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La Patrouille du temps

Manson Emmert Everard, lieutenant plusieurs fois décoré durant la Seconde guerre mondiale, ingénieur célibataire et bibliophile, est engagé au terme d'une série de tests par un Bureau d'Ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du Temps, police créée par les Danelliens, nos lointains descendants qui ont pour but de préserver la trame des événements. Après une formation à l'Académie, située dans l'Oligocène, Manse Everard connaîtra un certain nombre d'aventures qui lui feront croiser un célèbre détective anglais, Cyrus roi des Mèdes, des patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée. Entre deux paradoxes, Manse étudie les écrits perdus du docteur Watson, en bourrant sa pipe, mais pas la jolie Cynthia Denison.

La Patrouille du Temps d'Anderson n'est pas un cycle sur le temps, mais sur l'Histoire. En ce sens, il se détache de l'archéotexte de Wells qui, au dernier moment, renonça à envoyer son voyageur au XVIe siècle. De même, sa patrouille ne s'intéresse pas à l'avenir, du moins dans les premiers récits. Ce qui cantonne l'activité de la police au passé, contrairement à la Section des Crimes Futurs de Lloyd Biggle Jr.

Récits sur l'Histoire, donc, entendue à la fois comme succession des faits, et constitution de l'événement par l'historien. L'originalité d'Anderson ne réside pas dans l'action menée par Manse Everard. Dans ses intentions, et le travail qu'il accomplit, Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants de première année. Il intervient nécessairement après les faits, engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, travaille à partir d'un matériau autorisant plusieurs lectures événementielles (d'où les variations), puis réalise une synthèse qui, alors seulement, aura valeur objective. La vérité du patrouilleur n'est qu'une interprétation créditée par l'autorité.

Plus étonnant est le travail de sape conduit en sous-main par le héros. Everard a pour consigne de se soucier non du temps mais de la continuité historique. Or, à l'occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée, la dimension mythique. Dans le chapitre 9 de La Poétique, Aristote affirme préférer l'œuvre du poète au travail de l'historien (historikos : enquêteur en grec, nous aimerions dire policier). L'historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L'homme fort ou la femme belle de l'enquêteur ne vaudront jamais l'homme fort comme Héraklès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu'il est bibliophile, privilégie lui aussi l'universalité du mythe. Ainsi, dans « Le Grand roi », second récit du présent recueil, le héros découvre qu'un patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n'a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l'objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus. N'en déplaise aux Danelliens et leur orthodoxie égoïste, l'Histoire ne peut être qu'en n'étant pas, sa réalité est une vérité d'archétype.

Ce qui pose le problème du sens de l'Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l'orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l'avènement Danellien. Autrement dit, à la fin de l'Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les patrouilleurs œuvrent à sa destruction. Ce n'est pas là le moindre paradoxe du cycle d'Anderson. Reste la liberté individuelle, incarnée par Everard, qui ne consent à servir les buts collectifs qu'à l'unique condition qu'ils s'accordent à son propre intérêt. Manse Everard est un anarque, serviteur de l'ordre tant qu'il demeure son propre maître.

Un grand bonheur de lecture, assorti d'une superbe bibliographie.

Cœur d’argent

Karadur/Schriltasi. Une ville enclavée dans les glaces au centre du multivers et son double magique et souterrain… Les clans du métal dirigent Karadur selon un dogme aussi rigide que la fonte. Cela dure depuis les temps immémoriaux de la guerre des clans à la suite de laquelle la magie a été bannie de Karadur… Mais les temps changent…

Karadur est menacée par la corruption, la rouille… En un mot très moorcockien : l'entropie. Le passé pèse de tout son poids sur les étais qui soutiennent la cité… Sous l'empire du dogme rigide qui régit Karadur, la pression entropique s'est accrue et le point de rupture est proche. La ville est une cocotte-minute prête à exploser, mais, pour ouvrir la soupape, il faudrait transgresser les sacro-saintes traditions… Retrouver le chemin de Shriltasi, la cité magique…

Max Peau d'Argent, qui par magie a reçu un menaçant cœur d'argent, s'apparente par là aux héros moorcockiens que sont Elric, Corum ou Hawkmoon. Ce voleur d'excellence joue également le rôle d'agent du chaos se chargeant de réintroduire un brin de fantaisie là où elle fait si cruellement défaut. À l'instar d'Elric, il conjure l'entropie sans pour autant vouer le monde au chaos. Il restaure l'harmonie, rééquilibre les plateaux de la balance selon la métaphore moorcockienne.

Cœur d'Argent est ainsi le stéréotype même du roman moorcockien quant à sa thématique. L'intrigue, elle, se résume à une pitoyable collection de breloques magiques, qui, appariées par trois, constituent un hibou, une lionne et un dragon. Inutile de préserver une fin plus que convenue : Max ayant réussi le grand chelem de colifichets, Karadur retrouvera l'harmonie et la magie droit de cité ; Max échappera même au sort tragique constitutif du héros.

