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Visions d'antan

Voici un ouvrage assez singulier dans la bibliographie de Clifford D. Simak. Comme d'autres recueils, Visions d'antan n'a pas d'équivalent en langue anglaise et nous sommes donc, lecteurs francophones, seuls à bénéficier de la réunion sous forme d'un volume unique des quatre nouvelles ici proposées, textes qui, pour la plupart, parurent entre 1953 et 1956 (l'exception étant La Maison des pingouins, qui date de 1977 — Simak avait alors plus de 70 ans !). Autre particularité : Visions d'antan est un recueil récent — publié en juin 1997. Voilà qui prouve bien l'intérêt porté à Simak par certains grands groupes éditoriaux, ce qui n'est certes pas le cas de tous les ténors de l'Age d'or. Il est, à ce titre, le dix-huitième volume de Simak à figurer au catalogue de l'éditeur de la rue de Grenelle, catalogue qui s'impose, concernant cet auteur, comme le plus riche de l'édition française (on signalera au passage que l'entièreté ou presque de ces titres sont disponibles et régulièrement réédités, ce qui mérite d'être salué). Enfin, si ce recueil ne propose que des rééditions (une surprise, quand on connaît la qualité de certains textes encore inédits en langue française), ces dernières bénéficient néanmoins d'une nouvelle traduction bien venue — on ne se privera pas, toutefois, de souligner que l'éditeur du présent ouvrage se garde bien d'indiquer l'antériorité de publication de ces rééditions, procédé pour le moins limite, à fortiori quand l'un des textes du sommaire provient du même catalogue J'ai Lu : réédité ici sous le titre éponyme de Visions d'antan, on le retrouve dans le recueil Les Epaves de Tycho sous un autre titre, à savoir La Littérature des sphères. Bref…

Quatre textes, donc, soit quatre novellas.

Le recueil débute avec Visions d'antan (So Bright the vision), une nouvelle parue dans Fantastic universe en août 1956, intense et faste période de créativité pour Simak. Le texte part d'un postulat riche de décalages et fort séduisant : l'idée que, dans toute la Galaxie, parmi la kyrielle de peuples qu'elle abrite, les terriens sont les seuls à avoir la capacité de… mentir ! Une particularité unique qui n'a pas permis aux terriens de conquérir l'univers (hautement improbable chez Simak) ; non, rassurez-vous, la Terre est toujours une planète de seconde zone et ses habitants de minables petits magouilleurs. En revanche, cette capacité à dire n'importe quoi a conduit les terriens à se spécialiser dans la création littéraire. Ainsi, la Terre inonde-t-elle quotidiennement la Galaxie d'un nombre d'histoires considérable, manne dont dépend désormais l'économie terrienne. Notre planète n'est plus qu'une vaste usine à produire des bouquins, une activité qui touche toute la population ou presque, libraires, éditeurs, concepteurs de « narrateurs » (curieuses machines à écrire toujours plus perfectionnées), imprimeurs et, naturellement, écrivains. Visions d'antan narre les déboires de Kemp Hart, un de ces auteurs populaires du futur, pauvre gars désargenté et frustré de ne pouvoir s'offrir le « Classique », véritable merveille technologique, un « narrateur » high-tech qui lui permettrait à coup sûr de pondre best-seller sur best-seller. Jusqu'à ce qu'il fasse une étrange rencontre extraterrestre au fin fond d'une ruelle, en la personne ( ?) d'une couverture pourvue d'un semblant de visage et dotée de pouvoirs d'empathie… Texte grinçant et plein d'humour, d'une construction narrative remarquablement élaborée, Vision d'antan est une réussite incontestable.

Il en va différemment de la seconde novella du recueil, Génération terminus (Target generation), initialement publiée dans Science fiction plus en août 1953 sous le titre Spacebred generations. Une histoire au thème archi-classique (il l'était déjà en 1953 !) de pionniers enfermés dans le cœur d'un vaisseau géant à la recherche d'une nouvelle Terre, un but si ancien qu'il a été oublié depuis des lustres par des colons qui ne savent plus où ils se trouvent ni pourquoi. Evidemment, les pendules ne vont pas tarder à être remises à l'heure alors que le vaisseau approche d'un nouveau système solaire : une révolution va balayer l'ordre obscurantiste et religieux régnant depuis des générations chez les descendants des premiers colons. Un texte qui n'est pas radicalement mauvais, loin s'en faut, mais qui souffre d'une narration linéaire, statique, et surtout d'une longueur excessive.

Troisième et avant-dernière novella, La Maison des pingouins est le plus récent des textes à nous être ici proposé. Il fut publié outre-Atlantique en 1977, avant de nous arriver en France en 1981 dans le recueil Des souris et des robots réuni par Patrice Duvic en « Titres SF » chez Lattès. Le plus récent des textes, peut-être, le plus simakien, le plus nostalgique, le plus passéiste aussi, et, sans doute, le plus beau. La Maison des pingouins nous raconte l'histoire de David Latimer, un artiste peintre à la recherche d'une retraite paisible afin de consacrer quelques mois à son art. Alors qu'il semble s'être égaré, il découvre une vieille et immense demeure à louer sur un front de mer désert. Après s'être procuré les clés à l'agence de location du coin, il entreprend la visite de la majestueuse villa solitaire. Il en ressort enchanté, bien décidé à louer la demeure. Comme il s'apprête à regagner sa voiture, Latimer s'aperçoit subitement que la nuit est tombée et que son véhicule a disparu. Désappointé, il regagne la maison pour constater qu'un serviteur en livré l'y attend et l'introduit bientôt dans la vaste salle à manger désormais richement meublée. Il y fait connaissance de ceux qui vont devenir les compagnons de sa captivité dorée, sept artistes, comme lui. Dans quel but ont ils été réunis, où sont ils et, surtout, quand sont-ils ? Autant de questions auxquelles Latimer devra répondre… Jouant avec bonheur sur le double registre de l'angoisse et d'un bien-être confortable, La Maison des pingouins est une merveille de précision stylistique et d'économie d'effets. À déguster comme on le fait d'une bonne bouteille, au coin du feu et en prenant son temps. Pas de doute, nous sommes ici en présence d'un petit chef-d'œuvre.

