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Le Patrouilleur du Temps

« Les lignes temporelles finiraient par s'ajuster. Comme toujours.

 — Si tel était le cas, nous n'aurions pas besoin d'une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. »

Cet échange, p. 218, donne parfaitement le ton du deuxième volume que Poul Anderson consacre à sa Patrouille du temps. Car les trois récits qui le composent s'intéressent au moins autant au maintien de l'unité de l'Histoire qu'à l'identité mise à mal de ses protecteurs. « Qui garde les Gardiens ? » demandait Platon dans La République. Peut-on préserver sa santé, physique et plus encore mentale, quand le but de votre existence est de ne pas être, non-événement qui garantit, sans qu'on le sache, la réalité des faits ? Qu'on se rassure, le tout avec du cul et de la charcle.

Le recueil s'ouvre sur « D'ivoire, de singes et de paons », nouvelle au titre emprunté à la Bible, précisément au premier livre des Rois. An 950 avant J.-C., Manse Everard, agent non attaché, ce qui signifie qu'il n'est pas assigné à une époque, débarque à Tyr sous l'identité d'Eborix, un Celte d'Europe centrale. À peine arrivé, il fait l'objet d'une tentative d'assassinat au pistolet. Everard prend contact avec Chaim Zorach, l'antenne locale de la Patrouille. Ils ont pour mission d'arrêter Merau Varagan et son commando de chronoterroristes qui cherchent à altérer le cours de l'Histoire. Si les pirates temporels réussissent, le Judaïsme n'adviendra pas au bénéfice d'un maintien et de l'expansion de la culture phénicienne. À long terme, c'est l'existence même de la démocratie qui est en jeu. Dès le premier récit, on retrouve intact le talent de conteur d'Anderson, et l'essentiel des préoccupations qui sous-tendent le cycle. Car les récits consacrés à la Patrouille portent moins sur le temps, envisagé comme donnée objective, que sur les actions humaines qui créent l'Histoire (cf. critique in Bifrost n° 39). On peut s'interroger en effet sur le bien-fondé des corrections apportées aux événements, puisqu'elles n'ont pour but que d'assurer l'existence des Danelliens, créateurs de la Patrouille et nos lointains descendants. Bien que moins présents dans ces trois textes, il est tout de même dit, p. 38 et concernant la Patrouille, que « sa fonction première était de préserver les Danelliens ». D'ailleurs, rien ne distingue fondamentalement Manse Everard de son ennemi Merau Varagan, dont les noms se ressemblent. Ils n'hésitent pas l'un et l'autre à modifier les faits. Accordons que le héros apparaît comme un révisionniste, quand le bad guy s'assume en négationniste. C'est au premier qui ouvrira la boîte de Pandore, pour libérer et organiser les faits. Phénomènes sensibles aux conditions initiales, dont la moindre variation peut entraîner des conséquences s'amplifiant de façon exponentielle puisque, comme il est dit p. 141 : « Le chat de Schrödinger se cache dans l'Histoire tout autant que dans sa boîte. »

« Le Chagrin d'Odin le Goth » se déroule au IVe siècle, en Europe de l'est. L'agent Carl Farness a pour mission de récupérer la littérature germanique de l'Age des Ténèbres. Mais, très vite, l'érudit va oublier son simple statut d'observateur pour devenir Le Vagabond. Carl incarne Wodan, père de tous les dieux, le verbe se fait chair en la personne du lettré. Rappelé à l'ordre par Manse Everard, le patrouilleur devra précipiter à leur perte ceux-là même qu'il cherche à protéger pour, littéralement, accomplir les écritures, celles du peuple Goth. Ce récit, à la fois violent et terriblement mélancolique, rappelle « Le Grand roi », nouvelle publiée dans le premier volume, qui voyait un historien contraint d'endosser la figure de Cyrus le Mède. Mais surtout, on pense à Voici l'Homme de Michael Moorcock, où Glogauer se résignait à devenir le Messie, jusqu'à la crucifixion. Moorcock, qui n'a jamais caché son admiration pour Poul Anderson. Il existe de pires maîtres, et des disciples moins doués…

« La Mort et le chevalier » clôt le présent volume par une courte nouvelle qui se déroule à Paris, le 10 octobre 1307. Durant douze ans, l'agent temporel Hugh Marlow, sous l'identité d'Hugues Marot, a progressé dans la hiérarchie de l'Ordre des Templiers, jusqu'à devenir le compagnon et l'amant d'un de ses hauts responsables, Foulques de Buchy. Mais les moines chevaliers n'ont plus la faveur du roi Philippe le Bel. Marlow tente de prévenir le drame, risquant ainsi de remettre en cause la trame du temps. Everard doit exfiltrer l'agent, afin qu'il n'altère pas l'Histoire, et pour sa propre sécurité car sa vision du futur le désigne comme sorcier. Ce récit pourrait sembler d'un intérêt moindre, non par son thème, mais par son traitement. L'histoire paraît expédiée, mais en réalité l'auteur fait preuve de cohérence et d'une certaine audace. Dans la mesure où l'anomalie a été résorbée, il n'est pas lieu de s'attarder.

On l'aura compris, le titre du recueil est générique. Il ne porte pas sur l'agent Everard mais sur n'importe quel agent. D'ailleurs on sent Everard davantage en retrait, moins tête brûlée qu'au début, assurément plus réfléchi. En mars 1990, il habite toujours l'appartement qu'il occupait en 1954, date de son enrôlement quand il avait trente ans. C'est en ce sens que le présent volume ne constitue pas une redite, pas même une suite, mais véritablement un cycle dans la mesure où il revient au principe même de l'intrigue développée par Anderson. Une boucle, forcément temporelle.

La Voie des Furies

Les éditions de l'Atalante continuent de publier l'œuvre de David Weber avec ce roman de 1992.