Cœur d'Argent vient allonger la liste déjà bien fournie des ouvrages alimentaires de Michael Moorcock. Il n'apporte strictement rien à la thématique, et Storm Constantine ne semble pas devoir apporter davantage. Nous voilà donc avec une incarnation de plus de l'Eternel Champion. Un livre qui n'a rien pour séduire les amateurs du Moorcock les plus ambitieux mais comblera ceux qui ont apprécié La Fille de la voleuse de rêves ou qui piaffent d'impatience dans l'attente d'un nouvel Elric ; il a également tout pour séduire les nombreux amateurs de récits de quête et de hache qui font les choux gras d'un éditeur tel que Bragelonne. On y tire joyeusement l'épée dans les égouts, on y cambriole des chambres fortes gardées par des dragons, et il suffit d'y brandir une patte de lapin — pardon, de lionne — pour que les méchants petits lutins se compissent… Ce n'est pas noir, ce n'est pas trop violent, ni gothique, ni steampunk, ni drôle… Mais, peut-être faites-vous partie de cette immense majorité des gens qui ignorent encore tout des thèmes chers à Moorcock ? Auquel cas ce roman peut y servir d'introduction.

Singe savant tabassé par deux clowns

Dans les précédents livres de Chateaureynaud (La Faculté des Songes, Le Congrès de fantomologie, Le Héros blessé au bras), on trouvait déjà cette propension à passer de plain-pied d'un univers rationnel à une réalité infiniment moins familière, selon une méthode qui interroge ces deux extrémités chacune tour à tour. Singe savant tabassé par deux clowns puise dans la même veine, en nuances et en diversité. Car ce recueil, qui rassemble des fictions écrites entre 1990 et 2002, n'est pas un objet conceptuel animé par une thématique homogène. Il se présente plutôt comme le répertoire d'un prestidigitateur dont les effets de manche et les sautes d'atmosphère entretiennent le charme.

Châteaureynaud déroule le fil d'existences ordinaires dans des univers aux échos et aux reflets lénifiants, qui sont soudainement rendues à une inquiétante étrangeté. Pour le chauffeur de taxi de « La Rue douce », ça commence par la découverte fortuite d'une rue inconnue qui ne débute ni ne finit nulle part — « pour y parvenir, il fallait sortir du plan » ; pour d'autres, c'est une clé cassée dans une serrure (« Les Sœurs Ténèbre ») ; ou une déambulation songeuse à travers quelque fête foraine (« La Sensationnelle attraction ») ; et même, ça peut tout simplement commencer au réveil, par un soudain blackout de la mémoire (« Dans la cité venteuse »). Un événement, en général assez naturel, ouvre une brèche dans la texture du possible et, sous les pieds des protagonistes, un abîme. Un abîme où ils semblent presque poussés à basculer, pour se retrouver dans des lieux inconnus, en présence d'êtres insoupçonnés. Châteaureynaud excelle à restituer la complémentarité des contraires (tragique et trivial, mythique et moderne) comme à prendre à contre-pied, sous un mode cruel, les plus banales passions humaines (« Tigres adultes et petits chiens »). Ou, par décalage, il crée des mondes particuliers : celui de « La Seule mortelle », où une fillette du commun touchée par la grâce est amenée à vivre dans une sorte de paradis hors du temps, un pays de cocagne habité par de jeunes immortels s'épuisant en plaisirs sans fin, jusqu'à ce qu'une illusion dévoilée, un peu de sang répandu, transforment cette harmonie en désert.

Chaque nouvelle a sa couleur (à dominante de rouge et de noir), son décor, son sujet propre. Avec le recul cependant, pour le lecteur attentif qui se laisse travailler par l'entrecroisement des textes, une certaine cohérence émerge du chaos ; de collisions en collisions, des constantes se dégagent. Telle la nostalgie du bon temps, d'un instant écoulé, qu'on voudrait modifier, ou préserver après la mort (« Civils de plomb », originellement publié dans l'opus du même nom aux éditions du Rocher), ou rattraper (« Courir sous l'orage »), en même temps que se cultive l'esprit d'enfance, seul capable de reconstruire le réel selon les lois du rêve. De quoi parle ce recueil, d'ailleurs, sinon de naissances, de morts et du chemin qui mène d'un bout à l'autre de la vie ? Tout est affaire de passage. Et aussi de mise en scène. De ce point de vue, il faut souligner la qualité de l'antépénultième récit, « Ecorcheville », ville tranquille qui n'aurait rien de remarquable si n'y était installée une machine à s'autofusiller vouée, croit-on, « à demeurer un gadget ». Très au point, c'est une machine accessibles à toutes les bourses : on peut s'autofusiller, coup de grâce compris, d'une salve de douze, six ou trois balles, en fonction du prix qu'on veut (peut) y mettre. C'est le cas d'une mère qui ne peut s'offrir que six balles pour elle et son fils. Ils meurent sous le regard du protagoniste principal, qui n'a pu répondre à la question de la désespérée : « Vous allez m'épouser, le nourrir, l'élever ? ». L'argument de ce texte représentait en soi un défi : comment ne pas sombrer dans le misérabilisme ou la sensibilité larmoyante ? Châteaureynaud déjoue tous les pièges avec une force expressive exemplaire. Cela tient à la clarté toute simple de sa langue, à l'efficacité d'un style éminemment travaillé, à la puissance (quasi cinématographique) des images, tantôt d'un grotesque infernal d'inspiration lynchienne, tantôt d'une élégance racée. L'inventivité au service du talent : un duo qui fait mouche.