C'est à L'Immigrant qu'incombe la lourde charge de clore Visions d'antan. Publié en mars 1954 dans Astounding, voici probablement le texte le plus campbellien du recueil (de par sa foi en une humanité capable d'apprendre et s'améliorer, son éloge du travail, de la ténacité, son élitisme, etc.) et peut-être, partant, le moins simakien (on notera d'ailleurs qu'il prend pour cadre une planète étrangère, ce qui est peu courant chez notre auteur). Bishop est un génie. Et qui plus est, un génie travailleur. Grâce à ses extraordinaires capacités et un concours d'admission extrêmement sélectif, il a gagné le droit d'émigrer sur Kimon, une planète secrète et mystérieuse qui n'accepte sur son sol que les meilleurs des Terriens. Bishop sait qu'il va devenir riche et qu'il lui sera possible, depuis Kimon, de subvenir aux besoins de sa famille. Il sait aussi qu'il va accéder aux formidables connaissances des Kimoniens. Mais il lui faudra d'abord se familiariser avec l'environnement et les us et coutumes locaux, et ça, c'est une autre paire de manches… L'Immigrant est un récit typique de ce qu'il était possible de lire au milieu des années cinquante dans Astounding. Une œuvre probablement assez peu personnelle, écrite par un auteur qui avait alors cinquante ans et maîtrisait parfaitement ses capacités d'écrivain. Bref, un texte tout sauf incontournable, quoique mené en bon « faiseur », sans brio particulier mais avec efficacité.

Nous voici en fin de compte avec un recueil de niveau fort inégal. On y trouve toutefois deux très bons textes, dont La Maison des pingouins qui justifierait à lui seul l'achat du volume. Quant à l'absence d'inédit, elle est contrebalancée par deux points. D'abord, certains des textes proposés étaient inaccessibles depuis longtemps ; ensuite, cette nouvelle traduction est, répétons-le, plus qu'adéquate. À découvrir, si ce n'est déjà fait.

Orchéron

Deux ans. C'est le temps qu'il nous aura fallu attendre cette suite à Abzalon, ro­man space op' archi-classique mais bien fice­lé, une manière de modèle d'efficacité dans l'épique. Deux ans. Non pas que ce soit par­ticulièrement long… D'autant qu'entre temps, notre auteur n'a pas chômé, loin s'en faut. Qu'on en juge : un roman en épisodes chez Librio, Les Derniers hommes ; un « Quark noir » chez Flammarion, Graine d'immortels ; enfin l'excellent Fables de l'Humpur chez J'ai Lu « Millénaires ». Bordage est un besogneux, dans la vraie tradition du roman populaire. Tant mieux pour nous ! Deux ans donc… Pas trop, on l'a dit, mais suffisamment tout de même pour avoir oublié une bonne part des éléments du premier volet. Ce qui est un peu plus qu'en­nuyeux car tout, dans Orchéron, découle d'Abzalon… Bref, pour vous plonger dans ce bouquin dans de bonnes conditions et sans trop être dérouté, lisez Abzalon !

Souvenez vous. Les passagers de l'Estérion, après de nombreuses péripéties et un siècle de voyage mouvementé, ont enfin trouvé leur Eden. Ils étaient 10000 lors du départ. Ils ne sont plus que 500 à l'heure de l'atterrissage dans ce nouveau monde. Depuis, cinq siècles se sont écoulés. L'épopée de l'Estérion est désormais un mythe ; ses héros des dieux, les fondements idéo­logiques de cette jeune société où chacun à sa place, où le meurtre n'existe pas. Le nouveau monde est vaste, inconnu, et les colons ont fort à faire pour survivre sans le moindre outil technologique dans cet envi­ronnement généreux mais sauvage. Et voilà que des hommes masqués, qui se font appeler les Protecteurs des Sentiers, entre­prennent d'instaurer leur propre justice en vertu de dogmes fanatiques et au nom d'un des personnages mythiques de l'Estérion. Orchéron, qui échappe in extremis et de façon mystérieuse à leur vindicte, entre­prend un long périple afin de fuir ses bour­reaux. Une course poursuite qui l'amènera à découvrir un nouveau continent riche de révélation sur ses propres origines et celles du monde qu'il habite. Parallèlement, la résistance aux Protecteurs des Sentiers s'organise…

Partant de ce cadre utopique (une nou­velle Terre peuplée de colons bienveillants décidés à ne pas reproduire les conneries passées) qui vire à la dystopie sanglante, Bordage tisse habilement (comme d'habi­tude, est-on tenté d'écrire) les fils de ses intrigues croisées, autant d'histoires gravi­tant plus ou moins autour de celle, centrale, d'Orchéron. Et en matière de tisseur d'his­toire, nous l'avons affirmé plus d'une fois, Bordage est probablement l'un des meil­leurs « faiseurs » francophones, si ce n'est le meilleur. On s'installe rapidement dans le bouquin, immédiatement pris dans le flot de cette histoire passionnée et passionnelle où se mêlent inceste, endoctrinement, fana­tisme et colonialisme. Le drame se noue, inexorable, et nous pousse, nous, lecteurs, jusqu'à son dénouement. Le défaut récu­rent de Bordage, c'est sa gourmandise (et peut-être, aussi, la propension qu'il a à flinguer systématiquement la plupart de ses héros…). Qu'il parvienne à juguler sa fréné­sie narrative, et il touche, ou peu s'en faut, au chef-d'œuvre (Les Fables de l'Hum­pur). Sauf qu'ici, c'est raté. Oh bien sûr, le souffle est toujours là, ce côté épique qui donne à la S-F de notre auteur cette allure de fantasy débridée. Alors on plonge, on y va, ouais ! ! Jusqu'à ce que, petit à petit, on lève le nez, on s'égare, on bricole, on vaga­bonde… Bref : on s'emmerderait presque. Un comble. Les intrigues mêlées se diluent dans des atermoiements factices, des dérives pseudos new age inexplicables. On y croit plus : trop c'est trop. Jusqu'à un dénouement obscur, sans grandeur (enco­re un comble pour cet auteur). On a ce désagréable sentiment de boucle non bou­clée, cette impression de s'être fait, après pas loin de 500 pages, en définitive flouer. Abzalon ne nous avait pas totalement convaincu. C'est pire ici. Voilà un cycle (l'auteur annonce un total de quatre ou cinq volumes) qui ne passionne pas, au contrai­re. Bordage à su convaincre de son talent — à juste titre — un large public. Souhaitons qu'il n'en tombe pas pour autant dans la facilité et oublions cet Orchéron : il y a mieux à lire chez Bordage.

Miroirs et fumée

Gaiman a une fascination pour les magi­ciens, leurs trucs et astuces, leurs jeux de miroirs, leurs effets de fumées. Et, en vrai bon fan, à force de fasci­nation, il en est deve­nu un. Tout simple­ment. Un magicien. Voilà ce qu'il est. Rares sont les auteurs à avoir acquis aussi rapidement — ou, plus précisément, à travers aussi peu d'œuvres — une réputation telle que la sienne.