Ça commence comme Le Primitif d'E.C. Tubb ou, plus connue, La Geste des Princes Démons de Jack Vance (disponible au Livre de Poche). Autrement dit, l'héroïne voit les siens massacrés par une horde de pirates sanguinaires. Des pirates terroristes. D'emblée, elle rectifie la bande de tristes sires qui viennent de flinguer d'enthousiasme toute sa famille mais laisse suffisamment de plumes dans le coup de feu pour que sa peau y reste également. Et c'est là que ça se gâte…

Alice DeVries est en fait un capitaine du Cadre Impérial — une sorte de Delta Force — dont les commandos de choc ont des tas d'améliorations bioniques. Aussi, quand au lieu de passer l'arme à gauche, elle est investie ? possédée ? infestée ? par la furie Tisiphone qui lui permet de survivre, ses chefs la croient passée de l'autre côté du cheval et n'ont guère envie de voir une cinglée avide de vengeance courir la galaxie sus aux pirates. La furie offre à Alice la vengeance, mais le prix à payer promet d'être faustien. Sa survie contre nature ne cesse d'intriguer les militaires de ce secteur reculé de l'empire qui sont déjà à cran du fait des raids de pirates de plus en plus audacieux et meurtriers. Dans ce contexte, les bourdes de Tisiphone qui n'a plus possédé de mortel depuis 3000 ans et ignore tout de la technologie n'arrangent évidemment rien d'autant que l'odeur méphitique de la trahison commence à se répandre.

Après une première partie d'exposition, DeVries et Tisiphone s'emparent d'un astronef de guerre haut de gamme et font « ménage à trois » dans la cervelle d'Alice avec l'intelligence artificielle du vaisseau bientôt baptisée Mégère, du nom de la plus connue des Erinyes.

Cette « trinité », non pas sainte mais furieuse, composée d'un commando de choc, du nec plus ultra de l'IA et d'une entité mythologique et télépathe, ne tarde pas à infiltrer l'organisation pirate. Tisiphone s'humanise au fur et à mesure que la fureur de DeVries croît et embellit…

Une fois le livre refermé, quelques questions restent sans réponses. Pourquoi et comment Tisiphone s'est-elle retrouvée au fin fond de l'empire, sur le monde de Mathison ? Quelles visées nourrissait-elle lorsqu'elle a sauvé et infesté l'esprit de DeVries ? Quelle est finalement la nature de la furie ? En S-F, on attend une réponse à ces questions. Elles font ici défaut.

Par ailleurs, les conversations et engueulades très style « mess des sous-offs » entre les « habitants » du crâne de DeVries ont un rien d'étrange et de décalé qui fait qu'on n'y croit guère… Rien ne nous forcera donc à dire que La Voie des furies est un chef-d'œuvre. Ce roman ne joue absolument pas dans la même catégorie que La Paille dans l'œil de Dieu mais il surpasse aisément La Lune des mutins du même auteur, ainsi que La Veillée de Newton de Ken Mac Leod chez Bragelonne. En dépit de quelques ralentissements, ce livre ne souffre d'aucune véritable longueur ni ne manque de rythme. Bien que ce soit un roman d'action avant tout, il n'a pas le même sale goût que Mission Basillic, qui avait inauguré la série des aventures d'Honor Harrington, et il est surtout beaucoup moins répétitif que L'Héritage de l'Armageddon. Weber s'est également abstenu d'allusions anti-arabes ou anti-russes, et si, in fine, les bons et la justice triomphent avec l'empire, on évite l'ode aussi appuyée que casse-couilles à l'Amérique. Il va de soi que la psychologie n'est définitivement pas la tasse de thé de notre auteur.

C'est un livre pour qui aime les héros couillus à souhait avec des flingues gros comme ça et des feux d'artifice de blasters dans tous les coins. C'est sûrement l'un des meilleurs Weber, de la grosse aventure spatiale qui, si elle ne casse pas trois pattes à un canard ni ne vaudra le Nobel de la paix à son auteur, n'en permet pas moins de passer un bon moment à lire dans le train sans se prendre le chou. Si vous avez détesté le Rainbows End de Vernor Vinge, celui-là est pour vous. Et inversement.

Rainbows End

Imaginez… Dans quelques décennies, le virtuel faisant irruption dans le réel à tous les coins de rue. Imaginez un Lapin qui a tout de celui dans le terrier duquel Alice se fourra et bien davantage encore. Maître-espion ou super terroriste ? Avatar d'un humain ou intelligence artificielle ? Quoi qu'il soit, il est dans l'infosphère comme dans son jardin… Peut-être éprouvez-vous déjà quelques difficultés à imaginer, justement, quoique vous n'ayez pas encore tout vu, loin s'en faut.

Après John C. Wright et sa trilogie de L'Œcumène d'or (publiée chez l'Atalante et bientôt rééditée au Livre de Poche — cf. critiques in Bifrost35 et 41), Vernor Vinge transcende à son tour le cyberpunk. Il n'est plus question d'immersion, si profonde soit-elle, dans l'univers virtuel ; c'est désormais celui-ci qui investit le réel. Sur la route qui sépare l'homme de Neandertal de l'époque du roman, il semble qu'à ce jour nous n'ayons pas encore parcouru la moitié du chemin en termes de développement de notre capacité de traitement de l'information. Pourtant, cette histoire n'est pas située dans le lointain futur… La densité extrême, inouïe, des réseaux d'information de ce monde est ce qui fait tout à la fois l'intérêt et la difficulté de ce roman.

Rappelons-nous. Il y a quelques temps, une intéressante controverse opposait Pierre Stolze, tenant de ce que la S-F était une littérature d'images ainsi qu'il le soutenait dans sa thèse, à Gérard Klein qui y voyait surtout une littérature d'idées — et c'est ce dernier qui publie ce roman dont la difficulté première consiste à extraire des mots, des idées, les images susceptibles de les rendre immédiatement intelligibles. Là, on peine à se forger des représentations de l'univers que Vinge nous propose. On peine à imaginer. Tous ceux qui souhaitent un livre où il soit aisé de se projeter dans la peau du principal personnage peuvent passer leur chemin, il n'y a ici rien pour eux.

L'intérêt, le but et j'irai même jusqu'à dire que l'utilité de Rainbows End réside dans l'univers que nous propose Vernor Vinge, pas dans l'intrigue.