Le codex du Sinaï

À défaut de parler d'entités extraterrestres, certains livres sont des entités extraterrestres. Celui-ci est du nombre.

Certes, pour appâter le lecteur, le dos de l'objet parle de « roman d'espionnage », d'Umberto Eco et des Mille et une nuits. D'un point de vue commercial, ça se défend. Dans sa préface, Gérard Klein affine les choses en citant Kafka, Borges et Lewis Carroll, Thomas Pynchon et Theodore Roszak. On pourrait descendre encore d'un cran sur l'échelle de la notoriété et évoquer Fernando Pessoa et son Livre de l'intranquillité, Witold Gombrowicz et Ferdydurke, Julio Cortazar et Marelle. Quoique rares, ces livres « célibataires » ne sont pas si solitaires que ça. Mais si l'on se prend souvent à rêver d'en découvrir d'inconnus, on espère rarement en trouver des nouveaux, récents, inédits, etc. Force est de constater que l'état actuel du monde de l'édition n'autorise guère de tels rêves…

Et à en juger par sa biographie un peu trop spectaculaire, Edward Witthemore n'entre pas comme ses prédécesseurs dans la catégorie des auteurs discrets — pasteurs, mathématiciens, enseignants, sans-grade… Discret, il l'était professionnellement, comme on se doit de l'être quand on travaille pour la CIA. Et ici, même les rares éléments discrets de sa biographie (employé d'une fabrique de chaussures, directeur de journal… ou écrivain !) deviennent en quelque sorte suspects. On ne peut plus accorder aveuglément sa confiance à un homme dont les emplois successifs pourraient n'être que des couvertures.

Ici, l'élément de base du récit est simple : la Bible est un faux.

Bon. Admettons.

L'amateur de S-F est habitué à ce genre de principe de départ. Le roman pourrait se contenter d'explorer les conséquences historiques d'un tel postulat, d'en décrire les ramifications, les changements qu'il implique dans la vie sociale au jour le jour, les bouleversements induits dans l'existence d'un certain nombre de personnages représentatifs découverts par un tiers issu de notre monde « normal ».

Sauf qu'ici rien n'est normal.

L'auteur de la fausse Bible, par exemple, est un érudit albanais qui tombe par hasard sur le plus vieux manuscrit de la « vraie » et, scandalisé par ce qu'il lit à l'intérieur, décide de fabriquer un faux conforme à l'autre vraie, celle dont il se souvient et que nous connaissons.

Déjà décontenancé par cette mise en abîme d'une référence de base, le lecteur tente par réflexe de se raccrocher aux branches et de trouver dans l'univers décrit quelque chose d'ordinaire. L'ennui (et on adore ça), c'est que rien n'est ordinaire. Les autres personnages qui composent ce quatuor d'éléments sont 1°) un très jeune Irlandais extrêmement doué pour la guerre qui fuit son pays natal pour devenir le vétéran héroïque d'un conflit terminé depuis longtemps, 2°) un Anglais de haute naissance qui parcourt le monde en quête des témoignages sur le sexe qui sont nécessaires à la rédaction de son Œuvre en trente-trois volumes, 3°) un Juif arabe né depuis plus de mille ans qui s'oppose aux innombrables hordes malveillantes qui cherchent à envahir Jérusalem…

Il serait non seulement très stupide mais aussi presque impossible de chercher à résumer ce qui se passe dans Le Codex du Sinaï, parce qu'on dispose d'à peu près autant de chances de résumer un tel livre qu'on en a de décrire une toile de maître ou une odeur en espérant susciter l'émotion qu'elle provoque. Et tout ce qu'on peut dire de l'émotion en question, c'est ici qu'elle pousse à son extrême la fièvre déclenchée par tout bon texte de S-F, fièvre due au dépaysement, à la plongée dans un univers régi par une logique réelle mais singulière, à l'« inquiétante étrangeté »…

On en vient très vite à attendre que quelque chose d'autre déraille dans cet univers fou, et encore autre chose, et encore, et encore… Le roman prend tellement son lecteur que celui-ci ne peut se résoudre à le lâcher avant d'avoir terminé — et qu'il se surprend à attendre la parution du deuxième volume comme il guetterait un rendez-vous amoureux. Avec une tranquille impatience, un doute raisonné, une certitude frémissante…

N'empêche, ça va être long…

Delirium Circus

Pierre Pelot est un auteur prolifique qui est parvenu à écrire jusqu'à aujourd'hui plus de 150 romans. Ecrivain multiple, il débute par des romans de western, puis, lorsque sa série doit cesser, se lance dans diverses catégories de la littérature de genre. Ainsi, il écrit des romans de S-F au Fleuve Noir sous le pseudonyme de Pierre Suragne, puis sous son vrai nom pour d'autres éditeurs, notamment J'ai Lu, Robert Laffont et Denoël. Véritable hydre-écrivain, Pelot livre aussi des romans fantastiques, des reconstitutions scientifiques, des novélisations, mais encore des scénarii de cinéma et de télévision. Longtemps considéré comme un littérateur populaire — aux connotations diverses —, il se libère des clichés qui lui collent à la plume avec C'est ainsi que les hommes vivent (Denoël), fresque brutale et puissante, incontournable.

