent, dans le passé comme dans le futur, c'est le bordel et ça ne fait que commencer !

Enfant terrible des lettres américaines, Gore Vidal est loin d'être un inconnu : on lui doit le scénario de base du sulfureux Caligula de Tinto Brass et un roman, Un Garçon près de la rivière, considéré comme un classique de la littérature anglo-saxonne du XXe siècle. Son En direct du Golgotha, qui fera immanquablement penser au Jésus Vidéo d'Andreas Eschbach, au Deus Ex de Norman Spinrad et au Voici l'homme de Michael Moorcock, est un véritable feu d'artifice. Le texte crépite dans tous les sens, chaque scène est l'occasion de bons mots et de trouvailles souvent hilarantes… comme ce Mossad à l'origine romano-palestinien qui, à un moment ou un autre, a dû pour le moins changer de camp. Sans être un chef-d'œuvre (le scénario manque franchement de rigueur), ce petit livre iconoclaste, blasphématoire et provocateur, a néanmoins de quoi séduire (sauf Mel Gibson, évidemment !). On lui préférera toutefois le diptyque Voici l'Homme / Breakfast in the ruins de Michael Moorcock.

Les Chiens de l'hiver

[Chronique commune à Les Chiens de l'hiver et à Nuit d'été.]

Old Central, une vieille école dont la construction a commencé en 1876 à Elm Haven, dans la région de Chicago. Une école où, en ce dernier jour de l'année scolaire 1959-1960, un enfant vient de disparaître : Tuby Cooke. C'est alors que commence pour Dale, Duane, Mike, Lawrence et le reste de la cyclo-patrouille, l'été de tous les dangers. Car en voulant découvrir ce qui est arrivé à Tuby, ces enfants vont affronter la mort, tantôt poursuivis par un camion puant la charogne, tantôt menacés par un soldat de la Première guerre mondiale dont le visage en entonnoir crache de la vermine. Sans compter ces étranges trous dans le sol qui, plus organiques que géologiques, apparaissent et disparaissent sans cesse, dans lesquels vivent de menaçantes lamproies noires.

Avec Nuit d'été, datant de 1991, Dan Simmons s'attaquait à un genre en soi, le récit fantastique mettant en scène une bande de gamins. On pense à Ça de Stephen King, à la nouvelle « Le Corps » du même (et au film Stand by me, son adaptation), aux flash-backs de Dreamcatcher et à Cœurs perdus en Atlantide, à « L'Inversion de Polyphème » de Serge Lehman (Bifrost n°5). Mais là où King et Lehman décrivent avec une justesse exemplaire le « Royaume de l'après-midi » et le « Territoire magique des grandes vacances », Simmons s'enlise, trois cents pages durant, dans la multiplication des personnages, le quotidien sans grand intérêt d'une petite communauté de fermiers. Une fois la première moitié du livre passée (qui a vu la mort de quelques personnages principaux), le récit monte en régime et ne « descend » plus, livrant au passage plusieurs scènes d'anthologie (dont une fusillade nocturne hallucinante, du grand art). On regrettera juste que Dan Simmons ait mal choisi son héros. Refusant sans doute de mettre en scène sa propre enfance de surdoué, il a préféré le morne Dale au fascinant Duane ; ainsi, aux environs de la page 300, Simmons déchiquette Duane, le génie, le radio-amateur surdoué, l'apprenti écrivain, et nous laisse en compagnie de Dale, qui, bon gré mal gré, résoudra l'énigme de Old Central, découvrira le secret de la cloche des Borgia, affrontera le terrifiant Roon. Et, dans les ultimes pages du récit, décidera de devenir écrivain (plus par devoir que par vocation) !

Chose surprenante mais logique à bien y réfléchir, onze ans plus tard, Dale Stewart revient dans nos librairies avec le costume d'un romancier professeur de littérature (on pense au personnage interprété par Dennis Quaid dans le brillantissime thriller Mort à l'arrivée). Dale — auteur de la série Jim Bridger, roi de la montagne — est le principal protagoniste, l'aire nodale du nouveau roman de Dan Simmons, Les Chiens de l'hiver (en attendant la traduction, par Jean-Daniel Brèque, d'Ilium). Après une tentative de suicide ratée (l'amorce de la cartouche n'a pas fonctionné), Dale est de retour à Elm Haven, où il loue la maison des McBride, la maison de son copain d'enfance Duane… Il est là pour faire le point sur sa vie, son divorce, sa rupture avec sa jeune maîtresse Clare, sa carrière d'écrivain. Et de nouveau, la peur et la folie vont resurgir au cœur des grands champs de maïs de l'Illinois : des bruits nocturnes, du sang frais dans le poulailler, des problèmes avec les skinheads locaux, d'étranges messages sur l'ordinateur portable de Dale, des chiens noirs qui rôdent, un shérif pas commode…

