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Rien que l'acier

Rien que l’acier se déroule dans un monde de fantasy classique mais dépourvu des clichés habituels. On n’y trouve aucun Seigneur Noir de l’Ombre de la Mort rêvant de conquérir le dernier bastion des justes hommes libres, mais des pays aux régimes politiques variés qui, à l’instar de la Reine Victoria, n’ont ni amis ni ennemis, seulement des intérêts. Comme sur notre bonne vieille Terre, cela suffit amplement à générer conflits, guerres commerciales, meurtres, corruptions, perversions et autres joyeusetés propres au genre humain. L’homme sera toujours un loup pour lui-même.

Le monde est en paix depuis dix ans, date de la fin d’une guerre violente qui a uni les hommes mais également les Kiriaths, peuple humanoïde technologiquement avancé, contre des reptiles semi-intelligents fuyant la destruction de leur habitat et qui, tels des nazis aquatiques, cherchaient un indispensable « Lebensraum ». Cette guerre a profondément marquée l’inconscient collectif et a provoqué le départ des Kiriaths vers d’autres dimensions.

L’humanité panse ses blessures tout en pleurant la disparition de ses mentors et se remet, lentement mais sûrement, à se diviser, oubliant l’union sacrée, pour reprendre ses querelles ancestrales là où les reptiles les avaient interrompues.

Mais les archi-ennemis des Kiriaths préparent leur retour à grands coups de magie aussi impressionnante que destructrice, comptant bien profiter du vide laissé pour reprendre possession de ce qu’ils estiment être leur légitime royaume.

Ce grand retour constitue la guerre épique dont cette trilogie narre le récit à travers les actions de trois héros aussi différents que sympathiques. On suit donc les aventures d’un vétéran, héros de la guerre contre les reptiles et homosexuel assumé, voir revendiqué, une Kiriath métisse et donc abandonnée par les siens lors de leur grande téléportation, et un nomade des steppes, lui aussi vétéran de la guerre et qui, tel un ancien du Vietnam, ne s’en est jamais tout à fait remis. Les trois personnages se sont connus pendant la guerre et, s’ils sont dispersés aux trois coins du monde au début du roman, ils se retrouvent bien évidemment à la fin pour lutter de conserve contre les envahisseurs interdimensionnels.

Classique et obéissant aux canons du genre, Rien que l’acier joue avec les clichés sans jamais tomber dans la caricature ni sacrifier à l’intérêt de l’intrigue. Ainsi les Kiriaths, race extrêmement évoluée qui s’avère constituée d’humains noirs, ou encore le héros homosexuel assumant ses orientations et en jouant — et l’auteur de nous gratifier de quelques scènes de sexe entre mâles virilités qui, sans atteindre le niveau d’un Michel Robert, n’en sont pas moins originales et crues.

Tout ceci agrémente plaisamment un récit d’une redoutable efficacité ponctué de rebondissements fort bien amenés et tout à fait crédibles. Qu’on y ajoute des descriptions de divinités pas vraiment catholiques, des scènes de combat efficaces et aussi « réalistes » que possible, sans oublier des dialogues enlevés, et nous voici avec un bon roman de fantasy.

Son seul défaut est d’ailleurs la modernité des dialogues, qui font parfois penser à des retranscriptions d’altercations de métro parisien, ce qui a tendance à gâcher l’ambiance. Certains passages en deviennent même irréalistes à force de vocabulaire et de tournures de phrases fleurant bon le 9-3. Si la version originale doit certainement être écrite de manière assez moderne, il semble évident que la traduction a grossi le trait et qu’elle est en grande partie responsable de ce décalage fâcheux. Intuition renforcée par les nombreuses erreurs grossières. Ainsi le terme « mariniers » (pour « marines » en VO ?) est à graver dans le marbre du monument à l’incompétence de traduction. On imagine Clint Eastwood dans le Maître de guerre hurlant à ses soldats : « En avant, Mariniers ! ». Et pourquoi pas « A l’assaut, les marins pêcheurs ! » ?

Cette traduction constitue, avec le choix de la citation de la quatrième de couverture signée Abercrombie et l’illustration de couverture elle-même, les moins-values de la version française. Si The steel remains est un très bon roman de fantasy, Rien que l’acier en est une version un peu saccagée et pas à la hauteur de l’original. Dommage pour Richard Morgan, qui aurait mérité d’être mieux traité.

La Dernière Flèche

Alors que le film de Ridley Scott avec Russell Crowe sort sur les écrans, Jérôme Noirez nous livre sa vision de Robin des Bois. Dans ce roman, le seigneur de Loxley, qui élève seul sa fille Diane depuis le décès de Marianne, décide de se rendre à Londres pour s’occuper de ses affaires, mais aussi pour changer les idées de Diane. Celle-ci est en effet en pleine crise d’adolescence, rebelle à l’autorité parentale, et ceci d’autant plus que son père n’est selon elle guère conforme à sa légende. Elle envisage avec horreur d’aller à Londres, même si Will l’écarlate les reçoit avec bonheur. Toutefois, la ville bruyante et malodorante va vite devenir un terrain de jeux pour la jeune fille, confrontée à une menace démoniaque qui pèse sur la ville. Diane saura-t-elle déjouer le complot ? Parviendra-t-elle à gagner la confiance du prince des mendiants, et à redorer le blason des compagnons de Sherwood, qui, à des degrés divers, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ?

C’est à une passionnante relecture du mythe de Robin des Bois que nous convie ici Jérôme Noirez. On pourrait trouver facile le procédé de prendre pour protagoniste la fille du légendaire personnage, mais force est de constater que ça fonctionne. Cela tient tout d’abord au décor : le Londres du XIIIe siècle est ici particulièrement crédible. Jérôme Noirez sait utiliser le détail qui sonne juste, comme par exemple les instruments de musique de l’époque — rappelons à ce titre que l’auteur est spécialiste de la musique médiévale. Les personnages sont également bien campés, tous crédibles, même s’ils n’ont qu’une petite partition à jouer ; mention spéciale au shérif de Nottingham, remarquablement bien travaillé.