Devant une telle quantité de textes, il est parfois difficile de faire un choix, pour celui qui tenterait de s'immiscer dans cet univers fécond. Et pourtant, le recueil Delirium Circus présente en un fort volume quatre romans de Pelot qui, avec une certaine unité thématique, exposent différentes facettes de l'auteur et la qualité de son œuvre. Au sommaire : Delirium Circus (1978), Transit (1978), Mourir au hasard (1980) et La Foudre au ralenti (1983) ; les deux premiers textes sont couronnés par des prix littéraires, le premier par le Grand Prix de l'Imaginaire, le second par le Graouly d'or de Metz.

D'un côté, deux romans rapides, nerveux et radicaux :

Mourir au hasard montre une société qui établit à la naissance un pronostic de vie, ne laissant à première vue aucune place au hasard de la mort. Le roman se déploie comme un véritable thriller S-F mené par un natural killer. La Foudre au ralenti est une sombre histoire de réplication humaine, rouge sang à l'odeur de polar, où plusieurs personnages se croisent dans la fumée des bars louches de Denvercolorado.

De l'autre, deux romans « dickiens » plus élaborés :

Delirium Circus décrit un monde qui serait calqué sur celui du cinéma. Une société autarcique qui se développe en univers-bulles le long d'une grande roue perdue dans l'espace. Les personnages se démènent dans ce lieu hiérarchisé selon les métiers du cinéma pour découvrir leur être profond, mais aussi pour percer le secret du Dieu-public ; univers truqué et satire de l'existence par procuration. Transit, c'est l'histoire de deux mondes radicalement opposés, traversés par deux personnages qui ne sont qu'une seule et même personne — errance d'amnésique en utopie.

L'unité de ces quatre romans se retrouve dans leur thématique qui dénonce sans cesse et sous toutes les formes le simulacre — c'est-à-dire l'abus de pouvoir et l'injustice, les bases vérolées de la société, le problème de la liberté de l'individu, l'identité de soi au sein de la masse. Chaque texte, à sa manière, explore les faux-semblants d'univers viciés, parce que construits sur le trucage, et dénonce l'impossibilité d'ébranler des conventions universelles. La fiction pelotienne est une remise en question de la réalité comme elle est perçue par l'être social, face aux autres et à soi-même. Réalité trop présente pour que les personnages ne se fassent pas broyer.

Le style de l'auteur participe pleinement de cette catharsis. Ainsi, la construction narrative ne cesse d'amener le sujet au travers de différents parallélismes : en suivant plusieurs personnages qui se croiseront pendant le récit, en mettant en miroir différents mondes. Comme pour accentuer l'effet implacable de la machine à démembrer les illusions humaines, les univers de Pelot se répètent en eux-mêmes par des effets de mise en abyme — la fiction illustrant les trucages de la réalité. En général, Pelot excelle dans l'économie du texte, présentant nerveusement ses mondes imaginaires. Parfois, l'auteur laisse couler son texte vers des horizons plus lyriques — îlots de tranquillité — qui sont souvent brisés par des passages plus violents — crudité ramenant le texte dans la dureté de son propos. Il ne faut pas se fier aux apparences : Pelot est un architecte minutieux qui sait manier les styles afin de raconter une histoire.

Ce recueil illustre tout cela et démontre la puissance narrative de Pelot en tant que conteur implacable — pour reprendre les paroles de Philippe Curval à son sujet : « car, comme tous les grands romanciers populaires — je n'hésite pas à citer Gaston Leroux ou Maurice Leblanc à son propos —, Pierre Pelot jouit d'un souffle 1 […] ». Pour être plus radical, l'auteur dépasse les classifications convenues : Pelot est un romancier qu'il faut avoir lu.

 

Notes :
1. Philippe Curval, « Chronique du temps qui vient » in Futurs n°5, novembre 1978.

La Servante écarlate

Avec la publication simultanée du Dernier homme (inédit critiqué in Bifrost 38) et de La Servante écarlate (réédition en poche), Margaret Atwood fait un retour remarqué sur le devant de la scène éditoriale française.

C'est l'occasion de (re)découvrir l'extraordinaire travail de cette Canadienne presque sexagénaire, dont la virulence du propos est encore aujourd'hui un sujet d'émerveillement.

Véritable roman politique et militant, au meilleur sens du terme, La Servante écarlate est un texte atypique, terrifiant et volontiers orwellien. Pendant féministe du célébrissime 1984, son intrigue tourne avant tout autour du mécanisme du pouvoir, et de l'acceptation lâche qui le produit. En l'occurrence, Atwood construit son roman comme une arme de guerre féministe, aussi incorrecte qu'assassine à l'égard de toutes les formes de dominations (y compris masculines).