Car après tout, en France, que connaît-on de Neil Gaiman ? Principalement son travail de scénariste de comics, sur Sandman (trois tomes au Téméraire, coll. « Vertigo ») ou bien encore Death (deux tomes, également au Téméraire et toujours en « Ver­tigo »), voire, peut-être, pour certains d'entre vous, son troublant roman graphi­que, Mr. Punch, mis en images par Dave McKean et publié en France en 1997 chez Reporter. Il y a aussi l'amusant roman, co-écrit avec la star britannique Terry Pratchett, De Bons présages (J'ai Lu — 1995). Puis, bien sûr, NeverWhere (cf. interview de Gaiman in Bifrost 11), un formidable roman de fantasy urbaine dans la collection « Millénaires ». On ajoutera, pour la mesu­re, une poignée de nouvelles publiées ça et là (à commencer par « Chevalerie », dans le Dossier Fantasy de la revue thématique Yellow Submarine, rééditée ici sans aucune mention de la part de l'éditeur, ce qui fait toujours plaisir…). Bref, et en résumé : voici un auteur dont on a lu deux romans, quel­ques nouvelles et des scénars de BD. Pas grand chose, donc, mais rien que du bon, voire de l'excellent.

Nous attendions ce recueil en J'ai Lu « Millénaires ». Marion Mazauric ayant quit­té le groupe Flammarion pour fonder sa propre maison d'édition, c'est d'Au diable vauvert qu'il nous arrive. Qu'importe. La couverture a changé (elle n'est d'ailleurs pas plus folichonne que ce que nous pro­pose habituellement la collection « Mil­lénaires ») mais le contenu demeure le même : à savoir un recueil non pas artifi­ciellement réuni mais pensé, imaginé, réa­lisé et présenté par l'auteur lui-même. Ce dernier point est fondamental. Car Miroirs et fumée n'est pas qu'un excellent recueil, c'est avant tout un état, une compilation représentative du travail fort particulier et personnel d'un écrivain, de ses premiers pas dans le métier, au début des années 80, jusqu'à 1998, date à laquelle Gaiman a rassemblé ces textes.

Gaiman est un auteur à la palette extrê­mement étendue, tant au niveau de ses vecteurs d'expressions (la BD, la littérature, le cinéma, la télévision) que des genres, des traitements et des sujets. Miroirs et fumée se fait tout naturellement l'écho de cette diversité. Science-fiction, fantastique, fantasy, le tout pour aborder des sujets aussi divers que le sexe, la créativité, la maladie, la mort, la religion… autant de sujets eux-mêmes abordés dans des traités différents, nouvelles en proses ou en vers, poèmes, pastiches, contes, etc. C'est un flo­rilège magnétique, accaparant (magique ?), servi par une écriture légère et un sens du mot remarquable (on saluera à ce propos l'excellente traduction de Patrick Marcel). Gaiman est de ces auteurs capables, en deux lignes pleines de nostalgie, de vous faire décrocher le téléphone afin d'appeler votre grand mère pour le simple plaisir d'entendre sa voix, chose que vous n'aviez pas faite depuis des semaines…

Miroirs et fumée est un recueil à se pro­curer d'urgence. Ceux qui connaissent déjà Gaiman ne se feront pas prier. Les autres découvriront un auteur riche et magique, qu'ils auront tôt fait de placer aux côtés d'autres illusionnistes magiciens, qu'ils se nomment Tim Burton ou Clive Barker, par exemple.

Une Chasse dangereuse

Ces nouvelles écrites au cours de la deuxième moitié des années 1950, qui dépeignent des hommes simples et des êtres champêtres, évoquent parfois moins la SF de leur époque que certains auteurs mainstream des décennies précédentes — tout en touchant aux dimensions modernes de l'inconnu. Autres planètes (Une chasse dangereuse, Pour sauver la guerre, La planète aux pièges), autres temps (Projet Mastodonte), extraterrestres (Jardinage, Opération Putois), robots pensants (Plus besoin d'hommes) y fournissent le prétexte à broder sur le thème de la perte de l'innocence dans des textes métaphoriques, voire symboliques, qui illustrent l'attachement de l'auteur aux valeurs humanistes (ainsi que, bien souvent, sa désillusion devant leur mise en échec).

Une chasse dangereuse : Sur la planète agricole Layard, le brave colon Duncan saisit son fusil le jour où un animal redouté, le Cytha, s'attaque à ses cultures. L'instinct du chasseur s'empare bien vite de notre petit fermier quand il atteint une première fois la bête sans lui infliger de dommages. De quelle forme de vie s'agit-il donc ? Guidé par son « boy », un autochtone non-humain, Duncan se lance alors dans une longue course-poursuite aux parfums de Stevenson, Kipling et Hemingway mêlés, en méditant sur les particularités de Layard — où la différence sexuée n'a pas cours. Il découvre qu'une partie de la faune de la planète forme un « tout », que l'on ne peut dissocier sans qu'il revienne vous attaquer avec plus de force. Pris au piège dans une tempête, Duncan se tirera d'affaire en sauvant d'abord le Cytha, ce qui ouvrira la voie d'une coexistence pacifique — du moins tous deux le croient, car une chute en forme de retournement nous laisse comprendre à quel point le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Si, malgré les fausses pistes, on sent percer sous le récit de chasse à la bestiole extraterrestre une métaphore des soubresauts de la décolonisation européenne (présentés à travers le prisme d'un esprit pionnier fort américain), on ne saurait réduire l'intérêt de ce texte à son effet de miroir historique. C'est sans doute dans le titre original, Le monde impossible (The World That Couldn't Be), qu'il faut rechercher la morale de cette presque fable où le paternalisme des colons et l'irrespect envers l'équilibre des écosystèmes en prennent autant pour leur grade que la candeur finale du Cytha et de Duncan.

Par-delà les décodages possibles, une poésie brute et acide se dégage d'Une chasse dangereuse, qui en fait un véritable classique.

Avec Plus besoin d'hommes, on peut aussi filer allègrement la métaphore. Un matin, dans une société où la technologie n'induit que passivité et où l'on se distrait en montant tout en kit, le brave employé lambda qu'est Gordon reçoit par erreur un robot humanoïde à monter lui-même au lieu du chien mécanique qu'il avait commandé. Le robot bientôt en état de marche déclare s'appeler Albert et être doué d'instinct de « reproduction » : il entreprend de mettre au monde d'autres robots, théoriquement destinés à alléger les tâches humaines. Tout irait pour le mieux si la firme Bricolo ainsi que le fisc, alléché par ces nouveaux biens mobiliers, ne réclamaient leur dû. Il ne reste plus alors à Gordon qu'à ester en justice, aidé en cela par les robots qui ingurgitent en accéléré toute la jurisprudence pour revendiquer la reconnaissance de leur forme d'intelligence — avec succès. La passivité du début n'en sera que décuplée…

Là encore, les bonnes intentions égalitaristes débouchent sur un cauchemar potentiel. Au-delà de la quasi dystopie matriarcale suggérée par le titre français ou des similarités avec l'émancipation des esclaves noirs américains, Plus besoin d'hommes est aussi un pied de nez imparable à la notion de progrès et à la SF scientiste.