Avec Les Chiens de l'hiver, Simmons semble réparer une erreur qui lui pesait depuis des années, celle de Nuit d'été. Il revient sur les lieux de son crime, là où il a assassiné Duane McBride à l'aide d'une moissonneuse-batteuse. Il fait revivre l'enfant charismatique (c'est en partie Duane, devenu « kyste mémoriel », qui raconte l'histoire de Dale), et le confronte à un écrivain de cinquante ans qui a raté sa vie, à l'exception de ses livres, et encore… (bonjour le syndrome Misery : Dale, tout comme Paul Sheldon dans Misery, veut laisser tomber la série qui l'a rendu célèbre et — relativement — riche pour écrire un « livre sérieux » sur son enfance). Mais à Elm Haven, en quarante ans, les choses n'ont guère changé : les chiens de l'hiver rôdent. Ce sont probablement les fragments d'un passé qui n'a pas su cicatriser, ou peut-être les serviteurs d'un obscur dieu égyptien.

Les Chiens de l'hiver n'est pas la suite-gadget de Nuit d'été. Force est de constater que ces deux romans forment vraiment un tout, certes bancal mais de plus en plus passionnant. Il y a une montée qualitative évidente dans ce diptyque qui fonctionne, en fait, comme une trilogie : Nuit d'été 1 (avant la mort de Duane — 300 pages), Nuit d'été 2 (l'avènement de Dale — 300 pages), Les Chiens de l'hiver (Dale et Duane, quarante-deux ans après — 330 pages). Introduction, développement, synthèse. Ici, l'introduction est faible, le développement plutôt réussi et la synthèse… impitoyable. Dans cette troisième partie (Les Chiens de l'hiver), Simmons parle avec précision de sexe, de mort, du statut de l'écrivain aux USA., et de la peur, celle de mourir (évidemment), mais aussi celle de vivre et de créer. Il en remet une couche sur Hemingway et son suicide, il comble des trous, éclaire des ombres dans l'œuvre et la vie de Dale Stewart, mais aussi dans son propre corpus (ce qui prouve qu'il a l'estomac nécessaire pour affronter la Littérature et non la subir).

Si vous avez lu Nuit d'été (même sans l'apprécier), jetez-vous sur ces Chiens de l'hiver, les questions qu'ils aboient dans la nuit sont autant de réponses qui mordent dès potron-minet. Si vous n'avez lu aucun de ces deux livres (et que vous appréciez le fantastique moderne), foncez, vous allez souffrir sur les trois cents premières pages, mais, au final, vous serez récompensés. Grandement récompensés.

Nuit d'été

[Chronique commune à Les Chiens de l'hiver et à Nuit d'été.]

Old Central, une vieille école dont la construction a commencé en 1876 à Elm Haven, dans la région de Chicago. Une école où, en ce dernier jour de l'année scolaire 1959-1960, un enfant vient de disparaître : Tuby Cooke. C'est alors que commence pour Dale, Duane, Mike, Lawrence et le reste de la cyclo-patrouille, l'été de tous les dangers. Car en voulant découvrir ce qui est arrivé à Tuby, ces enfants vont affronter la mort, tantôt poursuivis par un camion puant la charogne, tantôt menacés par un soldat de la Première guerre mondiale dont le visage en entonnoir crache de la vermine. Sans compter ces étranges trous dans le sol qui, plus organiques que géologiques, apparaissent et disparaissent sans cesse, dans lesquels vivent de menaçantes lamproies noires.