Vinge met en scène deux groupes de personnages : les marionnettistes et les marionnettes. Alfred Vaz, Mitsuri Keiko et Gunberk Braun sont les pontes des services de renseignements de l'axe indo-européen qui ont sous-traité l'organisation d'une opération secrète aux Etats-Unis au Lapin. À l'autre bout de la lorgnette, la famille Gu au grand complet. Bob Gu, le père, est colonel des forces d'intervention de l'armée américaine ; sa femme, Alice Gong Gu, est officier des services de renseignements. Ils ont une fille, Miri, qui fréquente la même école que son grand-père, Robert, naguère poète de génie et vrai sale con patenté comme même des milieux littéraires beaucoup plus modestes savent en produire, qui, de retour d'Alzheimer, doit se réadapter à une société qui ne l'a pas attendu — qui plus est, il a perdu tout son génie dans le gouffre de la maladie. Sa femme, Léna, s'est retirée à Rainbows End et ne semble pour le moins pas désireuse de renouer avec un mari qui a dû lui en faire voir de toutes les couleurs. Autour des Gu, on trouve d'anciens collègues universitaires de Robert, tel son souffre-douleur, Winston Blount, Tommie Parker et Carlos Rivera avec lesquels il monte une sorte de cabale pour sauver la bibliothèque de l'université de Californie à San Diego que Huertas fait déchiqueter à la vitesse grand V pour la numériser. Derrière cette action de potaches s'agite le spectre du « mystérieux étranger » qui nourrit des ambitions d'une toute autre hauteur. On croisera également des camarades de classe de Robert et Miri : Xiu Xiang, ancienne terreur de l'informatique dans le même cas que le premier ou Juan qui a l'âge de la seconde. Le campus de l'UCSD servira de théâtre à toute cette agitation, pour un soir centre du monde où, dans l'ombre, le sort de celui-ci se joue. Pendant que des cercles de croyances s'affrontent en faisant assaut de grand spectacle, jusqu'à faire marcher un immeuble, dans les souterrains et les laboratoires désertés, Vaz s'évertue à exfiltrer des informations capitales à la barbe de ses collègues car l'université héberge également des laboratoires de biologie cognitive qui intéressent diablement nos maîtres-espions. Lapin en vient à se poser en défenseur de la veuve et de l'orphelin mais qui le croirait ? Si tous les pools d'analyses sont un temps éblouis par la mise en scène du Lapin pour le compte de Vaz, et si Alice Gu est hors de combat, ils n'en sont pas pour autant tombés de la dernière pluie. Une terrible course contre la montre s'est engagée qui ne pourra voir qu'un unique vainqueur…

Rainbows End vient de remporter le prix Hugo lors de la dernière convention mondiale de S-F. C'est à la fois amplement mérité au regard de l'intérêt suscité par l'univers proposé par Vernor Vinge, et surprenant en diable car il s'agit d'un livre difficile. Vinge défriche ici une nouvelle manière de concevoir l'avenir de la civilisation mondiale. Il franchit un degré supplémentaire dans l'art de proposer, en regard de la civilisation d'aujourd'hui, une vision de l'avenir vraisemblable, crédible. Une convention mondiale de S-F rassemble plusieurs milliers de fans et donc autant de votants potentiels pour le Hugo ; c'est donc, somme toute, un prix du public, et il est surprenant qu'après avoir récompensé des œuvres aussi grand public qu'un tome de Harry Potter, Rainbows End sorte de l'urne. Vinge n'en est certes pas à son coup d'essai ni à son premier Hugo, mais il les avait obtenus pour de gros space operas, certes ambitieux mais au demeurant plus accessibles.

Alors oui, à l'instar de L'Œcumène d'or de J. C. Wright, Rainbows End est un roman absolument passionnant, mais, cette fois, non, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Ce livre prend décidément trop la tête pour être une pleine et entière réussite, mais une majorité de fans anglo-saxons ont pensé différemment, lui attribuant le Hugo. Pour eux, la ligne rouge n'a pas été franchie, mais vous voilà prévenu si vous vous faites des cheveux blancs… Ça ne sera au moins pas pour rien car Rainbows End a malgré tout beaucoup à offrir.

Hélios

Louis Thirion est l'un des tout premiers auteurs qu'il m'ait été donné de chroniquer, en 1991, dans Yellow Submarine, lors de la sortie de son dernier roman au Fleuve Noir, Requiem pour une idole de cristal. Ce titre faisait de Louis Thirion l'ultime représentant des auteurs de la période classique de la vénérable collection « Anticipation ». Ce qui ne rajeunit personne… Et puis le silence. Et la mort même d' « Anticipation »… Une page, et non des moindres, de l'histoire de la science-fiction française était irrévocablement tournée. L'on pouvait alors penser l'œuvre de Louis Thirion désormais close et appartenant au passé. Des lecteurs plus objectifs diraient peut-être que cela eut mieux valu… Mais les éditions Rivière Blanche ne s'adressent pas à ceux-là. Elles parlent aux nostalgiques pour qui, envers et contre tout, nonobstant défauts et faiblesses, le « Fleuve », c'est-à-dire « Anticipation », ne saurait se tarir. Parmi ceux-ci, il en est pour qui Louis Thirion est un auteur culte, au même titre que Peter Randa ou Jimmy Guieu le sont pour d'autres. Aussi, quand après quinze ans d'absence, vous découvrez à nouveau le nom de l'auteur qui a bercé votre enfance et dont vous lisiez et relisiez les livres dans la liste des publications récentes, votre cœur manque un battement. Quand Org, votre rédac'chef préféré, vous dit qu'il y a trop longtemps que Passeport pour la cinquième dimension (même éditeur) est paru pour qu'il puisse encore en accepter une chronique, qu'on manque de place dans Bifrost et que, après tout, il y a peut-être plus urgent que d'évoquer Thirion dans nos colonnes, vous le vouez aux gémonies dès le téléphone raccroché. Or, ne voilà-t-il pas que Rivière Blanche me donne une seconde chance de vous parler de Louis Thirion qui fut l'un des meilleurs auteurs — si ce n'est le meilleur auteur — « maison » d' « Anticipation ». Profitons-en donc pour parler du dit bouquin qui, ça m'écorche les doigts de l'écrire, n'est pas l'un de ses plus aboutis. Peu ou prou, le scénario rappelle ceux du récent Passeport pour la cinquième dimension ou d'Accident temporel (Fleuve Noir « Anticipation », janvier 1987). Le temps et la réalité s'y délitent. On retrouve un personnage principal dans un rôle de Candide en proie au temps. Un, voire deux, compagnons d'errance lui sont attribués qui semblent en savoir davantage qu'ils ne veulent bien le dire et dont le rôle est ambigu. Le commandant Lexor se voit ainsi baguenauder à travers le temps et les réalités, sa route ne cessant de croiser celle de Léo, l'envoyé de Véga 36, et celle du Colporteur. Lexor et Léo tirant l'un est l'autre à hue et à dia. Comme naguère Ulysse, Lexor est guidé dans ses tribulations par le souvenir qu'il garde de son amour pour Pénélope qui l'attend sur Mars, dans la réalité qu'il entend bien rejoindre comme étant sa patrie, bien que celle-ci ne soit peut-être plus elle-même au fil des changements de réalité qui ne cessent de s'enchaîner. Ce livre n'est pas dépourvu de toute invention originale. Ainsi évolue-t-on dans le cosmos au moyen de vaisseaux horoscopiques dont le déplacement instantané se fait par glissement progressif de réalité ; une invention due au professeur Apfl Strudel (ça ne s'invente pas !) par la grâce de laquelle Hélios, le chat, a pu voyager jusqu'à la galaxie d'Andromède. Les horoscopes tenant lieu de plan de vol… Et en la compagnie de Lexor, vous passerez de celle de mages chaldéens à celle de robots ayant survécu à l'humanité mais pas le moins du monde convaincus d'avoir été créés par elle. Il se pourrait même que cette idée-là soit blasphématoire… Hélios, comme toute l'œuvre de Louis Thirion, mais surtout sa seconde période — les années 80 — est empreint d'humour et parsemé ici et là de marques à gauche. Une allusion à Nerva, nom récurent propre à l'auteur, déjà croisé dans Ysée-A (Fleuve Noir « Anticipation », 1970, réédité vingt ans plus tard dans la même collection) et Le Secret d'Ipavar (1973, toujours en « Anticipation »), y apparaît comme une signature cryptique. C'est évidemment un vrai bonheur pour les fans. À ceux qui, par contre, voudraient comprendre pourquoi certains élèvent Louis Thirion au rang d'auteur culte, je conseillerai plutôt d'attendre la réédition de Les Whums se vengent (livre de 1969, encore et toujours en « Anticipation ») annoncée pour bientôt chez Eons (pour peu qu'on oublie la couverture hideuse propre à toute production Eons et une fabrication à l'avenant).