La planète aux pièges : « Et si l'oubli […] n'avait pas une cause psychique mais était le résultat de l'action de milliers et de milliers de pièges [à mémoire] disséminés dans toute la galaxie ? » Sur une planète quasi-déserte s'échoue un astronef humain dont l'équipage perd la mémoire peu à peu. D'autres navires, dont les restes jonchent le site, ne sont jamais parvenus à repartir. Des éclaireurs découvrent alors l'existence d'un « capteur de mémoire », sorte de gigantesque cerveau mi-mécanique, mi-organique, qui aspire toutes les connaissances à sa proximité dans un but inconnu. La fascination des scientifiques du bord pour ce dangereux piège mental ne sera pas le moindre des obstacles affrontés par le commandant Warren - — tandis que, dans un développement satirique, l'ivresse représentera la condition sine qua non de la survie. Un texte de facture classique, auquel on remarque toutefois un fonds qu'on qualifierait aujourd'hui de dickien.

Jardinage : Sur Terre, un homme solitaire se prend d'affection pour une plante extraterrestre sentiente débarquée dans son jardin et lui enseigne les us et coutumes des humains. Communiquant par empathie avec elle, il la sauve, puis en vient à comprendre que l'engrais qui fait pousser les plantes, c'est en réalité l'amour… Tout comme le Petit Prince, il remarquera bientôt, après le départ de la plante, que son rosier jaune qu'il croyait décati refleurit de plus belle. Cette nouvelle poignante — qu'on la lise au premier degré comme dans son sens figuré touchant à la relation amicale ou amoureuse — mérite elle aussi de figurer au rayon des petits bijoux classiques.

Dans Opération putois, on retrouve l'humour style pochade présent dans La planète aux pièges, ainsi que le personnage du brave gars dérangé dans sa quiétude campagnarde : en avance sur ses futurs homologues du Larzac, Asa guette les avions militaires assourdissants qui le survolent, bien décidé à les tirer comme des pigeons. Lorsqu'il se rend compte que l'un des sconses réfugiés sous sa maison n'est pas un putois comme un autre, il se prend d'affection pour lui. Et patatras, voilà-t-y pas que la drôle de créature lui répare son vieux tacot ! Le commandant de la base aérienne toute proche comprend bien vite l'intérêt stratégique de l'extraterrestre — car c'est de cela qu'il s'agit — au point d'engager nos deux amis.

Racontée à travers le point de vue limité du narrateur qu'est Asa, innocent pour lequel tout le monde l'est aussi, cette lutte du pot de terre contre le pot de fer se solde, une fois n'est pas coutume, par la victoire du premier.

Une chasse dangereuse contient également deux textes fort honnêtes, quoique moins remarquables que les cinq qui précèdent : Pour sauver la guerre et Projet Mastodonte. Il s'agit de variations pacifistes, la première sur le thème d'une Terre néo-féodale et décadente, la seconde sur celui du voyage dans le temps, publiées à la même période que les cinq autres. Au total, on peut estimer sans crainte de se tromper qu'il s'agit là d'un recueil de premier plan, tant par la diversité des univers science-fictifs abordés que par l'unité et l'universalité de sa thématique.

Dans le torrent des siècles

Tel Simak à l'aube de ce premier roman1, le protagoniste principal de Dans le torrent des siècles a un livre à écrire, mais au début du récit, le personnage ne le sait pas encore. Pour l'heure, en 6000 et quelque, Ash Sutton rentre à la base au bout de vingt ans d'absence, sur un astronef percé de partout, qui ne devrait pas voler, et dans un corps remanié, qu'il “retrouve” — tout comme le vieil hôtel où il aimait à séjourner. Le vieux robot de la famille, lassé de l'attendre, a décampé depuis belle lurette dans les astéroïdes, mais Adams, le patron de Sutton, est toujours là.

Si Ash découvre une Terre qui l'a érigé en héros après sa “disparition” dans l'impénétrable constellation du Cygne, la planète mère le dégoûte bien vite : l'assassinat institué y règne sous forme de duel ritualisé, on y traite les androïdes quasi-humains comme des esclaves et, au lieu de faire preuve d'humilité, l'homme se prend pour l'espèce élue qui doit civiliser par la violence un cosmos hostile. Or celui-ci est peuplé d'autres races plus évoluées ; Ash en sait quelque chose, puisqu'une de ces entités habite son esprit après l'avoir ressuscité sur Cygne 61 et doté d'un organisme “double” — qu'il peut déconnecter à l'envi.

Quand Ash comprend qu'un envoyé du futur a prévenu Adams de son arrivée et qu'on a découvert sur une lointaine planète, dans un vaisseau accidenté, la trace d'un livre dont lui-même est l'auteur, il se rend compte qu'il se retrouve malgré lui au centre d'une lutte entre factions rivales qui le prennent pour une sorte de Messie. Mais quel sera son message ? C'est ce qu'il lui reste à saisir. Et surtout, il lui faut se réapproprier son destin, car les exégètes futurs de sa pensée sont innombrables, ont envahi le temps et ne cessent de vouloir s'emparer de lui, le poursuivant dans diverses péripéties… (Le premier titre original anglais, Time Quarry, signifie d'ailleurs “ la proie du temps ”.)

À la différence de Simak, et malgré l'intermède d'un long séjour à la ferme au XXe siècle, Sutton ne parviendra pas à coucher son livre sur le papier dans le cours du roman, mais une fin ouverte le verra laisser derrière lui la jeune femme dont il est épris pour s'atteler à la tâche. Sutton ignore que sa dulcinée n'est autre qu'une androïde… alors que le message qu'il a à délivrer, on l'a deviné, est une leçon d'humilité prônant l'égalité à instituer entre humains et robots.