Le roman est rythmé en diable, ne mollit jamais, et fait la part belle aux actes héroïques, dans la plus pure tradition de Robin des Bois — il y a notamment un certain nombre de clins d’œil, comme par exemple la façon de pénétrer dans la demeure d’un des nantis (par les airs). Saupoudrez d’une bonne dose d’humour lié à la truculence des personnages, et vous comprendrez que ce livre se dévore d’une traite.

Mais il s’agit quand même d’un texte signé Jérôme Noirez. Et l’univers de l’auteur est pour le moins, comment dire… torturé. Aussi ne pouvait-il écrire une histoire à la Walt Disney : La Dernière flèche baigne dans une ambiance très sombre, voire maléfique. Ville bruyante, malodorante, Londres est aussi le théâtre d’actes violents, contre nature ; elle croule également sous la misère. Noirez ne se contente pas, au prétexte qu’il écrirait pour la jeunesse, d’en livrer une version édulcorée. Après tout, Londres au XIIIe siècle ne devait pas sentir la rose, loin de là. Au contraire, il nous met le nez dans la fange, afin que l’on s’imprègne des remugles de la pauvreté ou de l’âme humaine. Les légendes ne seraient pas ce qu’elles sont si elles ne côtoyaient la laideur, voire ne naissaient de cette dernière. En fait, si écriture pour jeunesse il y a, il faut moins la chercher du côté de la thématique que de la facilité de lecture, du fait d’une intrigue linéaire sans réelle surprise — une simplicité qui sert parfaitement le propos.

La thématique de La Dernière flèche, ce sont bien évidemment les légendes qui, selon la quatrième de couverture, « ne meurent jamais ». Robin des Bois n’est plus que l’ombre de lui-même ? Qu’importe, sa fille prendra le relais, et saura bâtir à son tour un mythe ; le roman se pare alors d’une bien belle réflexion sur la filiation, rendue encore plus difficile par la personnalité du père. Et l’adolescente rebelle, qui raisonne surtout en fonction de ses envies, va peu à peu s’ouvrir à son entourage et passer à l’âge adulte, même si cela ne se fera pas sans douleur — on aura rarement vu livre pour la jeunesse où les menstrues sont décrites aussi crûment.

Bref, à plus d’un titre, La Dernière flèche est un splendide roman, qui confirme si besoin était encore que Jérôme Noirez est un écrivain talentueux, capable de passer de la littérature adulte à celle pour la jeunesse sans trahir son propos. Et de s’approprier un mythe qu’on n’aurait pas nécessairement imaginé très soluble dans l’univers de l’auteur. Une bien belle réussite.

Le Filet d'Indra

Après quelques années d’absence, voici donc Juan Miguel Aguilera de retour dans nos librairies, et ce chez un nouvel éditeur : l’Atalante (qui succède au Diable Vauvert, chez qui l’auteur avait fait ses premiers pas par chez-nous).

Le Filet d’Indra commence plutôt bien, d’une manière qui n’est pas sans évoquer Stephen Baxter. Une géode de deux kilomètres de diamètre est découverte, enchâssée dans les granits du plateau laurentien, au Canada ; des roches de deux milliards d’années, parmi les plus vieilles de la croûte terrestre. Jim Conrad, colonel du renseignement scientifique des USA, recrute son ex-femme, Laura, une physicienne, ainsi que son assistant, Neko, génie de service. Et les voilà parti pour une base secrète perdue au beau milieu du Nunavut…

Les physiciens ne tardent pas à comprendre que la géode contient une singularité, un trou noir — tarte à la crème de la S-F actuelle. Ils mettent alors en garde le colonel sur le danger apocalyptique à ouvrir la géode : libérer la singularité, c’est courir le risque qu’elle gobe la Terre. Malheureusement, un changement politique menace le Canada, qui dès lors pourrait quitter l’OTAN. Or, il n’est pas question pour les Etats-Unis d’abandonner ce mystérieux artefact qui constitue une potentielle arme absolue. Jim Conrad reçoit l’ordre d’ouvrir la géode, mais un sabotage fout le bordel : toute la base se retrouve prisonnière d’un champ de force à l’intérieur duquel la température chute vers le zéro absolu. Traverser la singularité reste désormais l’unique échappatoire offerte au colonel et à son groupe… Ainsi arrive-t-on à la page 180 — presque la moitié du roman. Les survivants se voient projetés 230 millions d’années dans l’avenir. Les 100 pages suivantes manquent de rythme autant que de tension et laissent apparaître des failles dans l’intrigue — un long passage qui n’est pas sans rappeler la série télé Stargate, d’ailleurs citée dans le texte —, et ce jusqu’à ce que le groupe parvienne sur une terre tropicale peuplée d’étranges bestioles. L’une d’elles est blessée puis capturée, mais le spécimen se meurt et, ce faisant, libère un parasite à l’air bien méchant qui infecte aussitôt Neko. Ici est enfin révélée l’identité du traître ayant informé la presse canadienne, saboté l’ouverture de la géode et pratiqué quelques menus assassinats — révélation faite par Neko alors que tout ce petit monde se trouve aux mains de créatures qui n’auraient nullement déparé au Pays de la nuit de William Hope Hodgson, des monstres qui ont entraîné une partie des humains à travers la singularité jusqu’à leur lointaine époque où le soleil s’est transformé en géante rouge. Une révélation qui va en amener bien d’autres sur la géode, un certain parasite et le monde de la fin des temps…

Le Filet d’Indra trouvera sa place dans les bibliothèques de science-fiction au côté de La Pluie du siècle d’Alastair Reynolds, et surtout de Darwinia de Robert Charles Wilson pour la proximité thématique. La lecture est fluide, agréable, certes, mais on reste loin d’un chef-d’œuvre. Sans être rédhibitoire, trop d’éléments ne se justifient pas, ne s’expliquent pas, n’apportent rien, rallongent la sauce sans raison. Quoique plaisant, ce roman, construit à la va-comme-je-te-pousse, ne restera malheureusement qu’un second choix. N’est pas (le meilleur) Baxter qui veut.