Séparations

L'Atalante a entrepris de réunir l'intégrale des nouvelles de Jean-Claude Dunyach, qui est réputé, sur la forme courte, pour être le meilleur auteur français de S-F, à tout le moins le meilleur styliste. Pour le style, on veut bien. Pour ce qui est de la S-F, les choses méritent d'être nuancées…

Ce volume comporte sept récits : deux qui s'apparentent au (nouveau) space opera (« Séparation », « Trajectoire de chair ») ou à la veine anticipative traditionnelle (« La Ronde de nuit », « Libellules ») ; un autre hors norme (« Autoportrait ») ; les deux derniers traduisant une évolution récente, vers la pochade et/ou la fantasy (« Une place pour chaque chose », « La chevelure du saule »). À défaut d'être bienveillant avec la presse (l'Atalante ne nous ayant pas fait parvenir le présent recueil, sans qu'on sache trop pourquoi…), l'éditeur peut au moins se targuer de savoir composer un recueil : celui-ci fait montre d'une belle unité thématique, donnant à réfléchir, entre autres, sur la démarche artistique, l'absurdité des actions humaines, l'évolution de l'intelligence. Sept nouvelles : autant de fables tragiques, noires, cruelles. Une réflexion cependant : où Dunyach jeune savait prendre des risques (voir la nouvelle « Autoportrait »), l'auteur mature semble parfois plus frileux. Des thèmes nouveaux chez lui sont déjà anciens chez d'autres. Comme s'il se réfugiait dans sa méthode. Voilà peut-être le plus grand danger pour lui : quand le style agit comme un échappatoire, aux dépends d'une forme de dépassement des idées qu'autoriseraient ses intuitions et sa technique littéraire.

Le style, donc. Comme toujours chez Dunyach, nous sommes en présence de récits à la fois très structurés et très stratifiés, servis par une écriture fluide, toute en retenue, presque minimaliste. Le recours à un imaginaire varié, allié à cette remarquable économie d'effets, le rapproche aujourd'hui d'écrivains comme Francis Berthelot ou Châteaureynaud, et par conséquent marque dans sa carrière une possible évolution.

Rompre définitivement avec la S-F, pour Dunyach, est-ce possible et même vraisemblable ? On ne sait. En tout cas, S-F ou pas, on attend la suite avec curiosité.

Kane 1/3

Qu'est-ce qui donne envie de lire un livre ? Le titre (Kane — presque littéralement Caïn —, sec et ample à la fois) ? La couverture de Guillaume Sorel (un géant furieux, tout roux, qui émerge d'un paysage de marais, feu et fureur sur fond verdâtre) ? Une réputation ? Une intuition ? Je ne sais rien du livre et rien de son auteur, Karl Edward Wagner, dont j'apprends qu'il a été éditeur et qu'il a écrit des pastiches de Conan avant d'inventer son propre personnage de guerrier invincible. Ce sont ses aventures (la plupart inédites en français) que Denoël réunit dans une intégrale de trois volumes, le premier rassemblant deux romans : La Pierre de sang et La Croisade des ténèbres. Wagner est mort en 1994, à l'âge où j'ai cessé de m'intéresser à la fantasy de Howard et consorts. Est-ce que cela compte ? Est-ce qu'il existe, pour finir, une manière de voir, une esthétique commune à cette génération d'auteur ?

Manière de voir, en effet. Le livre est découpé, non pas tant en chapitres qu'en longues séquences. Wagner connaissait-il le cinéma (façon Verhoeven dans La Chair et le sang) ? Séquences aux titres amples et gentiment caricaturaux : « Le pays putréfié », « L'éveil des dieux anciens », « Les crocs de la louve ». Les deux romans débutent avec des paysages hors normes, des situations énormes, les personnages n'apparaissent qu'après. Puis le champ se déploie, presque lovecraftien, les personnages (leurs turbulences, leur solitude) se dessinent avec de plus en plus de précision, sur le blanc de l'histoire à venir.

Le désir du livre emporte la lecture, mais on n'oublie pas, chemin faisant, les premiers mots des premiers chapitres. « Les pierres sous les sabots de son cheval prenaient maintenant une familiarité presque rassurante et, soudain, Kane ne sut plus si cinquante ans ou autant de jours s'étaient écoulés depuis la dernière fois qu'il avait longé cette crête à cheval » (p. 29).