Comme Demain les chiens, Dans le torrent des siècles est à la fois un hymne humaniste et une critique affligée des aspects les moins reluisants de la nature humaine. Ces considérations générales sur la violence et l'arrogance inutiles de notre espèce trouvent un écho à peine voilé, sous couvert d'une évocation du futur, dans des éléments reflétant les années 1940-1950 : retour des vétérans de la 2e Guerre mondiale et suites de celle-ci (Ash revient d'une zone de “silence radio” total rappelant celui du bloc communiste de l'époque et, si la paranoïa hégémonique à tout crin d'Adams et de la Terre évoque assez clairement la guerre froide et les prémisses de l'intervention américaine en Corée puis au Vietnam, l'atterrissage du début, avec la voix intérieure qui habite Ash et ses sensations de ne pas “être” dans son corps, fait irrésistiblement penser au déphasage de l'ancien combattant victime de stress traumatique — c.f. également la scène naturaliste, p. 108, où Ash tire un mourant de l'eau, à propos de laquelle on ne peut s'empêcher de penser au best-seller de Norman Mailer, Les nus et les morts, récit de guerre situé pendant la guerre du Pacifique et paru en 19482) ; on retrouve aussi de façon assez transparente dans les revendications des robots les débuts de la déségrégation des Noirs américains3 — voire l'Holocauste à travers le marquage sur la peau desdits robots. Le chapitre 11 livre quant à lui dans la Maison du Zag une délicieuse scène de rêve 100% pur Freud, où, parti à la pêche avec une fillette près du Grand Trou (sic !), Ash enfant échange un petit ver contre un gros poisson. Si l'auteur n'évoque ici qu'indirectement la sexualité (le contraire serait difficile au début des années 1950, même si le premier rapport Kinsey est paru deux ans plus tôt), il se situe loin du pastoralisme gnangnan et vieux jeu auquel certains voudraient le cantonner4.

Simak fait également appel dans ce roman d'action métaphorique et philosophique à un florilège d'outils science-fictifs qui ont certainement réjoui l'amateur de SF de l'époque et que l'avenir n'a pas (encore ?) démentis : voyages dans l'espace et le temps/paradoxes temporels, « bons » robots quasi-humains, mais aussi “gadgets” tels le vidéophone ou la communication interstellaire par transmission de pensée. Les questionnements de Sutton sur son destin préfigurent du reste étrangement ceux d'un Paul Atréides dans le cycle de Dune, et la scène de la Maison du Zag ainsi que le troisième tiers du récit ne sont pas sans suggérer des problématiques dickiennes. On voit donc toute la puissance d'un ouvrage qui n'a rien perdu de son sel, et dont la lecture laisse à la fois désabusé et plein d'allant.

Notes :

1. À part Les ingénieurs du cosmos, un feuilleton — avec toutes les contraintes que cela implique — paru dans Astounding en 1939 (la version en volume ultérieure a d'ailleurs été remaniée), et Empire, réécriture d'un manuscrit de jeunesse de John W. Campbell, Simak n'a publié jusque-là que des nouvelles, même si certaines composeront ensuite le « roman épisodique » Demain les chiens.

2. À noter que Simak, de 1942 à 1944, a publié cinq récits de guerre dans des pulps spécialisés.

3. Rosa Parks n'a pas encore refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus du sud des états-Unis, déclenchant le mouvement de déségrégation des Noirs, et il faudra attendre le milieu des années 50 pour que la Cour suprême des états-Unis déclare la ségrégation raciale anti-constitutionnelle dans les écoles — mais, signe des temps à venir, le premier joueur noir vient d'être admis dans la ligue nationale américaine de base-ball.

4. L'incrédule se reportera quelques pages plus loin, p. 86, où Simak prouve, en définissant l'homme comme détenteur d'un « appendice vermiforme », qu'il sait très bien ce qu'il fait dans cette fameuse scène symbolique de la « Maison du Zag ».

Titan

Voici, au cœur même du genre, un pavé de pure S-F que l'on pourra comparer, mais que l'on se gardera de confondre, avec l'opus homonyme de John Varley. Un Titan hollywoodien face à un Titan « Kim Robinsonien ».

En effet, si Baxter a récemment co-signé au Rocher Lumière des jours enfuis avec Arthur C. Clarke, c'est qu'il est bien l'authentique successeur du vieux maître. Si la S-F de Baxter ne renvoie pas à celle de Varley — rien dans leurs déclinaisons respectives de l'exploration de Titan n'ayant quoi que ce soit à voir avec l'autre —, elle se tourne d'une part vers la « Trilogie Martienne » de Robinson et, de l'autre, évoque 2001, l'odyssée de l'espace, le chef-d'œuvre de Clarke et Kubrick dont Titan partage la thématique. À savoir, un vol habité vers Saturne à la recherche des prémices de la vie, avec la panspermie en toile de fond.

Au point de départ, un fait réel : l'arrivée sur Titan de la sonde Huygens en septembre 2004. De là, spéculation sur la découverte espérée de molécules prébiotiques — molécules chimiques complexes qui président à la vie.

Point de mystique clarkienne ici. Ni de HAL. Simplement, si Huygens donnait en 2004 un espoir sérieux de trouver de la vie sur Titan, que ferait-on ? Point de « Roue Spatiale » tournoyant sur champ d'étoiles et fond de valse ironique. Point de Freedom. Mir qui barre en rouille… Les fonds de pensions qui ne supportent aucune idée d'investissements à long terme… La conquête de l'espace, c'est du passé. L'Étoffe des héros et Apollo 13 sont des œuvres historiques. La Terre est peuplée — ou le sera bientôt, à fortiori en 2004 — d'une majorité de gens qui n'ont pas pu assister à une marche lunaire depuis leur naissance. Alors ?

Les conservateurs qui gèrent et profitent des fonds de pensions ainsi que leurs alliés écolos veulent mettre fin à la gabegie spatiale. Jake Hadamard est un de ces cadres, spécialisés dans le démantèlement d'entreprises qui permettent à la spéculation de flamber au nom d'une rationalisation de la production, très prisés des administrations libérales où l'on aspire à l'arrêt total de l'activité. Il a été placé à la tête de la NASA pour en finir. Le projet de Paula Benacerraf et Rosenberg d'un vol habité vers Titan va lui permettre de brûler tous ses vaisseaux et de tuer le rêve une fois pour toute.

Toutes les navettes, et des Saturn V restaurées pour l'occasion, sont utilisées pour lancer un équipage vers Saturne. Six années de voyages et de drames avant de toucher Titan…

Il est clair que nous sommes en présence de 700 pages de hard science, d'une écriture froide et technique. Destiné à ceux qui ont apprécié son précédent ouvrage, Voyage (même éditeur), Titan vise un public ciblé qui va adorer. Les autres ne le finiront probablement pas. Quoi de plus lent, monotone et routinier, qu'une trajectoire orbitale de six années dans un engin pas plus grand qu'un Airbus ? Et pourtant, Baxter s'en tire haut la main.