Cygnis

On pourrait facilement qualifier Cygnis de roman synthétique, à tous les sens de l’adjectif. Les multiples références qui l’irriguent en font en effet une sorte d’artefact, de produit artificiel et composite, dont le charme réside précisément dans cette mosaïque de sous-cultures littéraires, voire cinématographiques, qui en détermine le sens et la dramaturgie.

Futur lointain : le monde a connu une dévastation de forte magnitude. Syn est un trappeur cheminant au milieu des ruines, dans un décor post-apocalyptique dominé par la présence écrasante de la nature. Il n’a pour seuls compagnons qu’un loup cybernétique et un fusil. Il réussit des prouesses quasiment surhumaines au combat, qui lui permettent d’abattre toutes sortes de machines hostiles au genre humain, de sauver des veuves éplorées, et bien sûr de survivre aux embuscades dressées par ses congénères. Syn est le modèle du bon sauvage, qui se tient dans la mesure du possible éloigné des lieux de civilisation, sauf quand il cherche un peu de réconfort. Le destin de ce parangon d’honnêteté foncière et de rectitude va basculer en deux temps : lorsqu’il est sommé, à la suite d’un rapt de femmes, de choisir entre deux communautés rivales ; lorsque, cherchant à fuir ce choix qu’il ne veut surtout pas prendre, il se retrouve à sauver la veuve éplorée de trop. Commence dès lors une quête existentielle qui l’amènera à découvrir une vérité inconcevable (enfin presque).

Le plaisir qu’on prend à la lecture de Cygnis ne tient pas vraiment aux personnages, réduits le plus souvent à une forme d’épure reposante mais un brin caricaturale. Outre le trappeur, trois ou quatre individus font l’objet d’une attention particulière, sans qu’on arrive à déterminer ce qui les distingue vraiment du tout venant des communautés tribales décrites par l’auteur. Mêmes désirs, mêmes besoins, mêmes rêves. Des silhouettes plus que des figures inoubliables, dont on suit les trajectoires parfois avec un peu trop de détachement. Voilà peut-être le côté le plus déstabilisant du travail de l’auteur, qui, tenté par une approche originale (raconter le quotidien et la vie intérieure de ses personnages sous l’angle le plus banal, le plus trivial), s’essaie à une sorte de naturalisme sans jamais y céder complètement — ou alors avec quelque maladresse.

En revanche, Vincent Gessler a mis dans son récit tout le poids d’un imaginaire qui puise autant dans les miniatures du Moyen-Age que dans les fresques apocalyptiques dignes de la saga de Mad Max, ou encore dans les westerns à tendance contemplative. On pense très fort à Jeremiah Johnson, aux films de Malick, par exemple. Le souvenir de toutes ces fictions vient sans cesse, mais fort heureusement, parasiter une trame assez squelettique.

Par ailleurs, l’empreinte stylistique rattrape avec brio les faiblesses qu’on a pu relever. L’histoire, racontée sur un tempo lent, fait la part belle aux longues descriptions d’une nature sublimée (Gessler n’est pas Suisse pour rien !) que viennent scander de loin en loin quelques séquences d’action ultrarapides ou des plages de méditation d’un lyrisme joliment sirupeux. Gessler possède une écriture immersive, qui flatte les sens du lecteur, et qui évoque, pour rester dans le domaine de la S-F, la façon d’un Orson Scott Card (sagas d’Alvin le Faiseur et de la Terre des Origines, même éditeur).

Excellent patronage, ma foi, pour un auteur débutant (il signe ici son premier roman) mais qui promet déjà beaucoup.

Monstre [une enfance]

Les habitués de Bifrost connaissent bien Frédéric Jaccaud. Collaborateur régulier de la revue, il exhuma pendant plusieurs numéros les écrits des « Anticipateurs », ces papys du genre œuvrant dans ce que l’on pourrait surnommer l’archéo-science-fiction. Mais peut-être ne savent-ils pas que, non content d’être doté d’une érudition impressionnante, le bonhomme est pourvu d’une plume talentueuse. Gageons qu’ils sauront réparer ce tort avec son premier roman, un livre bizarre et dérangeant, édité comme il se doit dans la collection « Interstices ».

A l’instar de « Soldat de plomb », nouvelle figurant au sommaire de l’anthologie Dragons, Monstre [Une enfance] nous plonge dans l’univers mental d’un enfant : Thomas B. Un point de vue qualifié d’innocent par la sagesse populaire, mais elle a bon dos cette sagesse. Un point de vue également attachant car, à moins d’être un misanthrope notoire, comment ne pas s’émerveiller devant l’imagination enfantine. Toutefois, on découvre assez rapidement que Thomas n’est plus si innocent que cela. Il est même franchement coupable ; une multitude de crimes que l’on qualifiera pudiquement de monstrueux. Thomas est en effet un tueur en série, autant dire LE monstre au regard de notre société policée. Encouragé à se souvenir de son enfance par une énigmatique Mme Crab — on ne sait s’il s’agit d’une thérapeute ou d’une garde-chiourme —, il se raconte et il nous raconte la genèse de sa monstruosité. On plonge aux racines du Mal, assemblant les pièces d’un puzzle mental complexe, fait de réécritures, de non-dits, de demi-vérités et de faits mélangés à des fantasmes. Le propos de Jaccaud élude soigneusement l’acte criminel en lui-même (les victimes n’apparaissent que sous la forme d’une liste de noms égrainés à rebours), s’écartant ainsi des recettes galvaudées par les faiseurs de thriller. Il ignore les ressorts de l’enquête, voire de la traque, pour se focaliser sur leur objet : le criminel. Introduisant un décalage par rapport à sa représentation dans l’inconscient collectif, tous ces clichés ressassés par la littérature de gare, il fait du tueur un enfant tiré de la mémoire d’un vieillard, instillant un trouble et une confusion dans les émotions du lecteur qui ne sait plus s’il doit éprouver de la sympathie ou de la répulsion pour celui-ci.