Kane, « gigantesque guerrier, détenteur d'étranges secrets », porte le patronyme du maudit, de l'errant, « ce Caïn au nom de mauvaise renommée, dont l'âme cherchait le savoir des créatures premières qui marchaient encore avec orgueil et non dans l'ombre, des dieux et des démons à la gloire ternie ». Cet orgueil inhumain, ce refus du Père, mais plus encore celui d'endosser les morts, leur histoire, font de lui un banni, un monstre, une chimère — et par glissement de sens, un mythe. En se baptisant lui-même, il s'arroge le droit d'échapper au déterminisme, et d'être tout ensemble un lettré avenant, un bretteur impitoyable, un diplomate habile, un sorcier initié aux mystères anciens, et un meurtrier des plus effroyables : coupable de crimes odieux et capable, par la force de sa rhétorique, de transformer cet acte démoniaque en nécessité. « Qui êtes-vous ? souffla le Prophète et, dans le secret de ses pensées, il se demanda : Qu'êtes-vous ? » Difficile de répondre. En tout cas il apparaît toujours dans les périodes troublées où se prépare la guerre.

Nous sommes en des temps lointains, dans un monde différent, moyenâgeux. La Pierre de sang raconte les étapes d'un conflit qui se joue entre deux cités rivales : Kane intrigue, complote et massacre à tour de bras, passant d'un camp à l'autre sans sourciller. Cette politique retorse sert un dessein immense : raviver les pouvoirs d'un artefact ancien, égaré dans les jungles de Kranor-Rill. Et lorsque Kane se perd au fin fond des marécages (séquence d'anthologie), nous savons qu'en fait il n'a rien à craindre, mais qu'il rejoint le chaudron où des hommes de sa trempe se refondent, se transforment. La folle exubérance de la jungle reflète l'abîme de son esprit.

Le bandit Ortède est au coeur du second roman, La Croisade des ténèbres. Ortède est possédé par Sataki, démon du chaos extérieur, qui a le pouvoir de retourner les ombres contre leurs hommes. Sous couvert de croisade religieuse à travers les Royaumes du Sud, le Prophète et ses légions de gueux préparent le retour du dieu. Kane, à la recherche d'un mauvais rôle, n'hésite pas à vendre ses services au Prophète, quitte à le trahir plus tard pour mieux servir ses intérêts. Mais leurs échanges feront vaciller sa confiance et sa résolution. Le dévorant Ortède/Sataki contre l'avide Kane : la séquence où ils assistent ensemble à un spectacle donné dans la Tour d'Ingoldi aurait pu se titrer : « Cannibales ». Ortède a par ailleurs enlevé la délicieuse Esketra, princesse de Sandotnéri, où sévit son ancien amant et capitaine d'armée Jarvo. Jarvo, hussard hautain dont le beau visage a été éborgné par Kane dans un combat. Jarvo lui aussi est un monstre. Il possède encore un œil, mais sa rivalité avec Kane, ses amours non partagés l'aveuglent. Jarvo est un monstre froid qui se ment. Il comprendra bien tard que sa princesse est une femme perdue qui couche avec Ortède parce que tel est son bon plaisir ; que Kane est meilleur, plus vertueux que lui parce qu'il ne se ment pas (même si ses plans échouent, même si c'est un traître). Jarvo révèle aux hommes que non seulement ils ne peuvent pas sortir de leur condition d'homme, mais que là est leur dignité et leur grandeur, c'est l'illusion qui les abaisse.

L'écriture de Wagner est-elle pour autant entièrement du côté de « l'intime » ? Robert E. Howard s'en retournerait dans sa tombe. Ce serait oublier les batailles qui transportent le récit, l'irruption de la magie et du merveilleux dans les combats sanglants des hommes ; et surtout la présence lancinante d'une philosophie de l'échec, une mélancolie ou une amertume de l'effondrement, comme peut-être le développe secrètement dans son cœur tout homme. « Il semblait toujours fracasser ce qu'il ne pouvait avoir. » Le monde de Kane est à l'aube d'une ère nouvelle, mais c'est pour lui une aube grosse de son savoir désenchanté. Aucune conquête, aucune croisade ne pourra jamais vraiment rougir ou blanchir ce monde. Son intuition de l'inéluctable catastrophe à venir rend d'autant plus amère la moindre de ses actions. À la fin le corps blessé du (anti-) héros se balancera dans le vent en haut d'une tour : comme un hommage aux auteurs morts, à la vieille heroic fantasy, que l'écriture ardente de ce cycle, tout entier ample et sec, somme de ne pas disparaître et plus encore de se métamorphoser.

Ganesha, mémoires de l’homme-éléphant

Comme chacun sait, un éléphant ça trompe énormément. Joseph Carey Merrick (« John », pour son médecin personnel) occupe une chambre du London Hospital, où on vient le visiter tant pour ses aberrations corporelles que pour son agilité intellectuelle. De fait, c'est une ancienne bête de foire qu'une certaine finesse d'esprit doublée d'une admirable érudition littéraire a transformé en attraction pour la bonne société victorienne. Malgré cette infirmité, il mène une vie presque normale. Tout le monde en est persuadé. Mais tout le monde a tort. « Le front est criblé de protubérances crâniennes qui font saillie, jusqu'à comprimer l'arcade sourcilière droite. C'est à peine si on distingue l'œil. Les tumescences recouvrant la pommette droite ont entraîné une déformation de la face, jusqu'à déjeter le nez et la bouche vers la gauche. On distingue sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, signe évident d'une intervention chirurgicale. Le sujet, dans sa jeunesse, devait présenter un appendice de chair affectant la forme d'une trompe et qui lui a probablement valu son surnom d'homme-éléphant. » Car derrière l'homme, ou l'animal, ou le monstre, incarné dans ce corps triple, se cache le dernier avatar de Ganesha, Seigneur des catégories, protecteur des arts, dieu de la sagesse et de l'intelligence. Ganesha, descendu parmi les hommes pour mettre fin à un monde.