À travers l'histoire de Defred, femme-objet vêtue de rouge et dont la fonction officielle n'est rien d'autre que reproductive, Atwood dissèque la mécanique totalitaire avec une douloureuse lucidité. Résumons : le pays subit une dictature théocratique autoritaire qui réprime tout et n'importe quoi. Pour une raison inconnue, les femmes n'enfantent plus guère, menaçant de fait la survie même de l'humanité. Celles qui possèdent encore la capacité d'être enceintes sont réquisitionnées par le gouvernement. Commence alors une épouvantable existence de recluse, de prisonnière sexuelle et politique, alors que certains dignitaires les fécondent régulièrement pour renouveler la race. Dès lors, Defred n'est somme toute pas autre chose qu'une matrice, sans âme, sans esprit, sans rien. Constamment surveillée, perpétuellement soumise à une discipline patriarcale impitoyable, Defred se souvient du monde tel qu'il était avant. Le monde où son amant s'appelait Luke, le monde où elle pouvait lire, boire, chanter, le monde où elle avait encore une petite fille…

Terriblement sombre, d'une violence extrême (une violence sourde et toujours pudique, donc plus efficace), intelligent et superbement mené, La Servante écarlate n'est évidemment pas qu'un simple manifeste. C'est une interrogation grave, un signal d'alarme lancé en 1985, mais dont l'écho est encore vivace aujourd'hui. À la manière d'un Orwell dont la lecture est aujourd'hui plus que jamais nécessaire, Atwood signe tout simplement un grand livre, dérangeant et fondamental. À ne pas manquer. Et à cacher au fond d'un carton avant qu'on interdise définitivement toute forme de libre pensée.

La Séparation

Bien parti pour être le second livre de Christopher Priest à rencontrer le succès en France, La Séparation est assurément une œuvre ambitieuse. Avant d'être un authentique chef-d'œuvre, et malgré quelques défauts d'ensemble, ce nouveau roman est d'abord la preuve de l'inquiétant talent de Christopher Priest. Un auteur qui prend plaisir à promener son lecteur sur un terrain a priori balisé, mais secrètement tortueux, détourné, dangereux et finalement diabolique. On connaît la propension de cet anglais flegmatique à clore ses histoires en pirouette : de La Fontaine pétrifiante à L'Archipel du rêve en passant par Les Extrêmes. Ce dernier livre ne déroge pas à la règle, mais Priest y fait un effort considérable sur le terrain de la fissure et des dérapages qu'elle entraîne. Fidèle à cet univers désormais habituel, La Séparation est avant tout un jeu de miroirs, où les faux-semblants s'amoncellent sur plusieurs réalités parallèles. De quoi perdre pied si le lecteur ne jure que par les invasions extraterrestres et autres vitesses supraluminiques. Avec Priest, nous évoluons sur le terrain des personnages, sans jamais entrer dans le registre explicatif. C'est d'ailleurs avec beaucoup de naturel que les réalités se chevauchent, à tel point qu'il faut parfois revenir quelques pages en arrière pour mieux saisir à quel exact moment le récit a basculé. Uchronie ? Sans doute. Mais pas que. Perpétuel questionnement dickien (en beaucoup plus intelligent, soit dit en passant) sur la nature de ce qui est vécu, sur ce qu'on nomme abusivement le réel, La Séparation est un pur produit priestien. Interrogations profondes sur l'Histoire, personnages fascinants de présence et de charisme, crédibilité générale font de ce roman un sommet de construction et de machiavélisme. Certes, la trame narrative est parfois si compliquée que le récit en perd sa force, certes, on ne peut nier un côté passablement ennuyeux, mais les tenants et aboutissants minutieusement mis en place contrent largement les rares frustrations ressenties ici ou là. Au final, La Séparation fait partie de ces livres qui hantent, et pour longtemps, l'esprit des lecteurs avides d'aventures inédites.

Personnages centraux autours desquels La Séparation tourne et se retourne, les jumeaux Sawyer alternent leur histoire dans une Histoire alternative. Anglais sportifs et membre de l'équipe olympique d'aviron, leur prestation aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936 leur vaut d'être médaillés par Rudolf Hess en personne, le dauphin d'Hitler. C'est le début d'une séparation à la fois morale, pratique et historique, alors que les deux frères s'éloignent inévitablement. Pour l'un, ce sera le mariage (avec une juive berlinoise ramenée de Berlin avant les déportations) et, peut-être, la vie de famille. Pour l'autre, l'aviation et la vie militaire au sein de la prestigieuse Royal Air Force. Mais la guerre et son cortège d'horreurs réunissent les deux hommes… Tout en les éloignant d'une manière autrement plus radicale. Pendant le Blitz londonien, l'un des jumeaux, officiellement déclaré objecteur de conscience, sert la Croix Rouge comme ambulancier. Son attitude héroïque lui vaut d'être remarqué par Churchill pour une négociation ultrasecrète : faire la paix avec l'Allemagne nazie, suite aux manœuvres de Rudolf Hess. Le but inavoué du dignitaire nazi ? Clore le front de l'ouest et ouvrir peu après un front à l'Est en attaquant l'Union Soviétique. Nous sommes en 1941 et tout peut basculer.