A ce premier enjeu, plus psychologique, Frédéric Jaccaud vient agréger un arrière-plan puisant dans la subculture et les mauvais genres. Aux ressorts du polar viennent s’ajouter ceux de la science-fiction, de la fantasy, du jeu de rôle et bien d’autres occupations adolescentes. Et pendant que l’intrigue entrecroise deux trames dessinant progressivement les tenants (l’enfance) et les aboutissants (la vieillesse) du parcours de Thomas, l’histoire oscille entre son présent — l’an 2048 —, époque où il est devenu un vieillard décati, et son passé restitué. Pas moins nébuleux que le passé, ce présent interpelle le lecteur. Que se passe-t-il exactement ? Pourquoi les rues à l’extérieur de l’institution où est enfermé Thomas sont-elles désertes ? Quelle est l’origine de la pluie de cendres qui recouvre les immeubles et la chaussée ? La fin du monde est-elle arrivée ? Ces questions, Thomas se les pose aussi. La luminosité spectrale, l’absence de soleil et de chaleur ; difficile pour lui de ne pas voir dans ce collapsus, ce cataclysme lent, terne et silencieux, le triomphe du roi de l’hiver, cette chimère issue de son esprit. Difficile pour le lecteur de ne pas y voir comme un reflet des obsessions intimes de Thomas, tant la perception faussée de la réalité du tueur semble contaminer le « réel » et se superposer comme un calque sur son environnement. En conséquence, Monstre [Une enfance] apparaît comme un roman marqué par l’échec et le deuil, celui de l’innocence et des illusions perdues de l’enfance, avec fort heureusement une touche d’humour absurde afin de ne pas sombrer définitivement.

A la fois fin du monde et fin d’un monde intime, Frédéric Jaccaud nous invite ici à un voyage au centre de la tête, celle d’un individu ayant basculé définitivement dans la folie. Il invite à la réflexion et bouscule les repères fragiles de la raison. Il nous convie à nous analyser. Aussi, au lieu d’observer le monstre, regardons ce doigt qui le pointe. Il appartient à une humanité au moins aussi monstrueuse dans sa violence que dans son atonie ordinaire. Vous l’aurez compris : de par sa densité, son parti-pris narratif et son étrangeté, le premier roman de Frédéric Jaccaud imprègne durablement les esprits. C’est peu de dire que l’on attend son prochain de pied ferme.

Laisse-moi entrer

Véritable lieu commun du roman fantastique, le vampire imprime dans la rétine du lecteur son image familière et cauchemardesque, au point d’effacer l’archétype originel sous une chape de poncifs éculés. De ses prémisses gothiques à ses développements horrifiques ultérieurs, en passant par les ersatz lissés pour adolescentes à peine pubères, nul ne peut se targuer d’avoir échappé à un moment de son existence à ce mythe à la fois populaire et érudit. Evidemment, face à l’avalanche des variations, des adaptations et autres resucées commerciales, il est devenu très dur de trouver satisfaction Bref, renouveler suffisamment le thème du vampire, sans pour autant mettre l’héritage à l’encan, semble bien être une gageure. Sur cet aspect des choses, il apparaît, comme on va le voir, que le Suédois John Ajvide Lindqvist ait découvert un angle d’attaque intéressant. Examinons maintenant l’objet de notre exaltation, un roman propulsé au rang de best-seller, du moins dans son pays natal, ce qui nous redonnerait presque foi en l’humanité.

Banlieue de Stockholm, 1981. Jeu-ne garçon de douze ans, Oskar habite avec sa mère un appartement dans le quartier de Blacke-berg, à l’ouest de la capitale suédoise. Un lieu voulu comme une vitrine de la réussite de la démocratie sociale suédoise dans les années 1950, mêlant habitat social collectif, parcs boisés, lacs, pistes cyclables et voies piétonnières. Depuis cette époque, la cité s’est muée en banlieue laborieuse et monotone où traînent le soir alcooliques titubants et jeunes désœuvrés flirtant avec la délinquance. Mal dans sa peau, grassouillet et craintif, Oskar partage son existence entre l’école du quartier et le domicile maternel. En cela, il n’est pas tellement différent des autres gamins de son âge, à un détail près. Doté d’une imagination fertile et d’une certaine intelligence, il aime échafauder des mondes et des personnages imaginaires. Trop fragile, trop rêveur, trop différent. Peut-être est-ce pour ces raisons que la bande de Jonny l’a choisi comme souffre-douleur. Le surnommant Cochonou, Jonny ne lui laisse aucun répit. Malheur à lui s’il se distingue en classe ou s’il esquisse le moindre geste de résistance. Les brimades et les humiliations ne tardent alors pas à fuser.

Sur cette intrigue classique, John Ajvide Lindqvist greffe une trame où vient faire irruption l’Inconnu, incarné ici par la figure du vampire. Le mythe vampirique sert en effet de catalyseur, ce qui ne veut pas dire que l’auteur le néglige pour autant, bien au contraire il le traite d’une façon originale et inédite, du moins à ma connaissance. Délaissant le point de vue du chasseur, les van Helsing et autres agités de la gousse, et par la même occasion celui du monstre, il se focalise sur celui de son compagnon, l’humain élu pour devenir son ange gardien. Sur ce point, Lindqvist est d’une efficacité et d’une sobriété exemplaire. Il intègre divers éléments du mythe vampirique — le besoin de sang, la régénération, la faculté de se transformer, la déconnexion diurne, la crainte du soleil… — tout en désamorçant les clichés qu’ils véhiculent. L’auteur façonne ainsi une histoire humaine, touchante et subtile, animée par des personnages secondaires dotés d’une certaine épaisseur. Un récit manifestant également de solides qualités de thriller, lorsque l’intrigue se resserre, une tension ponctuée de scènes de violence qui évitent de tomber dans la complaisance. Mais au-delà du récit d’enfants et de la simple description sociale — la vision de la société suédoise des années 1980 particulièrement gratinée et rappelant celle de la société finnoise des histoires de Joensuu —, au-delà du roman fantastique, Laisse-moi entrer apparaît surtout comme un roman sur l’amour et l’amitié. Un livre dérangeant qui remet en question les certitudes, émeut par sa tendresse et effraie par sa logique froide et inexorable.