Merrick est le narrateur de Ganesha, qui représente ses Mémoires imaginaires. Ce qui intéresse Mauméjean dans le cas de cet authentique citoyen britannique qui vécut de 1862 à 1890, tient autant à son obscène difformité qu'à celle du corps social où il évolua. Là où un Ballard stigmatise l'inquiétante normalité du paraître, lui souligne l'anormalité foncière de l'être. La première version des Mémoires de l'homme-éléphant (aux éditions du Masque) était parée des couleurs du roman policier. À l'occasion de la réécriture, l'auteur a exploré tout le potentiel contenu dans cette ébauche, pour en faire surgir des aspects inédits. D'abord il étoffe l'histoire de Merrick, il renforce sa stature multiple, homme contrefait, dieu pachyderme, fils de Shiva. Mais en choisissant d'en faire l'axe d'un système de croyances et d'imaginaire (« Le monde tourne sur la trompe de l'éléphant. ») que viennent dissiper la modernité et le matérialisme du XIXe siècle, il lui confère aussi une portée symbolique. Son journal imaginaire, entrecoupé de digressions philosophiques, de souvenirs, raconte ses enquêtes, présentées sous la forme de devinettes érudites et macabres, et déclinées au fil des saisons. Quatre enquêtes pour quatre saisons, accompagnant la déréliction du monde. À l'image du célèbre détective de Conan Doyle, dont l'auteur est un fan inconditionnel, l'homme-éléphant coincé dans sa chambre est un limier presque immobile. Un jeune valet de l'hôpital et un personnage louche occupent le terrain pour lui. Quand ses lieutenants et son intellect de suffisent pas, il procède à grand renfort de songes et d'interventions divinatoires pour résoudre les énigmes que lui soumettent les femmes de Whitechapel (un ogre enlève les petits garçons en laissant une figurine de pain d'épice à leur place), des gens de la haute société (un banquier persan prépare une manœuvre financière d'envergure, sur fond de politique internationale et de rites babyloniens), la police (une famille est décimée par un tueur contrarié parce qu'aphasique), ou même le hasard (un médecin pythagoricien veut précipiter l'avènement d'un ordre nouveau par une série de crimes mystiques). Il est le vortex où convergent la noirceur et le désespoir d'une époque : « Je suis Vinâyaka, le meilleurs des guides, et les horreurs du monde savent trouver ma maison. […] Je me devais à la ville, ainsi que le médecin se doit au patient car, par ma seule présence, j'assurais l'hygiène publique. Non pas la santé des masses, mais le désordre, le chaos dont je suis garant, et qui sont les derniers sursauts de l'innocence avant l'établissement du Progrès. » Au total le monde, même purgé de quelques criminels, ne paraît guère plus innocent ; mais il a changé. La ville, étendue à la société victorienne, apparaît comme le contrepoint du corps de Merrick, comme un personnage à part entière. À la difformité et à l'affaiblissement du pachyderme répond la déliquescence de la nation britannique, en voie de transformation radicale. Monstrueuse. La révolution industrielle va bientôt métamorphoser le paysage urbain, conduire des milliers d'hommes et de femmes à la misère, faire évoluer les mœurs, les idées. Monstruosité physique, monstruosité matérielle, et même morale lorsqu'elle corrompt l'entendement jusqu'à la folie. Ganesha est aussi le roman du noir de la suie, des terrils et des esprits enfumés. Comme Thomas Day dans Le Trône d'ébène, Mauméjean évoque la fin de l'imaginaire, la perte de la foi, le voyage sans retour de l'homme dans le chaudron de la raison, où le rêve n'a plus sa place.

Homme ou dieu, en raison de sa tête monstrueuse, Merrick ne peut dormir qu'assis, appuyé sur des coussins. À la fin pourtant il meurt comme un homme, tué par le poids de ce chef encombrant. En Inde ou au Tibet, l'éléphant est l'animal qui supporte l'univers. Et c'est ainsi que « le monde s'efface dans les rêves de l'éléphant. »

À un point de la première enquête, le médecin de Merrick s'exclame : « Mais enfin, John, c'est totalement irrationnel ! ». C'est vrai. Mais la clé du roman, des énigmes qui le traversent, et qui vaut peut-être pour le travail de l'auteur en général, se trouve justement dans une fable : la parabole indienne de l'éléphant. Plusieurs aveugles examinent différentes parties d'un éléphant : une oreille, une patte, la queue, le corps, une défense, etc. Chaque aveugle est convaincu qu'il perçoit la véritable nature de l'éléphant grâce à la partie qu'il a touché : l'éléphant représente soit un éventail, soit un arbre, ou encore une corde, un serpent, une lance. Mais aucun d'entre eux ne l'envisage dans sa globalité. « Je dégageai mon bras du sac qui le recouvrait et lui tendis ma patte. L'homme l'inspecta sans surprise puis entreprit de la palper. » La vie, l'unité, le destin d'un être sont-ils la somme des masques qui le composent ? Peut-on le résumer à ses actions, ses pensées, ses passions ? « Les faits en eux même n'ont aucune signification, il incombe à l'observateur d'y adjoindre du sens. […] De l'apparente confusion se dégageait un équilibre, une harmonie que je ne parvenais pas à saisir mais que je pressentais. Pour qui saurait le voir, l'ensemble offrait un sens véritable en chacune de ses parties. »

L'identité, l'illusion, le corps, la ville sont des thèmes récurrents dans l'œuvre de Mauméjean, qu'importe le support ou le contexte. Personnalité éclectique, il a donné dans le vidéo art avant d'enseigner la philosophie. Il écrit et il édite pour la jeunesse, pour les adultes — et parce qu'il a du talent, c'est partout excellent. Il imagine ses uchronies en faisant subir à la réalité et au passé les derniers outrages. Son prochain roman, Lilliputia, s'inspire encore une fois d'un fait historique tronqué : le récit d'un pompier nain cocaïnomane dans un parc d'attraction planté sur Coney Island. Décidément, un Mauméjean ça trompe énormément.