Ailleurs, ici, au même moment, l'autre jumeau poursuit ses campagnes de bombardement des régions sous contrôle allemand. Pilote vétéran, il n'a jamais revu son frère, ambulancier à Londres. Alors que chaque nouvelle mission le rapproche de la mort, une lettre de sa belle sœur le rappelle à la vie de famille. Juive, allemande et seule au milieu d'une campagne anglaise pas forcément tolérante (les boches bombardent l'Angleterre toutes les nuits, d'où une légitime rancune anglaise à l'égard des Allemands, quels qu'ils soient), elle a désespérément besoin d'aide. Suite à cette relation perturbante (et évidemment sexuelle) avec la femme de son frère jumeau, le pilote s'interroge sur la nature du monde. Un monde de plus en plus englouti par la folie destructrice et la guerre. Un monde où Rudolf Hess a tenté seul de conduire une mission de paix en Ecosse, apparemment sans l'aval d'Hitler, tentative morte née car jamais prise en sérieux. Qui peut d'ailleurs prouver qu'il s'agit bien de Rudolf Hess, et non d'un jumeau ? Dès lors, rien n'empêchera la guerre totale et l'entrée des Etats-Unis dans un conflit qui pourrait bien durer encore quelques années.

Mais si la paix est perdue, pourquoi les négociations auxquelles a participé l'autre frère ont-elles permis la signature d'un traité ? Quelle réalité l'emporte ? Et où se situe la frontière (ténue, forcément ténue) du fantasme, du flou, du rêve et de la folie ? D'autant que le roman s'ouvre sur une uchronie classique, un monde où les Etats-Unis n'ont jamais participé à la guerre et son tombés dans un lent déclin économique…

Fascinant, dérangeant, diabolique dans sa construction comme dans sa conclusion, La Séparation est un livre majeur, de ceux qui font la fierté de la S-F en général. Littérature d'idée, littérature essentiellement libre, littérature rebelle, la S-F fait mal quand elle tape juste. Avec La Séparation, le coup est violent. Et destructeur.

L’écorcheur

Avec la nouvelle publiée dans Bifrost n° 38 et la parution en « Rendez-vous Ailleurs » de L'Ecorcheur, Neal Asher fait une entrée remarquée (et remarquable, même, soyons fous) dans l'imaginaire hexagonal. Auteur anglais dont les thèmes rappellent par bien des aspects les trouvailles d'un certain Iain Banks, Asher est l'héritier direct de cette « nouvelle S-F anglaise » dont l'inspiration penche autant du côté des classiques que vers la parodie la plus délirante. De fait, l'univers de Neal Asher est certes purement science-fictif, mais suffisamment déjanté et incorrect pour emballer les lecteurs les plus sceptiques.

Vrai roman d'aventures pour les gamins que nous ne sommes plus, planet opera aussi ridicule que jouissif, L'Ecorcheur n'est assurément pas l'œuvre d'un styliste patenté. De fait, les qualités strictement littéraires du livre oscillent entre mauvais et médiocre, douloureux constat que ne corrige pas (mais alors, pas du tout !) la traduction française. Dès lors, on pourrait se débarrasser de la chose d'un haussement d'épaule, mais ce serait atteindre gravement à l'enfant qui sommeille (cherchez bien) en nous. Car oui, définitivement oui, L'Ecorcheur est un roman tout bêtement excellent, bien mené, drôle, original et inventif, même si son scénario est aussi abracadabrant que prévisible.

Emballé par une lecture presque schizophrène, on y suit page après page une histoire débridée et loufoque, sans jamais savoir précisément dans quel état d'esprit l'a conçue l'auteur. En attendant, ce serait faire preuve de malhonnêteté intellectuelle que de bouder L'Ecorcheur, tant sa lecture fait plaisir. Débrouillons-nous avec ça.

Entièrement située sur la planète Spatterjay (également titre de la nouvelle parue dans Bifrost 38), l'intrigue fait la part belle aux locaux, humains modifiés par un virus fibreux endémique de ce monde océan (seuls quelques îlots émergent de ci de là). La très grande originalité du roman réside cependant dans la faune de Spatterjay, abondamment décrite en tête des chapitres : poissons généreusement pourvus en dents, saletés visqueuses et voraces, mollusques semi-rigides capables d'arracher une main en moins d'une seconde, crustacés variés et variables, parfaitement contents à l'idée de bouffer tout ce qui passe à leur portée, sangsues à la dentition rotative vertigineuse, rien ne manque à un bestiaire aussi monstrueux qu'agressif…

Mais cette liste ne serait pas complète sans LA star du livre, le virus lui-même, jolie petite chose dont la particularité est de pousser le parasitisme à un degré pour le moins inédit : intégré au métabolisme humain, remplaçant peu à peu la quasi-totalité du sang (par de curieuses fibres aussi pratiques que peu crédibles), il protège son hôte au point de le rendre quasiment immortel. Longévité exceptionnelle (jusqu'à plusieurs siècles, tout de même), cicatrisation quasi systématique (un bras arraché ? pas grave), le corps des Hoopers (du nom de Jay « Hoop » Spatter lui-même, contrebandier sans scrupule qui a donné son nom à la planète) est une source d'émerveillement permanent. Mais si le virus rend son hôte littéralement indestructible (noter au passage l'hilarante scène de catch entre hoopers, où les lutteurs s'éventrent joyeusement sans la moindre gène, l'ensemble donnant lieu à des paris déjantés, du type « 50 crédits pour une éviscération »…), il est toutefois nécessaire de le contenir (avec de la nourriture strictement humaine, c'est-à-dire non infectée) pour bénéficier de ses avantages et éviter de légers désagréments. Comme perdre toute humanité et se transformer en monstre abruti et sanguinaire, par exemple. En d'autre terme, devenir l'Ecorcheur…