Après avoir lu Laisse-moi entrer, on ne saurait évidemment trop recommander de visionner le film de Tomas Alfredson, dont Lindqvist lui-même a signé l’adaptation. Plus resserré, contemplatif et poétique, plus mystérieux que le roman, Morse offre un contrepoint cinématographique à la fois différent et fidèle. Et puis, il serait dommage de se priver d’une des histoires de vampire les plus intéressantes de ces dernières années.

L'Essence de l'art

Toujours à la pointe de l’innovation et de la modernité, l’Hexagone se réjouit de découvrir le nouveau (le seul !) recueil de l’auteur britannique Iain M. Banks. Presque vingt ans après (!) sa parution outre-Manche, The State of the Art est enfin disponible dans toutes les bonnes librairies de France et de Navarre. A la pointe, vous disait-on… Certes, quelques privilégiés se targuaient d’avoir déjà lu deux de ses textes (pour mémoire, « Un cadeau de la Culture » et la novella « L’Essence de l’art »), profitant de l’épuisement des supports où ils étaient parus initialement pour provoquer l’envie d’autrui et un fugace sentiment d’autosatisfaction. Ils peuvent ravaler leurs vantardises car l’intégralité du recueil est désormais accessible au commun des mortels. Un ouvrage assorti d’un petit bonus, un cadeau du Bélial’ en quelque sorte, concocté par l’inénarrable AK. Au passage, et ceci n’est pas que flagornerie, ladite préface a le mérite de proposer une grille de lecture de l’œuvre de Iain M. Banks tout à fait digne d’intérêt.

Mais trêve de bla-bla, quid du recueil ? Des huit textes au sommaire, cinq ne ressortissent pas au cycle de la « Culture » et un ne relève pas de la science-fiction. On ne s’en plaindra pas, bien au contraire, ceci offrant un aperçu de la palette textuelle de l’auteur écossais. A ce propos, on ne se privera pas de recommander Le Seigneur des guêpes (épuisé), ENtreFER (Folio « SF ») et La Plage de verre (Pocket « SF »), trois autres de ses romans hors « Culture » et pas forcément S-F

On l’a souvent dit, Banks est un écrivain très ironique. Volontiers potache dans « La route des Crânes », courte nouvelle d’ouverture quelque peu anecdotique tout de même, son humour revêt un aspect plus sadique avec « Curieuse jointure », texte dont la chute fera grincer plus d’une dentition masculine. Comme tout sujet de la Couronne qui se respecte, Banks excelle également dans le nonsense. « Nettoyage » fait montre de cette tournure d’esprit enviable. L’auteur y accouche d’une histoire follement drôle, mettant en scène des E.T. aussi négligents que maladroits confrontés à une humanité à la hauteur de sa réputation. Avis aux amateurs d’humour décalé appréciant Robert Sheckley, Fredric Brown et, soyons fous, Douglas Adams.

L’apparente légèreté ne doit pourtant pas faire oublier la tonalité fréquemment politique des textes de l’auteur. Celle-ci ressort nettement à la lecture de « Fragment », où Banks met en scène l’opposition entre la raison athée et l’intégrisme religieux, sans tomber dans les clichés et les outrances inhérents au sujet. Une fois la lecture de cette nouvelle terminée, un constat s’impose : nul besoin d’appartenir à une espèce différente ou d’habiter sur une autre planète pour être confronté au phénomène d’incommunicabilité. Au passage, le connaisseur goûtera l’allusion à un épisode dramatique de l’histoire écossaise contemporaine et appréciera l’usage fatal qu’en fait Banks. On passe vite sur « Eclat », dont l’aspect expérimental, dans le genre bruit blanc et collage, peut rebuter, pour retrouver l’univers de la « Culture » dans ce qu’il a de meilleur : l’intime, le dilemme éthique et l’ironie amère. On commence doucement avec « Un cadeau de la Culture » ; l’histoire d’un exilé de cette civilisation, réfugié sur une planète aux mœurs disons plus vénales, où il espère se faire oublier de Contact. Tentative ratée, puisque des malfrats lui proposent d’acquitter ses dettes en abattant un vaisseau spatial. Pour ce faire, il doit utiliser une arme de la Culture, un artefact particulièrement bavard et, par voie de conséquence, parfaitement insupportable. Conflit moral et manipulation apparaissent ainsi rapidement comme les enjeux de cet excellent texte. On franchit un cran supplémentaire dans l’excellence avec « Descente ». Sur un mode intimiste et émouvant, cette nouvelle révèle une autre facette de l’auteur : son goût pour l’introspection. Ce huis-clos dans un scaphandre raconte en effet la marche désespérée d’un naufragé sur une planète déserte et le tête-à-tête qui en résulte avec l’IA attachée à sa survie. Difficile de ne pas juger ce texte comme le point fort du recueil, tant il fait vibrer la corde sensible sans pour autant basculer dans le tire-larmes. Reste « L’Essence de l’art », novella au cours de laquelle la Culture fait face à l’humanité. Une rencontre sans véritable contact permettant d’admirer une nouvelle fois l’humour de Banks — les notes et la conclusion du drone relayant le récit sont sur ce point tout à fait croustillantes. Vraie réussite que cette histoire, presque trop dense tant elle amorce de pistes à analyser. Conjuguant verve satirique — le regard de la Culture sur la Terre est à ce propos saignant —, démarche réflexive sur la nécessité du mal pour discerner le bien, considérations sur l’art et sur l’utopie, Banks n’omet pas pour autant de raconter une histoire touchante animée par des personnages complexes et attachants. Pour toutes ces raisons, « L’Essence de l’art » n’usurpe pas sa qualité de texte essentiel dans le cycle de la « Culture ». Assertion non négociable.