Tourville

Tourville m'a tuer. Tel pourrait être le titre (faute d'orthographe comprise) de cette chronique tant la lecture des 774 pages de ce premier roman de Alex D. Jestaire a été pénible. C'est évidemment une chose de l'affirmer de manière lapidaire (c'est même facile), reste à le justifier (et là, cela devient plus délicat). Commençons par l'histoire. Jean-Louis Nabucco, un jeune intermittent du spectacle quasi-clochardisé, regagne sa ville natale, la fameuse Tourville, après six ou huit années de galère à Paris. À vrai dire, le bougre semble cérébralement diminué puisqu'il ne se rappelle plus de manière certaine que des deux dernières semaines. Ce n'est pas tout à fait par hasard qu'il entreprend ce retour aux sources. Trois courriers (et peut-être aussi le fait que l'ami qui l'hébergeait l'ait, gentiment mais fermement, expulsé) ont motivé sa décision. La première lettre est une notification de fin de droit des Assedic, la deuxième une convocation de la police pour l'obliger à régler l'ardoise qu'il doit à la RATP, et la troisième provient de son ami d'enfance Seb Goupil. Elle contient une coupure de presse qui annonce la mort violente du Goupil, et une clé. Ah oui, J'allais oublier, Jean-Louis est un boulet, un mec très lourd, une machine à paroles que l'on n'arrête pas. De surcroît, il est malchanceux, très malchanceux. Pour preuve, sa carrière d'intermittent n'a été qu'une brillante succession de coups pourris mais il faut bien avouer qu'il les cherche un peu… Bon, voici brièvement restitués les ingrédients qui constituent l'argument de départ de Tourville. Après ? Autant le dire tout de suite, l'histoire part en vrille… grave. Toute tentative de rationalisation est vouée à l'échec. Le personnage narrateur, le fameux Jean-Louis, essaie bien fugitivement de renouer le fil (dans les chapitres intitulés « Le Venise » au début de chaque partie), cependant, cela ne fait pas le poids face à la frénésie des événements qui s'enchaînent jusqu'au dénouement cataclysmique. Et ce n'est pas le style qui nous facilite la tâche. En effet, le récit se présente comme un long monologue décousu et perclus de tics (phrase en majuscules et en franglais, expressions récurrentes, grande liberté avec l'orthographe…). La ponctuation est réduite au strict minimum — seuls les points permettent au texte (et au lecteur) de respirer —, le phrasé est nerveux et le débit confine à l'abattage. Le délire du narrateur est émaillé de références télévisuelles (le Loft, la Star Ac', de nombreuses séries…), cinématographiques (en particulier David Lynch) et musicales (avec une préférence affichée pour les rythmiques hypnotiques). Au passage, la lecture de la table, en fin d'ouvrage, révèle un découpage du roman à la manière de l'intégrale en DVD d'une série télé. L'ensemble fait sourire et n'est pas dénué de fulgurances visuelles. Le GROS problème, c'est que cela dure 774 pages (rappelons-le) ! J'avoue personnellement qu'au bout de trois cent pages, les outrances de toute sorte ont fini par me lasser sérieusement (pour ne pas dire : par me gonfler). Je me suis surpris à zapper… pardon, à sauter les pages par paquet de dix. Bien sûr, on pourra me rétorquer que la forme sert le fond… Justement, quel fond ? Un gonzo reportage sur la fin du monde (dixit la quatrième de couverture) avec pour décor la cité imaginaire de Tourville — véritable condensé du mode de vie urbain contemporain, addictions et névroses comprises. Une fin du monde en direct ou presque, ludique, jouissive, pixélisée, déréalisée en attendant la mire de fin de programme. Une vision supplémentaire de la fin de notre civilisation, ici mise en scène comme une petite mort dont nous sommes les spectateurs et les acteurs par un effet de télé réalité. Une vision de surcroît déjantée, comme il se doit… Hélas, l'indigence du propos peut souvent être masquée par un style déjanté. Par prudence, je n'irai pas jusqu'à dire que ce premier roman de Alex D. Jestaire est vain. Personnellement, il ne m'a simplement pas parlé ou beaucoup moins que, par exemple, Thomas Gunzig (notamment avec son roman Mort d'un parfait bilingue). Mais « quand on est au pays des ombres faut pas trop se poser de questions et juste se concentrer sur son pouvoir d'achat ». Ah tiens ! J'ai retenu quelque chose, finalement.

Quatre chemins du pardon

La science-fiction aime créer des mondes étrangers. Elle aime décrire minutieusement des écosystèmes entiers et s'amuse à y mettre en scène, avec la rigueur de l'ethnologue, des humanités apparemment autres. Souvent, ces cadres somptueux n'offrent qu'un décor à des aventures exotiques et dépaysantes — mondes en kit pour planet opera distrayant. Il arrive aussi que ces mondes soient le lieu imaginaire d'expérimentations sociales ou environnementales ; encore que l'une et l'autre soient fréquemment liées. Parfois, l'auteur fait œuvre de démiurge afin de faire jaillir de la différence des psychologies — de l'étrangeté apparente des êtres — la touchante sincérité et l'unicité des sentiments humains.

Quatre chemins de pardon appartient à cette dernière catégorie. Organisé à la façon d'une suite de nouvelles interconnectées les unes aux autres, ce livre se rattache à l'Ekumen, « cet univers pseudo-cohérent qui a des trous aux coudes », comme le dit Ursula Le Guin elle-même. Ici l'auteur se focalise sur les planètes Werel et Yeowe. Le lecteur Le Guinophile connaît forcément Werel depuis qu'il a lu la nouvelle « Musique ancienne et les femmes esclaves », paru dans le recueil Horizons lointains (disponible chez J'ai Lu), puis plus récemment réédité dans le recueil L'Anniversaire du monde. En fait, cette nouvelle est postérieure à Quatre chemins de pardon et ne pas l'avoir lue ne constitue pas un handicap. Pour revenir à Werel et Yeowe, ces deux planètes sont inextricablement liées depuis que la première a colonisé et mis en exploitation la seconde. Quatre corporations capitalistes se sont partagées Yeowe qui a été littéralement pillée et saccagée. Naturellement, on a reproduit sur la planète coloniale le modèle social dominant de Werel ; une société esclavagiste où la ségrégation repose sur la couleur de peau. Malicieusement, Ursula Le Guin a fait des mobiliers — les esclaves — les habitants à la peau claire, et des propriétaires, ceux à la peau sombre. Naturellement, elle ne ménage pas son imagination pour accoucher de deux mondes ethnologiquement et historiquement cohérents. L'ouvrage est, à ce propos, doté d'appendices très détaillés à destination des lecteurs que la multitude des références aux rites religieux, aux hiérarchies et rapports sociaux, au mode de fonctionnement de l'esclavage, aux relations géopolitiques qui émaillent les textes, n'a pas rassasié. Chaque nouvelle est racontée par un ou deux narrateurs/acteurs différents. Le procédé est habituel chez l'auteur, pour qui apprendre à connaître l'autre n'est pas qu'une posture de circonstance. L'interaction des subjectivités suscite ainsi des échos qui se répondent harmonieusement et contribuent à l'humaine complexité des sentiments car ce sont bien les relations entre hommes et surtout entre hommes et femmes qui composent les œuvres vives de cet ouvrage.