Ce cadre idyllique posé, Asher passe aux personnages, à savoir trois visiteurs différents dans leurs motifs comme dans leur connaissance de Spatterjay. Une femme ethnologue qui recherche un Capitaine (les capitaines des bateaux de pêche sont la figure Melvillienne patriarcale et dominante du roman) avec lequel elle s'est liée lors d'un premier voyage sur la planète (voir Bifrost n°38… on le saura !), un flic mort (mais ressuscité via un système mi-organique, mi-robotique) depuis 700 ans à la poursuite d'une bande d'assassins sanguinaires, ainsi qu'un touriste humain en liaison permanente avec un Esprit de Ruche (explications : deuxième espèce intelligente terrestre, les frelons ont essaimé sur plusieurs mondes et développé leur intelligence collective dont chaque élément est ce charmant insecte que nous aimons tant). Vous suivez ? Rassemblés par Neal Asher, ces trois personnages mènent leur propre quête en commun, mais vont découvrir de surprenantes vérités sur Spatterjay (tout en révélant leurs motifs réels, comme le lecteur s'en doute). L'ensemble sous la bienveillante mainmise du Gardien (référence explicite aux tout-puissants Mentaux de Banks) et de ses drones facétieux (Douglas Adams n'est pas loin, et l'on pense évidemment à Marvin, célèbre androïde dépressif s'il en est). Car si Spatterjay est encore une planète sauvage, elle intéresse pourtant la grande confédération humaine et ses mille mondes. Mais pas qu'elle…

Plutôt embrouillée, l'intrigue se clarifie jusqu'à la transparence la plus totale au cours du roman. Asher ne révolutionne absolument rien, mais se fait évidemment plaisir, un plaisir communicatif au plus haut degré. Au final, L'Ecorcheur est un divertissement exceptionnel par son inventivité et son rythme. Divertissement quand même, certes, mais qui songerait à s'en plaindre quand les productions S-F manquent singulièrement d'humour ? Sans atteindre la puissance littéraire d'un Harrison ou l'envergure d'un Banks, Asher se glisse entre les deux, donne des coups de coudes et finit par s'allumer une clope au soleil. Qu'on lui donne du feu et tout saute — pour peu que la poudre soit livrée dans une traduction correcte…

Les amants étrangers

Premier roman de Philip José Farmer, publié en 1961 (mais basé sur une nouvelle parue en 1952), Les Amants étrangers fait partie de ces œuvres au parfum de scandale qui peuvent sembler bien fades aujourd'hui. Réédité dans la toute jeune collection « Poussière d'étoiles » chez Terre de Brume, ce livre a certes vieilli, mais n'en reste pas moins agréable à lire et pertinent, ce qui est loin d'être le cas pour tout un pan de la S-F de l'époque.

Avant de s'étendre plus avant sur la simplicité presque gênante des relations homme/femme survolées par le texte, il convient de se souvenir que le thème du métissage entre humains et extraterrestres est tout sauf anodin dans un contexte politique où la ségrégation raciale est une réalité (les Etats-Unis des années 50, donc). Pas encore devenu l'auteur pornographique que l'on connaît aujourd'hui, Philip José Farmer pose les jalons de son œuvre future avec Les Amants étrangers. Une œuvre tolérante, ouverte, volontiers expérimentale (au sens où l'expérience est avant tout sujet d'émerveillement et non de méfiance immédiate) dont on redécouvre aujourd'hui toute la portée.

Histoire d'amour entre un homme en rupture avec l'humanité et une extraterrestre en exil, Les Amants étrangers met en scène une expédition humaine sur une planète où règnent des conditions de vie proches de la Terre. Peuplé d'extraterrestres au langage compliqué mais pas insurmontable, ce monde intéresse grandement les humains, dont les intentions réelles sont évidemment expansionnistes et violentes.

Mais si extermination il doit y avoir, il est nécessaire de faire ça doucement et d'étudier cette nouvelle société sous toutes ses coutures. C'est le travail du personnage principal, linguiste mal vu par ses supérieurs et mal à l'aise dans une société religieuse répressive.

Inhibé par des interdits parfaitement inconcevables pour les locaux, il rencontre une femme, clairement alien, mais dont les traits manifestement humains sont le témoignage d'une rencontre depuis longtemps oubliée (ou peut-être effacée de l'Histoire officielle ?) avec des explorateurs terriens. Entre ces deux êtres que tout sépare, l'amour est immédiat et fortement révolutionnaire. On ne brise pas des millénaires de tabou en quelques minutes, et la trame dramatique du livre tire son essence de cette incompatibilité fondamentale.