C’est un euphémisme d’affirmer que les fans de Banks attendent de pied ferme ce recueil. On peut craindre hélas que cette attente, conjuguée à l’hétérogénéité des textes qui le composent, ne provoque quelques déceptions. Cependant, il n’en demeure pas moins que de par son humour, ses thématiques éthiques, philosophiques et politiques, l’auteur écossais, même lorsqu’il œuvre dans un mode mineur, demeure un cran au-dessus des autres. En attendant la parution éventuelle du prochain roman de Banks en France — un nouvel opus intitulé Transition est d’ores et déjà annoncé outre-Manche —, vous savez ce qu’il vous reste à faire…

Vegas Mytho

Force est d’avouer qu’en Bifrosty, nous suivons Christophe Lambert d’assez près, notamment depuis la publication de La Brèche en 2005, l’un des premiers bouquins en collection adulte de cet auteur ayant débuté en secteur jeunesse, un roman qui nous avait pas mal emballé. Sauf qu’il faut bien avouer aussi que ses deux livres suivants, Zoulou Kingdom puis Le Commando des immortels, sans nous tomber des mains pour autant, nous avaient plutôt déçu. Aussi est-ce avec une impatience mâtinée de circonspection que fut accueilli ce Vegas Mytho.

Au cœur des fifties… Thomas Hanlon est un type désœuvré. Prof de littérature à l’université de New York, un boulot qu’il déteste, écrivain en devenir, alcoolo tendance Kerouac, la déglingue magnifique en moins, cynique avant l’heure et dégoûté d’à peu près tous les milieux, il se cherche sans être vraiment sûr de souhaiter se trouver… Ce qu’il trouve, en revanche, c’est Sophia Stamatis, une bombe atomique d’origine grecque, pourrie de pognon, fille d’un nabab piqué de cinéma patron de l’Olympic Winner, un casino monstre de Las Vegas, chef du clan des Stamatis et accessoirement… dieu. Le dieu des dieux, pour être précis. Zeus en personne. Ouais. Parce que la Sophia Stama-tis, en fait, son vrai nom c’est Athéna, déesse de la sagesse… ou de la guerre, c’est selon. Et ça tombe bien parce que la guerre est là, un conflit millénaire qui oppose les familles de dieux incarnés — depuis que les fidèles ont abandonnés les temples —, et plus particulièrement ici, à Las Vegas, les immortels grecs aux égyptiens à tête d’animaux… Autant dire qu’Hanlon, plongé au milieu de ce merdier (sans parler d’Hoover et de son FBI, de la maffia italienne ou encore de ce dingo d’Howard Hughes), devrait trouver de quoi nourrir son prochain roman…

A l’instar de Christophe Lambert dans le bouquin qui nous occupe, on s’abstiendra de tourner autour du pot : l’auteur signe ici rien moins que son meilleur livre, parvenant à conserver ses qualités de toujours — Lambert possède sans doute l’écriture la plus visuelle de toute la jeune génération d’écrivains de genre français — tout en gommant l’essentiel de ses défauts — des problèmes de rythme, de souffle qu’il peinait trouver, à maintenir, à réguler… Lambert réécrit Le Parrain à la sauce divine (ou super-héroïne, au choix), et ça fonctionne diablement, du début à la fin, une ambition qui, si elle se cantonne à vouloir divertir le lecteur, s’avère finalement assez couillue vue le caractère sacrément (si on peut dire !) balisé des contraintes scénaristiques choisies : de Neil Gaiman et son American gods multi primé (J’ai Lu) à la récente tétralogie de Rick Riordan Percy Jackson multi-vendue (Albin Michel coll. « Wiz »)… Le résultat est sec, nerveux, très hard-boiled, le tout inscrit dans des années 50 convaincantes, tant du point de vue de l’ambiance que des personnages y évoluant. On devinait depuis ses premiers textes que Christophe Lambert avait le potentiel d’un excellent « faiseur » (au sens d’artisan), il le prouve enfin ici à travers un livre maîtrisé de bout en bout, qui se lit d’une traite et avec une jubilation certaine. Ça n’a l’air de rien, mais c’est déjà énorme.

Vivement le prochain…

Éveil

L’intelligence peut-elle venir au Web, cet immense réseau ? Les milliards d’informations stockées et partagées peuvent-elles donner vie à une conscience supérieure ? Quel phénomène pourrait permettre l’avènement d’une telle entité ? Autant de questions auxquelles tente de répondre la nouvelle trilogie de Robert J. Sawyer.

Une intelligence qui « s’éveille » donc dans ce premier tome, et qui va avant tout devoir prendre conscience de son existence. Puis de celle des autres. Et tenter de communiquer…

La construction de ce roman est classique : on suit plusieurs personnages simultanément tout en sachant qu’ils se rencontreront tôt ou tard (mais pas dans ce tome, pour la plupart). Sinanthrope, un dissident chinois expert en informatique, qui tente de révéler au monde un crime monstrueux commis par son gouvernement. La scientifique Shoshana et son chimpanzé Chobo, élève doué qui communique par gestes. Mais surtout Caitlin, une jeune et brillante étudiante américaine qui vient d’emménager au Canada avec sa famille. Seule particularité : elle est aveugle de naissance. Un jour, le professeur Kuroda la fait venir au Japon pour tester une nouvelle technologie censée lui redonner la vue. L’opération est un échec. Cependant, après quelques réglages, Caitlin finit par découvrir, en lieu et place de l’obscurité habituelle, des formes géométriques. Et plutôt que le monde qui l’entoure, elle se révèle alors capable de visualiser le Web. C’est là qu’elle rencontrera le Fantôme, cette entité qui « s’éveille » et se développe sous nos yeux…

Dès les premières pages, on se retrouve plongé en plein teen movie. Et ce n’est pas la suite de la vie de Caitlin qui va nous détromper. Outre les poncifs sur les facs anglo-saxonnes (le dragueur un peu lourd qui veut profiter d’une aveugle, l’amie fidèle, etc.), le style de Sawyer (du traducteur ?) s’avère racoleur au possible. A trop vouloir se rapprocher du « parler jeune », il en devient ridicule. Le nombre de fois où il utilise le mot « cool » (en anglais dans le texte) est désespérant, tout comme son utilisation excessive des marques. De fait, plutôt que d’ancrer le récit dans le réel, cette technique transforme certains passages en d’immenses plages publicitaires. Insupportable. Autre désavantage : à moins que les produits cités aient une durée de vie très longue, ce roman sera rapidement daté (ainsi Twitter n’apparaît-il nulle part, malgré son importance de nos jours). Sans parler de cette volonté de brasser des thèmes à la mode : la Chine, cynique et fermée au monde ; la grippe H5N1 (Sawyer a laissé la H1N1 de côté) et la panique qu’elle fait régner.