Roman de genre moderne, Titan est remarquable de précision. Trop, diront ses détracteurs. Peut-être. C'est un roman de spécialiste selon la mode ; un ouvrage qui est à l'ingénieur en aéronautique (l'autre métier de Baxter) ce que le legal thriller est à l'avocat. L'imaginaire tient ici peut de place, à l'inverse du souci de restitution du réel. Ce qui n'empêche pas le sense of wonder d'être au rendez-vous. Et puis, à défaut de suspense, il y a le drame, la tension de l'inéluctable et l'apothéose des héros… Surtout, Titan est un roman intelligent qui ouvre nombre de débats sur la place de la technique et de la science et leurs rôles dans l'avenir de l'Homme. La place fait ici cruellement défaut pour débattre, mais on en redemande.

Le Pays de Cocagne

« Il paraissait qu'il y avait des dinosaures sur Vénus, d'énormes serpents à pattes au souffle empoisonné… » (p. 339) On croirait le ton donné. Entre pastiche et hommage à la S-F archaïque du genre Cosmonautes contre diplodocus de Pierre Devaux, L'Affaire du X.29 de Peter Lemon ou Base sur Vénus (Perry Rhodan n° 4), et ce d'autant plus que les extraterrestres de Colin Greenland présentent un cousinage certain avec les Whams qu'affrontait alors le héros emblématique de la S-F germanique. Si ce n'était que ça, ce serait trop facile…

En fait, Le Pays de Cocagne s'apparente aux Sculpteurs de ciel d'Alexander Jablokov (« PdF » n° 554 & 555 — Denoël) plus qu'à tout autre. Il y a certes de notables différences, mais c'est un space opera circonscrit au seul Système Solaire et dont l'enjeu n'est autre que la propulsion interstellaire. Comme on avait dit de Jablokov qu'il avait renouvelé le space opera, on ne saurait le dire à nouveau. Greenland décline donc cette thématique selon son talent.

Force est d'admettre que Le Pays de Cocagne met du temps, trop, à démarrer. Non qu'il manque l'action, au contraire, mais on en vient à se demander si elle n'est pas l'unique raison d'être du livre, Greenland laissant le lecteur dans l'expectative quant à ses intentions. C'est un choix qui, à terme, s'avérera payant, mais sur un volume de plus de 500 pages, on aimerait savoir (comprendre) un peu plus tôt — avant le tiers du roman — dans quelle histoire l'auteur nous embarque. Tabatha Jute, l'héroïne, n'en sait d'ailleurs jamais plus que le lecteur, qui doit tout découvrir avec elle.

Si Le Pays de Cocagne est un space op' à l'action « boostée » du début à la fin, il n'en est pas moins, en parallèle, un roman intimiste. L'action n'implique qu'une douzaine de personnages en relations directes. Outre Tabatha Jute, il y a Marco Metz par qui tout advient, Xtasca, Saskia et Mogul, plus l'Effrasque et Hannah Soo qui est morte ; du côté des méchants, on trouve frère Félix, le Capellien et les trois affreux jojo de l'Horrible Vérité. Enfin, l'Alice Liddell, la narratrice, du nom de la gamine qui inspira Lewis Caroll, personnalité synthétique du vaillant petit vaisseau de Tabatha. Nous n'avons donc aucune vue d'ensemble sur cette société solaire qu'on ne découvre qu'à travers les yeux de Tabatha Jute. Celle-ci est une sorte d'artisan transporteur, de routier de l'espace indépendant qui a bien du mal à joindre les deux bouts et à trouver du fret. Elle redoute les flics Eladeldis, des E.T. à la solde de Capella qui assurent les fonctions de la maréchaussée, bureaucrates et tatillons. Elle craint les amendes, les huissiers, les impayés et, surtout, de perdre l'indépendance que lui confère la possession de l'Alice Liddell.

Les capelliens et les Eladeldis ont fait irruption dans le Système Solaire avec toute une cohorte de peluches alien dans leur sillage et ont offert à l'humanité la propulsion hyperspatiale tout en la privant de l'accès aux étoiles. Le Système Solaire est donc devenue une colonie de Capella, même si Greenland ne le dit jamais. Les caciques de l'humanité sont plus riches qu'avant et les pauvres triment toujours pour assurer leur pitance quotidienne. Rien de bien nouveau sous le Soleil… Les effrasques sont les concurrents des capelliens et endossent plus ou moins le rôle du bolchevique. Il ne s'agit pas tant pour eux de libérer l'Humanité que de la soustraire au pouvoir de Capella à leur profit.

En jouant de décalages en apparence inconciliables — les canaux de Schiaparelli sur Mars, les jungles vénusiennes, clichés de la S-F archaïque d'une part, et, d'autre part, à des références au soucoupisme style X-Files qui seraient le fait des capelliens — Greenland se réclame de la fiction. De rien d'autre. Il use, ou abuse, des codes de la S-F ; leur coexistence, leur multiplicité au sein de l'œuvre exclut tout réalisme, toute prétention à celui-ci et dénie toute cohérence au roman en dehors d'un espace imaginaire et littéraire. Colin Greenland se proclame fabuliste. Il ne recourt pas à un plus ou moins plausible demain pour faire réfléchir sur aujourd'hui. Sous la défroque du space opera, c'est bien de la littérature générale. Les ingrédients du space op' lui sont ce que les animaux parlants étaient à Jean de La Fontaine. ÏÏ en a pour la volonté d'indépendance de Jute, le militantisme, la colonisation et ses modernes avatars. On lira donc que si Jute est une femme, ce n'est point fortuit. Le cliché de l'hideuse chenille capellienne nichée dans le crâne de ceux qu'elle à asservi retrouve sa force métaphorique désignant la pensée de la classe dominante qui investit l'esprit même de ceux qu'elle soumet. Enfin, la découverte de cet univers par le petit bout de la lorgnette est une métaphore de la difficulté qu'éprouve le sujet à percevoir les tenants et les aboutissants de son environnement, de sa vie, au point qu'il est plus facile (fréquent) de se retrouver le nez dedans que d'en acquérir la maîtrise — si c'est possible. À l'action, menée tambour battant, répondent les actes de nos vies quotidiennes qui ne laissent guère le temps de réfléchir, tandis qu'à la difficulté de voir où Greenland nous mène correspond celle de voir, de comprendre, ce que la vie nous réserve. Il faut prendre le temps de lire Le Pays de Cocagne comme il faudrait prendre le recul nécessaire à transformer de fatales destinées en vies maîtrisées où nous ne serions plus — ou moins — emportés comme des fétus de paille par le flux événementiel.

Au final Greenland signe un roman à découvrir, en dépit d'un prix par trop élitiste, voire rédhibitoire. Pitié pour nos portefeuilles !

Le Dernier Cimetière

La Terre. Encore et toujours. Il est vrai qu'au total, peu de textes de Simak se passent ailleurs que sur Terre. Dans ce qu'on s'accorde à définir comme sa quatrième période, soit à partir de 1968, de son propre aveu d'ailleurs, Simak cherche à retrouver ce qu'il pensait avoir perdu depuis l'époque où il écrivait Demain les chiens. D'où cette impression aiguë d'un retour aux sources, à la nostalgie élégiaque de ses œuvres les plus marquantes.