Avec Nuit d'été, datant de 1991, Dan Simmons s'attaquait à un genre en soi, le récit fantastique mettant en scène une bande de gamins. On pense à Ça de Stephen King, à la nouvelle « Le Corps » du même (et au film Stand by me, son adaptation), aux flash-backs de Dreamcatcher et à Cœurs perdus en Atlantide, à « L'Inversion de Polyphème » de Serge Lehman (Bifrost n°5). Mais là où King et Lehman décrivent avec une justesse exemplaire le « Royaume de l'après-midi » et le « Territoire magique des grandes vacances », Simmons s'enlise, trois cents pages durant, dans la multiplication des personnages, le quotidien sans grand intérêt d'une petite communauté de fermiers. Une fois la première moitié du livre passée (qui a vu la mort de quelques personnages principaux), le récit monte en régime et ne « descend » plus, livrant au passage plusieurs scènes d'anthologie (dont une fusillade nocturne hallucinante, du grand art). On regrettera juste que Dan Simmons ait mal choisi son héros. Refusant sans doute de mettre en scène sa propre enfance de surdoué, il a préféré le morne Dale au fascinant Duane ; ainsi, aux environs de la page 300, Simmons déchiquette Duane, le génie, le radio-amateur surdoué, l'apprenti écrivain, et nous laisse en compagnie de Dale, qui, bon gré mal gré, résoudra l'énigme de Old Central, découvrira le secret de la cloche des Borgia, affrontera le terrifiant Roon. Et, dans les ultimes pages du récit, décidera de devenir écrivain (plus par devoir que par vocation) !

Chose surprenante mais logique à bien y réfléchir, onze ans plus tard, Dale Stewart revient dans nos librairies avec le costume d'un romancier professeur de littérature (on pense au personnage interprété par Dennis Quaid dans le brillantissime thriller Mort à l'arrivée). Dale — auteur de la série Jim Bridger, roi de la montagne — est le principal protagoniste, l'aire nodale du nouveau roman de Dan Simmons, Les Chiens de l'hiver (en attendant la traduction, par Jean-Daniel Brèque, d'Ilium). Après une tentative de suicide ratée (l'amorce de la cartouche n'a pas fonctionné), Dale est de retour à Elm Haven, où il loue la maison des McBride, la maison de son copain d'enfance Duane… Il est là pour faire le point sur sa vie, son divorce, sa rupture avec sa jeune maîtresse Clare, sa carrière d'écrivain. Et de nouveau, la peur et la folie vont resurgir au cœur des grands champs de maïs de l'Illinois : des bruits nocturnes, du sang frais dans le poulailler, des problèmes avec les skinheads locaux, d'étranges messages sur l'ordinateur portable de Dale, des chiens noirs qui rôdent, un shérif pas commode…

Avec Les Chiens de l'hiver, Simmons semble réparer une erreur qui lui pesait depuis des années, celle de Nuit d'été. Il revient sur les lieux de son crime, là où il a assassiné Duane McBride à l'aide d'une moissonneuse-batteuse. Il fait revivre l'enfant charismatique (c'est en partie Duane, devenu « kyste mémoriel », qui raconte l'histoire de Dale), et le confronte à un écrivain de cinquante ans qui a raté sa vie, à l'exception de ses livres, et encore… (bonjour le syndrome Misery : Dale, tout comme Paul Sheldon dans Misery, veut laisser tomber la série qui l'a rendu célèbre et — relativement — riche pour écrire un « livre sérieux » sur son enfance). Mais à Elm Haven, en quarante ans, les choses n'ont guère changé : les chiens de l'hiver rôdent. Ce sont probablement les fragments d'un passé qui n'a pas su cicatriser, ou peut-être les serviteurs d'un obscur dieu égyptien.

Les Chiens de l'hiver n'est pas la suite-gadget de Nuit d'été. Force est de constater que ces deux romans forment vraiment un tout, certes bancal mais de plus en plus passionnant. Il y a une montée qualitative évidente dans ce diptyque qui fonctionne, en fait, comme une trilogie : Nuit d'été 1 (avant la mort de Duane — 300 pages), Nuit d'été 2 (l'avènement de Dale — 300 pages), Les Chiens de l'hiver (Dale et Duane, quarante-deux ans après — 330 pages). Introduction, développement, synthèse. Ici, l'introduction est faible, le développement plutôt réussi et la synthèse… impitoyable. Dans cette troisième partie (Les Chiens de l'hiver), Simmons parle avec précision de sexe, de mort, du statut de l'écrivain aux USA., et de la peur, celle de mourir (évidemment), mais aussi celle de vivre et de créer. Il en remet une couche sur Hemingway et son suicide, il comble des trous, éclaire des ombres dans l'œuvre et la vie de Dale Stewart, mais aussi dans son propre corpus (ce qui prouve qu'il a l'estomac nécessaire pour affronter la Littérature et non la subir).

Si vous avez lu Nuit d'été (même sans l'apprécier), jetez-vous sur ces Chiens de l'hiver, les questions qu'ils aboient dans la nuit sont autant de réponses qui mordent dès potron-minet. Si vous n'avez lu aucun de ces deux livres (et que vous appréciez le fantastique moderne), foncez, vous allez souffrir sur les trois cents premières pages, mais, au final, vous serez récompensés. Grandement récompensés.

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