Le plus regrettable, en définitive, réside dans le fait que l’auteur explore et manie de nombreuses notions fort intéressantes : la théorie de la bicaméralité de Julian Jaynes, la loi de Zipf ou l’entropie de Shannon. Mais elles sont souvent survolées, à peine exploitées. Et constamment on revient à la petite vie de Caitlin et à la vanité de certaines de ses interrogations.

Le livre se lit vite, mais ce n’est pas par passion, plutôt parce qu’il s’avère d’une simplicité excessive, trop léger, malgré la force et les potentialités des thèmes abordés. Sauf miracle, les deux autres tomes (Watch/ Veille ; et Wonder/Merveille) ne devraient pas apporter de grands bouleversements. Dommage…

J.G. Ballard - Nouvelles complètes 1963 / 1970

A lire l’ensemble des trente-six nouvelles présentées dans l’ordre chronologique, on se rend compte combien Ballard est allé toujours plus loin et plus profond dans l’exploration de notre temps, quitte à égarer ses lecteurs et lui-même, parfois, au gré de ses tâtonnements. Combien aussi son regard et sa voix étaient à même de capter et restituer une époque à partir de signaux infimes. Ses outils sont le surréalisme, dont les fantasmagories ont toujours été éclairantes, et les manifestations de l’inconscient, appliqués à une lecture attentive et soutenue du quotidien. Il s’agit bien d’une méthode de travail accouchée après une longue réflexion. Ballard lui-même livre en vrac ses conclusions dans le texte préliminaire à l’une des dernières nouvelles du recueil, un inédit qui plus est : « La Traversée du cratère », titre aux sens multiples, emblématique ne serait-ce que parce qu’il est le premier de l’année 70 et qu’il livre le fruit presque mûr des méditations de la décennie passée, signe de la fin d’une traversée du désert et des épreuves qui l’ont accompagnée, comme celui de la mort de sa femme. Ces « Notes de nulle part, compte-rendu d’un travail en cours », constituent le meilleur éclairage de l’œuvre sur lequel s’appuyer pour revisiter ce recueil :

– Considérant que la science-fiction, en abordant le présent sous l’angle de l’avenir, ne saurait utiliser les techniques des fictions racontant rétrospectivement un enchaînement de causes, il lui faut rompre avec le séquentiel et s’appuyer sur les mythes ontologiques qui le travaillent souterrainement. Cette approche, à la croisée de l’inconscient et du surréalisme, s’efforce de traduire la modernité en images plus émotionnelles que figuratives, cherche dans ce qui fait résurgence les traces originelles de leur apparition. C’est peut-être pour cette raison que nombre de textes du début du recueil s’apparentent davantage au fantastique et font état de paysages préhistoriques, marins ou marécageux, dominés par des figures reptiliennes, mais aussi par la femme, mystérieuse, dévoratrice, qui renvoie aux origines et entraîne le protagoniste dans cet autre monde ou ce passé avec lequel elle fait lien : « Maintenant s’éveille la mer », « Du fond des âges », « La Joconde du midi crépusculaire » appartiennent à cette veine, qui rappelle Le Monde englouti (1962). « La Fosse aux reptiles » est emblématique du lien unissant la modernité au monde primitif et instinctuel : le passage dans le ciel d’un nouveau satellite provoque un arc réflexe qui pousse les gens à se jeter à la mer comme les lemmings. La relation au temps est prépondérante dans cette archéologie qui réactive le passé : c’est ce sentiment de permanence proche d’une idée d’immortalité qui étreint un pilleur de tombes d’un autre monde dans « Les Tombes du temps », ou ce défilement du temps à rebours, de la naissance au sortir de la tombe jusqu’à la mort utérine dans un retour aux origines (« Temps de passage »). C’est surtout, pour un Blanc retiré dans la jungle, la nécessité de disposer d’horloges ultra précises : « Trajectoire imprécise », recherche de cosmonautes égarés dans la jungle qui préfigure à bien des égards La Forêt de cristal. « Le Jeu des écrans » joue avec d’autres de ses motifs, celui des miroitements « fractionnant le paysage » et d’insectes parés de gemmes scintillantes. Cette ébauche est pratiquement achevée dans « L’Homme illuminé », où le phénomène de cristallisation est expliqué par le fait que le temps est pris à un autre univers. Mais il faut lui ajouter des considérations appartenant à la nouvelle suivante pour faire le tour des approches, « Le Delta au coucher du soleil » jouant sur la relation singulière ou décalée d’un couple à l’écart de la civilisation et la vision hallucinatoire d’un paysage de jungle. Mais Ballard se rend assez vite compte des limites de cette technique : quand les images et les événements se figent au point de devenir des emblèmes autonomes, ils conduisent à une impasse.

– L’univers de Vermilion Sands, ensemble d’images mouvantes, familières et énigmatiques, dessine une piste, puisque hors du temps et de ses contingences chronologiques. « Le Jeu des écrans », série de mises en abyme autour du tournage d’un film thérapeutique, « Les Assassinats de la plage », éléments d’enquête livrés brut de décoffrage à la façon de photos éparses rappelant davantage La Foire aux atrocités que Vermilion…, « Cri d’espoir, cri de fureur », où l’acte créateur est vu à travers la combinatoire du vampirisme et du portrait de Dorian Gray, « Les Sculpteurs de nuages de Coral D », où il est question de réaliser des portraits en modelant les nuages, « Dites au revoir au vent », où les vêtements sensitifs, parfois caractériels, peuvent tuer, tous décrivent une société alanguie, peuplée de nantis désœuvrés, où perce la cruauté et où dominent les figures féminines autoritaires et inaccessibles. Ces textes sont bien une étape intermédiaire vers une nouvelle fiction, le premier pas vers une écriture à la Burroughs (dont Ballard était un fervent admirateur), faite de collages et de flashes. L’abandon de la fiction séquentielle est plus probant dans « L’ultime plage », préfiguration de La Foire aux atrocités dont on trouvera des moutures et des extraits plus loin, qui montre l’errance d’un homme sur une plage militaire abandonnée, fantasmatique et allégorique, concaténation de vignettes devenues icônes (Hiroshima, physique quantique) et d’autres plus personnelles (l’errant est veuf).