De fait, c'est bien de retour qu'il est question dans Le dernier cimetière, où les personnages s'aventurent sur une Terre détruite dix mille ans plus tôt, dépeuplée et rendue à la nature. Retour sur Terre donc, mais aussi à la terre. Car le berceau de l'humanité est devenu, sur de vastes territoires gérés par la Terre Mère SA, un cimetière où la diaspora humaine de la galaxie est invitée à venir reposer en paix. On a là l'expression la plus aboutie, sans doute, de la nostalgie simakienne, de ce sentiment d'appartenance à un « terroir. » La pratique funéraire est le propre de l'humanité et l'inhumation dans le sol de la Terre constitue un acte éminemment symbolique et culturel. Mais c'est aussi, au passage, l'occasion pour Simak, qui n'avait aucune sympathie pour le capitalisme et le mercantilisme, d'épingler une tare de l'homme, sa capacité à exploiter, à des fins financières, ce qu'il y a de plus noble et de plus sacré dans l'humanité : ici, le respect des morts.

« L'automne, murmura Elmer. J'avais oublié qu'il existait un automne sur Terre. Là-bas, on ne pouvait s'en rendre compte. Tous les arbres sont verts. » De tels mots, prononcés par un robot dix fois millénaire, affranchi pour bons et loyaux services rendus à l'homme, sont caractéristiques de l'univers de Simak. Les thèmes favoris de l'auteur sont là. La nostalgie automnale, le robot fidèle compagnon de l'homme. La nature : les paysages sauvages, les combes encaissées, envahies de bois touffus et denses, les collines rocailleuses aux crêtes hérissées d'arbres centenaires, qui sont la chair de textes tels que, entre autres, Au carrefour des étoiles et « La chose dans la pierre ». Le vieil homme : ici un extraterrestre mythique et multiforme. La maison : en l'occurrence une masure qui renferme un trésor. Et toujours l'humanisme généreux de Simak, dont la plus belle expression est le profond respect de l'autre, quel que soit cet autre : homme, animal, plante, objet, robot. Les méchants sont rares, uniquement motivés par la cupidité ou poussés par la bêtise. Un thème nouveau, peut-être un des seuls que Simak — qui s'est alors davantage tourné vers la fantasy — — ait ajouté à sa palette à la fin de sa vie : celui des fantômes, des revenants.

Tout comme le roman, le personnage central est simakien en diable. Fletcher Carson est un de ces personnages mesurés, réservés, si chers à son créateur. À l'instar du héros simakien, il recherche peu la compagnie des autres et ne se lie qu'avec des êtres hors normes : Elmer, un robot de trois tonnes, et Bronco, un compositeur artificiel, doté de huit pattes qui font de lui un véritable insecte géant. On trouve aussi des machines de guerre repenties, vieilles de dix mille ans. Un loup d'acier, dont le désir de faire ami ami et la méthode employée pour y parvenir résonnent fortement du côté de Demain les chiens. Et puis il y a le recenseur, épouvantail monté sur coussin d'air, droit sorti du Magicien d'Oz. De tous ces personnages émane une sagesse diffuse. Le monde rêvé de Simak est un monde de gentils.

Simak est présenté comme un auteur empreint de nostalgie Ce qu'il est, incontestablement, mais pas au sens d'un regret douloureux, voire réactionnaire. Le regret présent dans son œuvre est attendri. Son Humanité a la tête dans les étoiles, mais elle a avant tout des racines. L'homme ne change pas tant que cela, au fond, et les pulsions qui sont les moteurs de la vie perdurent, même si l'horizon de l'humanité s'ouvre à la galaxie entière. Elmer, natif de la Terre, est un lien, il incarne une mémoire vive d'un passé oublié. C'est aussi le sens du recenseur et de son trésor. Malgré une pause de dix mille ans, le lien n'est pas rompu. La nostalgie de Simak est une nostalgie de la simplicité, non de l'arriération. L'auteur redonne un sens profond à ce qui nous entoure et fait ressurgir la simplicité qui se cache derrière l'apparente complexité : après tout, qu'a-t-on fait à part moderniser un abri dans une fissure rocheuse, le cercle magique d'un feu contre le froid humide de la nuit, le bonheur de ne pas être seul dans la nuit ? Un message moderne pour une société formatée par l'esprit consumériste.

Tous les pièges de la Terre

Lire Tous les pièges de la Terre à la suite de La croisade de l'idiot ne donne pas l'impression d'avoir ouvert un nouveau livre, tant ce deuxième recueil provoque un indéniable sentiment de familiarité. Rien d'étonnant, bien entendu, à y retrouver un air de famille — il s'agit, en effet, de textes écrits à la même époque (les années 1950)… par la même personne ! Mais la recette est elle aussi inchangée : un peu de gravité, une touche de mélancolie, quelques pointes d'humour pour alléger le tout, et servez chaud au coin du feu. Comme le cuisinier, ainsi que je l'ai déjà dit, possède de solides capacités de conteur, le résultat est de qualité, et, s'il ne tire pas de cris d'admiration (j'ai préféré les textes de La croisade de l'idiot), s'apprécie sans arrière-pensées.

Tous les pièges de la Terre, la nouvelle, est l'histoire d'un robot qui, d'un coup, au décès du dernier représentant de la famille à laquelle il appartenait et qu'il servait depuis si longtemps, se retrouve menacé par la loi terrestre de perdre tous les souvenirs qu'il a amassés. Souvenirs auxquels il a la faiblesse de tenir, car, comme il le dit, ce sont « ses seuls biens au soleil ». Après avoir cherché en vain secours et assistance auprès de la loi puis de la religion, il fuit la Terre, pour finir, après quelques péripéties, par retrouver un sens à son existence. Ce texte est le moins convaincant du recueil : les pérégrinations du robot sont trop longues, les ficelles un peu trop grosses, et la morale gentillette…

Bonne nuit, Monsieur James : Henderson James reprend conscience. Il est dehors, dans la nuit, armé. Il se rappelle pourquoi : il lui faut abattre, avant qu'il ne soit trop tard, la créature la plus assoiffée de sang de la Galaxie, un monstre intelligent et implacable (qui ressemble fort à ceux du roman Les enfants de nos enfants) désormais en liberté sur Terre, par sa faute. Le face-à-face aura lieu… mais l'histoire, que le lecteur croyait terminée, rebondit alors dans une autre direction, l'enfermant dans un implacable enchaînement de faits jusqu'à une fin très noire. À la sortie, le dit lecteur s'aperçoit, admiratif, que l'auteur s'est joué de lui tout en le divertissant…

La nouvelle qui suit fleure bon l'âge d'or, celui où l'on confrontait des humains à l'inconnu en les débarquant sur une planète étrangère peuplée des créatures les plus improbables. En l'occurrence, celles de Raides mortes sont de la corpulence d'une vache et peuvent fournir miel, légumes, viandes. De plus, l'une d'elles vient fort obligeamment chaque soir tomber raide morte aux pieds de nos vaillants explorateurs. Récit impeccablement mené, solide, l'auteur ne cherche qu'à apporter plaisir et évasion à son lecteur et y réussit parfaitement.