Critique du puritanisme et du racisme sous toutes ses formes, éloge de la différence et du métissage, Les Amants étrangers est aussi un vrai roman de S-F, avec un scénario millimétré, dont le coup de théâtre final est particulièrement intelligent. Reste que la trame narrative et le rythme du texte sont datés (surtout quand on les compare aux explosions vidéoclipées d'aujourd'hui), d'où un côté curiosité historique qui n'en possède pas moins un charme certain. Philip Jose Farmer tient une place de choix dans le panthéon de la S-F ; lire Les Amants étrangers nous rappelle que le vrai scandale du livre tient plus à ses thèmes clairement adultes, là où la production de l'époque se complaisait dans une certaine adolescence. Un coup de poing venu du passé. Vieilli, ridé, peut-être même pathétique, d'une certaine manière, mais dont la valeur de témoignage reste forte et surtout utile.

Zemal, l’épée de feu

Pour une fois, je vais briser le moule de la critique et ne pas vous faire de résumé. D'abord parce que ce serait ridicule : Zémal est un roman d'heroic fantasy tout ce qu'il y a de plus classique, comme vous en avez certainement lu des centaines si vous aimez le genre. Un couple de magiciens disciple/maître, un couple de guerriers disciple/maître, une quête initiatique, un combat désespéré contre les forces du mal, les ennemis aux portes du royaume, un artefact magique, une prophétie, un élu, des dieux vengeurs… Bref, une facture plus que classique. Non, pas de résumé. Je préfère m'attarder sur la critique. Car en toute honnêteté, et avec une énorme dose de surprise, je n'avais pas été aussi enthousiasmée par un roman de ce type depuis… la série de la Belgariade de David Eddings. C'est dire.

D'abord, Negrete est un fin tolkienniste. Fin, oui, car non seulement Negrete connaît son Tolkien sur le bout des doigts, mais aussi, et surtout, parce qu'il en a assimilé tous les rouages avec intelligence et a su les restituer avec finesse, tout en faisant non pas du Tolkien, mais du Negrete. Cela peut paraître bizarre, voire contradictoire, mais Negrete fait du Tolkien à la Negrete. Si si. Et il le fait superbement bien, le bougre. Tout ce qui a pu vous transporter, vous émouvoir, vous soulever de votre chaise en lisant Tolkien, vous le retrouvez ici intact, dans toute sa fraîcheur et sa sincérité. Mais attention, ce n'est PAS du Tolkien. Pour dépeindre la Tramorée, Negrete a plutôt choisi l'ambiance qui se dégage des pays Orientaux, tels que l'Egypte, les steppes de l'Asie centrale, le Japon médiéval et ses Shogun. Un monde d'une richesse extraordinaire, riche de couleurs, de sons et d'odeurs, de passions et d'humeurs, très justement équilibré dans sa structure et son découpage, un mélange de peuples et de races détaillé et passionnant. Ensuite, les personnages. Ah, les personnages ! Une série de portraits aussi disparates que solides. Bleusailles ou vieux briscards, loin des clichés héroïques à la Conan, des personnages qui crachent leurs tripes et leurs sangs, suent et souffrent. Des héros pétris de faiblesses et de contradictions, de remords et de souffrances, qui perdent plus qu'ils ne gagnent au cours de ce long voyage. De vrais personnages, quoi, incroyablement attachants. Autre grande réussite : la magie. Ici, pas d'effet de manche ni de longues incantations gesticulantes et sonores. Mais une puissance énorme, folle. Une parabole sur le pouvoir et sa corruption, sur le coût réel de son acquisition : ici aussi, sang et larmes.

Le style de Negrete est paradoxal. Une écriture rapide, serrée, alerte et nerveuse, avec quelques bourdes ici ou là (traduction ?), et quelques éclairs d'humour à la Pratchett, surprenants et bien venus. Mais un rythme lent, qui prend son temps pour installer l'histoire, distiller l'information, asseoir l'ambiance. Imaginez un mastodonte, au déplacement lent et majestueux mais pourvu de mille pattes qui s'agitent frénétiquement. Un temps à deux temps, différent de ce qu'on peut lire ailleurs. Un temps espagnol ? Negrete enchaîne avec bonheur les scènes d'actions, rapides sans être particulièrement frénétiques, ce qui laisse le loisir d'admirer le paysage, riche et magnifique, et donne le temps nécessaire à la réflexion, notamment sur les implications des événements.

Si vous aimez les histoires avec de vrais méchants, très nombreux et trop puissants, des gentils pathétiques de faiblesse et en sous-nombre, des situations désespérées et des vengeances bien senties, des dieux qui manipulent, des destins gravés dans le marbre, Zémal est fait pour vous.

Car force est de constater que Javier Negrete est un écrivain magique : confiez-lui un cheval en bois tiré par une ficelle et il vous réinvente la prise de Constantinople. Un vrai talent. On l'aura compris : ceci n'est pas une critique, c'est un coup de cœur.

Il semblerait que Zémal soit le premier volet d'une trilogie. On se gardera pour une fois de s'en plaindre ! Dis, monsieur l'Atalante, c'est quand la suite ?

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