– L’influence surréaliste y est patente. L’auteur la revendique. « Défendre Dali » écrit-il en note 6. Il le cite, ainsi que Chirico et d’autres, dans plusieurs nouvelles. La peinture est un art très présent, surtout celui du portrait, comme on a déjà pu le voir plus haut, celui de la Joconde étant le plus fréquent, et qu’on retrouve encore dans « Le Vinci disparu », récit fantastique établissant une fois de plus un lien avec le passé à travers un personnage de légende. « Le passé est une sorte de zone sinistrée » est-il écrit dans un texte de la fin, ce qui est également vrai de la jeunesse de Ballard dans un camp de prisonniers. Ainsi, la fiction de Ballard se nourrit d’images d’autant plus dérangeantes qu’elles sont incongrues ou a priori dépourvues de sens, comme une femme ramassant les plumes d’oiseaux géants attaquant en groupe (« Oiseau des tempêtes, rêveurs des tempêtes ») ou « Le Géant noyé », échoué sur une plage. Il est l’occasion d’une allégorie sur les comportements humains, finalement peu éloignés de l’animalité, ce qui est confirmé pour quelques-uns des visiteurs qui trouvent plaisant de s’enfermer dans les cages vides d’un cirque de passage (« Identification »). Bien des descriptions s’apparentent à des tableaux de Dali. Comment ne pas s’y référer dans « Le Jeu d’éternité » où, le temps étant figé, chaque méridien a pour toujours la même heure ? Refusant le figuratif, Ballard, incluant Picasso, est également attentif au cubisme, affirmant même qu’il « a eu une puissance destructrice supérieure à celle de tout l’explosif utilisé lors de la Première Guerre Mondiale ». On ne s’étonnera pas non plus de voir traîner le nom de Jackson Pollock, qui pratique l’art contemporain dans une démarche chamaniste, croyant au sens du geste désordonné, se livrant à une simulation de la violence et du chaos représentative de la crise existentielle de l’homme moderne. Les passerelles sont nombreuses.

– L’autre influence est psychologique, dans une démarche exploratoire de l’inconscient et du paysage mental, avec aussi des connexions neurologiques. Elle inspire au début des textes classiques dans la forme comme « Fin de partie », kafkaïen jeu d’échecs effeuillant les niveaux de pensée pour prouver une culpabilité, « Moins un », hallucinante manipulation d’un psychiatre pour plier la réalité à sa version des faits, persuadant le personnel de l’inexistence d’un patient pour ne pas le déclarer évadé. A l’inverse, la peur de passer pour fou ou subir l’ostracisme de ses pairs amène au refus de défendre une réalité trop surprenante (« Les Chasseurs de Vénus »). « Le Jeu des écrans » est aussi celui des simulacres masquant la folie. « Le Delta au coucher du soleil » présente une hallucination sous les apparences du réel. « Demain, dans un million d’années » voit de même un protagoniste hanté par son fantôme sur une planète isolée où soufflent les chrono-vents. Moins visibles, les références à l’inconscient n’en sont pas moins au cœur de nombre de nouvelles, sur le mode manipulatoire dans « L’Homme subliminal » victime du marketing, opposé à l’état de nature dans « Trajectoire imprécise », dans le sens où la jungle n’a pas d’inconscient, mais où le programme spatial est un symptôme du malaise de l’humanité, opinion entérinée dans les récits, nombreux, où celui-ci est évoqué, comme quand on guette la rentrée dans l’atmosphère de « L’Astronaute mort ». Il est souterrain tout au long de « L’Homme impossible » où le survivant d’un accident automobile se voit proposer la greffe de la jambe de l’autre conducteur malchanceux. Ce n’est pas encore Crash !, mais les références aux accidents et les pare-brise étoilés ou éclatés se multiplient dans les textes, jusqu’à ce que les métaphores sexuelles liées à l’automobile se concrétisent dans « Coïtus 80 » : « dehors, la circulation sur le pont autoroutier médiatisait un érotisme exquis et immortel ». A ce stade, la fiction devient une branche de la neurologie et inversement, car en prise directe avec le paysage intérieur.

– L’exploration de celui-ci passe par la quantification et l’érotisation. Passons sur la quantification effective, comme la recension de jeunes prodiges qui apparaissent à intervalles réguliers pour disparaître ensuite (« Les Anges de Satcom »), les mensurations sexuelles ou les mesures de cicatrices. Autrement plus pertinente est celle de l’accumulation non chiffrée d’images et de notations, récurrentes jusqu’à l’obsession, ainsi que le collage de phrases désordonnées qui finissent par prendre sens de façon subliminale, par imprégnation, si le lecteur veut bien laisser le sens profond faire résurgence. Cette érotisation, voire cette pornographie abordée sous un angle clinique volontairement froid et désensibilisé, est surtout présente à la fin de cette décennie féconde, dans les textes relevant de La Foire aux atrocités : « Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan », « La Traversée du cratère », « Coïtus 80 », « L’Assassinat de John Fitzgerald Kennedy considéré comme une course de descente automobile », ce dernier étant une transposition fidèle du texte d’Alfred Jarry, « La Passion considérée comme une course de côte », qui atteste de la divinisation du président mort en martyre. Dans ces récits, les métaphores sexuelles voisinent avec des descriptions très crues, des images surréalistes volontiers choquantes, mêlées à un corpus issu de l’actualité du moment, politique, scientifique, militaire, mais aussi du star system, recyclant les icônes de Marylin Monroe, Marlène Dietrich jusqu’à Carole Landis. Ces géométries à l’intersection des événements publics, des objets du quotidien et du monde intérieur sont l’aboutissement d’une décennie de recherches. La relecture de ces nouvelles est un parcours passionnant dans l’œuvre d’un grand écrivain.

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