Les nounous : un très très vieux directeur d'école de Millville se demande pourquoi ses élèves se sont peu à peu mis à acquérir de plus en plus jeunes une maturité d'adulte. La cause est vite identifiée : ce sont ces extraterrestres installés parmi eux, nounous si efficaces que tous les citoyens de Millville leur confient leurs enfants. Mais l'intrigue accroche moins que l'atmosphère. Revoilà le ton si particulièrement mélancolique de Simak, ce regard sensible sur l'humanité, le passé, la vieillesse et la jeunesse.

Changement de ton radical avec Larmes à gogo, texte qui ne fait, lui, aucunement dans la mélancolie, puisqu'il vise plutôt le burlesque. Nous sommes toujours à Millville, archétype de la petite ville simakienne. Un « non-Terrien » débarque avec son robot pour collectionner les histoires tristes. Certains (comme le narrateur) se soûlent à l'alcool, d'autres à la tristesse. Qu'importe le flacon… Simak parvient à nous égratigner, nous autres ses congénères humains, mais aussi à nous faire rire, tout ça avec une histoire pittoresque basée sur la tristesse. Pas mal, non ?

Planète à crédit : Un choc culturel, entre humains et extraterrestres. Classique en SF, certes, mais celui-ci est à la sauce Simak ! Voici donc une planète sur laquelle arrivent un humain et ses robots pour mettre en place un échange commercial entre les autochtones et la Terre. Mais « une planète vierge est toujours une planète vierge […] Il y avait toujours ce facteur irréductible d'inconnu contre lequel on ne pouvait rien. » Les sympathiques terriens représentent des intérêts moins sympathiques, et on suit leurs efforts et leurs déboires avec un petit sourire aux lèvres.

Le nerf de la guerre : un homme sans le sou, sur Terre, aspire à retourner chez lui sur Mars et laisser à « d'autres casse-cou le soin de batifoler dans le système solaire » ; le charme de l'espace n'agit plus sur lui. Comme le dernier texte de La croisade de l'idiot, celui-ci est court, puissant et traite des souffrances endurées par l'homme en assumant son destin de conquérant de l'espace, destin considéré comme une malédiction. « Pourquoi diable l'Homme s'était-il jeté dans l'espace ? »

La Croisade de l idiot

Dans ce recueil de sept de ses nouvelles des années 1950. Simak déploie son talent de conteur, utilisant la gravité ou l'humour pour faire passer en filigrane sa conception de l'existence.

On peut distinguer un thème commun dans les quatre premiers textes : celui de la difficulté de comprendre ou de communiquer avec l'Autre, que cet autre soit humain ou extraterrestre. Dans la nouvelle éponyme qui ouvre le livre, un idiot du village, subitement doté de facultés surhumaines, décide de rendre le bien pour le mal en forçant incognito les habitants de sa bourgade à devenir honnêtes… pour s'étonner ensuite de capter moins de pensées heureuses ! Une histoire au regard à la fois cynique et sensible sur l'homme et son égocentrisme, malheureusement affaiblie par le changement de point de vue qu'impose le placage d'une inutile explication science-fictive des nouvelles capacités de Jim.

Le Zèbre poussiéreux nous place dans un décor assez inhabituel chez l'auteur, la maison, qu'on imagine située dans une banlieue résidentielle, d'une famille de la middle-class américaine. Le père découvre dans son cabinet de travail un moyen d'échanger des objets avec… quoi ? Un autre monde ? Une autre dimension ? Quoi qu'il en soit, le voilà décidé à faire du troc. Des associés jouant aux apprentis sorciers, un ton léger, voilà qui n'est pas sans rappeler La clef laxienne. Mais Simak est moins grinçant, plus optimiste que Sheckley.

Remâchant sa rancœur, le général Flood d'Honorable adversaire doit procéder à un échange de prisonniers avec les Fivers, qui ont battu la Terre à plate couture. Tout le déroute chez ces Fivers qu'on pourrait croire « conçus et habillés dans le dessein délibéré d'offenser un œil militaire ». Et tout, bien sûr, repose sur un énorme malentendu, comme Flood finira par le comprendre… Un happy end ? Que nenni, puisque, après s'être rendu coupable d'anthropomorphisme, le représentant de la Terre imaginera sans coup férir comment tirer avantage du malentendu.

Lulu est le titre de la quatrième nouvelle et le surnom donné par son équipage au robot-astronef qui les emmène en expédition dans l'espace interstellaire. Hélas, gavée de romans sentimentaux lors de son “éducation”, voilà que la machine se déclare soudain amoureuse des trois hommes et décide de les enlever. Comment faire entendre raison à une femme amoureuse, fût-elle réduite à une personnalité adoptée par un robot ? C'est le ressort de cette histoire désopilante.

Le Prix Hugo a récompensé en 1959 La Grande cour de devant, texte au charme simakien incontestable (en dépit de l'absence de robots). Qu'on en juge : c'est l'histoire d'un petit brocanteur et réparateur qui vit paisiblement dans la vieille demeure familiale et qui, droit dans ses bottes, aidé de son fidèle chien et de l'idiot du village, armé de son expérience du troc, fera face aux responsabilités qu'il estime lui incomber quand s'ouvre inopinément chez lui un passage vers un autre monde. Toute la philosophie de Simak est là.

Vient ensuite Copie carbone. Le titre livre un indice de la solution du mystère auquel est confronté cet agent immobilier à qui un étrange individu vient proposer de louer à un prix ridicule des maisons d'un lotissement de luxe… et revient quelque temps plus tard lui enjoindre de les relouer, les maisons étant toujours vides… Un texte gentiment moralisateur à la lecture agréable, sans plus.

Le recueil se termine en beauté avec Le Père fondateur, texte court dont je me refuse à dévoiler ici le contenu de peur d'en gâcher le plaisir de lecture. Simak y confronte de façon terriblement empathique la fragilité de l'individu humain, désormais immortel mais toujours animal social, à l'immensité de l'univers dans lequel l'Humanité s'est lancée à la conquête des étoiles.

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