« Trahisons », qui ouvre le livre, prend place sur Yeowe peu de temps après la révolution et la guerre de trente années qui a chassé de la planète les corporations et les propriétaires. Le personnage narrateur est une vieille femme, Yoss, qui a fait le choix de se retirer dans les marais afin d'entrer dans le silence, comme elle le dit ; un silence propice à l'oubli ; oubli du départ de ses enfants vers un autre monde de l'Ekumen ; oubli des années de guerre de libération et des déchirements que n'a pas manqué de susciter l'indépendance. Son plus proche voisin, Abberkam, vit ce silence comme un purgatoire. Leader révolutionnaire puis chef du parti politique le plus influent de Yeowe, il a été déchu de tout son pouvoir après avoir trahi. Désormais, les remords l'empêchent de trouver la paix intérieure. Une longue maladie et des soins attentifs vont pourtant le rapprocher de Yoss et l'on va se rendre compte que la convalescence la plus longue n'est sans doute pas celle du corps. Le deuxième texte, « Jour de pardon », met encore en scène un homme et une femme que tout contribue à séparer. Solly, une jeune femme mobile — comprendre, un agent de l'Ekumen non attachée à un monde —, réprouve l'esclavage qui lui apparaît comme une intolérable pratique barbare. Malgré cette réprobation et son inexpérience, elle est envoyée pour prendre contact avec le divin Royaume de Gatay, une des puissances secondaires de Werel. Le gouvernement de Voe Deo, la puissance dominante de Werel, lui affecte pour l'accompagner, comme garde du corps, un individu rigide et peu loquace qu'elle a tôt fait de mépriser, le surnommant par dérision le major. Elle ne sait évidemment pas que celui-ci a une longue et dramatique histoire à raconter. Dans cette nouvelle, ce n'est pas la maladie qui provoque la confrontation, puis le rapprochement des deux personnages, mais une prise d'otage. À l'intrigue intimiste s'ajoute une machination de nature plus géopolitique. Cependant, c'est sans doute l'itinéraire personnel de Teyeo — le major — qui s'impose comme le plus bouleversant.

« Un homme du peuple » et « Libération d'une femme » sont les deux facettes d'un même récit et constituent le point culminant de Quatre chemins de pardon. Nous épousons d'abord le point de vue d'un Hainien, Havzhiva, qui a rompu tous les ponts avec sa communauté natale et ses traditions ancestrales. Formé à l'école de l'Ekumen, spécialisé en Histoire, Havzhiva apprend à jauger les diverses cultures avec le recul de l'historien. Au terme de sa formation, il choisit d'être affecté sur Yeowe, qui vient d'être libérée. Il y découvre la persistance du sexisme. Refusant de hiérarchiser les cultures, Ursula Le Guin démontre à travers le trajet de Havzhiva que les savoirs traditionnels peuvent et doivent coexister avec le savoir universel auquel ils ne s'opposent pas nécessairement. Evidemment, l'éducation et l'Histoire ont un rôle déterminant à jouer dans cette cohabitation, semant par la même occasion les germes de l'avenir car : « Tout savoir est local, toute vérité est partielle. Nulle vérité ne peut rendre fausse une autre vérité. Tout savoir est une partie du savoir global. Vraie ligne, vraie couleur. Quand on a vu le motif général, on ne peut plus prendre la partie pour l'ensemble. » Ce premier point de vue ouvre la voie à la nouvelle suivante, « Libération d'une femme », qui est le récit poignant et dur de Rakam, une femme-liée appartenant à un grand domaine de Werel. Grâce à son témoignage, nous pénétrons au cœur du système esclavagiste de ce monde, système dans lequel la femme — si elle n'a pas la chance d'être protégée par un maître — est considérée comme moins que rien. Ballottée entre des mains peu recommandables — Ursula Le Guin ne nous épargne rien des viols successifs que subit l'ancienne esclave —, Rakam finit par faire reconnaître son affranchissement et migrer sur Yeowe, d'où personne ne revient jamais, chante-t-on, mais où les mobiliers viennent d'arracher leur liberté. Une nouvelle désillusion et un nouveau combat l'attendent car, lorsque l'on est un immigrant et de surcroît une femme, il n'est pas aisé d'être traité dignement. Dans cette nouvelle, Ursula Le Guin n'énonce pas de jugement à l'emporte-pièce et n'assène pas de discours revanchard. C'est avec une grande retenue qu'elle laisse entendre qu'il ne sert finalement à rien de ressasser les outrages passés car « c'est dans nos corps que nous perdons ou découvrons la liberté. C'est dans nos corps que nous acceptons ou abolissons l'esclavage ».

Janua Vera

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d'une main. En fantasy sans doute plus qu'en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l'exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu'une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s'y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d'une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s'émerveiller sincèrement de l'enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l'imaginaire et l'Histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l'affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l'espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l'auteur de quelques jeux de rôle, notamment d'un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu'on nous permette d'affirmer immédiatement qu'il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l'univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d'inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l'on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l'histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, qui est réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n'aura de cesse d'essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n'est qu'un préambule avant le coup d'accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d'année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : la République de Ciudalia. On troque par la même occasion l'introspection pour davantage d'action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l'assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d'une fois à songer à Laurent Kloetzer. Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n'a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu'à son terme… cynique. Après ce détournement d'archétypes, « Une offrande très précieuse » s'aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d'un barbare en fuite après l'échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d'une manière assez juste de la thématique du deuil. Pour l'émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l'auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C'est dans l'attente de celui-ci que s'écoule l'existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu'à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d'une grande tendresse, ce qui ne l'empêche pas de s'achever sur une note cruelle. Après l'émotion, « Jour de guigne » est d'une bouffonnerie bienvenue. L'auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d'un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l'auteur qui n'est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d'un tueur sadique… n'en disons pas davantage. Enfin, c'est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s'achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l'obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d'une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil ; en attendant un retour dans le Vieux Royaume que l'auteur nous promet pour bientôt.

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